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Le Domaine de Belton/10

La bibliothèque libre.
Traduction par Eugène Dailhac.
Hachette (p. 137-155).

CHAPITRE X


Les jours qui suivirent la mort de son père, Clara demeura seule à Belton dans un isolement absolu. Mistress Askerton vint la voir après son malheur, mais elle ne renouvela pas sa visite, lui expliquant par lettre qu’elle s’imposait ce sacrifice pour ne pas être une cause de rupture entre son amie et le capitaine Aylmer.

Le premier mouvement de Clara, en lisant cette lettre, avait été de courir au cottage, mais elle réfléchit que cette démarche mettrait fin à son engagement, et si elle n’était pas assurée que son mariage lui offrît de grandes chances de bonheur, elle n’en était pas arrivée à désirer de recouvrer sa liberté. Aimait-elle donc Frédéric Aylmer ? Elle croyait encore pouvoir répondre affirmativement à cette question.

Un matin le facteur lui apporta une lettre et une nouvelle. La lettre était de M. Green et contenait un chèque de deux mille francs, qui fut retourné sur-le-champ, sans hésitation ; la nouvelle était l’arrivée de Belton.

« Je savais bien qu’il viendrait ! » Telle fut la première pensée de Clara. Quant au capitaine Aylmer, elle était également sûre qu’il ne viendrait pas. Il lui avait envoyé deux mille francs. Les deux hommes avaient agi exactement comme on devait s’y attendre. Clara ne se demanda pas à elle-même comment elle en était venue à aimer le moins digne, mais elle savait bien que tel avait été son sort.

Tout à coup elle se leva de sa chaise comme se rappelant un devoir à accomplir, et alla donner des ordres pour le déjeuner de M. Belton. Depuis la mort du squire, il n’y avait pas eu de repas réguliers dans la maison. Qui n’a souffert de cette oisiveté terrible du lendemain d’un malheur ? Nos soins ne sont plus nécessaires à l’être sur lequel pendant si longtemps se sont concentrées toutes nos pensées ; il nous semble que nous n’aurons jamais plus aucun motif d’agir. L’arrivée de Will forçait Clara à sortir de sa douloureuse apathie. Elle le reçut dans le vestibule, et le conduisit dans la chambre qu’elle lui avait fait préparer. Il passa près d’elle plusieurs heures avant de songer à la quitter. Il lui expliqua que son projet était de demeurer une huitaine de jours dans le pays, mais de ne pas habiter le château.

« Cela ne conviendrait pas au capitaine Aylmer, dit-il franchement, et je crois que vous êtes obligée d’y faire attention.

— Je ne vois pas quel droit aurait le capitaine Aylmer de désapprouver votre séjour ici, » dit Clara. Néanmoins elle n’insista pas, et Will s’installa à l’auberge de Redicote, non sans essayer de persuader à sa cousine que cet arrangement était fort commode pour lui.

Le jour des funérailles, après la cérémonie, Will revint au château avec sa cousine. M. Amadroz n’avait pas fait de testament. À sa mort, il n’avait plus rien à laisser. Hors le vieux mobilier du château, Clara ne possédait rien au monde. Dans l’après-midi, elle apporta une lettre à son cousin, le priant de la lire et de lui donner son avis. C’était une invitation de lady Aylmer. La lettre contenait peu d’expressions de sympathie, mais faisait clairement sentir à Clara la nécessité d’accepter l’offre qui lui était faite : « Vous ne pouvez manquer de comprendre, chère miss Amadroz, disait-elle, que dans la triste et particulière position où vous vous trouvez, mon toit est le seul qui puisse vous fournir un abri.

— Et pourquoi pas l’hôpital ? dit tout haut Clara quand elle vit que son cousin en était arrivé à cette partie de la lettre. Il ne répondit rien et la lui rendit en silence.

— Dites-moi ce que je dois faire ? demanda Clara.

— Si vous devez épouser le capitaine Aylmer, vous ferez mieux d’accepter.

— Mais je ne veux pas me soumettre à la tyrannie de sa mère.

— Que le mariage ait lieu immédiatement, et vous n’aurez à vous soumettre qu’à la sienne. Je pense que vous y êtes résignée.

— Je ne sais ; je n’aime pas la tyrannie. »

Il resta un moment à la regarder, puis il s’écria :

« Je ne vous tyranniserais pas, Clara.

— Oh ! Will, Will, ne parlez pas ainsi ! Si vous aviez une vraie sœur dans ma position, vous ne lui diriez rien qui pût aggraver ses difficultés.

— Comment puis-je connaître la nature de vos sentiments pour cet homme ? Il me semble que par moments vous le haïssez, vous le craignez et vous le méprisez.

— Le haïr ! non, je ne le hais pas.

— Allez lui demander ce que vous devez faire, alors ; ne me le demandez pas. »

Et il sortit en tirant vivement la porte. Mais à moitié de l’escalier il se souvint de la cérémonie à laquelle il venait d’assister, et que sa cousine était seule au monde.

Il retourna près d’elle.

« Je vous demande pardon, Clara, dit-il, je suis violent. Mais il faut que je sois une brute pour vous faire souffrir de ma violence un jour comme aujourd’hui. À votre place, j’accepterais l’invitation de lady Aylmer en la remerciant simplement, et j’irais reconnaître le terrain. Tel est l’avis que je donnerais à ma propre sœur.

— Et je le suivrai, ne fût-ce que parce qu’il me vient de vous.

— Quant à un asile, dites à lady Aylmer que vous en avez un à Belton. Cette maison vous appartient. »

Avant qu’elle eût pu répondre, il avait quitté la chambre et elle l’entendit traverser le vestibule d’un pas précipité et gagner la porte extérieure.

Will prit, à travers le parc, le chemin du cottage. Il s’était trouvé fréquemment en rapport depuis peu avec le colonel Askerton, et une espèce d’intimité avait fini par s’établir entre eux. En ce moment, Will éprouvait le besoin de causer un peu avant de rentrer dans la solitude, de sa chambre d’auberge. Le colonel était sorti ; mais mistress Askerton vint au-devant de lui et le fit entrer.

« J’ai à vous parler un instant, monsieur Belton, dit-elle en lui tendant la main. » Elle lui demanda des nouvelles de Clara, et Will lui apprit l’invitation de lady Aylmer.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Belton, que votre cousine serait la bienvenue chez nous ; mais je n’oserais pas lui proposer d’y venir, dit mistress Askerton, sans lever les yeux. Je sais très-bien que vous êtes au courant de mon histoire. Si Clara était votre sœur, la laisseriez-vous venir ici ?

— Il est inutile d’y songer, puisqu’elle va aller à Aylmer-Park.

— Je vais vous dire une chose, continua mistress Askerton après un moment de silence. Clara n’aime pas le capitaine Aylmer, et elle devrait être amenée à lire dans son propre cœur avant qu’il ne soit trop tard. Voudriez-vous que votre cousine épousât un homme qu’elle n’aime pas, parce qu’à un moment elle a cru l’aimer ? Telle est la vérité, monsieur Belton ; si elle va à Aylmer-Park, elle l’épousera et sera pour toujours une femme malheureuse. Si vous la laissiez venir ici pour quelques jours, je crois que cela remédierait à tout. Elle viendrait immédiatement, si vous le lui conseilliez. »

Will s’en alla sans répondre ; mais, en regagnant Redicote sous une froide pluie de février, il médita profondément le projet de mistress Askerton. Il comprenait très-bien qu’une visite de Clara au cottage offenserait mortellement les Aylmer. L’engagement une fois rompu, il pouvait avoir de nouveau quelque espérance. Tout le lendemain il demeura dans sa triste chambre d’auberge, fumant en réfléchissant et essayant de concilier ses désirs et son honnêteté. Le second jour, il reprit le chemin du château, résolu à suivre l’avis de mistress Askerton.

« Si elle aime cet homme, se dit-il, elle ira à Aylmer-Park malgré mon conseil ; si elle ne l’aime pas, je l’aurai sauvée. »

« Comme c’est mal à vous de n’être pas venu hier ! dit Clara, dès qu’elle le revit.

— Il pleuvait beaucoup, répondit-il.

— Les hommes comme vous ne songent guère à la pluie quand ils ont à sortir pour leurs affaires ou leur plaisir.

— Ne soyez pas si sévère. Le fait est que j’avais un sujet de chagrin.

— Quel chagrin avez-vous, Will ? Je croyais que tout le chagrin était pour moi. Vous m’avez toujours paru la personnification du bonheur.

— Je n’en juge point ainsi, voilà tout… Avez-vous répondu à lady Aylmer, Clara ?

— J’ai écrit ; mais je n’ai pas voulu envoyer la lettre avant de vous la montrer. Vous êtes mon confesseur et mon conseiller. La voici ; lisez-la. Je pense que rien ne peut être plus poli et moins humble. »

Il prit la lettre et la lut. Clara acceptait simplement l’invitation de lady Aylmer, et la priait de fixer une date pour son arrivée. Il n’était pas fait mention du capitaine Aylmer.

« Vous pensez que c’est pour le mieux ainsi ? » demanda Will.

Sa voix, altérée, n’avait plus sa fermeté habituelle.

« Je croyais que c’était votre avis, dit-elle.

— Oui ; c’est-à-dire… je ne sais pas trop. Vous ne pouvez pas partir avant huit jours, je suppose ?

— Non.

— Et que ferez-vous d’ici là ?

— Ce que je ferai ?

— Oui. Où comptez-vous habiter ?

— Je pensais, Will, que peut-être vous me laisseriez demeurer ici.

— Vous laisser demeurer ici ! Oh ciel !… Écoutez, Clara : devant Dieu, je désire faire pour vous ce qui vous sera le meilleur, sans aucune pensée personnelle… si je peux.

— Je n’en ai jamais douté. Je n’en douterai jamais, Will. Après Dieu, je mets ma confiance en vous. »

Il se promenait de long en large dans la chambre, et elle, assise près de la table, le regardait.

« Je voudrais savoir ce qui vous chagrine, » dit-elle.

Il ne répondit pas, mais continua sa promenade. Alors elle vint à lui, et, lui posant les deux mains sur le bras :

« Il vaut mieux que je m’en aille, Will, n’est-ce pas ? » dit-elle.

Il la regarda, immobile, pendant une seconde, et tout à coup, la prenant dans ses bras, il la serra contre sa poitrine et la couvrit de baisers. Sa force était si grande, et son action si soudaine, qu’il fut impossible à Clara de se dégager. Moins d’une seconde après, elle était libre ; et Will, en s’éloignant d’elle, vit que ses joues étaient pourpres et ses yeux pleins de larmes. Elle resta un moment tremblante, les mains jointes ; ses traits avaient une expression de mépris que Will ne leur connaissait pas. Puis, tout à coup, se jetant sur un divan, elle cacha sa figure dans les coussins, et se mit à sangloter. Il restait debout à la regarder, ne sachant que dire et que faire. Elle lui avait dit, il n’y avait qu’un instant, qu’après Dieu elle croyait en lui, et il venait de l’offenser mortellement !

Il avait détruit toute confiance, mais il ne pouvait pas la quitter sans un mot. « Clara ? » dit-il. Elle ne répondit pas. « Clara, ne me laisserez-vous pas vous demander de me pardonner ? »

Elle continuait à sangloter. Comment pouvait-elle pardonner une si grande offense ? Comment pouvait-elle ressentir un si grand amour ? À ce moment, pleurer lui était plus facile que parler.

« Peut-être ferais-je mieux de vous quitter, dit-il.

— Oh Will, dit-elle enfin, pourquoi m’avez-vous traitée ainsi ? Pourquoi ? » Il n’y avait plus de mépris dans sa voix, seulement une grande tristesse.

« Si vous voulez me pardonner, Clara, je ne vous offenserai jamais plus ainsi, dit-il.

— Vous m’avez offensée, que puis-je faire ? Je n’ai pas d’autre ami au monde.

— Je suis un misérable !

— Oh, Will ! je n’aurais jamais cru que vous pouviez être si cruel. »

Mais avant qu’il sortît, elle lui avait pardonné, et elle lui avait prêché un doux et grave sermon sur le danger de céder au premier mouvement.

Ses paroles parurent à Will les accents d’une voix divine, et quand, en rougissant, elle lui dit combien il serait coupable de ne pas réprimer sa passion, il pleura comme un enfant en l’écoutant. Elle avait été très-fâchée contre lui, mais je crois qu’elle l’aima mieux après le sermon, qu’elle ne l’avait jamais aimé de sa vie.

La lettre à lady Aylmer fut expédiée. Il ne fut plus question de la visite au cottage, et Will, en regagnant Redicote, se jura à lui-même qu’il n’aimerait jamais une autre femme que sa cousine, quand même elle épouserait le capitaine Aylmer.

C’était la veille de son départ de Belton. Clara avait fini ses paquets, mais elle errait par la maison, une bougie à la main, comme pour voir si elle n’avait rien oublié, mais en réalité pour dire adieu à chaque coin familier. Lorsque enfin elle descendit retrouver son cousin et lui versa sa tasse de thé, elle lui déclara que son rôle était fini et qu’elle lui remettait la souveraineté.

« Monsieur Belton, dit-elle, voici la clef de la cave, que les hommes regardent comme le signe de la possession. Je ne vous conseille pas de beaucoup compter sur le contenu. »

Il prit la clef sans dire un mot, et la lança à travers la chambre sur un vieux divan.

« Si vous ne voulez pas la prendre, dit-elle, vous ferez mieux de la laisser attacher avec les autres.

— Je pense que vous saurez où la trouver quand vous en aurez besoin, répondit-il.

— Je n’en aurai jamais besoin.

— Alors, elle est aussi bien là qu’ailleurs.

— Je vous ai déjà dit, continua-t-il, après un moment de silence, que je ne regarde pas la propriété comme m’appartenant.

— À qui est-elle, alors ?

— À vous.

— Non, cher Will, vous savez très-bien qu’elle n’est pas à moi.

— Je veux qu’il en soit ainsi. Vous ferez donc bien de placer les clefs de manière à les retrouver. »

Après qu’il fut parti, elle prit la clef de la cave et la réunit à celles qu’elle voulait remettre à la vieille domestique chargée de garder la maison, mais elle réfléchit un instant, et reprenant la clef, elle la déposa sur le sofa, à la place où il l’avait jetée.

Le départ était fixé pour le lendemain matin. Will accompagnait sa cousine jusqu’à Londres, où le capitaine Aylmer devait la rencontrer et la conduire à Aylmer-Park.

Le vieux cabriolet n’avait pas été mis en réquisition pour la circonstance, Belton ayant commandé une voiture confortable et des chevaux de poste.

« Je trouve, dit Clara, qu’il est bien mal à moi de partir sans être conduite par Jerry et le cheval gris. »

Jerry était le vieux conducteur qui l’amenait au chemin de fer quand elle allait à Perivale.

« Mais Jerry et le cheval gris ne pourraient pas porter vos bagages.

— Peut-être que non ; mais tout de même je me sens coupable à son égard. Pauvre Jerry ! »

Trois ou quatre vieux serviteurs de la famille étaient sous le porche pour lui faire leurs adieux, et à chacun Clara donna une cordiale poignée de main.

Au dernier moment, le colonel et mistress Askerton parurent.

« Le colonel n’a pas voulu vous laisser partir sans vous dire adieu, dit mistress Askerton.

— Je suis bien aise de pouvoir lui serrer la main. »

Pendant que Clara et le colonel échangeaient quelques mots, mistress Askerton prit Will à part :

« Ne vous découragez pas, monsieur Belton, lui dit-elle ; si vous persévérez, elle sera à vous.

— J’ai peur que non, dit Will.

— Ne l’abandonnez jamais, suivez mon conseil, et vous m’en remercierez quelque jour. »

Will ne répondit pas, mais il résolut de persister ; du reste, il trouvait à part lui qu’il avait montré jusqu’alors une certaine dose de persévérance.

La voiture partit. Comme elle traversait le village, Will, en regardant sa cousine, vit qu’elle avait les yeux remplis de larmes, et il s’abstint de lui parler.

Les voyageurs rencontrèrent le capitaine Aylmer à la porte de l’hôtel de la station, où des chambres avaient été retenues. La rencontre n’offrit rien de désagréable pour notre ami Will. Son heureux rival ne put que tendre la main à sa fiancée, comme il l’aurait fait pour toute autre femme, et lui proposer de monter voir sa chambre. Il tendit ensuite la main à Will, qui fut obligé de lui donner la sienne, bien qu’il eût mieux aimé se la couper.

Restés seuls, les deux hommes essayèrent de causer de choses indifférentes ; mais, au bout d’un moment, Belton laissa percer tant d’irritation dans ses réponses, que le capitaine Aylmer cessa de parler et prit un journal. Will en prit un autre et ils restèrent ainsi jusqu’au retour de Clara.

Il est probable qu’Aylmer lut son journal, ce n’était pas une personne à se déconcerter facilement ; mais je suis sûr que Will Belton n’en lut pas un mot. Il était furieux contre son rival, et furieux contre lui-même de laisser paraître sa fureur. Il aurait désiré se montrer à son avantage devant Clara, en la présence de cet homme, et il voyait bien qu’il se rendait ridicule. Et il était là, regardant Aylmer par-dessus le journal et songeant combien il éprouverait de soulagement à lui donner une bonne raclée. Mais, malheureusement, ce serait trop facile, ajoutait-il à part lui.

Il en était là de ses réflexions, quand Clara rentra.

« Vous dînez ici, Will, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Non, je ne pense pas.

— Vous me l’avez promis. »

Et, se tournant vers le capitaine Aylmer :

« Vous comptez sur mon cousin pour dîner, n’est-ce pas ?

— J’ai commandé le dîner pour trois. »

Pendant le dîner, le capitaine Aylmer chercha à être aimable, et Clara essaya de causer comme si la situation était des plus simples. Will aussi fit un effort pour répondre poliment à son rival, mais l’effort était visible.

« Dois-je m’en aller un moment ? demanda Clara après le dîner.

— Oh non ! dit le capitaine ; nous allons prendre une tasse de café, si cela convient à M. Belton.

— Cela m’est égal, dit Will. »

Personne n’ajouta mot.

Enfin on apporta le café, et le mouvement des tasses fit une légère diversion.

« Si l’un de vous veut fumer, dit Clara, cela ne me gênera en rien. »

Mais aucun des deux ne voulut fumer.

« À quelle heure serons-nous demain à Aylmer-Park ? demanda Clara.

— À quatre heures et demie, répondit le capitaine.

— Si tôt que cela ! »

Que pouvait-elle dire ensuite ? Will n’avait pas touché son café et restait assis à table comme s’il était de son devoir de ne pas faire un mouvement. Clara se repentait presque de l’avoir retenu à dîner.

« Quel jour retournez-vous à Plainstow, Will ? dit-elle.

— Demain.

— Chargez-vous de toutes mes amitiés pour Mary. Je désire tant la connaître ! Je voudrais espérer que je la verrai bientôt.

— Vous ne la connaîtrez jamais, » dit Belton.

Et sa voix était si irritée qu’Aylmer se retourna sur sa chaise pour le regarder et que Clara n’osa pas lui répondre.

« Comment la connaîtriez-vous ? continua-t-il. Rien ne vous amènera jamais en Norfolk et rien ne l’en fera jamais sortir.

— Je ne vois pas pourquoi l’une ou l’autre de ces assertions serait vraie.

— Elles ne le sont pas moins. Si vous aviez dû venir en Norfolk, vous y seriez venue maintenant. »

Il ne le lui avait pas proposé, ayant décidé avec sa sœur que, dans la circonstance présente, ce n’était pas à propos, et maintenant il lui cherchait querelle parce qu’elle ne venait pas.

« Ma mère désire vivement que miss Amadroz lui fasse une visite à Aylmer-Park, dit le capitaine.

— Et comme elle va à Aylmer-Park, madame votre mère peut se calmer.

— Allons, Will, c’est la dernière soirée que nous passons ensemble, ne nous querellons pas.

— Je n’ai pas envie de me quereller avec vous, dit Will.

— Je ne suppose pas que M. Belton veuille se quereller avec moi, dit le capitaine en souriant.

— Je suis sûre que non, répondit Clara.

— Nous dirions en Yorkshire que M. Belton s’est levé ce matin du mauvais côté.

— Que diable cela vous fait-il, monsieur, que je me lève d’un côté ou d’un autre ? » s’écria Will en serrant les poings.

Il repoussa sa tasse de café, non sans en renverser la moitié sur la table, et heurta son verre qui se brisa.

« Will ! Will ! dit Clara en le regardant avec des yeux suppliants, c’est mal à vous de quereller le capitaine Aylmer parce qu’il est mon ami.

— Je vais m’en aller, c’est tout ce que je peux faire. Je ne désirais pas dîner ici. Capitaine Aylmer, voici ma cousine Clara. Je l’aime plus que tout le reste du monde. Je lui donnerais la dernière goutte de mon sang si elle le demandait. L’aimer ! je ne crois pas qu’il soit en vous de comprendre l’amour que je lui porte. Elle me dit qu’elle va être votre femme. Vous ne pouvez pas supposer que cela me soit agréable ni que je me sente bien disposé à vous aimer. J’avoue que je ne vous aime pas beaucoup. Maintenant, je vais vous débarrasser de ma présence. Mais, écoutez-moi bien : si jamais vous êtes méchant pour elle, que vous l’épousiez ou non… je vous casserai les os. Bonsoir. »

Et il sortit.

« Votre cousin paraît être un agréable jeune homme, dit Aylmer, quand ils furent seuls.

— Ne pouvez-vous le comprendre et lui pardonner, Frédéric ?

— Je lui pardonne facilement. Mais je n’aime pas les gens qui jurent, menacent et se conduisent de manière qu’on rougirait pour eux, si un domestique venait à les entendre. Pensez-vous qu’il se soit conduit aujourd’hui en gentleman ?

— Je sais qu’il est un gentleman, dit Clara.

— Je confesse que je n’ai d’autre raison de le supposer que votre affirmation.

— Et j’espère que cela suffit, Frédéric. »

Aylmer ne répondit rien. Après un moment de silence :

« Je trouve que M. Belton a manqué à toutes les convenances, en me parlant de vous comme il l’a fait. Je m’étonne, Clara, que vous ne le compreniez pas.

— Je trouve qu’il a eu tort. Mais je ne connais pas dans toute l’Angleterre une plus noble nature que celle de mon cousin Will.

— Peut-être il vous a été agréable d’entendre sa déclaration, dit le capitaine Aylmer.

— Si vous avez l’intention de m’insulter, Frédéric, je vais vous quitter.

— J’ai seulement l’intention de vous montrer que vous avez tort.

— C’est là une affaire d’appréciation, et comme je ne veux pas discuter avec vous, je ferai mieux de vous quitter. Du reste, je suis très-fatiguée. Bonne nuit, Frédéric. »

Il lui soumit ses projets pour le lendemain, et ils se séparèrent sans avoir fait aucune nouvelle allusion à Will Belton.

Le lendemain, à son réveil, Clara reçut une lettre de son cousin. C’était une lettre d’affaires, mais elle se terminait ainsi :


« Je sais que je me suis rendu ridicule hier au soir. Je crois que cela m’arrive souvent. À quoi bon vous demander pardon, puisqu’il n’est pas probable que je vous revoie jamais ? Adieu. Puisse Dieu vous bénir !

« Votre affectionné cousin,
« Will Belton. »


« Ce fut un malheureux jour pour moi que celui où je me décidai à venir au château de Belton, l’été dernier. »


Après avoir lu cette lettre, Clara s’assit sur une chaise et pleura. Mais il lui fallut bientôt essuyer ses yeux et descendre retrouver le capitaine Aylmer. Dès qu’elle fut entrée, Clara vit qu’il avait l’intention d’oublier ce qui s’était passé la veille. Il vint au-devant d’elle, et, passant un bras autour de sa taille, l’embrassa. Elle en ressentit une vive contrariété, croyant peut-être au fond du cœur qu’elle n’épouserait jamais l’homme qu’elle disait aimer, qu’elle avait réellement aimé jadis. Mais elle n’avait qu’à se soumettre. Et, pour dire la vérité, son fiancé ne lui donna pas beaucoup de semblables sujets de résignation.