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Le Fils de trois pères/VI

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Baudinière (p. 56-75).

VI

Le prince Hippothadée

La domestique vint annoncer le prince Hippothadée. M. Supia s’en fut aussitôt le rejoindre et l’introduisit lui-même dans son salon. Le patron de la « Bella Nissa » regretta tout haut que ses meubles fussent encore garnis de leurs housses, mais ces dames n’étaient pas encore revenues de leur promenade. M. Supia priait le prince de les excuser.

— Ces dames sont tout excusées, monsieur Supia, répondit le prince d’un air moitié figue, moitié raisin. Mme Supia m’a, en effet, téléphoné ce matin que votre désir était de m’inviter à déjeuner, mais qu’elle me priait de trouver quelque prétexte pour remettre à plus tard le plaisir que j’aurais eu à m’asseoir à votre table, car elle devait faire de longues courses dans la matinée, rentrer déjeuner en coup de vent et ressortir au plus tôt pour se rendre à Monte-Carlo où elle et sa fille avaient rendez-vous avec des amis qui avaient projeté je ne sais quelle partie.

Je lui répondis que tout ceci tombait admirablement, car j’avais déjà accepté l’invitation de Mme la comtesse de Domingo d’Azila afin de mettre la dernière main au programme de sa matinée artistique au bénéfice des petits orphelins de pécheurs, de « poutina » morts en mer…

Le prince Hippothadée Henri-Vladimir, seigneur de Transalbanie, avait le plus grand air du monde : sa haute stature, sa taille élancée, sa souple démarche, sa façon de baiser la main des dames et de leur faire danser le tango appartenaient encore à la seconde jeunesse ; mais le visage fripé, ridé, fardé, la moustache et le cheveu trop noirs, le regard vitreux accusaient les années passées dans le labeur forcené de la haute noce et des salons de jeu.

Il portait monocle, mais cet accessoire ne lui donnait point cet air de ridicule insolence avec lequel les petits gentilshommes essaient d’en imposer à la tourbe. Il en jouait fort gracieusement, ce qui ajoutait à son amabilité coutumière, car le prince Hippothadée cachait soigneusement, sous les dehors les plus charmants, des instincts dévorateurs.

Il était toujours un des ornements les plus appréciés de la vie mondaine, mais il n’y avait plus pour l’aider à en supporter les frais que la générosité parcimonieuse et rétive de Mme la comtesse de Domingo d’Azila.

Il résultait de tout cela qu’il était grand temps pour le prince de faire, comme on dit dans la bonne société, une fin.

Le prince y avait-il songé ? Il y avait des chances pour cela. En tout cas, M. Supia y avait songé pour lui.

Celui-ci avait écouté sans étonnement le récit, non dénué d’amertume, du seigneur Hippothadée.

— Décidément, ces dames vous fuient depuis quelque temps, prince ! fit le patron de la « Bella Nissa » avec une grimace qui avait la prétention d’être un sourire…

— Je le croirais volontiers, répondit Hippothadée, mais si j’ai cessé de plaire, il faut qu’elles sachent bien que je ne me suis jamais imposé à personne et si vous me voyez ici, monsieur Supia, c’est moins pour répondre à l’invitation personnelle et pressante que vous avez bien voulu m’envoyer ce matin que pour avoir une explication avec ces dames…

— Je vous ai fait venir, mon cher prince, pour remettre toutes choses en place… Il s’agit d’un simple malentendu… Quand vous nous avez fait l’honneur d’accepter les invitations de Mme Supia et d’y répondre par l’empressement que vous avez mis à présenter ces dames dans un monde que nous n’avons point l’habitude de fréquenter, Mme Supia avait cru remarquer… pardon ! vous me permettez, n’est-ce pas, mon cher prince, de tout vous dire, en toute sincérité, car je vous estime trop pour biaiser avec vous ?…

— Je vous écoute, mon cher monsieur Supia !… Je vous écoute !…

— Eh bien ! Mme Supia avait cru remarquer que notre fille Caroline retenait quelquefois votre attention !…

— Ah ! ah ! en vérité !…

— Oui, Mme Supia m’a dit : « Ne t’étonne point, Hyacinthe, si le prince Hippothadée vient si souvent chez nous : Caroline y est bien pour quelque chose ! »

— Évidemment, évidemment !… Vous avez un intérieur charmant, monsieur Supia, et Mlle Caroline est délicieuse !…

— Je continue : ma femme, après m’avoir dit cela, a dit à sa fille : « Ne sois pas surprise de rencontrer si souvent le prince à la promenade, sûrement, il t’a distinguée !… »

— Et Mme Supia avait raison ! avoua le prince galamment : Mlle Caroline ne saurait passer inaperçue !…

— De telle sorte que toutes deux se sont imaginé… Grands Dieux ! ne vous fâchez pas, prince !… c’est tellement énorme ce que je vais vous dire…

— Allez !… mais allez donc, mon cher, monsieur Supia…

— Elles se sont donc imaginé qu’il y avait de par le monde… de par le monde de la nouveauté… une demoiselle Supia qui pourrait bien devenir, quelque jour, princesse !

— Eh ! eh ! voyez-vous cela !…

— Mais, mon cher prince, vous continuez de sourire !… Tout ce que je vous dis là, ne vous renverse donc pas ?…

— Et pourquoi donc serais-je renversé monsieur Supia ?… Nous avons fait bien du chemin depuis la guerre !… Où sont-ils les rois du jour ? Regardez autour de nous ! Ils sont dans le commerce !… dans l’industrie !… dans les affaires !… Le monde leur appartient !… Non ! non ! je ne suis pas renversé !… Un prince ne saurait être au contraire que très flatté par cette idée qu’il va devenir le gendre d’un roi du jour !… Je parle en général, naturellement !… Je ne suis pas assez infatué de ma personne ni de mon titre, pour imaginer que je vais devenir le gendre de M. Supia !…

— Prince ! vous vous moquez de moi !…

— Nullement !… Je vous assure !

— Vous parlez sérieusement ?

— Très sérieusement.

— Eh bien ! prince, très sérieusement, vous avez eu raison de ne point vous imaginer cela, car je ne vous aurais pas donné ma fille !…

Le prince, tout à fait surpris, en laissa tomber son monocle.

— Et pourquoi ne m’auriez-vous pas donné votre fille ?

— Parce que vous ne l’aimez pas !

— Et qui vous dit que je ne l’aime pas !

— Quelque chose qui me dit que vous en aimez une autre !

— Cessons cette énigme, monsieur Supia ! Je voudrai bien savoir qui j’aime ?…

— Vous aimez ma filleule, Mlle Antoinette Agagnosc !

— Moi, je ne l’ai jamais regardée !

— Mon cher prince, il y a des façons de ne pas regarder les dames ou les demoiselles qui ne sauraient tromper un homme d’expérience comme moi. Ça n’est point que je sois grand clerc dans les choses de l’amour, mais j’ai appris à pénétrer les désirs les plus secrets, les pensées les plus obscures, ou, si vous aimez mieux, les plus habilement dissimulées…

— Et où donc avez-vous appris tout cela, monsieur Supia ?

— Dans mes magasins, prince ! tout simplement !… Je vous jure qu’avec moi les kleptomanes n’ont point beau jeu et il suffit qu’une de mes clientes considère avec le plus grand intérêt, par exemple le comptoir de la passementerie, pour être assuré qu’elle convoite la paire de bas de soie à 79 fr. 95 qui se trouve immédiatement derrière elle ; ainsi, quand je vous voyais si aimable avec ma fille Caroline, j’avais deviné que vous ne pensiez qu’à ma filleule Antoinette, que vous ne regardiez pas !

— Euh ! euh ! fit le prince après avoir réfléchi que l’affaire Antoinette se présentait sous un jour au moins aussi brillant que l’affaire Caroline… Euh ! euh ! je ne sais si je dois… Ah ! permettez-moi de vous dire bien franchement, mon cher monsieur Supia, que vous m’embarrassez !

— Et pourquoi donc ?

— Dame !… comprenez mon hésitation ! Si je vous avouais, qu’en effet, Mlle Antoinette ne m’est pas indifférente, peut-être me répliqueriez-vous que je suis fort à plaindre, attendu que votre dessein bien arrêté est de me refuser la main de Mlle Antoinette, si par hasard j’avais conçu le projet de vous la demander.

— Eh bien ! cette fois, vous avez tort, mon cher prince !… Demandez-moi la main de Mlle Antoinette et je vous l’accorde !

— Vous êtes étonnant, monsieur Supia ! Mettre ainsi, du premier coup, le comble au plus cher de mes désirs. Mais dites-moi… nous sommes là à causer tous les deux !… Et si Mlle Antoinette, qui se moque toujours de moi…

— Eh ! prince !… quel petit psychologue vous faites !… Elle se moque toujours de vous parce qu’elle vous aime !… Vous n’avez pas deviné cela ?

— Ma foi non !… Vous êtes sûr de cela ?

— Absolument sûr !

— Elle vous l’a dit ?

— Il n’y a pas dix minutes !…

— Et ces dames savent ?… interrogea avec une certaine inquiétude Hippothadée qui, malgré tout son flegme, se montrait fort ému du coup de fortune qui lui tombait soudain du ciel.

— Oui !… depuis plusieurs jours, j’en avais parlé à ma femme… sachant d’avance comment cela finirait et pour couper court aux jérémiades de ma fille, qui s’était sottement trompée sur vos sentiments à son égard, j’avais pris sur moi de leur déclarer que vos vues s’étaient portés sur Mlle Antoinette et que, vous ne m’aviez pas caché que votre plus cher désir serait d’en faire au plus tôt une princesse !…

— Alors ! Je comprends tout ! s’écria le prince. C’est que vous êtes très intelligent !…

— En avez-vous jamais douté ?…

— J’en doute aujourd’hui… Dame !… Je me sens si petit à côté d’un homme comme vous !… Vous avez une façon de hâter les choses…

— L’habitude des affaires !… mon cher prince !… À propos d’affaires… avouez que vous n’en faites pas une mauvaise…

— Oh ! moi, vous savez, les affaires !…

— Enfin, tout de même, la dot vous intéresse ?…

— Mon Dieu !…

— Ta ! ta ! ta !… Comme dit Antoinette, vous êtes fauché comme les blés !…

— Ah ! elle a dit cela, Mlle Antoinette ?…

— Vous vivez d’expédients !…

— Hein ?…

— Mais ceci est le passé ! et le passé ne me regarde pas !…

— Mon cher monsieur Supia, répondit Hippothadée, de sa plus belle voix du proche Orient à la fois charmante et languissante… l’argent a toujours passé chez moi après l’amour !… Je vous ai dit que j’aimais Mlle Antoinette…

— Ta ! ta ! ta !… Les affaires sont les affaires… Deux millions chez le notaire… et sa part, qui est énorme, dans la « Bella Nissa » ! C’est net !… et le présent n’est rien à côté de l’avenir !…

— Comment donc cela, monsieur Supia ?

— Oui ! Vous mettez les deux millions dans la « Bella Nissa » et vous doublez du coup vos revenus…

— Permettez !… Permettez !…

— Quoi ?… Hésiteriez-vous, par hasard ?…

— Je ne dis pas cela !… mais tout à l’heure vous avez bien voulu me faire part des bruits qui courent sur mon compte ; je me permettrai de vous dire à mon tour qu’il y a en ville des murmures fâcheux touchant la « Bella Nissa »… Les bénéfices en auraient singulièrement diminué depuis deux ans…

— C’est exact !… mais il n’y a là rien de fâcheux !… Nous avons eu des frais énormes !… mais ils sont déjà à peu près amortis. Enfin, avec les deux millions d’Antoinette… les vôtres, mon cher prince, nous allons reprendre un essor nouveau !…

— Sans doute !… Sans doute…

— Si vous ne voulez pas de l’affaire, dites-le !…

— Mais je ne dis pas cela !… Seulement, vous comprenez bien qu’en se mariant, le prince Hippothadée va avoir des frais !… Enfin, j’ai des dettes…

— Je m’en doutais !…

— Si je me marie… il faut que je rembourse cette admirable femme qu’est la comtesse de Domingo d’Azila qui, depuis cinq ans, m’avance de quoi vivre… ou alors nous allons à un scandale épouvantable !…

— Il n’y aura pas de scandale, attendu que rien ne sera changé à vos vieilles habitudes avec cette honorable dame… Vous continuerez à la fréquenter autant qu’il vous plaira !… Antoinette prétend qu’elle vous aimera davantage de loin que de près !… Elle partira pour la campagne et vous laissera à la ville ! Mme Domingo d’Azila n’aura jamais été aussi heureuse, car vous lui coûterez moins cher !…

Hippothadée se leva, le rouge au front :

— Monsieur Supia, pour qui me prenez-vous ?…

— Je ne vous prends pas ! Je vous achète !…

— Pas cher, en tout cas !…

— Vous trouvez ! Je vous assure cent cinquante mille francs !…

— Je vous ferai savoir, monsieur, à qui vous parlez !… Il me faut, en me mariant, un million !…

— Mon devoir de tuteur s’y oppose !… Cent cinquante mille francs par an, ou rien !…

— Et je passerai à la caisse tous les mois… Vous me faites l’aumône, monsieur Supia !… Si encore, dans la corbeille de noces…

— Plus un mot, ou je croirai que vous n’aimez pas ma filleule et alors je serai contraint à me demander ce que peut venir faire chez moi, dans mon humble intérieur, un prince de haute lignée, comme vous, ruiné comme vous, s’il ne vient pas chercher une dot !… Qui peut donc l’attirer ici ?… Me laisserez-vous chercher longtemps, Hippothadée ?…

Cette dernière phrase avait été jetée d’une façon si lugubre, la main qui tenait le malheureux Hippothadée s’était crispée sur l’épaule, qu’elle déchirait, avec tant de force insoupçonnée chez cet être falot et redoutable, que le prince se laissa tomber sur un siège, vaincu…

— Oh ! J’aime trop Mlle Antoinette pour continuer plus longtemps un débat qui m’épuise… Mais vous êtes dur en affaires, monsieur Supia !…

L’autre ricana en lui tendant la main :

— Topez là… J’assure votre avenir, enfant prodigue !… Comptez sur le père Supia… sur le « boïa », comme on m’appelle ici. Vous en rencontrerez souvent des bourreaux comme moi, qui vous apportent sur un plat une rente de cent cinquante mille francs et une jolie fille comme Antoinette !… Êtes vous bien à plaindre vraiment ?

Le prince prit la main qu’on lui tendait et la serra, sinon avec effusion, du moins avec toute la loyauté dont il était capable.

Cette minute les faisait complices. Elle était solennelle, émouvante. M. Supia ne desserrait point son étreinte. Il avait l’air de prendre définitivement possession d’un ami de qui il était en droit de tout attendre. Peut-être même allait-il lui donner l’accolade ainsi qu’on a accoutumé de faire dans les ménages bourgeois, quand la domestique vint avertir monsieur que « ces dames venaient d’arriver », qu’« elles l’attendaient dans la salle à manger ».

— Elles vous tiennent toujours rigueur, fit Supia en riant. Allons faire notre paix avec elles, mon cher Hippothadée !

Et il le fit passer devant lui.

Ces dames, en effet, étaient là. Elles feignirent la plus grande surprise en apercevant le prince, bien que la domestique les eût averties qu’il se trouvait au salon avec M. Supia.

Mme Supia était encore une fort belle femme, quoiqu’un peu empâtée. Son cou grassouillet s’ornait d’un collier de perles magnifiques, son poignet dodu secouait de lourds anneaux d’or, d’autres bijoux solides étaient épars sur sa personne soigneusement parée de soie et de velours.

La bonne santé de Thélise ressortait davantage quand elle avait comme repoussoir le profil de tôle de son bilieux époux. Toute autre que cette brave dame fût morte de désespoir au lendemain de ses noces en découvrant combien elle s’était trompée sur le compte de son nouveau conjoint et en supputant les tristes heures qu’il lui faudrait passer. Mais Thélise était de la bonne race de ce pays enchanté où il n’y a point de place pour la douleur.

Patiente, elle s’était dit qu’elle était jeune encore et qu’une troisième expérience pouvait être plus heureuse que les précédentes. C’est cet espoir qui la soutint dans son malheur. Les années s’étaient écoulées. Y avait-il eu une troisième expérience ? Y en avait-il eu plusieurs quand elle avait rencontré sur son chemin le prince Hippothadée ?…

En tout cas, nous nous tromperions bien si Thélise ne pensait point l’avoir enfin découvert, ce bel oiseau rare qu’elle cherchait mais jugez de la persistance de son malheur ! Elle avait à peine pu apprécier les joies consolatrices de sa nouvelle aventure que M. Supia, son époux, lui avait confié que son prince charmant demandait à épouser Antoinette.

C’était pour aboutir à Antoinette qu’Hippothadée avait commencé par Thélise !

Voilà de ces découvertes qui sont bien faites pour ulcérer un cœur sincère qui, chaque fois, qu’il s’est donné, a cru que c’était pour la vie.

Depuis deux jours, Thélise était comme folle… Caroline ne pouvait soupçonner qu’il y eût d’autre cause au désespoir de sa mère que la peine de son enfant, car Caroline n’avait caché à personne, et encore moins au prince, qu’elle comptait bien devenir princesse. Thélise profitait de cette candeur de Caroline pour ne mettre aucun frein à son ressentiment à l’endroit d’Hippothadée.

Enfin, la douleur de la mère et de la fille se décuplait à l’idée que les honneurs princiers étaient réservés à cette petite Agagnosc, qui était incapable de se tenir dans le monde : princesse de Transalbanie !… N’était-ce pas à mourir de rire ! En attendant, elles en pleuraient…

C’est en vain que M. Supia, pour calmer sa fille, avait daigné lui expliquer qu’en faisant cadeau d’Hippothadée à Antoinette, il se faisait un cadeau à lui-même, ce qui ne manquerait point de lui profiter plus tard à elle, Caroline, lorsque son père serait mort ; elle s’était refusa à entrer dans la compréhension d’une combinaison aussi simple.

M. Supia avait eu plus facilement raison de Thélise. Pour mettre un frein à ses manifestations, il lui avait suffi de la regarder bien en face et de prononcer quelques mots dans le genre de ceux-ci :

— Si vous persistez à ne point vouloir m’entendre, je finirai pas croire, madame, que l’amour, qui était déjà aveugle, est également sourd !… Quand je parle d’amour, ma chère Thélise, ajouta-t-il tout de suite, je parle naturellement de l’amour d’une mère pour sa fille !…

Cette seconde phrase, qui commentait si heureusement la première, n’avait point tout à fait rassuré la chère Thélise, qui resta encore quelques instants sous le coup foudroyant, de la première…

Nous en avons suffisamment dit pour que l’on s’imagine sans peine quel fut ce déjeuner qui réunissait une aussi charmante famille autour de son chef, à l’occasion d’un événement prochain — événement qui, après s’être présenté sous des dehors assez comiques, portait en lui-même la plus sauvage tragédie et allait être le point de départ de drames terribles et mystérieux dont toute une région, qui ne connaissait encore que le bonheur de vivre, resterait longtemps secouée.

…Mais puisque nous n’en sommes encore qu’aux grelots de Carnaval qui approchent dans la coulisse, amusons-nous donc de la mauvaise humeur de M. Supia, car, malgré son entrain factice, il n’a pu réussir à faire parler Caroline ni à faire manger Thélise laquelle, pour la première fois de sa vie, n’avait pas faim.

C’était bien son droit. Au surplus, dans cette cruelle circonstance, Mme Supia s’était strictement consignée dans ses devoirs de maîtresse de maison. Quand Antoinette, avec sa toilette des dimanches et un ruban tout neuf dans les cheveux, eut fait une entrée à peu près convenable sous la haute direction de Mlle Lévadette, qui continuait à avoir mal aux dents. Thélise lui avait désigné, sur un coup d’œil du « boïa », une chaise à côté du prince, puis elle avait laissé tomber ces mots, prononcés d’une bouche un peu sèche :

— Je crois que maintenant nous sommes au complet ; nous pouvons « nous entabler !… »

Et chacun s’était « entablé ».

Elle ne dit plus rien.

À son mari qui insistait pour qu’elle consentît à prendre sa part du festin, elle avait répondu :

— Monsieur Supia, « je me suis déjà fait l’honneur de vous dire » que je n’ai point « d’appeutit » aujourd’hui.

Alors, M. Supia, sans s’arrêter à sa fille, qu’il sentait prête à éclater en sanglots, passait le plat à Mlle Lévadette.

Mais Mlle Lévadette, avec sa mâchoire malade et le désespoir littéraire où elle se trouvait chaque fois que Mme Supia sortait, devant le prince de Transalbanie, une de ces formules savoureuses qui attestaient combien Thélise, malgré son entrée dans la bonne bourgeoisie niçoise, tenait encore de près au peuple, n’était point en mesure de répondre aux avances culinaires de M. Supia. Le prince, de son côté, ne touchait aux mets que du bout des dents. Il avait inutilement cherché le regard de Thélise et celui de Caroline, mais pour l’une comme pour l’autre, il ne semblait plus exister.

Antoinette ne lui avait pas encore adressé la parole et il ne redoutait rien tant, du reste, que cette échéance.

Antoinette, elle, s’amusait énormément, mais comme elle n’en laissait rien paraître, la séance continuait, lugubre et maussade.

Tout à coup, on entendit la voix claironnante de la terrible enfant qui, du fond de l’assiette sur laquelle elle était penchée, s’écriait :

— Ça doit être bien rigolo de s’appeler Mme Hippothadée !…

Il n’y eut, pour éclater de rire de cette réflexion saugrenue, que la vieille domestique qui se fit incontinent jeter à la porte par M. Hyacinthe, lequel présenta immédiatement ses excuses à son hôte pour l’espièglerie indécente de sa filleule et la stupidité notoire de la femme de service.

Après quoi, il profita immédiatement de l’incident pour le vider et qu’il n’en fût plus question.

— Antoinette, fit-il, tu n’es qu’une petite sotte !

— Oui parrain !

— Et tu n’es pas digne des grands honneurs qui t’attendent !

— Quels honneurs, parrain ?

— Le prince Hippothadée, ici présent, m’a causé l’orgueilleuse surprise de me demander ta main !…

— Vous vous moquez de moi, parrain !… Tout ça, c’est « des estrabots ! » (des bobards).

— Taisez-vous, petite malheureuse, ou employez un autre langage, je vous prie… Quand on va devenir princesse…

— Oh ! Nous avons le temps d’en parler ! Je ne sais seulement point s’il m’aime, cet homme !…

— Prince ! je vous en supplie, excusez-la ! Ce sont des manières qu’elle a prises à la campagne et dont nous n’avons pas eu le temps encore de la débarrasser !…

— Moi ! je trouve Mlle Antoinette charmante, dit le prince en jouant avec le cordon de son monocle et en prenant sournoisement son air le plus séduisant… Sous la franchise de sa parole, je devine une nature spontanée, intelligente, apte à toutes les transformations… Nous en ferons une grande dame ! Mlle Antoinette n’aura qu’à le vouloir et elle en éclipsera bien d’autres, j’en suis persuadé !…

À ces mots, les yeux de Thélise se remplirent de larmes et Caroline, devenue pâle comme la nappe, se mordit la lèvre jusqu’au sang…

Le prince se félicita d’avoir ainsi fait sortir de leur attitude glacée et de leur lointain dédain deux femmes qu’il tenait toujours pour ses esclaves.

Puis, penché languissamment du côté de la petite Agagnosc, il poursuivit :

— Vous avez prononcé tout à l’heure, mademoiselle, des paroles qui m’ont profondément troublé… Sachez donc (ici le prince jeta un regard affreusement machiavélique du côté de Thélise et de Caroline) que le véritable amour est timide !… Mais si grande qu’ait été ma discrétion, j’avais espéré que vous aviez bien un peu deviné quels étaient mes sentiments à votre égard !…

— Eh ! « monsieur le prince » ! Comment donc l’aurais-je deviné ! répliqua avec sa candeur redoutable Mlle Agagnosc… jusqu’alors, vous n’avez encore embrassé que ma tante et ma cousine !

L’effet fut immédiat et certainement plus complet qu’Hippothadée ne l’avait espéré. Thélise laissa échapper et brisa en mille éclats la carafe avec laquelle elle se versait de l’eau. Quant à Caroline, elle saisit sans plus tarder l’occasion de piquer la première attaque de nerfs de sa vie. Ce tumulte, ces cris troublèrent M. Supia lui-même qui se précipita avec le prince au secours de Caroline. Mlle Lévadette, poursuivie par sa rage de dents, quitta la pièce sous prétexte d’aller chercher un flacon de vinaigre de Bully. Seule, Mlle Agagnosc avait gardé son sang-froid, expliquant posément qu’il n’y avait pas de quoi faire tant de bruit parce que le prince avait embrassé sa tante et sa cousine « le jour de leur fête » !

Est-ce qu’on la souhaitait jamais, sa fête à elle !… C’était peut-être pour cela que le prince ne l’avait pas embrassée !…

M. Supia l’aurait tuée, le prince ne s’occupait plus d’elle. Thélise emportait sa fille dans ses bras. M. Supia voulait l’y aider. Thélise le repoussa sans douceur.

— Je vous en prie, laissez-nous, monsieur Supia, lui dit-elle, vous avez assez fait aujourd’hui le « turluberlu » ! Thélise n’accepta d’aide, contrairement à toute prévision, que du prince, qui avait réussi à lui glisser à l’oreille : « Je ne suis pas le misérable que vous croyez ! » Et ils s’enfermèrent tous les trois.

Quand la porte se rouvrit, ils avaient les yeux rouges, mais ils étaient réconciliés.

Battu en affaires, Hippothadée avait retrouvé tous ses moyens sur le terrain de l’amour… Il n’avait pas eu de peine à convaincre Thélise que, dans toute cette affaire, il avait dû subir la contrainte de M. Supia, soupçonneux et avare ; qu’un mariage, dans de telles conditions, personnellement, le ruinait et que lui, Hippothadée, n’avait pas hésité cependant à passer sur les funestes conditions du « boïa » pour la tranquillité de leurs amours à tous deux.

Enfin, pendant que Thélise continuait ses tendres soins à sa fille, qui n’était point encore sortie de ses vapeurs, il avait fait entendre à la mère qu’il eût été bien dangereux de continuer à abuser de la crédulité de son enfant et qu’une solution à tant de difficultés du côté d’Antoinette était encore ce que l’on pouvait espérer de mieux…

Après avoir parlé ainsi à Thélise, il ne fut point à court. Dès que Caroline ouvrit les yeux et fut en mesure de le comprendre, il lui jura qu’il n’avait jamais aimé qu’elle mais qu’étant dénué d’argent, M. Supia l’avait repoussé comme gendre, ce à quoi, du reste, il fallait s’attendre de la part de ce vieux grigou. C’était un miracle qu’il eût pensé à lui donner Antoinette, combinaison louche qui répugnait à la loyauté d’Hippothadée, mais qu’il avait accepté néanmoins parce qu’elle lui permettrait d’entrer dans la famille et de voir chaque jour celle à laquelle il n’avait jamais cessé de penser !…

Pour le reste, il convenait de montrer quelque patience. Avec un caractère comme celui d’Antoinette et les dispositions qu’il lui connaissait, Mlle Agagnosc aurait bientôt mis tous les torts de son côté, et, n’est-ce pas ? le divorce n’était point fait pour les chiens !

Là-dessus, tous trois s’étaient embrassés tendrement et, ayant scellé ainsi la réconciliation, ils cherchèrent M. Supia pour lui faire part de la bonne nouvelle.

Mais ils ne le trouvèrent point, car ce dernier, entre temps, en avait reçu une mauvaise.

On lui avait apporté un communiqué de M. le commissaire Bezaudin qui lui apprenait que l’on avait enfin des nouvelles de MM. Souques et Ordinal.

On venait de retrouver les deux inspecteurs de la Sûreté à Naples, dans un bien fâcheux état au fond d’un vieux caboteur, sur lequel Hardigras, aidé d’un ami, leur avait procuré un passage gratuit…

Les détails manquaient.

MM. Souques et Ordinal, encore tout fumants de l’aventure, avaient télégraphié qu’ils iraient prochainement à Nice, mais qu’ils comptaient bien que l’on ne ferait rien en leur absence et qu’ils continuaient à répondre de tout.

Mais M. Supia en avait assez de la police et il profita de ce qu’on l’avait laissé seul avec Antoinette pour mettre tout amour-propre de côté et lui demander si elle était toujours dans l’idée qu’il n’y avait qu’un homme au monde pour arrêter Hardigras…

— Toujours !… mon parrain… lui répondit-elle. Vous n’avez qu’à aller trouver Titin-le-Bastardon de ma part et lui dire : « Toinette veut que tu arrêtes Hardigras ! », il vous l’amènera, votre Hardigras, pieds et poings liés.