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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/01/02/03

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III

BYRON.

Il sied de prendre gaîment les choses gaies et de considérer l’influence de Byron sur Dumas comme une des contrariétés les plus plaisantes qui se puissent rencontrer dans l’histoire littéraire.

Éloignez-vous un peu, et encore un peu ; placez-vous à gauche : c’est le point d’où il faut considérer ce portrait exécuté par Devéria en 1831. Comment, vous ne le reconnaissez pas ? Et qui le reconnaîtrait sans être averti, avec ce front ténébreux, ces yeux perdus, et ce teint blême ? Ce n’est ni Werther, ni René, ni Manfred, mais notre demi-nègre, Alexandre fils d’Alexandre, le vigoureux rejeton du Diable noir. Mais cet air désespéré qui assombrit cette bonne face sensuelle ? Voilà justement le masque, le masque de Byron, démoniaque, titanesque, satanique. Rions-en, je vous prie, comme il s’en amusait lui-même, quelques années après : « Ce masque devait tomber peu à peu, et laisser mon visage à découvert dans les Impressions de voyage. Mais, je le répète, en 1832, je posais encore pour Manfred et Childe Harold[1]. » — À la pâleur près : mademoiselle Mars n’osait être pâle ; Dumas ne pouvait. Il n’a jamais réussi à souffrir de la poitrine, bien qu’il s’y soit exercé. Sa fatale santé était exempte du moindre malaise[2]. Fâcheuse posture pour avoir l’âme désolée, perverse, ou d’un dandy. Au fond du dandysme, il y a souvent de la migraine ou pis. Le malheureux digère vaillamment ; il est plein d’une vigueur désolante ! Du corsaire il possède l’encolure : mais il est employé de bureau.

Et pourtant, Byron s’impose à la mode littéraire ; il faut le goûter, et en avoir l’air. Byron exprime à sa façon et dans sa sphère l’esprit de révolte que souffla parfois Shakespeare et la misanthropie qu’exhala Rousseau. Byron est doué du génie d’aventures ; il y a dans sa poésie et sa vie de l’énigme, de l’incompris, du merveilleux, de la légende. Il est à la fois « Prométhée et Napoléon[3] ». Le Giaour complète René et Werther. Que la popularité de Byron soit un signe de l’intelligence profonde que le public français d’alors en a pu avoir, je n’oserais l’affirmer. Il symbolise à ce moment, dans la république des lettres, par un singulier contresens, l’âme de la société moderne et des nouvelles couches. Or nul génie ne souffrit d’une fièvre plus aiguë d’aristocratie. Musset mis à part, qui a plus d’un trait commun avec lui, on s’étonne que les petits-fils de Figaro se reconnaissent en lui. Ou plutôt, ils croient s’y reconnaître : le portrait les flatte. Ils sont déjà dans le plein de leur morgue bourgeoise. Puis, Byron est un voyageur de génie ; et il a pensé délivrer la Grèce. Les enfants de la Révolution, des guerres de l’Empire ont rencontré leur poète. Dumas salue en lui un « apôtre », un « prophète », un « martyr[4] ». Il en prend le masque, comme on porte le deuil d’un riche collatéral ; il l’impose à ses personnages pendant un temps. Mais ne jugeons pas les gens sur l’apparence ; ce n’est là qu’une attitude, un jeu de physionomie. On a dit toute l’influence du Giaour sur Antony. On l’a dite, au point de l’exagérer. Elle ne va pas plus loin qu’un certain vocabulaire et quelques gestes. À en juger d’après ses drames et même sur ce qu’il a écrit de Byron, Dumas l’a senti médiocrement et peu compris. Le moyen qu’il n’en fût pas ainsi et que la poésie byronienne agît profondément sur cette populaire nature, nullement dilettante, toujours en belle humeur, en fermentation, dans la fougue d’agir et la joie de vivre ? Il conte que, dans son château de Monte-Cristo, il baptisa un de ses singes du nom de Potich, anagramme de Pichot, l’honnête Pichot qui traduisit Byron[5]. C’est l’épilogue de la crise satanique : et il est plutôt gai, le singe ne passant pas pour un animal désolé.

Il me paraît que Dumas a surtout vu dans cette poésie de belles têtes de drame, et dans le Giaour un Bocage ou un Mélingue accompli. « Son front sombre et surnaturel est couvert d’un noir capuchon. L’éclair que lance parfois son regard farouche n’exprime que le souvenir d’un temps qui n’est plus ; quelque changeant et vague que soit son regard, il effraye souvent celui qui ose l’observer. On y reconnaît ce charme qui ne peut se définir et dont l’ascendant est irrésistible[6]. » Voilà l’homme fatal : et c’est bien lui, son regard, et son attitude, à l’écart, dans un salon mondain, qui a bouleversé l’imagination et les sens d’Adèle. En voici un autre encore plus fatal, exotique, et moderne. Il est selon Devéria, ou Devéria selon lui. «… Conrad n’avait rien qu’on pût admirer dans ses traits, quoique son sourcil noir protégeât un œil de feu ; robuste, sa force n était pas comparable à celle d’Hercule, et il y avait loin de sa taille commune à la stature d’un géant ; mais, sur le tout, celui qui le regardait plus attentivement distinguait en lui ce quelque chose qui échappe aux regards de la foule, ce quelque chose qui fait regarder encore et excite la surprise sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi. Le soleil avait bruni ses joues ; son front large et pâle était ombragé par les boucles nombreuses de ses cheveux noirs. Le mouvement de ses lèvres révélait des pensées d’orgueil qu’il avait peine à contenir… Le froncement de ses sourcils, les couleurs changeantes de son visage causaient un indéfinissable embarras à ceux qui l’approchaient, comme si cette âme sombre renfermait quelque terreur et des sentiments inexplicables… Il y avait dans son dédain le sourire d’un démon qui suscitait à la fois des émotions de rage et de crainte ; et là où s’adressait le geste farouche de sa colère, l’espérance s’évanouissait, et la pitié fuyait en soupirant[7]. » Ce sourire amer, rebelle, athée, qui rappelle celui de Méphistophélès et nous rapproche du Franz des Brigands, ce sourire s’est imprimé dans l’imagination de Dumas, et peut-être pourrons-nous dire : des Dumas. Fatal ou ironique, démoniaque ou un peu hautain, c’est celui d’Antony, de d’Alvimar et de Buridan, comme aussi, modifié et transformé par le temps et les mœurs, le petit sourire supérieur, dédaigneux, avec une nuance d’incrédulité, qui arme les lèvres d’Olivier de Jalin, de l’ami des femmes et de M. Alphonse.

Tout de même la contrariété est piquante de ces héros de Dumas à la fois pâles et flamboyants, avec leur rictus satanique et leur sensibilité déchaînée, qui sont tout expansion et tout explosion, et qui affectent les regards, les postures, les gestes empreints d’une fatalité mystérieuse. Pourtant ils ne font mystère ni de leurs passions, ni de leurs désirs, ni de leurs appétits, oh ! non. Mais ils ont jugé la vie, la société, ils en détestent les entraves, les contraintes, ils se redressent contre le cant français, dont il ne semble pas qu’ils aient trop à se plaindre. Ils « habitent dans leur désespoir », et surtout dans celui des autres, qu’ils trouvent plus confortable ; leur existence est « une convulsion[8] », mais naturelle et douce, et ils y prennent volontiers leur agrément. L’angoisse de Manfred est écrite sur leur visage ; ils sont des « lions », mais non pas « seuls comme le lion[9] » ; aux heures où la grimace et les paroles deviennent superflues, alors ils se reprennent à vivre furieusement, ils ne semblent plus du tout des « citoyens ennuyés du monde[10] ». Au fond, ils ont foi en « la vie naturelle[11] », c’est-à-dire en leurs plaisirs, en leurs sensations, et même ils croient au bon Dieu, malgré leurs fanfaronnades d’athéisme[12]. Lorsque Buridan, après une nuit d’orgie et de voluptés, se retrouve en présence de Marguerite et répond à cette question : « Vous n’êtes donc pas de Bohême ? » par ces paroles d’un homme dont la croyance a déserté l’âme : « Non, par la grâce de Dieu ; je suis chrétien, ou plutôt je l’étais ; mais il y a longtemps déjà que je n’ai plus de foi, n’ayant plus d’espérance. Parlons d’autre chose[13] … », il est manifeste que le capitaine veut nous en imposer, ou qu’il a mal dormi. Qui s’attendait à découvrir en cet aventurier quelque snobisme ?

C’est le mot. Il y a plus de snobisme que d’intelligence de Byron dans l’admiration, et surtout dans les imitations de Dumas[14]. Le dandysme l’a étonné. À Venise, il a recueilli la tradition orale ; il a vu une ancienne maîtresse du poète mort ; il lui a parlé ; il se sent plus poète lui-même [15]. Il sait qu’en Italie Byron attelait à quatre : il a naïvement noté toutes les excentricités de son idole. Il écrit dans la première scène de Teresa une longue tirade sur Venise et la fragilité des gloires humaines : « … Oui, quelques Vénitiens se souviennent encore peut-être d’avoir vu passer par leurs rues un étranger hautain, au front pâle, qu’on appelait Byron ; ils se souviennent de lui, non parce qu’il est l’auteur du Corsaire et de Childe Harold, non qu’il soit pour eux une espèce d’ange rebelle et déchu, sur le front duquel Dieu a écrit du doigt : Génie et Malheur ; mais parce que, dans une ville où la race en est presque inconnue, il conduisait avec lui quelques superbes chevaux qui l’emportaient au galop sur les dalles humides de la place Saint-Marc[16]… » Il faut reconnaître que l’auteur de Désordre et Génie n’admire pas Byron d’une façon très différente. Il a pris l’empreinte de ce curieux visage, plutôt que la mesure de cet esprit. Après Catherine Howard, le masque tombe, l’homme reste, qui est une force, et pas du tout un ange, ni rebelle ni déchu. Il ne « suspend pas Manfred sur les abîmes[17] » ; il l’accroche aux espagnolettes du quartier des femmes.

  1. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxii, p. 133
  2. Voir ci-après, p. 300, note 1.
  3. Mes mémoires, t. IV, ch. xciv, p. 82.
  4. Mes mémoires, t. {{rom-maj|IV]], ch. xciv, p. 82.
  5. Histoire de mes bêtes, ch. ii, p. 11.
  6. Le Giaour, p. 63, col. 1. Traduction Pichot. Paris, Ed. Ledentu. 1838.
  7. Le Corsaire, chant I, ix, p. 90, col. 1.
  8. Manfred, I, sc. i, p. 358, col. 1. « C’est une convulsion, mais non pas une vie naturelle, »
  9. Manfred, III, sc. i, p. 345, col. 2.
  10. Le Pèlerinage de Childe Harold, chant II, xxi, p. 160, col. 1.
  11. Voir p. 78, note 2.
  12. Voir ci-dessus, p. 13, note 3. Cf. préface des Brigands, p. 5. « C’est aussi le grand genre d’aujourd’hui de donner carrière à son esprit aux dépens de la religion, si bien qu’on ne passe plus guère pour un génie, si l’on ne laisse son satyre ivre et impie fouler aux pieds les plus saintes vérités qu’elle enseigne »…
  13. La Tour de Nesle, II, tabl. IV, sc. ii, p. 38.
  14. Voir ci-dessous, p. 300.
  15. Mes mémoires, t. IV, ch. xcv, pp. 88 sqq. et surtout xcvi, p. 104.
  16. Teresa (Th., III), I, sc. i, p. 136.
  17. La Confession d’un enfant du siècle, ch. ii, p. 14. Cité par Dumas dans Les morts vont vite, t. II, Alfred de Musset, p. 152.