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Le Dragon blessé/Mon coolie

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 85-91).

Mon Coolie



Voici deux semaines que, transpirant sous des orages secs ou sous d’ardentes trombes d’eau, j’exerce à Pékin le métier de touriste. Éreinté mais ébloui, j’ai visité la Grande Muraille et le tombeau des Minghs, les Temples des Collines et le Temple du Ciel. Je me suis promené dans les jardins du Palais d’Été et j’ai vécu dans les palais de la Cité interdite. À présent, j’en ai fini avec le tourisme officiel. Ma paresse qu’aggrave l’été chinois n’a plus rien à se reprocher.

Enfin, je vais pouvoir errer à ma guise, admirer à ma façon, choisir ! À force de vouloir tout visiter, l’on finit par ne plus rien voir.

Ce matin-là, je me réveille tôt : un restant de pensum touristique. Un vent jaune de Mongolie secoue les arbres de l’avenue. De ma fenêtre, j’aperçois à travers la poussière les toits de la cité violette. Leurs tuiles sont jonquille, safran, parfois d’un or blond attestant qu’à travers les siècles leurs possesseurs impériaux furent les Lords du sol et des moissons. Ainsi groupé, ce troupeau de palais offre un grand air nomade. J’ai survolé hier Pékin en avion. J’ai encore dans les yeux ses prodigieuses perspectives, ses avenues triomphales et les lacs miroitants du Pei-Haï où les lotus fermés percent déjà l’eau bleue de leurs verts calices prometteurs.

Si j’avance sur le balcon, je vois les joueurs de polo. J’ai fait leur connaissance mais refusé leurs invitations, prisonnier de mes devoirs d’explorateur. Grâce à mes jumelles, je reconnais certains camarades. Chaque foulée de leurs poneys sur le ground poussiéreux soulève un nuage ocre. Voici le capitaine X…, un Anglais, le major Z…, un Américain, un lieutenant italien, un attaché à la légation du Brésil, deux jeunes directeurs de banques. Plusieurs d’entre eux n’ont jamais vu d’autres temples que ceux loués ou achetés par des Européens et qui servent aux villégiatures ou au week-end, mais peut-être en savent-ils plus sur Pékin que moi qui n’ai admiré que ses chefs-d’œuvre.

Par habitude, je me demande : que dois-je visiter aujourd’hui ? La réponse m’éblouit : rien. C’est merveilleux !

Mon rickshaw m’attend. Il me coûte un dollar chinois par jour, — cinq francs. Je distingue mon coureur, tête nue sous le soleil, assis par terre entre les brancards. Il s’appelle Su et quelque chose après que j’ai oublié. Hier soir, ayant dîné dans un restaurant chinois avec un ami qui, comme moi, ne parle que des langues européennes, Su nous a servi d’interprète. Il a sorti d’un petit tiroir du rickshaw une robe qu’il a endossée sur son torse nu, un éventail qu’il a déployé et, en une seconde, s’est transformé en grand seigneur. Assis un peu en retrait dans un de ces cabinets particuliers où les serveurs crachent d’une bouche oblique en vous apportant des plats inquiétants, il a indiqué de son ongle poli les mets qu’il estimait souhaitables. Quand il fut assuré que nous n’avions plus besoin de lui, il me demanda dix cents pour aller dîner, me remercia d’un sourire courtois et, en s’éventant de sa longue main fine, sortit avec cette noblesse naturelle à quoi se reconnaît la plus antique race du monde.

À peine suis-je monté dans mon rickshaw, et avant même que j’aie pu lui donner une adresse, par un mystère que je ne cherche pas à m’expliquer, qu’il sait où je compte me rendre. Parfois, il lui arrive d’hésiter mais c’est que j’hésite moi-même. Alors il s’en va lentement, au pas, attendant que je me sois décidé.

Il a été riche quelquefois. Tout dernièrement une opulente étrangère, une veuve, l’ayant trouvé à son goût l’a promu au rang de guide. On le rencontrait alors vêtu, non plus d’un sarrau, mais d’une robe de soie, assis en face de la dame et s’éventant dans une Rolls-Royce.

Son rickshaw est immaculé. Les cuivres étincellent, la capote n’a ni déchirures, ni taches. Il franchit des lieues au trot et crache à peine. Quand je ne l’emploie pas le soir, il se rend aux combats de coqs ou au théâtre chinois. Entre deux courses, je le retrouve souvent assis entre les brancards et lisant un livre qu’il a tiré du mystérieux tiroir, lequel renferme l’éventail, la robe, un rasoir, un peigne et peut-être une pipe.

Il est sportif et aime son métier. Lorsque passe un rickshaw particulier attelé d’un coureur ingambe, il allonge aussitôt le trot, les reins cambrés, bombant son torse bronzé que la sueur rend luisant et, le rickshaw rival « gratté », il se retourne vainqueur en éclatant d’un rire d’enfant.

Il se nourrit de thé vert, d’une poignée de riz et de petites choses molles et compliquées qu’il tire d’un papier de soie. Sont-ce des légumes, des gâteaux, des mollusques ou des insectes ? Tout est possible.

Il doit être bon. Il a renversé un matin un petit enfant : il s’est arrêté, l’a pris dans ses bras, l’a porté chez le pharmacien et n’est reparti que rassuré. Mais si un chien se met en travers de sa route, il lui donne un coup de pied, de préférence dans le ventre.

Il est honnête. Si un dollar glisse de ma poche dans les coussins du rickschaw, il le retrouve et me le rend. Mais si j’oublie mes cigarettes, il les fume : il considère que c’est un cadeau.

Il est généreux. Quand un mendiant s’approche du rickshaw arrêté, il me dit :

— Moi donner deux cents pour master, et en mon nom couvre de pourboires les chasseurs d’hôtels.

Il aime les femmes quand elles sont jeunes et les méprise quand elles sont vieilles. Aussi n’admet-il pas cette maison de retraite fondée par des religieuses qui accueille de vieilles Chinoises ne pouvant plus travailler.

— Vieilles femmes, me confie-t-il, pas besoin vivre. Servent plus à rien. Et comme je lui objecte qu’une telle opinion est inhumaine, il me répond :

— Vieilles femmes toujours méchantes. Son meilleur ami est un oiseau. Visitant le Palais d’Été, qui est à une heure de Pékin, et craignant de ne point trouver de guide, je dis à mon coolie que je l’emmènerais avec moi. Le lendemain matin, je le trouvai installé à côté du chauffeur, une cage sur ses genoux.

— Canari content, me dit-il. Beaucoup âgé. Chante encore bien.

Mais peut-être que lorsque le canari sera mort de vieillesse, il le fera cuire et le mangera !

Quand passe un tramway il crache de dégoût. Il désapprouve les tramways : c’est la concurrence.

Si je me rends à Pao-Ma-Chang, aux courses de chevaux, voituré par un ami, il me demande :

— Master mettre cinquante cents pour moi sur bon cheval ?

— Et si je perds tes cinquante cents ?

— Master riche, il me les rendra. Le jour où j’ai quitté Pékin, il m’attendait à la gare avec une rose. Je l’ai remercié, lui ai serré la main et, lui tendant un billet de cinq dollars, je lui ai dit :

— C’est un petit souvenir. Achète-toi quelque chose avec cela.

Il a refusé en s’écriant :

— Non, master. Moi pas avoir donné rose pour ça.

Mais il a ajouté en tirant un éventail de papier blanc de sa robe :

— Moi faire cadeau éventail. Alors, master peut donner dix dollars.