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Le Dragon blessé/Premières impressions

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Grasset (p. 11-17).

Premières Impressions



Depuis près d’un mois nous voguons vent arrière, sans autre brise que le souffle agressif des ventilateurs. Ils ne répandent point de fraîcheur mais, comme l’on agite une eau vaseuse, ils remuent l’air torride qui, depuis Aden, nous englue.

Je suis le seul que la chaleur distraie : ses effets sont si mystérieux ! Il n’y avait pas un insecte à bord quand nous avons quitté Ceylan : brusquement, ils pullulent. Cet air lourd, opaque, agglutiné, inhumain et qui nous terrasse éveille des milliers de germes, fait éclore des vies obscures. D’où viennent ces fourmis rouges qui fraternellement partagent à présent mon petit déjeuner ? Et ces cancrelats que j’apprécie moins et que je découvre chaque matin dans ma baignoire ? Et ce papillon éperdu qui, un beau soir, s’est mis à voler autour de ma lampe, alors que nous sommes depuis six jours en pleine mer ? Comment est-il né, venu là ?

La nuit, la mer luisante est pleine de phosphore. Un poisson volant, par mon hublot a sauté dans la cabine. Je l’ai pris avec quelque appréhension et rejeté à la mer. Depuis, j’ai au doigt une rougeur qui me démange : je me demande si c’est le poisson ou un moustique.

Quand, ne pouvant m’assoupir, j’erre sur le pont, les visages des dormeurs me révèlent tout ce que la lumière du jour me cachait. Quelle vérité que le sommeil ! L’âme apparaît, le fond de l’âme, candide chez les uns, féroce, haineux, bas chez les autres. Rien ne surveille plus l’expression des figures. Certaines font presque peur. Une femme jeune encore et qui, il y a une heure, était jolie, dort, le visage délabré. L’amertume de toute une vie ratée pend dans les plis de ses lèvres. Et cette autre qui avant dîner était charmante ! Comme elle a tort de dormir la bouche ouverte.

Mais deux jeunes filles sont délicieuses. Elles dorment repliées dans des poses d’enfants. L’une d’elles a renversé sa tête sur son fauteuil comme sur une épaule, l’autre repose sur ses deux mains jointes, jointes comme pour une prière. Tout à côté, un gros jeune homme serre étroitement entre ses bras son oreiller. Il murmure de temps en temps un nom que je m’efforce de ne pas entendre et qui au reste ne m’apprendrait rien.

Je ne devrais pas être éveillé. Je me sens indiscret.

Je quitte le bateau à Hong-Kong et m’y installe.

J’aime cette ville enveloppée de monts arrondis et chevelus, ses faubourgs qui sont des îles et que des ferry-boats relient l’un à l’autre. Surtout la baie me captive. Elle n’ajoute pas à Hong-Kong un visage nouveau, elle est son visage à fleur d’eau. Elle n’offre pas deux ou trois plans comme les golfes de Palerme ou de Naples, mais huit, dix plans successifs qui, selon l’heure, changent de couleur et presque de forme.

La nuit, ourlant sa baie d’un collier de perles lumineuses, Hong-Kong allumé donne la réplique aux étoiles.

Hong-Kong, qui est anglais, demeure profondément chinois. Chaque matin, j’y découvre la Chine. Fuyant les magasins modernes, les buildings, je passe mes journées dans ses rues tortueuses, éclatantes et sordides, pavoisées d’enseignes, brillantes de devises où dansent, tracées d’un pinceau noir ou or, les énigmatiques lettres chinoises.

J’habite une villa escarpée, perchée à flanc de coteau comme une chèvre. Une chaise attelée de deux coureurs me descend à la ville. Je ne peux m’habituer ni à leur souffle rauque, ni à leurs crachats et je les crois tuberculeux. Mais tout le long du chemin sinueux les Chinois rencontrés crachent aussi et la poussière est telle que je finis par cracher moi-même ce qui, au lieu de me rassurer, m’inquiète.

Hong-Kong n’est qu’à une journée de bateau de Canton. Je m’embarque ce matin-là de fort bonne heure.

— Temps moins chaud, m’avait dit mon boy en me réveillant. Pluie.

Est-ce vraiment de la pluie ces myriades d’étincelles qui, sur le pont, s’éteignent en tombant ?

Gonflé par la crue, le Si-Kiang, entre des rives souvent invisibles et toujours brouillées, roule d’interminables flots bilieux. Je regarde cette immense nappe qui, de l’ocre au citron, est inlassablement jaune. Une fiévreuse odeur monte que je respire malgré ma cigarette. J’essaie de lire, il fait trop chaud. Enfin, je m’endors.

À peine réveillé, je constate que nous approchons de Canton. L’eau rétrécie s’anime et peu à peu j’ai l’impression non plus d’un fleuve, mais d’un boulevard d’eau, tant la grande avenue liquide est maintenant encombrée. Des milliers de jonques, leurs mâts de fibre au garde-à-vous, bordent les deux rives entre lesquelles vont et viennent des barques, des canots, des voiliers, des petits vapeurs, des chalands. Parfois, une jonque antique en forme de galère embellit le fleuve de sa noble proue chamarrée.

Sur tout cela s’affairent des corps cuivrés et à demi-nus, des blouses bleu pastel ou bleu noir, des haillons, des cottes couleur lavande, quelques robes noires ou vert jade dans un flot de robes claires, mais l’ensemble reste bleu, la couleur de la plèbe chinoise : la couleur républicaine. Les premières maisons apparaissent et les premiers canaux.

— C’est dans ces canaux que les bateaux se réfugient en cas de typhon, m’explique mon obligeante voisine.

C’est une dame entre deux âges, une commerçante de Hong-Kong. Elle parle un anglais un peu rauque avec un accent portugais. Sans doute a-t-elle une aïeule chinoise, une ou plusieurs ? Chaque visage, sur ce bateau, est un puzzle ethnique.

Je lui demande :

— À Hong-Kong, les typhons sont d’une violence extraordinaire, n’est-ce pas ?

— C’est horrible. Il faut avoir vu cela pour y croire. L’un des plus atroces a sévi il y a quelques années. J’étais bien jeune, mais aujourd’hui encore je ne puis en parler sans effroi. Vous connaissez le Palace, qui est à sept minutes à pied du port ? Eh bien, en une seconde, le typhon a transporté dans le hall de l’hôtel un cuirassé qui mouillait dans la baie. Mais si vous racontez cela en Europe, on ne vous croira pas.

Cependant le bateau accoste. Je débarque. Un jeune homme m’attend.

— Je suis le vice-consul, me dit-il. Mon patron est précisément à Hong-Kong. Les officiers de la canonnière vous offrent l’hospitalité. Et si vous avez faim.

— J’ai déjeuné, dis-je. Ce que je voudrais, c’est une douche. De ma vie, je n’ai eu plus chaud.

De la douche coule une eau tiède, jaune et pleine de relents. Les moustiques humides de fly-tox sont sans doute mithridatisés car ils se mettent à voler avec leur insistant petit bruit de fièvre. Piqué à la joue et au poignet, je me rhabille à la hâte et sors.