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Le Féminisme au temps de Molière/Considérations préliminaires

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La Renaissance du Livre (p. 5-20).

1o — CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

La Chambre des Députés ayant voté naguère une loi qui concédait aux femmes le droit de voter, des clameurs de triomphe retentirent dans tous les milieux féministes.

On pourrait faire réflexion que le féminisme a remporté d’autres victoires qui, pour avoir fait un moindre éclat, n’en ont pas moins produit des résultats considérables. Mais il va de soi que l’accession des femmes aux droits politiques pourrait faciliter la réalisation de «  l’égalité des sexes  » devant les lois économiques et peut-être même leur égalité devant le Code civil (ceci, pourtant, sera difficile à obtenir, parce que les principes mêmes du droit de propriété y sont intéressés). En tout cas, il semble bien que, de plus en plus, l’évolution des sociétés modernes les oriente vers ce régime égalitaire.

Si cette évolution est heureuse ou regrettable, ce n’est pas ici le lieu de le discuter. Mais il n’est pas sans intérêt de constater que, contrairement à l’opinion de nombreux militants, partisans ou adversaires, le féminisme n’est nullement d’invention moderne : il n’est point une de ces conséquences imprévues (telles l’aviation ou la T. S. F.) de ce qu’on est convenu d’appeler le Progrès. Il est, je crois bien, éternel ; il progresse ou rétrograde suivant le flux et le reflux de la civilisation et, aussi, suivant les variations de la moralité publique.

Il en est de lui comme de tous les phénomènes moraux ou sociaux, qui partagent les avatars des civilisations humaines, se manifestant, selon les temps, par des actes ou des paroles divers, discordants et parfois contradictoires. Ainsi, le féminisme a pris, au cours de l’histoire, des masques si variés qu’il faut beaucoup d’attention pour y reconnaître toujours le même visage.

Je n’en citerai qu’un exemple.

Lorsque le christianisme institua, puis imposa aux civilisations occidentales le mariage indissoluble, il réalisa une réforme d’un intérêt considérable pour la femme. Celle-ci, selon la loi judaïque et selon d’antiques coutumes païennes, était sujette à la répudiation ; l’indissolubilité du mariage lui apporta la sécurité et, du même coup, l’éleva en dignité ; car, si l’on s’en réfère à la conception chrétienne du mariage, l’épouse n’est plus seulement la génitrice, elle est la compagne et l’associée de l’homme. À cet égard, le christianisme ne se targue pas sans raison d’avoir, dans une large mesure, contribué à l’affranchissement de la femme.

Malheureusement, cette conception théorique n’a prévalu ni dans les mœurs, ni dans les lois. La société, sinon la religion chrétienne, a toujours gardé des trésors d’indulgence pour les maris libertins et réservé toutes ses sévérités pour la femme infidèle. La morale chrétienne a pour première assise le dogme de l’infériorité de la femme dans la hiérarchie familiale, sociale et religieuse. La société chrétienne a continué, en fait, à considérer que la femme n’a d’autre utilité sociale que de perpétuer l’espèce.

Le pater-familias honorait la matrone romaine comme la mère de ses fils : il mettait à la féconder un empressement déférent et un zèle religieux ; c’était là, pour le Romain monogame, un rite sacré, geste auguste ordonné en vue de la permanence de la Gens. Mais la moralité publique ne lui interdisait nullement de chercher, auprès des courtisanes ou des esclaves domestiques, l’apaisement des fièvres que le cruel Amour allumait dans ses chairs.

Le catholicisme eut beau abolir le droit de répudiation et consacrer l’indissolubilité du mariage, ayant conservé le principe de l’infériorité de la femme, il fut impuissant à supprimer la polygamie effective du mari. Celui-ci, il est vrai, continua de contracter avec sa femme un engagement bilatéral de fidélité conjugale ; pratiquement, il s’en libéra, quoiqu’il en exigeât l’exécution de la part de l’épouse. Ses exigences furent codifiées, les lois civiles et religieuses s’accordant sur la nécessité de conserver les principes de la hiérarchie familiale, par crainte de mettre l’ordre social en péril. C’est ainsi que le mariage indissoluble, qui fut à l’origine une institution libératrice, puisqu’il protégeait la femme contre les effets de l’inconstance de l’homme, finit par devenir une cause d’asservissement mutuel, dont l’épouse surtout ressentait les effets. Cette loi de justice et de charité devint, après quelques siècles, une loi d’iniquité et d’oppression.

Il n’est donc point absurde de considérer le divorce comme une victoire féministe, bien que l’homme en tire peut-être, pratiquement, plus d’avantages que la femme.

Si la civilisation est autre chose que la diffusion du bien-être matériel, si elle a une valeur morale, elle n’est sans doute que la lente substitution du régime du droit à celui de la force. Confrontées à ce principe d’évolution civilisatrice, les deux victoires féministes remportées à l’origine et au déclin des sociétés chrétiennes, le mariage indissoluble et le divorce, ne sont, en leur apparente contradiction, que deux effets d’une cause unique.

On peut suivre, donc, les étapes de la libération de la femme, en parcourant les divers stades de la civilisation les revendications formulées, les réformes accomplies, soit dans les mœurs, soit dans la législation, affectent, dans la littérature où elles se reflètent toujours, des caractères divers suivant les époques, c’est-à-dire suivant les conjonctures politiques, sociales, économiques qui les provoquent. Si, aujourd’hui, le féminisme se présente avec un programme plus spécialement politique et des revendications plus précisément économiques ou sociales, il participe des tendances du siècle. En d’autres temps, ses exigences furent d’ordre plutôt intellectuel et moral, et l’objet de ses efforts ne parut guère dépasser le cadre familial. Ce fut le cas pour le XVIIe siècle. Ce qui ne veut pas dire que, même alors, le courant féministe, assez apparent dans la littérature de l’époque, n’eût pas sa source dans des phénomènes d’ordre social et politique.

Ceci mérite quelques explications.

Si nous considérons le règne de Louis XIV dans le cadre de notre histoire intérieure, il nous apparaît comme l’aboutissement d’une longue lutte entre la monarchie et la féodalité. Vainqueur de la noblesse feudataire, le roi l’organise autour de son trône, comme un décor somptueux : pour la désarmer, il la constitue en organisme parasitaire vivant aux dépens du trésor et, ainsi, définitivement intéressé au sort de la monarchie.

Cette politique, en apparence habile, était malheureusement aveugle : le roi ne soupçonnait rien des transformations qui s’opéraient dans la situation économique et sociale de son royaume. Tandis que la noblesse budgétivore se précipitait à Versailles, abandonnant ses terres et se refusant à tout travail utile au commerce ou à l’industrie nationale, la bourgeoisie achetait les domaines abandonnés par les nobles de cour et devenait une puissance terrienne, en même temps qu’elle s’avérait l’unique agent de la prospérité économique et industrielle, l’unique source de la richesse française. Elle ne pouvait manquer d’aspirer à tenir et de revendiquer un jour, dans la société, une place qui correspondît à l’importance de son rôle économique.

Et, en effet, une évolution se manifeste qui, peu à peu, réalise une sorte de révolution sociale. La bourgeoisie tend à devenir la véritable classe dirigeante en France. Elle fournit à la monarchie les plus habiles de ses ministres ; elle impose à l’élite intellectuelle sa pensée, sa morale, ses conceptions d’art. Le temps n’est pas éloigné où cette bourgeoisie, lésée dans ses intérêts et déçue dans ses ambitions, soutenue par les mécontents de la noblesse, organisera un nouveau parti d’opposition à la monarchie centralisée.

C’est une grave erreur de croire qu’elle attendit le XVIIIe siècle pour formuler ses revendications. Sous Louis XIV même, elle sut se faire entendre. Où pense-t-on qu’un Fénelon ait recueilli l’essentiel de ses théories et de ses critiques, sinon parmi les grands financiers, les grands agriculteurs, les grands commerçants, les grands industriels ? La Révolution de 1789 ne fut que le couronnement d’une évolution poursuivie pendant un siècle et demi ; elle fut la crise suprême qui fit passer le pouvoir politique aux mains de la bourgeoisie, depuis longtemps classe dominante dans l’ordre économique.

Mais, si celle-ci, au cours du XVIIe siècle, impose à la noblesse son art, sa philosophie ; si elle provoque l’aristocratie intellectuelle à épouser ses programmes économiques, puis ses théories sociales, elle emprunte, par contre, à cette même aristocratie, sa conception du bonheur.

La littérature du temps nous indique assez clairement que les bourgeois enrichis ne songèrent d’abord qu’à vivre en gentilshommes. Ce fut leur première ambition et, si j’ose dire, la première de leurs revendications. De même, aujourd’hui, le prolétaire que les circonstances élèvent à la fortune se hâte de vivre en bourgeois.

Et nous avons vu paraître au théâtre Les Nouveaux Riches, comme les contemporains de Molière avaient vu jouer Le Bourgeois Gentilhomme.

Ces considérations expliquent l’extraordinaire développement de la vie mondaine au commencement du XVIIe siècle et, sous le règne de Louis XIV, sa rapide expansion à tous les échelons de la bourgeoisie.

Or, dans la vie mondaine, la femme occupe une place prépondérante : elle est l’âme du salon, elle y règne en maîtresse souveraine. Le gentilhomme devenant oisif, déjà sous Richelieu, a éprouvé le besoin de venir « tuer le temps » auprès des dames de son monde. Est-il besoin de répéter ce qu’il gagna au contact des ruelles ou quelle influence morale exerça l’hôtel de Rambouillet sur toute l’aristocratie française et, par répercussion, sur tout le mouvement littéraire de la première moitié du XVIIe siècle ?

Mais la femme y gagna aussi, en indépendance, peut-être plus encore qu’elle ne donna lorsqu’elle communiqua au courtisan et au littérateur ses qualités d’élégance, de finesse, de distinction et de grâce.

Reine dans le salon, elle ne pouvait plus, dans l’intimité domestique, se résoudre à la sujétion ancienne.

Les maris les plus ombrageux se durent à eux-mêmes de s’incliner devant les obligations que leurs femmes s’étaient créées en visitant les ruelles et en recevant dans leurs propres alcôves les gens du « bel air ».

Ainsi la femme française conquit une liberté inconnue aux femmes des autres pays de l’Europe. Mais quiconque goûte une fois à ce fruit de l’arbre de vie reste en proie à une faim insatiable qui l’incite à s’en vouloir repaître chaque jour davantage.

Je pense pouvoir montrer, dans les pages qui vont suivre, que la femme la plus libre de l’univers se montra aussi la plus mécontente et la plus convaincue d’être victime d’un injuste esclavage. De là, un mouvement féministe qui ne laissa pas de produire des effets sur les mœurs du temps et s’exprima, parfois avec quelque virulence, dans plus d’un ouvrage littéraire : les romans de Mlle de Scudéry, celui de l’abbé de Pure, La Prétieuse, les comédies de Molière, les lettres de Mme de Sévigné et beaucoup d’autres œuvres, voire certains sermons de Bourdaloue, en portent témoignage.