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Le Dragon blessé/Tribulations d’une Américaine en Chine

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 133-143).

Tribulations d’une Américaine
en Chine



Évidemment, la bizarre aventure de ce déjeuner aurait pu se dérouler ailleurs qu’à Pékin, mais je ne sais pourquoi c’est toujours à Pékin que les choses singulières se passent. Les hivernants y sont spéciaux. L’on n’habite point Pékin pour la seule raison que le prix de la vie y est modique. Européens ou Américains qui y séjournent offrent tous quelque chose d’original et sans aller jusqu’à prétendre, comme Panchito, que chacun d’eux est « timbré », il est certain qu’ils sont pour la plupart un peu étranges.

Ce matin-là, j’avais rendez-vous au club avec des camarades et des jeunes femmes, Parmi lesquels Panchito précisément et Mrs Geraldine Harway qui nous conviait à déjeuner. C’est une jeune Américaine qui, honteuse de ses joues roses, a l’air le soir, se poudrant de vert, d’être baignée par la lune et, dans la journée, semble éclairée par un soupirail de cave parce qu’elle se badigeonne de gris. Tout cela qui abîmerait n’importe quel visage ne parvient pas à enlaidir le sien. Elle a été mariée deux fois, est en instance de divorce, dévalise les antiquaires, vient d’acquérir un temple sur une colline, veut acheter un palais à Pékin et, vu le bon marché de la vie, ne parvenant point à dépenser ses revenus, s’imagine qu’elle devient économe.

Je la trouve au bar, juchée sur un tabouret et entourée de nos amis. En m’apercevant, elle s’écrie :

— Une grande nouvelle : j’ai trouvé ma maison, un rêve. C’est là que nous déjeunons et l’on y mange très bien.

Je lui demande :

— Vous êtes déjà installée ?

— Hélas ! non, mais mon futur propriétaire m’a invitée, — j’ai oublié son nom. Je lui ai dit que nous serions quatre, mais deux de plus, cela n’a pas d’importance.

— C’est un Chinois ?

— Non, un Européen. Il a fait installer le chauffage central, des salles de bains. C’est le confort le plus moderne dans des amours de pavillons anciens.

Comme je félicitais Geraldine, elle murmura :

— La seule chose qui m’ennuie, c’est que nous sommes aujourd’hui le 3 juillet et que le 3 est un jour néfaste pour moi. Nous nous moquâmes gentiment d’elle et nous engouffrant dans une Packard, traversâmes le quartier des légations, le boulevard Ha-ta-men, roulâmes vingt minutes dans le quartier tartare. Enfin l’auto s’arrêta devant une ruelle étranglée entre deux murs de pisé.

C’est le charme de ces douteuses venelles de Pékin que d’y rencontrer soudain, entre deux masures, une précieuse porte de laque derrière laquelle on devine une habitation élégante et des jardins. Sommes-nous attendus ou plutôt le sommes-nous encore ? Il est près de deux heures et l’on tarde à nous ouvrir.

— Master pas encore rentré. Moi lui téléphoner, lui venir tout de suite.

C’est enfin un boy qui, le yang-pi franchi, nous fait traverser deux court-yards et, au bout d’un troisième, nous introduit dans un clair salon. Enchanté, je contemplai la pièce : à la lettre le jardin entrait par les fenêtres. Sur les appuis, les fleurs des vases se mêlaient aux branches en liberté. À notre entrée, des oiseaux surpris s’envolèrent puis, rassurés, revinrent se poser. Sur les murs blancs, entre deux paysages de Yang-Roe, un exquis pastel me fascina, un portrait de jeune femme : vingt ans peut-être, à coup sûr moins de vingt-cinq, très blonde, très pâle, l’air maladif et un sourire résigné. Chose curieuse, ce portrait me rappelait un souvenir, mais lequel ?

— Voilà le teint que je voudrais avoir, soupira Geraldine.

— C’est un charmant portrait, dis-je. Il me semble que j’ai déjà vu le modèle.

— C’est la femme de notre hôte. Non, continua Geraldine, ne souriez pas avec satisfaction, nous ne déjeunerons pas avec elle : elle est morte au cours d’un voyage aux Indes. Son mari l’a fait incinérer. Il a eu un atroce chagrin, ils n’étaient mariés que depuis deux ans.

— Il y a longtemps de cela ?

— Cinq ans. Il est venu s’établir ici, a acheté cette maison. Il hésite encore à me la louer, mais je compte le décider aujourd’hui. Panchito, le jeune attaché de Bolivie, étouffa un bâillement :

— C’est la faim, grogna-t-il. Vous croyez qu’il nous attend à déjeuner ? Le boy nous l’a dit : il n’est même pas chez lui.

Geraldine nous rassura :

— Il a horreur de déjeuner seul, et comme nous étions en retard, j’imagine qu’il a dû sortir pour déjeuner au restaurant. Il est un peu neurasthénique depuis la mort de sa femme.

— En tout cas, maugréai-je, le déjeuner sera immangeable.

— Plus un déjeuner chinois attend, Meilleur il est.

Nous nous retournâmes : le maître de Maison venait d’entrer.

Il parlait l’anglais avec un accent que je ne définis point. Il avait un aspect nordique. Il était grand, encore jeune — trente-cinq ans peut-être, — il avait les tempes dégarnies, un visage creusé et sous les yeux, qu’il avait très bleus, des cernes violets. Geraldine nous présenta, mais ne révéla point le nom de notre hôte et pour cause. À défaut de savoir son nom, j’aurais voulu connaître au moins sa nationalité.

— Ne vous ai-je point vu chez moi, à Constantinople ? me demanda-t-il soudain. Ce n’était pas possible qu’avec cette figure-là il fût Turc. Je le regardai, indécis.

— Chouvalavof. Serge Chouvalavof. Et soudain, je me souvins : le Croissant doré, ce restaurant tenu par un jeune émigré russe, où l’on dansait le soir et qui était le cabaret en vogue. Et ce pastel de femme, comment n’en avais-je pas identifié plus tôt le modèle : une jeune fille russe qui, déjà à ce moment-là, avait l’air malade et que Chouvalavof ne quittait pas.

— Oui, mon cher, j’ai gagné pas mal d’argent là-bas, j’ai vendu mon affaire presque au lendemain de votre départ. Je suis allé aux Indes avec ma femme et puis…

Il regarda le portrait. Un petit silence pénible régna que par bonheur interrompit l’entrée solennelle de deux boys en robe de soie blanche. Allait-on enfin annoncer le déjeuner ? Non, ce n’étaient que les cocktails.

— Croisset, venez avec moi, me dit Géraldine, vous verrez comme la chambre à coucher est jolie.

Il est bien rare que dans les demeures chinoises les chambres où l’on dort soient dans le même pavillon que les appartements où l’on reçoit. Nous traversâmes une cour où, dans une fontaine affleuraient des lotus et arrivâmes dans la chambre.

Aucun tableau aux murs, sauf la réplique exacte du portrait de jeune femme aperçu dans le salon et qui voisinait avec Une icône. Sous le portrait, une table de toilette garnie de brosses précieuses, d’un Poudrier de cristal que fermait un couvercle d’argent ciselé ; d’autres objets étaient disposés, trop féminins pour un homme et, devant cette table, inattendu, Un prie-Dieu.

— Drôle de table de toilette, dis-je à Géraldine.

— N’est-ce pas ? s’écria celle-ci. Chouvalavof est un tel original ! Voyez-vous, reprit-elle en s’arrangeant les cheveux, quand la maison sera à moi je déplacerai le lit, je ferai repeindre les murs, mais je voudrais tant garder ces objets de toilette qui sont exquis ! J’en ai parlé à Chouvalavof, mais il a fait une drôle de tête et je n’ai pas insisté. Pourvu qu’il signe le bail aujourd’hui, poursuivit-elle : je n’ai jamais désiré un homme comme je désire cette maison !

Cependant Geraldine ouvrit son sac, le visage soudain bouleversé :

— Ma poudre ! Cette maudite ama a oublié de mettre ma poudre grise dans mon sac. Qu’est-ce que je vais faire ?

— Vous vous en passerez, dis-je. Vous n’en avez aucun besoin, vous êtes bien mieux avec vos joues roses.

— J’ai horreur des joues roses, me répondit-elle sèchement. C’est tellement vulgaire. Brusquement, elle eut une exclamation joyeuse.

— Vous avez retrouvé la poudre ?

— Non, mais regardez donc, me répondit-elle en me montrant le poudrier. Depuis que je suis à Pékin je cherche en vain cette poudre-là : elle est exactement de la couleur que j’aime.

En effet, dans le bol de cristal une poudre grise, un peu terne, s’amoncelait. Geraldine se précipita dans le cabinet de toilette, en revint avec un morceau d’ouate qu’elle plongea dans le poudrier et commença à se barbouiller la figure.

Soudain, nous entendîmes une exclamation horrifiée et nous nous retournâmes, inquiets : c’était Chouvalavof. Tout pâle, la main tremblante et l’index pointé, il indiquait la boîte de cristal, regardant tour à tour la table de toilette où la poudre grise s’éparpillait et Geraldine qui, machinalement, secouait encore le morceau d’ouate.

— Malheureuse, s’écria enfin Chouvalavof, qu’est-ce que vous avez fait là ? C’est ma femme !

Geraldine, ahurie, ne comprit pas tout d’abord, mais à mes yeux tout s’expliquait. Cette table de toilette sous le portrait, c’était celle de sa femme, ces objets trop délicats pour un homme lui avaient appartenu, et c’est devant ces reliques intimes et cette cendre humaine que Chouvalavof, Pour se recueillir, s’agenouillait sur le prie-Dieu. Peu à peu, la vérité se faisait jour dans l’âme de Géraldine et une expression de dégoût qu’elle ne parvenait pas à dissimuler se lisait dans ses yeux effrayés.

— Vous ne voulez pas dire, articula-t-elle enfin, que j’aie mis sur mon visage les cendres de votre femme ?

Trop bouleversé pour parler, Chouvalalof se borna à acquiescer de la tête. Géraldine se précipita dans le cabinet de toilette, nous entendîmes un bruit d’eau, tandis qu’avec des mains frémissantes encore Chouvalalof recueillait pieusement sur la table la cendre répandue et la restituait à son urne singulière.

Enfin, Geraldine reparut. N’ayant plus de fard, elle aurait dû être rose, ce qui était son teint normal, mais cette fois, véritablement, elle était grise.

— Je suis désolée, dit-elle enfin en regardant Chouvalavof qui, recouvrant peu à peu son sang-froid, grimaçait un faible sourire, mais avouez que je ne pouvais pas deviner.

Nous passâmes à table : aucun de nous trois n’avait plus faim. Une gêne pesait que Geraldine et moi étions seuls à nous expliquer. Je me souviens qu’à un certain moment je passai le sucre en poudre à Mrs Harway et qu’elle le refusa avec une sorte de terreur.

Enfin, les boys servirent le café au salon.

— Comment se fait-il, s’écria Panchito dont l’appétit résiste à toutes les atmosphères, que vous et Geraldine qui aviez si faim n’ayez rien mangé ?

Geraldine eut un sourire douloureux. Néanmoins, le visage lavé d’eau fraîche, elle était redevenue rose et je vis qu’elle Se regardait dans la glace avec un certain soulagement. Au moment de partir, elle demanda à Chouvalavof :

— Alors, ce bail, voulez-vous que nous le signions tout de suite ?

Mais notre hôte s’inclina sans répondre.

— C’est raté, me déclara Geraldine en sortant. Le chiffre 3 ne m’a jamais réussi. C’est ainsi que Geraldine fut frustrée de la maison de ses rêves. Elle en a gardé quelque mélancolie mais cela ne se discerne point, car elle a changé la couleur de sa poudre.