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Le Dragon blessé/Maison de papier

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 257-261).

Maison de Papier



Une rue escarpée mène à l’hôtel Miako. Je prends l’ascenseur jusqu’au cinquième étage, traverse un couloir et me trouve dans un jardin : c’est là qu’est ma maison japonaise, au bord d’une petite rivière.

Chaque soir, l’on m’en remet la clef. C’est très amusant de pouvoir fermer une rivière à clef, tout d’abord parce que son bruit vous empêche de dormir et qu’ensuite, au réveil, c’est charmant de remettre une rivière en liberté.

J’enlevais mes chaussures dix fois par jour. Le premier jour, cela m’agaçait ; le deuxième jour, je trouvais cela tout naturel et le troisième jour, je ne comprenais plus que l’on pût entrer dans un appartement sans enlever ses chaussures : je jugeais cela répugnant. Toutefois, cela me gênait encore, car j’étais obligé chaque fois de délacer mes souliers.

— Ce qui vous embarrasse, me déclara le jeune Yamazuki, c’est que vos chaussures ne sont pas assez larges et que vous avez la manie de porter des lacets. Moi, je n’ai jamais de lacets. Aussi, regardez…

Il donna successivement deux coups de pied et ses souliers projetés filèrent comme de petits bolides.

— Enlevez vos lacets et essayez maintenant d’en faire autant.

J’y parvins, mais, ayant remis mes chaussures, je ne pouvais plus marcher sans les perdre.

— Froncez le bout des pieds, me dit Yamazuki. Les souliers européens, cela se retient avec les orteils. Essayez. Je n’ai jamais pu réussir.


Au premier abord, un Européen estime impossible de loger dans une maison japonaise. Il n’y a ni meubles, ni penderie, ni armoires, ni chaises, rien que des paravents et des nattes. Au bout d’une journée, l’on ne conçoit pas que l’on ait pu habiter ailleurs. Il suffit de vivre par terre, l’on s’y fait très bien. Cela sent bon le bois et la natte fleure le miel. Et tout est si merveilleusement propre que, lorsqu’on laisse tomber une cigarette ou un bonbon, on peut manger le bonbon et fumer la cigarette.

J’ai deux petites servantes : à elles deux elles ont trente ans. Elles ont une façon d’entrer, de me réveiller le matin, de trotter menu, d’être prêtes à s’escamoter qui ne cesse de me ravir. On ne s’imagine pas comme il est délicieux, sitôt rentré chez soi, de trouver deux femmes prosternées et qui vous sourient avec extase. Elles ont chaque fois l’air tellement heureux de me revoir ! J’entends bien qu’elles marquaient la même satisfaction au précédent locataire et que le locataire suivant héritera de leur sourire ; cela n’en est pas moins agréable. Jamais un mouvement d’humeur, jamais une moue contrariée ! Plus on leur donne d’ordres, plus elles paraissent contentes, plus elles se prosternent, plus elles sourient. Elles sont prévenantes sans être indiscrètes, et c’est à voix basse qu’elles gazouillent. Elles viennent de déplier une moustiquaire, toute la chambre y est enfermée.

Je me couche. J’aperçois le jardin entre deux panneaux de papier et la lune qui blondit la rivière. J’éteins pour mieux voir la lune japonaise. La rivière chuchote : je donne un tour de clef, la rivière s’endort et moi aussi.

Je ne prends qu’un bain par jour, ce qui paraît scandaliser mes petites servantes. Pour leur faire plaisir, je me baigne désormais matin et soir. Ah ! la propreté japonaise !

Je l’avoue, quittant la Chine et arrivant au Japon, j’ai ressenti un immense soulagement. C’est physique. On peut boire un verre d’eau sans craindre d’être transporté le soir même à l’hôpital. Tout est net : le verre, le pain, l’assiette, les shopsticks, le couvert, la table, la chaise, la rue. Tout est propre, au Japon, même la misère. Ah ! s’il n’y avait pas les puces ! Mais personne n’a jamais été infecté, au Japon, par une piqûre de puce, car ce sont des puces japonaises : elles aussi sont propres !

Et quel agrément de pouvoir se promener dans la campagne sans risquer l’agression des bêtes, ni des hommes. Pas de bandits, pas de bombes, les trains partent et arrivent à l’heure et ils ne sont plus attaqués. Ah ! la belle chose que l’ordre. Et quelle différence avec la Chine !