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Le Dragon blessé/L’œil du Japon

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Grasset (p. 247-249).

L’Œil du Japon



Des amis français de Tokio m’avaient télégraphié à bord que je trouverais en débarquant M. Siao Yamazuki, qui veut bien me servir de guide à travers le Japon, et l’ambassadeur de France m’a annoncé qu’un agent consulaire m’attendrait également sur le quai. Il n’y a là ni l’agent consulaire, ni M. Yamazuki, mais quelques journalistes qui me guettent, leurs kodaks braqués. Un étranger, en effet, ne peut entrer au Japon sans être aussitôt interviewé, et à la vérité l’opération commence sitôt la douane.

Je transportais avec moi une petite caisse de livres : André Bellessort, Claude Farrère, Lafcadio Hearn, Émile Hovelaque, Andrée Viollis, René Grousset, et des pages encore inédites de Maurice Lachin. Le premier contrôle de la douane se faisant sur le bateau, le douanier en chef me demanda, avec une défiante politesse :

— Combien de pages a chacun de ces livres ?

Je lui répondis que je n’en savais rien et que l’idée de m’en préoccuper ne m’était jamais venue.

— Pourquoi certains ne sont-ils pas découpés ?

Je lui dis que j’aimais voyager avec des livres de voyage, mais que l’agrément du voyage m’empêchait parfois en voyage de les lire.

Il me posa ensuite diverses questions : Combien de temps je demeurerais au Japon ? Pourquoi je m’y rendais ? Quels y étaient mes amis ? Si j’avais une lettre de crédit ? De combien ? Si j’étais marié ? Pourquoi ma femme ne m’accompagnait-elle pas ? Si j’étais communiste ? Mon grade dans l’armée ? Et dans le civil ? Si j’écrirais sur son pays ? Pour quel journal ? Et enfin si je comptais aimer le Japon ?

À cette dernière question, je répondis que j’y étais tout porté, mais que cela dépendrait un peu du Japon.

Lorsque j’eus satisfait entièrement sa curiosité nationale, tirant un papier de sa poche, il me déclara :

— Je vous remercie, c’est exact. Vous avez toutefois omis de signaler que vous aviez été reçu par l’empereur du Mandchukuo, que M. Yamazuki vous attend à Kobé, et vous n’avez pas passé trois mois en Chine, mais trois mois et onze jours.

— Puisque vous saviez tout cela, lui dis-je irrité, pourquoi m’avez-vous posé tant de questions ?

Il me regarda, sourit, se courba en deux, et répondit :

— Par politesse.

Après quoi, il me demanda comme une faveur spéciale de lui remettre une de mes « honorables » cartes de visite et ajouta :

— Je la conserverai dans ma maison comme souvenir.