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Le Fils de trois pères/II

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II

Où le nouveau service de nuit de M. Hyacinthe Supia se fait fort à son tour d’arrêter Hardigras et ce qu’il en advient. —


Par on ne sait quel sortilège, tout le personnel se trouva au courant, dès le lendemain des incidents de cette nuit tragi-comique. Le désordre dans lequel les employés retrouvèrent leurs rayons attestait le zèle funeste qui avait animé le « boïa » dans cette poursuite de l’Insaisissable. L’histoire de ronflement, dont cependant M. Hyacinthe ne s’était vanté à personne, eut un succès tout particulier. Ah ! ce « diaou » de Hardigras en avait de bien bonnes ! Sans compter que le patron lui devait une fière chandelle ! Sans lui, la « Bella Nissa » ne serait plus que cendres.

Hardigras commençait à faire figure de héros.

Les petits commerçants du quartier, à qui il avait envoyé, avec sa carte, les employés chassés par le « boïa », s’étaient arrangés pour donner du travail à ses protégés. On ne voulait faire à Hardigras nulle peine. Quand on rapporta le fait à M. Hyacinthe celui-ci jura que toute la vieille ville aurait bientôt lieu de s’en repentir et qu’il aurait raison de ce fantoche et de ceux qui se faisaient ses complices.

Sur ces entrefaites, « Sa Majesté » Sébastien Morelli présenta au patron le nouveau service de nuit. Ils étaient là quatre gars, de vrais hercules qui ne craignaient ni Dieu ni diable, célèbres sur le port et à la gare des marchandises, où ils faisaient peu ou prou la contrebande, jonglant avec les caisses, les malles et les tonneaux. Le premier, qui était connu sous le nom de Noré « Tantifla » (Honoré Pomme de Terre), dit :

— Moi, s’il montre le bout de son nez, je vous le traîne ici battu comme seigle vert et vous demandant grâce pour la vie !

— Moi, dit Tony « Bouta » (Antoine La Barrique), je me roule dessus et je vous l’offre comme « touta de blea » (tarte de blette).

— Moi, déclara « Cioa Aiguardente » (François Eau-de-Feu), je m’en fais une fourre, histoire de me mettre en soif. Préparez votre « branda ».

— Et moi, proclama Peppino « Pistafun » (Pépin Pulvérise-Fumée), qu’il s’amène un petit peu et ce n’est plus qu’une « estrasse » (chiffon sale).

Quand ils furent partis, « Sa Majesté » demanda à M. Supia ce qu’il en pensait. Le patron répondit assez mélancoliquement qu’il ne doutait point de la force de ces messieurs, mais encore fallait-il que Hardigras montrât le bout de son nez. Or, jusqu’à ce jour, on ignorait comment était fait son appendice nasal.

— Laissez-moi faire ! dit « Sa Majesté » et je réponds du succès de l’expédition.

Il avait son idée. On approchait du temps de Carnaval et, depuis la veille, la « Bella Nissa » exposait les masques, costumes, dominos et autres déguisements de circonstance avec un luxe et une abondance qui faisaient se bousculer une foule toujours avide de ces oripeaux annonciateurs de réjouissances populaires. Dans la crainte de Hardigras, toutes ces merveilles étaient, le soir, soigneusement, rangées et enfermées dans des caisses jusqu’au lendemain matin.

Une bannière magnifique digne de faire pendant à celle de Carnaval lui-même et qui devait flotter glorieusement jusqu’à la mi-carême dans le hall central de la « Bella Nissa », attirait tous les regards. Elle était aux couleurs de la redoute et on y lisait en lettres d’or cette inscription mirifique : « Mardi Gras n’est pas mort ! »

Or, ce soir-là, M. Morelli décida qu’on ne « rangerait » ni masques, ni costumes, ni bannière, sous prétexte que le meilleur de la matinée passait à reconstituer une exposition qui exigeait l’emploi d’un nombreux personnel. À la vérité « Sa Majesté » pensait que Hardigras ne résisterait pas à la tentation de s’offrir quelques hochets à la veille d’une fête de cette importance et qu’il y voudrait briller sous les plus avantageux atours sans avoir à délier les cordons de sa bourse.

M. Morelli prit toutes les précautions désirables, et ses quatre hercules furent placés de telle sorte que nul ne pouvait leur échapper qui se glisserait dans le domaine tentateur. Lui-même prit la direction des opérations nocturnes. À neuf heures du soir, chacun était à son poste.

Avant de s’y rendre, le chef du personnel avait vu une dernière fois M. Supia et ses paroles avaient été si réconfortantes, il paraissait si sûr de son affaire que le « boïa » en avait conçu quelque espoir.

Cette nuit-là se passa donc, pour le patron, dans le calme.

Cependant, à huit heures, étonné d’être sans nouvelles, il descendit dans les magasins.

Il fut tout de suite fâcheusement impressionné par quelques propos d’employés qui, au lieu de s’occuper de l’étalage, s’esbaudissaient entre eux en se montrant une pauvre petite bannière en méchant papier qui avait pris la place de la glorieuse oriflamme et sur laquelle on pouvait lire : « La vôtre fera bien mieux mon affaire ! Je n’aurai qu’à changer l’M en H. Merci ! »

M. Hyacinthe Supia crut qu’il allait étouffer. C’est tout juste s’il eut la force d’appeler, d’une voix rauque, le chef du personnel !… Un employé supérieur accourut et lui annonça d’une voix lamentable qu’il fallait renoncer ce matin-là à voir M. le chef du personnel…

— J’espère, ajouta-t-il, que M. le directeur pourra l’interroger cet après-midi, en tout cas il ira certainement mieux demain matin !…

— Que lui est-il donc arrivé ? Il est malade ?

— Oui, monsieur le directeur, bien malade… mais ce ne sera pas grave !

— En ce cas, je veux le voir tout de suite !…

— Je supplierai monsieur le directeur de ne pas insister !… M. Sébastien Morelli n’est pas présentable !…

— Comment ! pas présentable ?

— Monsieur le directeur ! nous ne vous cacherons pas plus longtemps la vérité !… On a retrouvé ce matin M. le chef du personnel, vautré sur un lit de dominos tango, dans un bien triste état !… Les dominos sont perdus, monsieur le directeur !… Quant à M. le chef du personnel, il était ivre-mort !…

M. le directeur n’en pouvait croire ses oreilles. Hébété, se refusant à comprendre, il se fit répéter plusieurs fois l’incroyable nouvelle.

M. Sébastien Morelli devait la haute situation qu’il occupait dans les magasins de la « Bella Nissa » moins à son intelligence qu’à des mœurs irréprochables, à une sobriété parfaite, Sébastien Morelli avait été trouvé ivre-mort !…

— Et il n’était pas le seul !… ajouta l’employé supérieur.

— Pas le seul !… Avec qui donc, monsieur le directeur.

— Tout le service de nuit !… Christo ! que s’est-il donc passé ?

— On ne sait pas au juste, M. le directeur…

— Mais, c’est inimaginable !… s’écria M. Hyacinthe qui, pour la première fois de sa vie était devenu rouge et « frisait » l’apoplexie. Enfin ! vous, vous qui les avez vus, vous avez bien une idée !

— Mon Dieu, oui, monsieur le directeur, mais je ne sais si je dois…

— Dites !… je vous l’ordonne !…

— Eh bien, voilà… ce Hardigras a pris une telle importance…

— Quelle importance ?… Où ?… chez qui ?… dans le cerveau des imbéciles !…

— Justement, monsieur le directeur, c’est ce que je voulais dire… mais comme il s’agit de M. le chef du personnel…

— C’est le plus bête de tous !… allez-y… je vous écoute.

— J’imagine donc, qu’avant de se mesurer avec ce Hardigras auquel il accorde tant d’importance, il a voulu se donner un peu de courage, ainsi qu’à ses hommes.

— Votre imagination est stupide, monsieur… M. le chef du personnel a horreur de l’alcool et les quatre autres en ont une telle habitude que je pense qu’il est pratiquement impossible de les saouler !… Ce Hardigras est capable de les avoir empoisonnés !…

« S’il n’est pas mort cet après-midi, je me rendrai au chevet de M. Morelli !… Et quant à vous, monsieur, vous pourrez passer à la caisse si dans cinq minutes vous ne m’avez pas débarrassé de ça !

Et il montrait l’odieuse bannière que, dans le désarroi, l’on n’avait pas pensé à faire disparaître.