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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/07/02

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II

L’HISTOIRE DANS « CATILINA ».

Catilina avait déjà tenté Crébillon et Voltaire. Un sujet romain appartient à l’histoire ; le théâtre s’y doit soumettre. Et c’est d’abord pourquoi je choisis celui-là. Qu’on ne me reproche point de descendre un peu avant dans la carrière de Dumas. On n’oubliera pas que Catilina parut le 14 octobre 1848, un an après la Reine Margot, qui inaugurait le Théâtre-Historique. Si l’on prend garde que Dumas faisait fonds sur cette pièce pour soutenir son entreprise, que Maquet, historien, y collabora, que cette année 1848 est une date de notre siècle, que Catilina se perd où Napoléon III va réussir, on reconnaîtra que sujet, auteurs, public, tout était tourné vers l’histoire, en un drame de conjuration, à cette heure de notre révolution troisième.

De Crébillon nous n’avons point affaire. Mais nous ne saurions omettre Rome sauvée ; car c’est une tendance de la critique, en ces derniers temps, de faire dériver le drame des tragédies de Voltaire. Cette pièce, en répandant le jour sur la formule de Dumas, nous montrera les procédés contraires et l’infranchissable distance de ceci à cela. Voltaire, au moins, n’a pas mieux connu les sources, ni que Dumas, ni surtout que Maquet. Rome sauvée est d’un excellent humaniste ; je dis excellent, au vrai sens du mot. S’il s’inspire du Jules César de Shakespeare, c’est avec infiniment de précaution[1]. Il assemble le sénat, mais il ne hasarde pas une assemblée du peuple, dût-il amortir sur les lèvres d’un licteur l’effet du « vixerunt » jeté par le consul, en plein forum, aux partisans tumultueux de Céthégus et de Lentulus[2]. De la conjuration Corneille eût fait sans doute un récit ; Voltaire se risque à en mettre un ou deux épisodes sur le théâtre, mais avec modestie. Il esquisse quelques tableaux de moeurs, mais d’une sobriété avisée et presque classique. Catilina donne ses ordres, prend ses mesures, non plus dans la coulisse, mais toujours un peu à la cantonade. De fait, il parle plus qu’il n’agit. La séance historique du sénat où fut prononcée la première Catilinaire n’a pas effrayé l’auteur. Il s’y essaye au quatrième acte, et tout de même il l’esquive, il l’émiette en courtes oraisons. Ce n’est plus Cinna, et ce n’est ni Jules César ni le drame,

Voltaire risque timidement la vérité du spectacle. Il ne se restreint plus à la peinture des caractères, et pour cause. L’action du drame, il n’ose ; la psychologie, il ne peut. Il peint les mœurs par la parole ; il insinue et commente les textes historiques eu des discours. Si César et Catilina se rencontrent et s’adressent des tirades tout imprégnées des livres anciens, Voltaire estime que la scène fera plaisir à tout le monde et la dénomme « un tableau fidèle » de l’histoire romaine[3]. Ce tumulte des mœurs et des ambitions se traduit au théâtre par un assaut de sermons. Voyez-les paraître, Cicéron, Caton, Catilina : ils en ont tous un à placer. Il suffit que les mots consacrés y figurent pour que la scène soit historique et l’histoire scénique ! « Ne me faites point de procès, écrit l’auteur à d’Argental à propos de la scène vii de l’acte I. C’est précisément ce que Cicéron a dit de son vivant[4]. » Il est vrai que, de son vivant, Cicéron a prononcé ces paroles en plein sénat, et non pas en tête à tête ni au tournant d’une galerie, et qu’ainsi reprise* et commentées, elles perdent bien un peu de leur caractère vrai.

En des conjonctures où les historiens rapportent que de part et d’autre les hommes d’action ne se ménageaient point, les propos sont « forcenés », plus que les complots[5]. Même Catilina montre quelque lenteur, qui n’est pas sans effet sur la pièce. Au IIIe acte (sc. i) il en est encore à demander : «Tout est-il prêt ?» Et il semble qu’il ait trop raison quand il dit :

Va, mes desseins sont grands autant que mesurés[6].

Le moment même de la crise que Voltaire choisit est un indice. Cicéron est consul ; le salut de Rome est en jeu ; les soldats de Catilina vont s’emparer de Préneste[7]. L’auteur ne s’embarrasse ni des préliminaires, ni des élections. Il est fidèle aux procédés de la tragédie. César gagne une bataille juste dans le temps que se débitent les répliques du milieu de la scène iii du Ve acte. Cet acte, à vrai dire, n’est qu’une fenêtre ouverte sur l’avenir de Cicéron et l’ingratitude des démocraties : de fait, l’action, si action il y a, s’arrête avec le IVe. En sorte que c’est par ce qu’ils disent et non par ce qu’ils font que ces Romains raniment l’histoire.

Les seuls personnages qui agissent sont de fantaisie pure. Aurélie, qui se tue en plein sénat comme les Girondins de Dumas devant le Tribunal de la Terreur, n’apparut pas d’abord telle aux yeux de Voltaire. Entre 1750 et 1752 il s’est ravisé, selon son habitude. La première figure était douce et tendre, destinée à mademoiselle Gaussin ; celle-ci est plus énergique, en l’honneur de mademoiselle Clairon. Elle joint l’action aux paroles ; elle fait le personnage d’une Lucrèce, au lieu qu’elle fit, au dire de Salluste, tout le contraire. Catilina veut sauver le fils qu’il a d’elle, tandis que les historiens nous affirment qu’il était soupçonné d’avoir tué son fils d’un premier lit peur épouser cette femme[8]. J’accorde que l’histoire n’est pas très intéressée en ces affaires. Pourtant qui ne voit qu’au fond Rome sauvée est l’apologie de Cicéron, c’est-à-dire de l’éloquence ; qu’en ce sens et dans cette mesure elle est « romaine, et non française »[9], étant tout entière orientée vers le couplet du Ve acte :

Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire[10],


que Cicéron y possède toutes les vertus[11], et que Voltaire en eût fait même un grand général, s’il avait pu — et si ce suprême mérite n’eût contrarié la tragédie historique, mais surtout éloquente, d’un humaniste, mais non pas d’un dramatiste ?

Le drame de Dumas est français et populaire d’abord, historique par surcroît, et tout justement au rebours de Rome sauvée. Il domine et asservit l’histoire, et la viole à force de la vouloir ressusciter. Il y a plus, dans l’œuvre de Dumas et Maquet, de ce qui illumine une époque. Ce n’est pas assez de dire que les textes ont été lus ; on les a dépouillés, sinon avec la perspicacité critique de Mérimée, tout de même avec une rare curiosité Imaginative. Salluste a plus fourni que Cicéron ou Plutarque, mais seulement parce que Catilina sera le protagoniste, et que, sauf dans le Pro Cœlio, Cicéron le noircit trop pour que le personnage ainsi conçu puisse mener à bien une pièce jusqu’au bout. Au reste, tout ce que l’histoire a pu offrir de détails propices à la mise en scène : décor, costumes, vie en plein air, mœurs et atmosphère, a été scrupuleusement utilisé. De ces leçons de choses, qui sont accessoires de spectacle, il y en a beaucoup dans Catilina. On y trouvera les différentes manières de mourir malgré soi : noyade dans un vivier plein de lamproies, et le porte-glaive, et le rétiaire, et le frondeur et l’archer dont la flèche va droit au but[12]. L’existence romaine était quasiment absorbée par les rites, cérémonies, formalités religieuses et autres. Tout cela est mis en œuvre avec adresse, et même avec beaucoup d’insistance, depuis les obsèques et l’oraison funèbre du prologue, l’anneau testamentaire, le soufflet d’affranchissement, jusqu’au souper sanglant de la fin. Il n’est pas jusqu’au nomenclateur de Catilina qui ne parle avec la précision scandée de celui d’Horace :

It, redit et narrat, Vultcium nomine Menam,
Præconem, tenui censu, sine crimine notum[13]

Saluons l’érudition. On en a semé partout, et fort habilement, dans le cadre et parmi le dessin du drame.

Voltaire avait fait, en deux vers, allusion à un scandale indiqué par Salluste, et qui déshonora la jeunesse de Catilina[14]. Il s’assit d’une vestale séduite. Dumas en tire l’intrigue de sa pièce, et prend là son point de départ. Nous aurons un viol comme entrée de jeu : il n’y a pas à faire la petite bouche. Les textes sont pour lui ; il n’invente point. Une vestale, un enterrement, apparition de Sylla , un homme masqué, attentat, meurtre : cela est délicieux, pour commencer. Au surplus, Salluste fournira la fin comme le commencement. N’indique-t-il pas, sous réserves, il est vrai, qu’à la dernière réunion des conjurés, « après avoir prononcé son discours, Catilina, voulant lier par un serment les complices de son crime, fit passer à la ronde des coupes remplies de sang humain mêlé avec du vin ; puis, lorsqu’en proférant des imprécations ils en eurent tous goûté[15]… ? » Tableau shakespearien, dénoûment terrible, puisé aux cancans de l’histoire. Qu’importent les réserves ? Nous aurons la coupe, les imprécations, Pluton, Véjovis, Mânes, sombres divinités[16], etc. Cicéron parle quelque part de la corporation des Taillandiers[17] : ils figureront ; des vétérans de Sylla : nous les verrons, en la personne de Volens : « Serrez les rangs, front[18] ! » L’orateur fait allusion aux soupers, aux veillées, aux orgies de Catilina. Nous en aurons une esquisse, et même deux. Toute cette mise en scène concourt à l’action. Le complot avorté, Catilina nous révélera que c’est la faute aux maîtresses des seigneurs[19]. Suétone conte que Jules César fit présent à Servilie, rnère de Brutus, d’« une perle qui lui avait coûté six millions de sesterces ». Nous aurons la perle, et le billet de Servilie, qui ne nuira pas au succès de Cicéron, par ricochet[20]. Que n’aurons-nous point ? Quelle chose nous sera cachée de cette conjuration mémorable ?

Les personnages semblent revivre des textes mêmes. Catilina était pâle, les yeux menaçants ; les exercices les plus rudes ne pouvaient calmer son agitation. « Jour et nuit infatigable, il ne dort point, il est insensible à la fatigue et à l’insomnie[21]. » On vantait sa vigueur dans les écoles de gladiateurs, quoi qu’en dise Cicéron, qui d’ailleurs se contredit sur ce point[22]. Il faut reconnaître que l’histoire a pour Dumas des complaisances, et que le type qu’elle lui offre ainsi campé est tout à fait selon son talent. Muscles d’acier, nuits d’orgie, c’est Buridan, c’est Kean ; et, comme les excès domptent à la fin les plus énergiques natures, l’hémoptysie suivra l’effort du disque de Remus jeté dans le Tibre[23]. À la bonne heure ! Ce surnom même de Catilina (maraudeur) n’est pas inutile à compléter le personnage… « Mes enfants, excusez Lucius Catilina ; les créanciers ont tordu le cou à sa dernière poule. Aujourd’hui, les croûtes seront dures… mais soyez tranquilles, d’ici à demain je tâcherai d’empaumer quelque imbécile, et nous aurons un festin royal[24] … »

Cicéron traça plus tard, dans l’intérêt de sa cause, un portrait plus favorable ; Dumas s’en empare, dans l’intérêt de son drame[25]. Sergius est fin, adroit ; il exerce une secrète influence, et il a d’autres mérites que son cuisinier ou ses courtisanes. Toutes ses convoitises ne sont pas concupiscences, ni ses plaisirs débauches. Il a l’esprit exalté, ajoute Salluste[26] ; le dérèglement qui apparaît dans ses mœurs se montre dans ses conceptions trop vastes et ses desseins trop grandioses. Il est un socialiste avide de reconquérir sur les sénateurs l’autorité, sur les chevaliers la fortune[27]. Il est indéniable que tout cela est dans la pièce de Dumas, d’abord parce que Maquet l’avait su extraire de l’histoire, comme aussi parce que c’est le type même, l’homme du hasard et des révolutions, que Dumas excelle à faire vivre sur la scène. La physionomie et le rôle équivoques qu’il prête à César se lisent clairement à travers la prose de Suétone[28] ; et, si cet historien entame volontiers les gloires de l’antiquité, cela n’est pas pour déplaire au dramatiste populaire. Plutarque était moins son homme… « César, c’est un Janus : il a deux visages, l’un qui sourit à Catilina, l’autre qui sourit à Cicéron[29]. » On le nomme « bien-aimé fils de Vénus[30] ». Il n’est pas jusqu’au couple Curius et Fulvie, qui ne soit déterré vif des monuments : luxe, embarras financiers, trahison, tout y est, jusqu’aux traits caractéristiques : Curius, amant faible et indiscret, Fulvie, bourreau d’argent et véritablement traître de drame. « Chez lui le défaut de caractère n’était pas moindre que l’audace ; également incapable de taire ce qu’il avait appris (cf. II, tabl. iii, sc. ii, p. 63, et sc. iii, p. 64) et de cacher ses propres crimes. Il entretenait depuis longtemps un commerce adultère avec Fulvie, femme d’une naissance distinguée (cf. II}, tabl. iii, toute la scène i, et surtout pp. 60-61). Se voyant moins bien traité par elle depuis que l’indigence l’avait rendu moins généreux (ibid., p. 59), tantôt il lui promettait monts et merveilles… (ibid., p. 63 : « Eh bien, souhaitez, imaginez, rêvez[31] »…). — Ce n’est pas un couple de figurants, en bordure ; la trahison de Fulvie est confirmée par Plutarque[32] ; et, grâce aux indiscrétions et à la niaiserie de Curius, c’est Fulvie qui fait échec à Catilina et décide la crise que Dumas a dramatisée. Tant il est vrai que dans cette pièce on ne s’avance qu’avec précaution parmi les témoignages de l’antiquité, on ne foule que des documents, on tremble de mettre en doute la véracité d’une tirade ou d’une réplique parla crainte d’être rappelé au respect de quelque écrit authentique : Rome revit toute-puissante et maudite, la Rome de Catilina, tête et sentine de l’univers : c’est l’histoire fidèlement représentée, ranimée, en vie et en action…

Non, ce n’est pas l’histoire. On s’en est adroitement servi, comme d’un trompe-l’œil. De l’époque romaine, qu’il s’agissait de peindre, on n’a reconstitué que l’atmosphère décevante.

Dumas n’a représenté qu’une époque, un moment des siècles, qui est contemporain de Dumas ; à travers les monuments et les textes, il a vu l’âme française telle qu’il l’imagine entre 1830 et 1848 ; même en remontant aux sources, même en devenant « un composé » de Salluste, de Cicéron, de Plutarque, de Valère Maxime, il n’a songé qu’à Antony et à Fourier[33].

Je fais bon marché des tons criards et des transpositions inévitables. Il est certain que le jeune Cicada, citoyen romain des boulevards extérieurs, et qui clame : « Ohé ! les sénateurs ! ohé[34]  ! » nous éloigne des Carènes et même de Suburre. Les archéologues goûteraient médiocrement ce trait d’une érudition gamine : « Ce matin, je me suis présenté chez vous. — À quelle heure ? — À la première[35]. » Plusieurs suffoqueraient, s’ils entendaient le pédagogue dire à ses élèves : « Allons, la dixième heure est criée. Assez de récréation comme cela… Formez-vous deux par deux, et rentrons à la maison[36]. » Ils tiendraient César pour un peu bien moderne, quand il « fait jeter dans les urnes 75 000 bulletins blancs[37] », et il leur paraîtrait tout à fait Girondin dans ses compliments à Fulvie : « Ah ! vous venez aux Comices… C’est d’une bonne citoyenne[38]. » On sait les réjouissants effets qu’ont obtenus par ces procédés les auteurs de la Belle Hélène.

Sur un sujet tout en action Dumas a écrit un drame : en quoi il est plus proche de la vérité. Seulement, dans Catilina, il a repris Richard Darlington, c’est-à-dire une œuvre d’abord conforme à son type d’ambitieux populaire de 1830. Il a mesuré la pièce au type, et le type à la pièce. Fils de vestale, fils de bourreau, viol, séduction, à Rome ou au village d’Arlington, peu importe. Richard et Catilina voient pareillement leur ambition étranglée entre deux femmes, comme, avant eux, Monaldeschi. Nous retrouvons l’époque, l’imagination, la formule de Dumas. Voulant mettre sur la scène l’histoire en action, et non plus en discours, il prend son point de départ avant les élections. Cela est fort bien fait ; nous les verrons à Rome, après les avoir vues en Angleterre. Regardez-y de près ; ne vous arrêtez point à ce brouhaha superficiel de place publique. Où est Rome corrompue, Rome disputée, Rome maudite ? Je ne découvre que ressorts et coups de théâtre à la façon de Richard Darlington ou d’Angèle. Les protagonistes ne s’appellent ni Cicéron, ni César, ni Caton ; ceux-là sont les figurants de l’histoire. À travers ce quatrième acte des Comices, parmi les demi-mesures et les demi-scènes joliment filées de l’habile César qui finit par tromper tout le monde comme en un vaudeville, c’est Fulvie, courtier marron, qui conduit la pièce et décide du salut de Rome, qui s’intrigue, s’évertue et met la main à l’action, Fulvie, c’est-à-dire Tompson changé en femme, le nègre de Fiesque mué en courtisane romaine : personnage historique de fantaisie et de mélodrame. La fortune de Catilina s’échoue contre une ruse de femme et pour un poinçon tombé à terre[39]. Mais cela même, qui est un moyen scénique, porte sa date dans l’œuvre de Dumas et de Scribe.

Les principaux personnages agissent au profit de leur passion. Avec Fulvie, ce sont Aurélia Orestilla, Clinias, Catilina. Or leur passion est toute-puissante, toute moderne et de pure invention, sans nul souci de l’histoire ni de l’antiquité. Événements et types fléchissent à cette nécessité, et dès le troisième acte se déforment. L’une, Aurélia, s’unit d’intérêt avec Catilina et échange avec lui son anneau et sa fortune. Faillite politique, dissolution de société. Faillite morale, jalousie, vengeance. D’une part, c’est le mariage tel qu’il est conçu après la Restauration et le triomphe du Tiers-État (voir le théâtre d’Émile Augier) ; et de l’autre, c’est déjà le drame moral et moderne de l’enfant naturel, et si véritablement que Dumas père attrape par avance le ton de logique positive et rigoureuse de Dumas fils[40]. Clinias qui détient le secret de Catilina depuis le prologue (« Je ne sais pas ton nom, mais je t’ai vu[41] »…) fait le personnage du bon amoureux fidèle, victime dévouée et résignée, chère à nos dramaturges. Même Catilina ne prend réellement part à l’action que lorsque son cœur est en jeu. L’homme qui se glisse, masqué, dans la chambre d’une vestale, avec moins de fracas, mais pour le même objet qu’Antony ; le brigand décidé à mettre le feu aux quatre coins de la ville, qui traîne une bande de gueux accrochés aux plis de sa toge ; Catilina, le débauché, le séducteur, le cynique, l’anarchiste, est tout à coup en proie à une passion terrible, qui l’absorbe au moment qu’il va triompher au Forum, qui l’attire hors de Rome à l’heure même où sa vie se joue[42] : il aime d’un irrésistible amour son fils, qu’il n’a pas vu depuis quinze ans, le fils de la vestale que depuis quinze années Rome entière et lui-même tenaient pour enterrée vivante[43]. Après qu’il a rencontré Charinus, la voix du sang le remue ; il se réjouit ou se désespère à la pensée de sa paternité. Il n’est plus lui-même ; il tourne le dos au Catilina de l’histoire. Il est le drame moderne ; il est bon père et presque bonne mère, selon la formule romantique ; surtout il est père d’un enfant non reconnu, ou connu trop tard, presque selon la formule qui prévaudra après 1852. Que lui veut-on, à présent, avec le résultat des élections ? Il songe à sauver son Charinus. Que nous fait la reprise de la conjuration ? Nous venons de voir Catilina tout attendri sur ce cher Charinus qu’il tient serré dans son giron. La femme jalouse se venge sur l’enfant. Catilina est sans force, étant désormais sans passion. Il meurt, et avec lui périt son entreprise. Et l’on se doute pourquoi Dumas en a fait le protagoniste, au lieu de Cicéron. Du personnage politique il n’avait qu’à moitié souci. Il lui fallait d’abord un héros de drame. La pièce a nom Catilina et se passe à Rome ; elle eût pu se passer à Paris, avec ce titre : Quinze ans après, ou le fils de la religieuse. S’il vous plaît de distinguer nettement, du point où nous sommes, combien Dumas s’attache à l’histoire, revoyez dans Salluste l’amour paternel de Catilina : « … Plus tard, il s’éprit d’amour pour Aurélia Orestilla… Comme elle hésitait à l’épouser, à cause d’un fils déjà grand qu’il avait eu d’un premier mariage, il passe pour constant que, par la mort de ce fils, il fit place dans sa maison à cet horrible hymen[44]. »

J’ai dit avec quelle érudition chaque personnage est physiquement dessiné. Ne nous arrêtons pas aux costumes ni aux masques. C’est un Catilina de 1848 et un Cicéron contemporain qui s’en déguisent. L’histoire romaine de Michelet est récente, où le parti de Catilina passe pour « calomnié[45]  ». Mérimée, dans ses Études sur l’histoire romaine (1841), n’avait pas été inflexible pour Catilina ; et il y retraçait le rôle de Cicéron avec impartialité. Le phalanstérien Fourier est mort depuis 1837 ; mais les utopies sociales lui ont survécu. C’est la seconde forme de l’art humanitaire et de l’imagination romantique. George Sand vient d’écrire des romans mystiques, symbolistes, socialistes, Consuelo (1842); le Meunier d’Angibaut (1845), le Péché de M. Antoine (1847), d’où ni les phrases ni les formules spécieuses ne sont absentes. Catilina a suivi le mouvement. Quand il discute contre Cicéron, c’est une thèse socialiste qu’il soutient.

Le séducteur de la vestale, l’homme aux masques et au narcotique est un discoureur idéaliste[46]. Il s’emporte contre le mot de Guizot : « Enrichissez-vous[47] ». Il fait du vice un droit et de la luxure un luxe égalitaire. Car il est épris d’égalité, de justice. Il se révolte contre les caprices du sort et l’inégalité des conditions humaines devant la mort et les médecins. Il ne parle ni des ateliers nationaux ni des pharmacies populaires ; mais il en a une forte envie, qui se contient malaisément. « La société est mal faite ainsi ; les dieux ont créé l’air du ciel et les biens de la terre pour tous ; il est temps que tous aient part aux biens de la terre et à l’air du ciel[48]… » On connaît l’antienne. Ces folles chimères, Cicéron les répudie et montre à quel point cette « borne qui conservera tout[49] » est sacrifiée en l’esprit populaire de Dumas. M. Tullius déclare que tout est pour le mieux, que les hommes sont frères, que Rome est immuable et « sous la main des dieux » ; il expose sa foi, il écoule ses Tusculanes : « … Deux grands principes luttent l’un contre l’autre depuis le commencement du monde[50] ». Il parle bien, et longuement. Ah ! qu’il avait raison de répondre, tout à l’heure, à Caton qui lui demandait : « De combien de voix disposez-vous ? — De la mienne[51] ». Pois-chiche prêche le principe de l’ordre, exalte le parti de l’honnêteté, tout cela dans la maison maudite, chez la Vestale, où il est venu surprendre Catilina, où, pour conformer ses actes à ses maximes, il va l’assassiner, — n’était un souterrain dissimulé par une trappe, derrière laquelle se tient l’enfant de l’amour, aux écoutes, avec une lampe à la main.

Les documents et les livres asservis à l’imagination de l’heure présente, des personnages avec des noms et des physionomies antiques et les appétits et les rêves d’une époque où Antony aboutit au socialisme de George Sand ; et, pour animer le tout, cette « force vivace » de la passion, qui « bien plus que les combinaisons du génie, fait mouvoir les ressorts des empires, et ébranle ou raffermit le monde[52] » — entre 1830 et 1848 — non, non, ce n’est pas l’histoire : c’en est le roman.

  1. Pour la seconde manière du caractère d’Aurélie, celle de 1752, il emprunte les principaux traits de Portia, femme de Brutus. Cf. Rome sauvée, I, sc. iv, pp. 216-218, et Jules César, II, sc. i, pp. 428 sqq.
  2. Voltaire, Théâtre, t. IV (Garnier frères, Paris, 1877), V, sc. iii, p. 264.

    Eh bien, les conjurés ? — Seigneur, ils sont punis.

  3. Rome sauvée, II, sc. iii, p. 230. Voir n. 1. « Comptez, écrit Voltaire à d’Argental, que la scène de César et de Catilina fera plaisir à tout le monde… Soyez sûr que tous ceux qui ont un peu de teinture de l’histoire romaine ne seront pas fâchés d’en avoir un tableau fidèle. »
  4. Rome sauvée, II, sc. vii, p. 223, n. 1.
  5. Rome sauvée, III, sc.ii, p. 239.

    Vous pensez que mes yeux timides, consternés,
    Respecteront toujours vos complots forcenés.

  6. Rome sauvée, III, sc. ii, p. 237.
  7. Rome sauvée, I, sc. ii, p. 214.

    Mes soldats, en son nom, vont surprendre Préneste.

  8. Œuvres de Salluste, Panckoucke, t. II, Conjuration de Catilina, ch. xv, p. 26 : « … pro certo credilur, necato filio, vacuam domum scelestis nuptiis fecisse ».
  9. Rome sauvée, p. 216, note 1.
  10. Rome sauvée, V, sc. ii, p. 261.
  11. Voir Salluste, op. cit., ch. xxii, pp. 38 et 39. Cf, plus bas, p. 241, n. 1.
  12. Catilina (Th., XV), II, tabl. iii, sc. vii, p. 73, et IV, tabl. v, sc. xxiv, p. 152.
  13. Horace, Épîtres, livre I, VII, vers 54. Cf. Catilina, IV, tabl. v, sc. xi, p. 127. « Publius Pudens, marchand bonnetier dans le vicus Toscanus, chef de centurie. Deux enfants et une fille ; le garçon boîte. »
  14. Rome sauvée, IV, sc. iv, p. 252.

    Ah ! cruel, ce n’est pas la première famille
    Où tu portas le trouble et le crime et la mort.

    Cf. Salluste, op. cit., ch. xv, p. 4. « Jam primuni adulescens Catilina multa nefanda stupra fecerat… cum sacerdote Vestæ. » La vestale se nommait Fabia Terentia ; elle était sœur de Terentia, femme de Cicéron. Pison la fit acquitter, « les suites du rendez-vous n’ayant pas été constatées ». Voir ibid., p. 137, note 51. On pense bien que Dumas n’hésite point à les constater neuf mois après, jour pour jour.

  15. Salluste, op. cit., ch. xxii, p. 38. Il ajoute : « Nonnulli ficta et hæc et multa præterea existumabant ab bis qui Ciceronis invidiam, quæ postea orta est, leniri crcdebant atrocitate sceleris eorum qui pœnas dederant. »
  16. Catilina, V, tabl. vi, sc. viii, pp. 167 sqq.
  17. In Catdinam, I, ch. iv, p. 78.
  18. Catilina, IV, tabl. v, sc. ii, p. 111, et passim.
  19. Catilina, IV, tabl. v, sc. xxi, p. 145 : « Quand nous conspirerons, et que vos maîtresses seront du complot, avertissez-moi, seigneurs ».
  20. Suétone (Coll. Nisard, 1833), C. J. Caesar, ch. i, p. 18, col. 2. Cf. Catilina, I, tabl. iii, sc. xi, p. 53. Pour le billet, il est mentionné par Plutarque, Les Vies des hommes illustres, Caton le jeune, $ 24, p. 605 (trad. Talbot). Cf. Catilina, IV, tabl. v, sc. xv, p. 136. Le billet imaginé par Dumas commence par cette maxime savoureuse : « Dans ma famille on aime la vertu… »
  21. Salluste, op. cit., ch. v, p. 8. « Corpus patiens inediæ , vigiliæ, algoris »… Cf. ch. xxvii, p. 46.
  22. In Catilinam, II, ch. v, p. 130, cf. In Catilinam, {rom-maj|III}}, ch. {rom|vii}}, p. 185.
  23. Catilina, II, tabl. {rom|iii}}, sc. v, p. 65.
  24. Catilina, I, tabl. ii, sc. iii, p. 32.
  25. Pro Cœlio, VI, pp. 340 sqq.
  26. Salluste, op. cit., ch. v, p. 8. « Vastus animus immoderata incredibilia, nimis alta semper cupiebat. »
  27. Salluste, op. cit., ch. xx, pp. 31 sqq. Discours de Catilina, cf. ibid., ch. xxxvii, p. 60. « Nam semper in civitate, quis opes nullae sunt, bonis invident, malos extollunt ; vetera odere, nova exoptant »… Cf. l’avidité des chevaliers, ibid., ch. xxxix, p. 64. Cf. Mérimée, op. cit., p. 272 et passim.
  28. Suétone, op. cit., ch. xiv et xvii, pp. 5, col. 2, et 6, col. 1.
  29. Catilina, II, tabl. iii, sc. x, p. 81.
  30. Catilina, I, tabl. ii, sc. vii, p. 40. Cf. I, tabl. ii, sc. ix, p. 47.
  31. Salluste, op. cit., ch. xxiii, p. 40.
  32. Plutarque, Cicéron, 2 16, p. 152.
  33. Musset, qui avait si finement, mais aristocratiquement, critiqué dans les Lettres de Dupuis et Cotonet l’art humanitaire de l’imagination romantique en 1830, a noté dans Dupont et Durand les utopies sociales où cette imagination se perd aux approches de 1840 :

    Et pour me réveiller,
    Personne à qui parler des œuvres de Fourier !

  34. Catilina, I, tabl. ii, sc. i, p. 25.
  35. Catilina, IV, tabl. v, sc. xi, pp. 129 et 130.
  36. Catilina, I, tabl. ii, sc. i, p. 22.
  37. Catilina, IV, tabl. v, sc. xiv, p. 135.
  38. Catilina, ibid., sc. xv, p. 135.
  39. Catilina, IV, tabl. v, sc. xvii, p. 139.
  40. Catilina, II, tabl. iii, sc. ix, pp. 76-78.
  41. Catilina. Prologue, sc. xi.
  42. Tout l’intérêt de la première moitié de l’acte IV, celui de l’élection, est suspendu par cette disparition de Catilina.
  43. Catilina, III, tabl. iv, sc. v, p. 97.
  44. Salluste, op. cit., ch. xv, p. 26.
  45. Histoire romaine, république, t. II, ch. v, p. 382 (Hachette, 1843).
  46. Catilina, III, tabl. iv, sc. vii, pp. 102-109.
  47. Ibid., p, 105 « … Vous dites à vos partisans : « Travaillez, ménagez, endurez ». Je dis à mes prosélytes : « Prenez, prodiguez, jouissez », etc.
  48. Ibid., p. 107.
  49. Catilina, IV, tabl. v, sc. xiv, p. 135.
  50. Catilina, III, tabl. iv, sc. vii, pp. 108-109.
  51. Catilina, I, tabl. ii, sc. iv, p. 37.
  52. Les Mohicans de Paris, t. I, ch. xl, p. 282.