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Le Dragon blessé/Kan-Teh

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 230-239).

Kan-Teh



Nous arrivons au « palais ». C’est une succession de petites maisons bourgeoises séparées par des cours sans verdure et que gardent des soldats chinois. Leur officier nous demande nos cartes, — on commence toujours au Japon par vous demander votre carte, et bien que l’entourage de l’empereur soit mandchou ou chinois, nous sommes un peu au Japon.

— C’est là que j’habite, me dit un peu gêné mon aimable guide.

C’est un rouge petit pavillon, d’aspect humble. Du linge étendu sèche sur une corde.

Dans un salon d’attente du « palais central », un salon meublé à l’européenne, un triste salon de dentiste, un vieux gentilhomme nous reçoit. C’est toute l’ancienne Chine. Il est vêtu d’une robe de soie pâle et s’évente d’une longue main fine et lasse. Lui aussi s’informe de ce qu’à Pékin l’on dit de l’empereur. Ma réponse éclaire son beau visage d’ivoire.

— Il faudra répéter à Sa Majesté ce que vous venez de me dire. Nous avons tous besoin de courage.

Un officier paraît. C’est l’heure.

En compagnie du chef du protocole, je pénètre dans un cabinet de travail très simple où un jeune homme en veston écrit assis à un bureau, à côté d’un vieux Chinois en robe, la réplique au physique du gentilhomme que je viens de quitter. Tous deux à notre entrée se lèvent et le jeune homme, en souriant, me tend la main. C’est l’Empereur. Je reconnais son juvénile visage osseux et ce regard doux et profond qu’encadrent de grosses lunettes. Un stylo dépasse la poche de son veston. Un instant plus tôt, penché sur sa table, il m’avait évoqué un de ces étudiants appliqués que j’avais vus à Pékin dans la salle des recherches de la bibliothèque Rockfeller.

Bien que Kan-Teh s’exprime parfaitement en anglais, je savais que nous causerions à travers un interprète.

— L’Empereur, m’avait-on dit, craint de commettre des fautes en parlant.

Au lieu d’un interprète, j’en ai deux. Aussi, le premier chambellan me demandet-il dans quelle langue je désire m’entretenir. Lui-même ne parle que l’anglais, le chef du protocole s’exprime dans les deux langues. J’opte pour l’anglais, me doutant que l’Empereur doive le souhaiter.

Tout de suite ce qui me frappe c’est sa simplicité et aussi, dans ce cadre modeste, cette dignité à quoi je m’attendais. Je me souvenais, en effet, d’une anecdote qui remonte à 1917 et que m’avait racontée M. Léger, à cette époque à Pékin. Chang-Hshung, un ancien palefrenier des écuries impériales devenu par l’un de ces romanesques avatars si fréquents dans les annales des guerres civiles chinoises, général, et qui dans une province commandait à trente mille hommes, avait marché sur Pékin. Il y avait défait après un combat facile un détachement de troupes républicaines et avait occupé la Cité interdite. Pu-Yi, que l’on appelait à ce moment Hsuan-Tung, bien que détrôné habitait encore son palais. Il occupait même, dans la cité impériale, un palais voisin de celui du Président de la République, ce qui offre une saveur toute chinoise. Il avait alors onze ans. Le général ne laissa dans Pékin que cinq mille hommes. Le gros de ses soldats, qui portaient tous la natte et dont il disait lui-même qu’ils étaient des bandits, campèrent en dehors de la ville.

Chang-Hshung était un soudard, mais qui aimait l’empire. Aussi son premier soin fut-il de remettre le petit Prince sur le trône. Elevé dans la ville violette et au courant de ses traditions, le général fit rechercher quelques soies jaunes, en drapa l’enfant, l’assit sur l’antique trône de ses ancêtres et, dans la grande salle noire, rouge et or éclairée par des torches et où le dragon impérial tordait ses écailles au plafond, se mit à dicter ses ordonnances. Au fur et à mesure que ses officiers entraient, il leur criait : « Koto ! » ce qui veut dire prosternation ; aussitôt, devant le trône ils se couchaient à plat ventre. Seul, le général ne s’était point prosterné.

Tiré brusquement de sa retraite, vêtu et couronné à la hâte, l’enfant pendant plus d’une heure n’avait rien dit. Il y avait des années qu’il ne régnait plus et que son précepteur, Johnson, sur l’ordre de la république, ne lui parlait jamais de la gloire et de la splendeur de ses aïeux. Mais le soudard, qui venait cependant de lui rendre son prestige d’empereur, révoltait peu à peu en lui par ses manières cavalières et son autorité brutale un orgueil atavique. Et comme le général, tout en dictant, passait et repassait devant le trône, l’enfant soudain étendit un bras et d’une voix puérile mais assurée cria : « Koto ! » Le guerrier vainqueur, qui tenait Pékin et l’empereur dans sa main, eut un sursaut de colère.

— Koto ! répéta impérieusement l’enfant.

Et Chang-Hshung, vaincu par cette majesté enfantine, se prosterna.

Je regarde avec un ardent intérêt ce prince qui, à l’aurore de sa vie, a trois fois perdu et retrouvé une couronne, qui a vu crouler dans sa ville millénaire l’une des plus vieilles civilisations de la terre et qui à présent, dans sa capitale en chantier, règne sur le plus récent des empires. Ainsi vêtu à l’européenne et assis à sa table de travail, c’est sur fresque qu’il m’apparaît, ou plutôt sur film, un prodigieux film d’aventures, crépitant d’émeutes, grondant de batailles, traversé par des fuites et des poursuites en auto, ayant pour acteurs des bandits et des courtisans, des ministres et des eunuques, et pour cadre des jardins mystérieux, des temples, des trônes et cet humble palais…

Je me demande de quel cœur il a subi tant de grandeur et de désastres, et surtout comment un destin aussi précocement bouleversé et tragique a trempé son âme. Les bolchevistes de Canton, les républicains de Nankin et de Pékin m’ont haineusement présenté l’empereur comme un dégénéré, voire un minus habens, mais des hommes que je tiens en haute estime m’ont parlé de lui avec admiration et respect : à peine ai-je échangé avec Kan-Teh quelques propos que ma religion est éclairée.

Je trouve un homme que l’expérience et la douleur ont mûri. Il me tend maintenant une cigarette avec un sourire qui le rajeunit encore mais qui n’atténue pas la gravité de ses yeux. Mesuré, réfléchi, il est averti non seulement de ce qui se passe dans ses anciens états, mais encore des événements d’Europe et de France car, par une bonne grâce qui me touche, c’est de la France qu’il me parle tout d’abord, heureux de m’entendre dire que la situation y est moins tendue et qu’une guerre nouvelle, que beaucoup avaient appréhendée, semble pour l’instant évitée. Avec une anxiété qui me va d’autant plus au cœur que j’ai été à même d’apprécier l’incurie républicaine, il me demande des nouvelles des monuments et des temples de Pékin, et lorsque je ne lui farde pas la vérité son visage s’altère.

Comme je lui parle du livre de Johnson qui relate la jeunesse de l’Empereur et les fastes de l’ancienne cour, il me répond qu’il répudie les erreurs de celle-ci, déplore l’influence qu’avaient su prendre les eunuques « dont l’influence a fait tant de mal à mon pays et à ma famille ».

— Si jamais, me dit-il, il m’était donné de revenir à Pékin, mon premier soin serait de renverser la muraille qui séparait l’empereur de ses sujets. Ce ne serait pas seulement un nouveau règne, mais un nouvel ordre social.

Je lui affirme que beaucoup s’en rendent compte, espèrent en sa venue et très sincèrement d’ailleurs, j’ajoute que si jamais je reviens en Chine c’est probablement dans la cité violette que j’aurai l’honneur de le revoir.

Lorsque nous parlons de la Mandchourie, c’est lui qui trouve des excuses à lord Lytton.

— Les circonstances ont bien changé, me dit-il. Paris et Londres sont loin de Pékin, mais Genève est bien plus loin encore. Je vous demande de dire à vos amis de Paris ce que vous pensez de la situation actuelle. C’est une folie de ne pas reconnaître le Mandchukuo. C’est l’intérêt même des Mandchous et des Chinois du Nord, Genève ne semble pas l’avoir compris. L’autorité que le Japon possède ici et que l’on semble redouter serait tempérée par une reconnaissance officielle. Tôt ou tard, d’ailleurs, on s’inclinera devant le fait : pourquoi attendre d’y être contraint ? Savez-vous ce qu’en pense le quai d’Orsay ?

Je réponds qu’à ma connaissance son opinion a singulièrement évolué, mais la France n’est pas seule.

Je n’ai pas à apprendre à l’Empereur ce que nos écrivains ou nos journalistes ont écrit sur la Mandchourie. Il a lu leurs livres ou leurs articles. Comme je lui parle de nos missionnaires, il s’exprime sur eux en termes admiratifs.

— Mes ancêtres, me dit-il, les ont toujours protégés et, vous le savez, ont même fait mieux. L’essentiel, pour un peuple, c’est de croire en quelque chose. Bien que profondément attaché à la religion de mes aïeux, je ne conçois pas l’intolérance. La seule chose que je ne puisse admettre, c’est le manque de foi.

L’Empereur a la bonté de me dire son regret de me voir quitter Hsin-King le soir même et me demande s’il peut faire quelque chose pour moi. Comme je lui réponds qu’en souvenir de sa personne il me serait agréable d’avoir sa photographie, un secrétaire m’en apporte plusieurs. J’hésite à faire mon choix, ce qui l’amuse ; enfin, décidé, je lui tends une photo.

— J’espère, dis-je, que l’Empereur me fera l’honneur de la signer ?

Le chambellan et le chef du protocole se regardent, interdits et l’Empereur hésite. J’ai su depuis que la signature est une grande faveur dont Sa Majesté n’est pas prodigue. Mais ce n’est point ce qui rend l’Empereur indécis : il n’aime pas la photo que je lui ai désignée et en choisit une plus grande. Debout à côté de lui, je le regarde dessiner d’une écriture de ballet les graves et fantasques lettres chinoises dont chacune m’apparaît comme un petit chef-d’œuvre énigmatique.

Dans ce salon fané et neuf, penché sur sa table, le pinceau à la main, encadré de ses deux vieux dignitaires fidèles, il semble le symbole même de l’exil. Je vois derrière la fenêtre, parmi les humbles bâtiments, aller et venir sa maigre garde de soldats. Dans cette ville moderne, pressée, fiévreuse, où chaque heure voit naître une construction nouvelle, il représente le plus ancien, le plus immuable des mondes, mais ce monde, lui aussi, est changé. Je pense que l’impératrice douairière, T’Zu-Hsi, doit se retourner dans sa tombe s’il lui est donné de voir l’héritier qu’elle s’est choisi tenir ainsi ses audiences sans le moindre apparat, dans un salon dont elle n’eût point voulu pour la dernière de ses esclaves, lui qui jadis était si sacré que sa vue même était interdite à ses sujets et qu’aux yeux des courtisans prosternés dans les cours de marbre rien ne révélait sa présence auguste qu’un lourd rideau hermétique derrière lequel s’élevait solitaire, dans sa splendeur noire et pourpre, le trône divin des Fils du Ciel.