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Le Féminisme au temps de Molière/La position de Molière. — L’Affaire des Poisons

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La Renaissance du Livre (p. 147-162).

9o — LA POSITION DE MOLIÈRE. — L’AFFAIRE DES POISONS

Il est piquant de constater que le jésuite Bourdaloue et le comédien Molière, l’un et l’autre observateurs attentifs des mœurs de leur temps, ont été également frappés de la crise, infiniment périlleuse pour les institutions familiales, qui menaçait d’ébranler toute la société, en la sapant par la base. Essentiellement moralistes, donc, et l’un, le prêtre, relativement peu doctrinaire, l’autre, le comédien, étranger à toute tendance dogmatique, tous deux se sont préoccupés de suggérer quelque remède efficace à ce mal pressant. L’un et l’autre, se tenant à égale distance des opinions extrêmes, ont récusé les utopies des précieuses féministes, mais ont combattu vigoureusement les exagérations conservatrices de ces « dévots » fanatiques et de ces « barbons » jaloux, dont Molière, dès le début de sa carrière à Paris, traçait un portrait caricatural, et d’autant plus ressemblant, en Sganarelle et en Arnolphe.

Qu’on relise, à ce point de vue, l’œuvre du comique : on s’apercevra qu’il ne fut vraiment ni féministe, ni antiféministe exclusivement, mais l’un et l’autre alternativement, et quelquefois simultanément, je veux dire dans la même comédie (les Femmes savantes, par exemple). Molière, assurément, a subi l’influence intellectuelle de la préciosité ; sans aucun doute, la vie de bohème en province, la vie de théâtre à Paris, l’ont débarrassé de beaucoup de ces préjugés étroits qui forment la substance de ce qu’on est convenu d’appeler l’ « esprit bourgeois ». Mais il est né de parents bourgeois ; il a grandi parmi les bourgeois de Paris ; l’atavisme et la première éducation ont leur poids aussi, qui se fait sentir surtout à l’époque de la maturité. Molière a trente-six ans quand il revient de province en lui, alors, c’est le « bourgeois de Paris » qui domine. Et sa philosophie est bien celle d’un bourgeois, de sens rassis et d’esprit pratique, pour qui l’usage présent fait loi, non la tradition qui nous tire au passé, ni l’utopie qui préjuge de l’avenir. Il tranche la question du féminisme avec son bon sens, c’est-à-dire en prenant un moyen terme.

Les prudes et les dévots se liguent-ils avec les « barbons » et les « mégères » du vieux temps pour dénier à la femme les honnêtes libertés qu’elle a conquises depuis un demi-siècle ; les parents rétrogrades prétendent-ils refuser à leurs filles le droit d’épouser, à tout le moins, le mari de leur choix ? Molière est du côté des féministes : il plaide leur cause avec chaleur, avec conviction ; l’École des Maris, l’École des Femmes en portent témoignage, et au surplus tout son théâtre.

Mais les femmes prétendent-elles formuler de nouvelles revendications ; réclament-elles effectivement des droits égaux à ceux des hommes ; menacent-elles, surtout, de ruiner l’institution familiale en se plaignant des maternités importunes ou en déclarant la grève du mariage ? Alors Molière combat le féminisme ardemment, violemment, avec une conviction qui atteint à l’éloquence, avec cette âpreté d’ironie à laquelle il s’élève chaque fois qu’il fustige un vice ou un travers dangereux pour l’ordre social.

L’auteur de Tartuffe ne plaide jamais la révolution ; il défend au contraire toujours l’ordre ; il ne se montre point réformateur, sinon dans la mesure où pouvait l’être de son temps un homme de gouvernement. Rarement réclame-t-il qu’on adapte la société aux mœurs : il préfère, — et en ceci il est bien représentatif de l’époque, — que les mœurs soient réglées sur les exigences de la vie de société.

Aussi bien, dans les ruelles bourgeoises qui se multipliaient à Paris, la discussion du problème du mariage et des droits de la femme prenait un ton si révolutionnaire que les « bons esprits » étaient fondés à s’en inquiéter. La question se présentait sous un jour angoissant ; le malaise était tel qu’il y fallait trouver un remède : ce problème capital exigeait des solutions pratiques. De notre temps, la presse ferait feu des quatre fers, et on accumulerait les projets de lois ; au temps de Louis XIV, on fit des comédies, des romans, des maximes et des sermons. C’était, au surplus, une manière de saisir l’opinion publique. Molière, ici comme en beaucoup d’occasions, joue, en quelque sorte, le rôle de journaliste officieux du gouvernement de Louis XIV : il a pris part ainsi à beaucoup de polémiques de son temps, et toujours nous le trouvons avec le parti des « honnêtes gens », c’est-à-dire, en définitive, avec les modérés, les opportunistes et les hommes de « bon sens », entendez d’opinion moyenne, d’esprit conciliant et de naturel sociable.

Dans une société où toute l’autorité politique était concentrée dans les mains d’un seul homme, il n’y avait place pour aucune action collective concertée en vue d’une réforme sociale. C’est pourquoi nous voyons le comédien, en quelque sorte officiel de la Couronne, consacrer presque toute son œuvre à réfuter les doctrines et à paralyser l’action de la préciosité. Celle-ci s’efforçait de donner à son féminisme le caractère sérieux et général d’une question de moralité publique ; elle s’ingéniait à concevoir des plans de transformation sociale ; elle rêvait du moins d’amender l’institution traditionnelle du mariage. Molière, lui, réduit la question à une affaire de moralité privée justiciable du simple bon sens. Il est convaincu que la crise du mariage n’est liée qu’à des tares individuelles, à des disconvenances personnelles, à des incompatibilités d’humeur ou à des vices inhérents à la nature humaine. Pour la résoudre, il n’est donc que d’écouter la voix du bon sens et de suivre les conseils de la raison qui plaide en faveur d’une honnête liberté de la femme. Le reste viendra de soi : il ne s’agit que de développer en chacun les vertus sociables : celles-ci inclinent, en effet, à éviter les ridicules ou les vices qui divisent les hommes en général et les époux en particulier. Point n’est besoin de réformer l’institution du mariage.

On pourrait développer ces quelques considérations. Il suffit de les avoir indiquées ici. Car peut-être conviendra-t-on déjà que, plus que Molière, celles qu’il a appelées les Précieuses ridicules professaient des idées susceptibles de favoriser le déchaînement des instincts aveugles et des passions désordonnées.

La scandaleuse Affaire des Poisons, qui déjà couvait du temps de Molière et qui éclata presque au lendemain de sa mort, pourrait au besoin me servir d’argument. Du moins certaines révélations des inculpés et des complices prêtent-elles à réflexion, quand on les rapproche des « divagations » féministes du milieu du siècle.

C’est vers l’époque où l’on jouait Les Femmes savantes que les pénitenciers de Notre-Dame avisaient la Justice, « sans nommer ni faire connaître personne, que la plupart de ceux qui se confessaient à eux depuis quelque temps s’accusaient d’avoir empoisonné quelqu’un ».

Une des empoisonneuses, la Bosse, avoue, un peu plus tard, que ses clientes « sont surtout des femmes et de toutes les conditions ». La servante Margot ne craint pas d’affirmer que « toute la terre venait chez la Voisin ». Celle-ci, la plus célèbre de toutes les sorcières, explique à La Reynie que, parmi les innombrables clientes qui lui permettaient de vivre sur le pied de 100 000 livres par an, « les unes demandaient si elles ne deviendraient pas bientôt veuves, parce quelles n’épouseraient pas quelque autre. Et presque toutes ne demandent ni viennent que pour cela. Quand ceux qui viennent se faire regarder dans la main demandent quelque autre chose, ce n’est néanmoins que pour en venir à ce point et être délivrés de quelqu’un… ».

« Lorsque les galanteries n’allaient pas bien, dit-elle encore, il venait d’étranges choses dans l’esprit de ceux qui viennent chercher des gens qui regardent dans la main. »

Cette Affaire des Poisons revêt une singulière signification, quand on songe aux milliers d’épouses qui avouaient publiquement subir les caresses conjugales comme des viols, tenir leur foyer pour un enfer et qui prétendaient réserver leur cœur pour l’amant de leur choix, puisque la force des lois disposait de leur corps en faveur d’un mari subi contre leur gré. Les centaines et, peut-être, les milliers d’empoisonnements qui sévirent alors ressemblent fort à une série d’attentats dus à l’« action directe » d’anarchistes en révolte. Et la majorité de ces anarchistes étaient, sans contredit, des femmes mariées.

Ainsi, l’on comprend que la question du mariage ait été l’une des grandes préoccupations des moralistes du siècle, que le problème de l’éducation des filles ait passionné les esprits généreux, que les comiques et les prédicateurs se soient trouvés d’accord pour adjurer leurs contemporains de reconnaître la nécessité de relever la dignité de la femme et de concéder aux filles le droit de disposer d’elles-mêmes.

Ce n’est pas que les quatre cents criminelles découvertes par la police de La Reynie aient été des précieuses authentiques, ni même que les plus exaltées des fausses précieuses aient été des émules de la Brinvilliers ; mais les unes et les autres ont suscité un mouvement, propagé un état d’esprit favorables à la diffusion des idées de révolte. Leurs paradoxes contre la tyrannie des maris, leur apologie de la liberté des femmes, lorsqu’ils eurent été colportés hors des ruelles et qu’ils se furent répandus dans toutes les classes sociales, devaient nécessairement, déformés par des cerveaux un peu frustes, dénaturés par des passions trop facilement déchaînées et trop difficilement satisfaites, se transformer en axiomes dissolvants et troubler les consciences.

Que la contagion de l’empoisonnement — comme celle des révoltes féministes — partie de la noblesse ait gagné rapidement la bourgeoisie et commençât de se répandre dans le peuple, c’est là assurément un phénomène social digne de l’attention de l’historien et peut-être des méditations du philosophe.

Il est des symptômes moraux qui ne sont pas moins significatifs. C’en est un que la foule des grandes dames soit accourue à l’exécution de la Brinvilliers, non seulement comme à un spectacle, mais comme à une fête. C’en est un qu’une Sévigné ait raconté ce drame et cette exécution sur un ton plaisant et enjoué. C’en est un que la tourbe des femmes du peuple se soit ruée sur les cendres fumantes, pour se partager les reliques de celle qu’on regardait, dès lors, comme une sainte et quasi une martyre ?

Et voici peut-être le plus curieux Le lieutenant de police La Reynie, qui avait instruit cette affaire, croyait à l’action moralisatrice du théâtre. Il suggéra à Donneau de Visé et à Corneille, de l’Isle[1] l’idée de porter à la scène le drame des Poisons. C’est ainsi que La Devineresse fut, en 1679, représentée à Paris avec un succès retentissant. Mais ne croyez pas que les auteurs aient tiré de ce terrible scandale la matière d’un drame lugubre ou d’une tragédie macabre. La Devineresse est une féerie ; le drame y est à dessein noyé dans la splendeur du spectacle ; sorciers et sorcières y sont présentés, non comme d’abominables criminels, mais comme d’habiles prestidigitateurs, ou de vulgaires escrocs, tandis que La Voisin, sous un pseudonyme transparent, y fait figure de somptueuse pythonisse, experte surtout dans l’art d’exploiter la crédulité humaine.

En vérité, ce n’est pas seulement un gouvernement libéral qui manquait au grand siècle pour réaliser les généreuses utopies des précieuses, c’est bien aussi le sens moral : en quoi, diront les féministes, il ressemblait au nôtre, comme un frère.

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  1. C’est Thomas Corneille, le frère de Pierre.