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Le Divorce (Gagneur)/5

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Librairie de la bibliothèque démocratique (p. 80-88).


V


Daniel, au lieu de rentrer chez lui, resta dehors sur la grève. Mais ce n’était point pour observer les horreurs grandioses de cette nuit d’orage, les incendies du ciel et la tourmente des flots.

Il marchait lentement, la tête penchée en avant. Il ne sentait ni la pluie qui mouillait son visage, ni la rafale qui, par instant, s’opposait, à sa marche.

De temps à autre, il découvrait son front brûlant, comme pour apaiser la tempête qui bouleversait aussi son cerveau. Mille pensées tumultueuses traversaient son esprit désolé, semblables aux nuages grisâtres qui, poussés par le vent, couraient épars sur un fond noir.

Tout à coup il marcha plus vite, puis il revint sur ses pas comme invinciblement attiré. Il s’éloigna de nouveau avec colère.

Louise habitait une maisonnette sur la baie des Villes. Il côtoya le rivage, franchit le Rochroum, puis le fort de Liek, et continua son chemin jusqu’à une falaise escarpée, qui dominait la mer en surplomb.

La tempête semblait se calmer. On voyait circuler sur la plage quelques vigies, quelques falots.

Il gravit le rocher. Arrivé au sommet, son regard embrassait la mer immense. D’un côté, la petite anse de Roscoff ; en face de lui, l’îlot de Batz, avec son phare à feux tournants, qui éclairait de ses rayons impassibles et splendides cette lutte titanesque des éléments.

Tout à coup, il lui sembla que des voix sortaient du rocher. Il tressaillit, prêta l’oreille. Il n’entendit plus rien.

Alors il leva au ciel un regard désespéré ; une dernière fois, il se tourna vers la demeure de Louise ; puis, il se précipita dans le gouffre.

Au moment où Daniel Duclos parvenait au haut de la falaise, deux hommes, assis dans une anfractuosité du rocher, à l’abri de la bourrasque, fumaient et devisaient.

— Regarde donc, disait l’un, ces montagnes mouvantes qui se heurtent et se dévorent, ces embrasements sinistres succédant aux ténèbres du chaos, et ces déchirements du ciel et ces nuages semblables à des dragons en furie. Quel sujet d’étude ! Je médite un naufrage pour la prochaine exposition, une œuvre magistrale.

Soudain, ils virent le corps d’un homme traverser l’espace et disparaître dans la vague.

Tous deux, d’un même élan, coururent au bord du précipice.

— Au secours ! au secours ! crièrent-ils ; mais leurs voix se perdaient dans les mille voix de l’ouragan.

L’artiste jeta ses vêtements, et plongea.

Les secours arrivèrent. Il était temps. Plusieurs fois le sauveteur avait saisi Daniel ; la vague les avait séparés. Ses forces étaient à bout.

Une heure après, Daniel, ranimé, se trouvait couché à l’Hôtel de Bretagne. Il avait une forte fièvre, accompagnée d’assoupissement. Toutefois, le médecin déclara qu’un bon sommeil le remettrait, et que, le lendemain, il serait sur pied.

Mais Daniel ne put dormir. À travers la mince cloison qui le séparait de ses voisins, une conversation, qui lui parut d’abord un rêve, un effet du délire, tint son esprit en éveil.

Les deux amis qui l’avaient sauvé, soupaient avant de se coucher ; car on entendait le bruit des verres et des fourchettes se mêler à celui des paroles.

— Quelle chose bizarre ! disait l’artiste, n’ai-je pas cru reconnaître tout à l’heure, dans mon noyé… Bah ! c’est impossible. Il y a huit ans, tout au plus, M. Duclos était encore fort jeune, et cet homme a les cheveux blancs. Pourtant, quelle ressemblance !

— M. Duclos ! exclama son compagnon. Serait-ce le mari de la belle Duclos, qui a, un moment, occupé tout Paris, et à laquelle tu n’as pas été, je crois, tout à fait étranger ?

— C’est cela.

— N’est-elle pas entretenue, pour le moment, par un riche étranger ?

— Je ne sais ; elle a changé si souvent ! En tout cas, il faut qu’il soit riche ; car il doit pourvoir, non-seulement au luxe de Berthe, mais à celui du comte de Givry.

— Comment ! ce brillant comte Raoul serait tombé si bas ?

— Oui, mon cher, il n’a plus d’autres ressources que le jeu et la belle Duclos qui, paraît-il, l’aime toujours éperdument.

— Et qu’est devenue madame de Givry ?

— Le piquant de cette douloureuse histoire, c’est que les deux époux trompés se consolent, dit-on, et se vengent ensemble par une lune de miel qui dure depuis quatre ans. Deux êtres bons et constants, d’ailleurs, bien dignes de s’aimer et d’être heureux.

— Et moi qui croyais cette jolie madame de Givry une héroïne de vertu ! Ce chassé-croisé jette un froid sur mon admiration. Puisqu’elle accepte un consolateur, elle est à peu près pour moi sur le même rang que la Duclos.