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Le Fils de trois pères/XIII

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XIII

Où la mariée est retrouvée

Titin-le-Bastardon ayant reçu cette invitation à se rendre à l’hôtel de la police centrale, ne manqua point de conseilleurs pour le persuader du danger que comportait une telle démarche, mais il ne voulut rien entendre. Les supplications mêmes de la mère Bibi restèrent sans effet.

Tout de même, Gamba Secca se risqua à lui dire :

— Prends garde ! Ils ont déjà arrêté Pistafun !… Si Giaousé Babazouk était là, il saurait bien, lui, te convaincre.

Alors une voix se fit entendre, qui était celle de Nathalie, et elle n’était point sans amertume :

— Oui, mais Giaousé n’est pas là ! Titin l’aura prêté à Hardigras pour garder la Toinetta ; voilà un beau gardien, ma foi ! Va donc à la police, Titin ; quoi qu’il arrive, tu ne l’auras pas volé !

— J’y vais d’autant plus tranquillement, répliqua Titin en regardant. Nathalie, que, s’il m’arrivait quelque chose, je suis bien sûr que Giaousé saurait me tirer de là !

Tous firent :

— Assurément ! et nous serions tous avec lui !

Nathalie se cramponna à son bras :

— Reste ! lui souffla-t-elle à mi-voix, et va retrouver Hardigras, crois-moi !

Il la secoua gentiment car il savait que celle-là aussi l’aimait et qu’elle devait souffrir en lui parlant ainsi.

— Les hommes sont fous, soupira la pauvre fille.

Enfin il put partir.

Ce fut « avé » le sourire qu’il se présenta à l’hôtel de la police et qu’il demanda à voir M. le commissaire central, sa feuille de convocation à la main.

Des ordres avaient été déjà donnés car on conduisit immédiatement Titin, non point chez M. le commissaire central, mais auprès de M. Bezaudin.

Malgré toute sa philosophie, M. Bezaudin commençait de nourrir pour Titin-le-Bastardon les mêmes sentiments un peu féroces que lui avaient voués depuis longtemps MM. les inspecteurs Souques et Ordinal.

Aussi, lorsque, quelques heures après le funeste événement, le tuteur de la mariée ou plutôt de celle qui avait failli le devenir et son mari manqué : le prince Hippothadée, s’étaient présentés, écumants, dans le bureau d’où sortaient, traités comme ânes bâtés, MM. Souques et Ordinal, le commissaire ne s’était-il point mis au travers de leur indignation. Il la partageait.

— Votre Titin devrait être depuis beau temps dans vos cachots ! s’était écrié le prince. Il m’avait déjà menacé de mort si j’épousais Mlle Agagnosc !

— Vous auriez dû me dire cela ! repartit le commissaire.

— Fallait-il vous dire aussi que votre Titin et votre Hardigras ne faisaient qu’un ?

— Non ! fit M. Bezaudin.

— Vous saviez cela et vous n’avez pas arrêté Titin ! hurla Supia.

— Eh ! monsieur Supia, vous aviez chargé Titin d’arrêter Hardigras ! j’attendais, car au fond, je n’étais sûr de rien !…

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Moi ! mais… je vais demander à Titin de demander à Hardigras de nous rendre la mariée !

— En voilà assez ! beugla Supia. Vous allez l’arrêter et le jeter aux « Novi ! »

— Bien ! avait obtempéré tout de suite M. Bezaudin, je ne demande pas mieux ! Il ne m’amuse pas plus que vous, vous savez, mon « Titin » ! Ah ! je voudrais le voir à tous les diables ! Il m’a causé mille ennuis. Tout ce que j’ai servi tout à l’heure à Souques et Ordinal qui avaient répondu de tout et qui ont été assez bêtes pour le lâcher, n’est rien à côté de ce que j’ai ramassé pour mon compte ! M. le commissaire central ne se met pas souvent en colère, mais, cette fois, j’ai pu croire qu’il allait me jeter par la fenêtre, en attendant que l’on me fiche à la porte. Arrêtons-le donc, ce Titin de malheur !… Et qu’il n’en soit plus question.

— Oui, oui ! le plus tôt possible, appuya le Supia, farouchement.

— Ce bandit est capable de tout ! lança Hippothadée.

— On le sait, éclata le commissaire… et ce sera tant pis pour cette pauvre Mlle Agagnosc !

— Que voulez-vous dire ? fit Supia, interloqué.

— Je veux dire que lorsqu’il a entre les mains un gage comme Mlle Agagnosc, un gars comme le Titin sait s’en servir ! mais puisque vous voulez qu’on l’arrête, arrêtons-le !… Ce sera fait ce soir ou demain ! Il n’a pas besoin de se cacher, lui ! Il lui a suffi d’avoir mis en sûreté Mlle Agagnosc !… mais prouvons-lui que nous ne sommes pas gens à reculer devant de telles considérations !… Aux « Novi », le Titin !… et que Mlle Agagnosc devienne ce qu’elle voudra ou ce qu’elle pourra entre les mains des amis de Titin qui n’hésiteront certainement pas à le venger !

— C’est abominable ! haleta Supia… Le croyez-vous capable d’un tel crime ?

— Je le crois capable de tous les crimes ! glapit Hippothadée. Je n’ai jamais rien vu de plus furieux que ce jeune homme.

— Mais il aime Toinetta !…

— Eh ! vous ne connaissez rien à l’amour, monsieur Supia ! rugit Hippothadée. Titin est un homme qui préférera poignarder ou faire poignarder Mlle Agagnosc que de la voir appartenir à un autre !

— C’est peut-être ainsi que l’on agit dans votre pays, lui jeta le Supia, tout à fait démonté.

— Oui, monsieur ! Et l’on appelle les Titin, des héros !

— C’est du propre ! En quel temps vivons-nous !… Voilà un homme qui m’a pillé et qui vous vole votre femme ! Vous appelez ça un héros !

— Messieurs ! intervint M. Bezaudin je vous demande pardon d’interrompre cette petite dissertation, mais je désirerais savoir à quoi vous êtes résolus !…

— Eh ! monsieur le commissaire, fit Supia excédé, vous nous demandez toujours ce que nous voulons faire !… C’est à vous de prendre, une fois pour toutes, vos responsabilités !

— Bien, monsieur !… Je vais signer immédiatement le mandat de dépôt de Titin-le-Bastardon…

— Non ! ne faites pas ça ! protesta Hippothadée. Avant toutes choses, que voulons-nous ? Sauver Mlle Agagnosc ! La séparer de Titin !… Eh bien ! tâchez de nous la rendre d’abord.

— C’est moins simple que vous ne pourriez le croire, fit M. Bezaudin, mais enfin, c’est bien la chose qu’il faut d’abord tenter… Pour cela je ne dois pas arrêter Titin !…

C’est à la suite de cette conversation que Titin avait été « invité » à se présenter à l’hôtel de la police.

Il trouva M. Bezaudin assis derrière son bureau, Le commissaire se disposait à allumer une cigarette. Il sembla se rappeler que Titin fumait aussi. Il lui tendit son porte-cigarette. Titin y puisa en remerciant d’un signe de tête et fit jouer son briquet qu’il présenta à son tour au commissaire.

— Pourquoi souriez-vous, Titin ? lui demanda le commissaire.

— Et vous-même ? monsieur le commissaire ?

— Ah ! pardon ! c’est à moi de vous interroger !…

— C’est juste ! et je vais vous répondre tout de suite. Je souris parce que je sais ce que vous allez me demander.

— Tant mieux ! fit en riant tout à fait le commissaire, car s’il en est ainsi, nous ne sommes pas loin de nous entendre. Eh bien, voyons, je vous écoute : qu’est-ce que je vais vous demander ?

Mais à ce moment la sonnerie du téléphone retentit. M. le commissaire s’excusa et prit l’appareil :

— Allô ! allô ! quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Pistafun ? Ah ! par exemple !… Non ! Ça n’est pas possible !… Mais ils sont fous !… Coffrez-les tous ! Tous !… Mais non, ne les mettez pas avec Pistafun !

Et le commissaire raccrocha :

— Ce sont vos amis qui font les mauvais garçons, comme il fallait s’y attendre.

— Quels amis ? demanda Titin.

— Tantifla, Aiguardente et Tony Bouta… Ils veulent qu’on leur rende Pistafun. Paraît qu’ils font un raffut de tous les diables.

— Ils sont braves, dit Titin. Ils n’abandonnent point leur compagnon dans le malheur.

— Ils veulent leur Pistafun ou réclament d’être enfermés avec lui. Je ne veux pas qu’on les contrarie, moi, ces braves ! Et les voilà tous les quatre à l’ombre ! Ça nous arrange tous !

— Pas moi ! dit Titin…

— Pourquoi donc ?

— Je vous le dirai tout à l’heure, monsieur le commissaire !

— En attendant, puisque vous êtes si bien renseigné, dites-moi pourquoi je vous ai fait venir !…

— Pour que je vous rende Mlle Agagnosc !…

— Ah bien ! vous jouez franc jeu, vous !… Vous avouez donc que c’est vous qui avez enlevé la mariée !

— Je n’avoue rien du tout ! M. Ordinal pourra vous dire qu’il ne m’a point quitté d’un pas pendant toute la cérémonie. Chacun a pu me voir, comme lui, chez Camousse dans le moment même que Hardigras enlevait Mlle Agagnosc.

— Pardon ! à ce moment-là, M. Ordinal n’a pu rien voir du tout, attendu que votre ami Pistafun l’avait enfermé dans « le petit endroit ».

— Ce n’est pas ainsi que Pistafun m’a raconté l’affaire, répliqua Titin. Pistafun m’a dit qu’il avait cru voir, à un signe que lui faisait M. Ordinal, que celui-ci lui demandait où était le « petit endroit » et il l’y conduisit immédiatement. Que M. Ordinal ait été alors un peu bousculé et qu’il ait éprouvé quelque difficulté par la suite à sortir du « petit endroit », cela ne saurait étonner personne, vu qu’il y avait une foule considérable chez Camousse ; ceci dit, vous comprendrez comme moi que Pistafun ait pu marquer quelque mécontentement du traitement qu’on lui avait fait subir pour avoir, une fois dans sa vie, rendu service à la police ! Mais je le connais ! Je suis sûr qu’il ne recommencera plus ! Quant à ses amis, comment n’auraient-ils pas été outrés par tant d’injustice ? Et vous les coffrez !… En vérité, je m’étonne que vous ne m’ayez pas déjà arrêté moi-même ! Aujourd’hui, vous ne rêvez que plaie et bosse, ma parole ! Et cela ne vous ressemble pas ! Permettez-moi de vous le dire, monsieur le commissaire.

— Vous me faites meilleur ou plus méchant que je ne suis, « mon cher Titin !… » En attendant que nous soyons d’accord là-dessus, je vous ai fait venir pour m’entendre avec vous ! Vous savez où se trouve Mlle Agagnosc ?

— Comment le saurais-je, monsieur le commissaire ? Je ne suis pas Hardigras, moi !

— Mais Hardigras pourrait vous l’apprendre !…

— Peut-être !…

— Vous le connaissez ?

— Non ! mais je connais un ami qui le connaît !… Il paraît que ce n’est pas un méchant bougre !… J’aime mieux vous dire tout de suite que j’ai déjà pris mes dispositions pour le joindre, car j’ai beaucoup d’amitié pour Mlle Agagnosc, et je ne voudrais pas qu’il lui arrivât malheur !… Là-dessus, nous sommes d’accord.

— Écoutez, Titin !… si vous avez beaucoup d’amitié pour Mlle Agagnosc, vous vous arrangerez de façon qu’elle soit reconduite ce soir au domicile de ses parents ! Il y va de sa réputation ! Il y va de son honneur ! Avez-vous songé à cela, Titin ?

— J’y ai songé, monsieur le commissaire, et aussi à ceci : qu’il ne peut y avoir de pire malheur pour une jeune fille que celui d’être unie au prince Hippothadée. Sommes-nous toujours d’accord, monsieur le commissaire ?

M. Bezaudin, très ennuyé, se taisait. Titin se leva.

— Que faites-vous ? lui demanda t-il hâtivement.

— Je m’en vais, monsieur le commissaire, je n’ai plus rien à faire ici du moment que nous ne sommes plus d’accord, je m’en vais, à moins que vous ne me fassiez arrêter !

— Vous savez bien que je ne vous ferai pas arrêter, Titin ! sinon qui parlerait à Hardigras ?

Titin se pencha vers lui.

— Enfin ! vous savez bien, vous, que le prince est un bandit et que le Supia ne vaut guère mieux ! et que ce mariage est une abomination !…

— Pourquoi l’accepte-t-elle ?

— Elle ne l’accepte plus !… s’écria Titin avec une joie qui l’illuminait.

— Ah ! vous savez cela déjà ! s’écria M. Bezaudin en riant franchement. Vous avez donc déjà vu Hardigras !…

— Eh bien, oui, je l’ai vu, là !… dut avouer Titin en se mordant la lèvre jusqu’au sang et en rougissant, car, dans la jubilation amoureuse qui le grisait, il s’était laissé pincer comme un enfant.

M. Bezaudin, ayant marqué le coup, n’insista point sur son triomphe. Il tenait le bon bout, pour le moment, il ne le lâcha point.

— Si elle ne l’accepte plus, que craignez vous pour elle ?

— Tout ! fit Titin. Admettez qu’elle rentre chez ses parents, qu’elle dise qu’elle ne veut plus se marier avec Hippothadée… Elle n’en est pas moins encore sous la coupe de ces gens-là pour des années… Ce n’est qu’une enfant ! Elle finira par céder !

— Alors, fit brutalement Bezaudin, « c’est qu’elle ne vous aime pas ! »

Titin devint pâle. Il ne répliqua point, soit qu’il n’eût rien à dire, soit qu’il n’eût plus la force de prononcer une parole…

— Titin ! Titin ! fit le bon M. Bezaudin, vous êtes sur une bien mauvaise pente, mon ami !… Mais il y a encore de l’espoir !… Vous valez mieux que ce que vous voulez paraître ! Le pays vous a gâté parce qu’il vous a trop aimé !… Prenez garde ! Vous vous laissez entraîner à des choses qui soulèveront le monde contre vous !… Quand on prétend être son seul maître et son seul juge, quand on se met au-dessus des lois, il arrive un moment où l’on trébuche ! Et alors, on est piétiné !… Titin, mon ami, « écoutez le commissaire de police !… » Il est temps !… Vous avez fait assez de bêtises comme cela ! Je vous dirai même que vous n’avez plus le droit d’en faire « parce que vous aimez », Titin, et peut-être aussi parce que vous êtes aimé !… Ramenez vite chez ses parents Mlle Agagnosc !… si vous êtes encore un honnête homme !…

— Mlle Agagnosc, déclara Titin d’une voix rauque que la plus grande émotion de sa vie faisait trembler, sera ce soir chez ses parents !

— Merci, Titin, merci !… Je vous connais mieux qu’eux tous, moi, allez !… Nous finirons peut-être un jour par faire une paire d’amis !… Sapristi ! Il ne faut pas pleurer, Titin ! Il ne faut pas pleurer !…

— « Fan d’un amuletta ! »… Je ne pleure pas ! protesta Titin qui essuya d’un revers de main ses yeux rouges… Ce sacré Bezaudin, pardon, monsieur le commissaire… Ce sacré Bezaudin me fait faire tout ce qu’il veut !…

Ici, nouveau coup de téléphone, sonnerie prolongée.

Impatienté, M. le commissaire se saisit à nouveau de l’appareil.

— Quoi ?… Encore ?… Vous ne les avez donc pas coffrés comme ils le demandaient ? Oui ? Eh bien, alors ?… Ils démolissent tout ! Ils veulent leur Pistafun !… Eh bien, réunissez-les tous, donnez-leur un jeu de cartes, et qu’ils nous fichent la paix !…

Et M. le commissaire raccrocha.

— Vos amis sont bien encombrants, fit-il à Titin.

— Plus encore que vous pouvez le supposer ! monsieur le commissaire ! Car ils ne font que commencer ! Moi, si j’étais à votre place, je m’en débarrasserais tout de suite ! Ce serait plus prudent !… Vous ne pouvez vous imaginer ce que ces gens sont capables de faire quand ils sont réunis tous les quatre ! On les croit occupés à jouer tranquillement au vitou…

— Vous ne voudriez pas cependant que je relâche Pistafun ?

— Ils ont demandé à être réunis, j’aimerais mieux pour vous les voir réunir dehors que dedans !… Et puis, je vais vous dire toute ma pensée : donnant, donnant ! Je connais Hardigras ! Il ne consentira à rendre Mlle Agagnosc que si vous lui rendez son Pistafun, son Aiguardente, son Tantifla et son Tony Bouta !

— Ils sont donc aussi les amis de Hardigras ! fit en souriant Bezaudin ?

— Et comment !… Hardigras ne peut plus s’en passer ! « Li boccia » (le jeu de boules) ne lui dit plus rien sans Pistafun.

Je constate de plus en plus, fit Bezaudin en signant l’ordre d’élargissement des quatre compères, que les amis de Hardigras sont vos amis.

— Quelle conclusion en tirez-vous ? demanda Titin.

— Que je vais être « agonisé » par M. Ordinal et que vous finirez par me faire mettre à la retraite !… repartit Bezaudin en montrant l’ordre signé à Titin…

— Consolez-vous, monsieur Bezaudin, il y aura toujours une chambre pour vous chez la mère Bibi !…

Et quand Titin eut disparu, Bezaudin se laissa tomber sur sa chaise avec une indicible satisfaction :

— Ouf ! je l’ai eu !

Sur ces entrefaites, on vint lui annoncer que M. Supia et le prince Hippothadée attendaient d’être reçus.

Quand ils surent que Mlle Agagnosc se retrouverait le soir même au sein de sa famille, il n’est point de compliments dont ils n’accablèrent M. Bezaudin !

Le commissaire affirmait qu’il n’avait eu que quelques mots à dire :

— Ce Titin n’est point le méchant garçon que l’on croit !

— Vous avez peut-être bien raison ! finit par jeter le Supia… et, à ce propos, monsieur le commissaire, j’aurais un petit mot à vous dire en particulier. Vous permettez, mon cher Hippothadée !

— Mais comment donc ! mon cher monsieur Supia !… Je vais porter la bonne nouvelle à Mme Supia qui est dans les larmes.

— Mon cher commissaire, déclara le Supia à Bezaudin dès qu’ils furent seuls… je finirai par croire comme vous que l’on s’est beaucoup trompé sur le compte de Titin ! Mais, dites-moi, pendant que vous y étiez, vous n’avez pas pensé à lui faire part de cette idée que vous aviez eue dans le temps et qui n’était peut-être pas si mauvaise que ça ?

— De quelle idée parlez-vous donc, monsieur Supia ?

— Comment ! vous l’avez oubliée ? Il s’agissait de demander à Titin, en lui promettant de passer l’éponge sur le passé, de bien vouloir me rendre les principaux objets, le mobilier surtout qu’il s’était amusé à faire disparaître de la « Bella Nissa ».

— Mais, c’est Hardigras qui vous a pris tout cela ! monsieur Supia.

— Christo ! n’est-ce point Hardigras qui m’a pris ma pupille et n’est-ce point Titin qui me la rend ?

— D’accord, monsieur Supia… Hardigras fait si bien ce que désire Titin, que j’aurais pu, en effet, lui dire en passant quelques mots qui eussent arrangé les affaires de la « Bella Nissa », mais j’ai déjà arrangé l’affaire Agagnosc ! On ne saurait tout faire le même jour !

— Arrangez-moi encore celle-là, supplia Hyacinthe, et vous n’aurez pas à le regretter.

— Si votre affaire est arrangeable, je vous l’arrangerai, même si vous ne devez pas m’en être reconnaissant, monsieur Supia !…

— Elle est tout à fait arrangeable ! Beaucoup plus que celle de Mlle Agagnosc dans laquelle vous avez si bien réussi !

— Ce n’est point mon avis, monsieur. Dans l’affaire Agagnosc, j’ai pu convaincre facilement Titin parce qu’il s’agissait de l’honneur de son amie d’enfance, mais dans l’affaire Supia, je crains de rencontrer beaucoup de difficultés pour attendrir Titin ! Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais il vous déteste bien, ce garçon-là !…

— Et vous croyez que cela va continuer ?

— Bah ! il faudrait demander cela à Hardigras !…

— Écoutez-moi, monsieur Bezaudin !… je vais vous dire comment vous pourriez arranger cette affaire !

— J’écoute ! fit M. Bezaudin qui l’avait encore rarement vu dans une pareille agitation et qui se disait :

« Qu’est-ce que je vais entendre ?… Quelles fripouilleries le vieux forban va-t-il encore me sortir {Corr|:|? »}}

Enfin le bonhomme se décida :

— Je sais pourquoi le Bastardon m’en veut ! Pendant qu’il était à la guerre, j’ai fait une opération sur les terres de la mère Bibi. Oh ! bien peu de chose !… Mais enfin, elle y tenait à son bastidon, la sacrée vieille ; d’un autre côté, il me gênait, moi. Comprenez, pour la vue… Enfin, je les ai eues, ses terres ! Elle n’y a pas gagné, assurément, elle n’y a pas perdu grand’chose non plus !… Ça ne valait guère. En revenant au pays, le Titin a fait entendre de mauvaises paroles. Maintenant qu’on est sûr que Hardigras et le Titin c’est la même chose, tout ça me revient en mémoire… Comprenez-moi bien. Jamais peut-être le Titin n’aurait pensé à me voler si… si…

— Si vous ne l’aviez pas volé vous-même… acheva le commissaire.

— Vous êtes dur, Bezaudin !… Vous étiez moins dur pour Hardigras ! Enfin, vous voyez ce qui s’est passé… Tout ça, c’est des représailles !…

— Des reprises ! fit Bezaudin.

— C’est vous qui parlez ainsi, monsieur ! Vous qui représentez la loi !…

— Non ! Ce n’est pas moi qui parle, certes ! Mais c’est Titin… En admettant toujours que Titin soit Hardigras !

— Finissons-en !… Voulez-vous dire à Titin que s’il me restitue ce qu’il m’a pris et s’il prend l’engagement auprès de vous de cesser cette mauvaise plaisanterie de Hardigras, je rends à la mère Bibi ses terres… Ce sera un jeu pour vous de mener à bien cette petite affaire. Puis-je compter sur vous ?

— Monsieur Supia, je répéterai à Titin notre conversation et j’espère que nous n’aurons tous qu’à nous en louer.

Ce soir-là, à six heures, toute la famille Supia et le prince Hippothadée se trouvaient réunis dans le cabinet du directeur de la « Bella Nissa ».

Les deux hommes attendaient impatiemment l’arrivée d’Antoinette. Mme Supia et Caroline étaient plus calmes : cette dernière surtout n’avait aucune hâte de voir revenir la future princesse de Transalbanie. Et nous ne risquerions guère de nous tromper en imaginant, qu’au fond du cœur de Caroline, il y avait un espoir… l’espoir que Titin garderait définitivement sa Toinetta pour lui…

Enfin le timbre de la porte d’entrée retentit et on entendit presque aussitôt la domestique qui s’écriait :

— Mademoiselle Antoinette !

Ils s’étaient tous levés, avaient couru au-devant d’elle et ils restèrent stupéfaits en apercevant une charmante et belle enfant des champs, mise à l’ancienne mode niçoise, comme il s’en rencontre encore dans les petits pays cachés, dans la montagne.

— Eh bien ! Vous ne me reconnaissez pas ? Vous vous attendiez peut-être à me voir revenir en robe de mariée !…

— Qu’est-ce que tu as fait de ta robe ? lui demanda tout de suite Mme Supia.

— J’en ai fait cadeau à Hardigras.

— Hardigras l’a habillée comme il a pu ; fit Titin, en se montrant. Sa garde-robe n’est pas très fournie, vous savez.

— En paysanne ou en princesse, elle est toujours aussi jolie, exprima Hippothadée en la dévorant des yeux.

— Entre ! ordonna Supia en poussant la jeune fille dans son bureau.

— Vous permettez que je rentre aussi, dit Titin, car j’ai un petit mot à vous dire de la part de Hardigras !…

Maintenant qu’il tenait Antoinette, M. Supia n’éprouvait plus pour Titin ces sentiments d’indulgence et de conciliation qui l’avaient envahi dans le cabinet du commissaire de police. Faut-il dire qu’il regrettait tout à fait sa confession ?

Aussi oubliait-il que Titin se défaisait spontanément d’un tel gage et ne se souvenait-il que du rapt inqualifiable qui avait failli jeter par terre ses plus savantes combinaisons.

— Monsieur Titin, lui répliqua-t-il de sa voix la plus sèche et avec son air le plus désagréable, vous comprendrez qu’après ce qui s’est passé, nous ne tenions point à vous retenir. Il est même singulier que vous ayez osé nous infliger votre présence !

— Elle est tout à fait déplacée ! crut devoir expliquer Hippothadée.

— Mon cher Hippothadée, laissez-moi dire à monsieur ce qu’il faut qu’il entende, puisqu’il s’est senti le courage de monter jusqu’ici ! Monsieur Titin ! Si vous aviez eu quelque amitié pour ma pupille et si vous aviez été quelque peu honnête homme, vous n’auriez jamais eu la pensée d’une action aussi honteuse ! Vous l’avez réparée dans la mesure du possible en nous ramenant Mlle Agagnosc, mais il n’en reste pas moins que vous lui avez porté un préjudice considérable, et, sans la magnanimité du prince Hippothadée, ma filleule pourrait maintenant longtemps chercher un mari !

— Ne vous en faites pas, parrain… Je ne veux plus me marier !

Le prince eut un geste d’affreuse surprise qui touchait de près au désespoir, tandis que M. Supia se retournait, terrible :

— Tais-toi, petite malheureuse ! Tu es folle et tu n’as pas volé ce qui t’est arrivé !

— Possible ! lui répliqua sans s’émouvoir « la charmante Antoinette », mais je ne veux plus me marier !

— Et je te dis, moi, que tu te marieras ! éclata le Supia. J’en ai assez de tes fantaisies ! Je ne veux plus avoir la responsabilité de te garder plus longtemps dans ma maison.

— Fallait me laisser où j’étais.

Elle ne m’aime plus ! gémit Hippothadée en posant la main sur son cœur.

— Ah ! par exemple ! fit-elle en éclatant de rire. Ne dirait-on pas que celui-là c’est péché que de lui faire de la peine ! Qu’est-ce que tu en dis, mon Titin ?

Titin, au milieu de cette agitation, avait gardé un calme supérieur.

— Je dis, déclara-t-il, en s’asseyant bien humblement sur le coin d’un fauteuil qu’on ne lui offrait pas… je dis que, pour moi, il n’y a pas à se fâcher et que c’est à Hardigras à se débrouiller, que je ne serais jamais venu ici pour entendre d’aussi mauvaises raisons si je n’avais accepté une petite commission pour M. Supia, de la part dudit Hardigras.

Supia le foudroyait de son regard. Ne se contenant plus, il montra à Titin la porte du salon :

— Va-t’en ! Va-t’en ! Bastardon ! Quant à ton Hardigras, je ne veux pas savoir ce qu’il a à me dire, mais tu pourras lui répéter ceci de ma part, si jamais tu le rencontres : Je serai sans pitié et je le traînerai devant les juges qui sauront bien mettre fin une fois pour toutes à ses mauvaises farces, m’as-tu compris, Titin ?

— Je ne suis pas sourd, monsieur, répondit Titin en se levant et en gagnant tranquillement la porte. Je n’oublierai en rien de lui dire tout cela ! Au plaisir de vous revoir, monsieur Supia, et que le bon Dieu vous garde !

— Titin ! fit Antoinette, embrasse-moi avant de partir, et donne le bonjour à M. Hardigras.

Supia eut, derrière Titin, un méchant geste, comme s’il eût voulu l’étrangler.

Titin se retourna justement à ce moment-là.

— Je ne sais vraiment pas ce que vous avez contre moi, lui dit-il en roulant son feutre dans ses doigts… Vous vouliez votre nièce, je vous la ramène, et vous êtes là, après moi, comme un enragé ! Hardigras sera bien étonné quand je lui raconterai une affaire pareille ! Quant à moi, je ne me mêle plus de rien ! Hardigras fera ses commissions lui-même ! Il vous écrira, voilà tout ! Ça m’ira d’autant mieux que ça n’était pas très amusant ce qu’il m’avait chargé de vous dire, monsieur Supia !

— Monsieur ! s’écria Hippothadée que l’attitude si méprisante dans son apparente humilité de Titin faisait bouillir, monsieur, cette affaire est maintenant autant la mienne que celle de M. Supia et je vous serais obligé de nous faire savoir sans plus tarder de quelle sorte de commission a pu vous charger votre soi-disant Hardigras !

— Monsieur, fit Titin, il s’agit de Mlle Agagnosc. Je ne sais pas si je dois…

— Vous le devez ! Si M. Supia est le tuteur de Mlle Agagnosc, je suis son fiancé !

— Eh bien ! voilà : il m’a chargé de dire à M. Supia qu’il fallait être bien gentil avec Mlle Agagnosc, lui rendre autant que possible le séjour dans la famille sinon agréable, du moins supportable, qu’il tenait beaucoup à ce qu’on ne la contrariât en rien, mais surtout qu’on ne la poussât point par le désespoir à épouser le prince Hippothadée ! Si un pareil mariage avait jamais lieu, m’a encore dit Hardigras — remarquez que je ne fais que rapporter ses propres paroles — si un pareil mariage avait jamais lieu, il en rendrait responsable M. Supia et toute sa famille ! Un pareil crime ne manquerait point de retomber sur sa tête et celle de tous les siens !

— Eh bien !… Et sur moi ? s’écria le brave Hippothadée.

— En ce qui vous concerne, répliqua Titin, il ne m’a rien dit… Paraît que vous ne comptez pas ! Adieu bien, la compagnie.

Et Titin s’en fut, de son pas tranquille, sans plus se préoccuper de la tempête qui éclatait derrière lui.