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Le Fils de trois pères/XVIII

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Baudinière (p. 302-310).

XVIII

Dans lequel Hardigras est mort, — dit-il.

Quand Toinetta rouvrit les yeux en sortant de son évanouissement, elle était chez elle, dans sa chambre, M. et Mme Supia lui prodiguaient leurs soins. Sitôt qu’elle put parler, ce fut pour demander des nouvelles du prince Hippothadée. Thélise lui répondit affectueusement qu’il était dans la chambre à côté et dans la plus grande douleur, à cause de ce qui était arrivé…

— Une si jolie promenade qui avait si heureusement commencé ! Si le prince avait pu se douter !…

— Tout est pour le mieux, interrompît le « boïa ». Le hasard a voulu qu’Antoinette fût définitivement instruite des mœurs et de l’infamie de ce garçon ! L’en voilà guérie pour toujours, espérons le !…

— Je désirerais parler au prince Hippothadée ! fit Toinetta.

— Mais, ma chérie ! expliqua Thélise, tu le verras demain ! Ce soir, il convient que tu te reposes…

— Non ! je désire le voir tout de suite, devant vous !…

— Je vais le chercher ! annonça M. Supia… Il ne faut pas la contrarier…

Quelques instants plus tard, le prince pénétrait dans la chambre. Toinetta était bien pâle sur son oreiller. Mais elle était bien belle. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux et sa main avait glissé le long du drap comme une pauvre petite chose encore très lourde qu’elle n’avait pas eut la force de retenir. Le prince ploya un genou et baisa cette petite chose de marbre.

— Me pardonnerez-vous jamais ?

— Non, jamais ! fit-elle d’une voix sèche et nette qui détachait les syllabes comme un couteau… Ni à vous, ni aux autres qui étaient avec vous, ni à « personne » !…

Je vous ai fait venir pour vous dire qu’il ne pourra jamais y avoir de vous à moi que haine et mépris ! Vous m’avez compris ?

— Mais, mademoiselle, balbutia le prince…

— Bien ! ne répondez pas ! C’est inutile ! Je ne vous ai pas fait venir pour vous dire seulement cela, mais encore que je veux devenir votre femme !

— Ah !… Antoinette…

— Je vous défends de m’appeler Antoinette. Taisez-vous ! Je veux donc devenir votre femme le plus tôt possible ! Occupez-vous de cela. Ne perdez pas une seconde. Vous pouvez vous retirer.

Hippothadée se releva plutôt gêné. Sans doute, il avait prévu cette solution et sans doute y avait-il travaillé, mais il l’avait rêvée assurément moins prompte et, à tout prendre, moins brutale dans la façon dont elle était notifiée. Tout cela tenait en une courte phrase : on l’épousait mais on le méprisait.

Décidément, il n’y a point de bonheur complet en ce monde. Il eût voulu dire quelque chose et il ne trouvait rien, en dehors de la seule réponse possible en pareille occurrence, qui était un adieu, un adieu noble et digne, avec quelques paroles bien senties qui eussent vengé tous les Hippothadée de la terre de l’injure que leur faisait cette petite bourgeoise amoureuse d’un va-nu-pieds ! Or, cet adieu, il ne voulait pas le prononcer, il ne le pouvait pas pour beaucoup de raisons.

Alors, il se contenta de dire : « Au revoir ! » en pivotant sur la pointe de ses bottines et en redressant sa taille, qui était encore la seule chose dont il pût être fier.

M. Supia sauva la sortie en raccompagnant et en disant tout haut :

— Vous avez bien raison de ne point vous offenser, Antoinette est un peu nerveuse ce soir ! Et puis, ajouta-t-il, dans le vestibule, si cette petite vous méprise, moi je vous estime !

Dans la chambre, cette excellente Thélise, était heureuse plus que l’on ne saurait dire de la tournure que prenaient les événements. Ce mariage la rapprochait de son amant. Soudain, elle fut épouvantée de la façon dont Toinetta la regardait. Et elle s’enfuit sans que l’autre lui eût adressé un mot.

Restée seule enfin, Toinetta retomba la tête sur son oreiller qu’elle déchira de ses ardentes petites quenottes, étouffant ses sanglots. Car elle ne voulait pas pleurer !

Le lendemain matin, la première chose qu’elle fit fut de renvoyer sans l’ouvrir la lettre que Titin lui adressait.

Elle rencontra dans le petit salon Caroline qui avait les yeux rouges.

— Tu pleures, lui dit-elle, parce que tu n’épouses pas le prince Hippothadée ! Moi j’ai pleuré parce que je l’épouse ! Mais ne crains rien, Caroline ! Je te le garde !… Je le hais autant que tu l’aimes, es-tu contente ?

— Alors pourquoi l’épouses-tu ?

— Demande-le à ton père. Il en sait là-dessus plus long que moi. Moi, je ne sais qu’une chose, c’est que je veux partir… partir et ne plus vous voir.

Caroline médita longtemps sur les paroles de sa cousine et y trouva une consolation passagère qui sécha momentanément ses larmes.

Le jour ne s’acheva point sans que toute la ville apprît que, décidément, le prince Hippothadée épousait Mlle Agagnosc. Tout ce qui avait été rompu était renoué. De la volonté même de Toinetta… Ce fut une stupéfaction générale, qui se changea bientôt en consternation.

Car la ville s’était reprise d’un gros intérêt pour Titin. Les démarches faites par le consul de Transalbanie pour étouffer le scandale provoqué par les excentricités financières du comte Vardar avaient suffisamment renseigné les intéressés pour qu’il fût bien établi que le Bastardon avait été moins son associé que sa victime. D’autre part, les bruits qui couraient sur la haute origine de l’« enfant de Carnevale » s’étaient, par le fait, trouvés à peu près confirmés.

Et, bien que Titin ne se montrât nulle part, on osait à nouveau prononcer son nom auquel on n’oubliait pas de mêler celui de Hardigras. Il avait toujours été l’image séduisante où ils se reconnaissaient dans la bonne humeur de vivre, la joie du festin, la bravoure effrontée du Midi, enfin l’insouciance et la fantaisie bouffonne sans lesquelles il n’est point de raison de passer sur la terre. Le défaut de la cuirasse de Titin était qu’il aimait sérieusement, le pauvre !…

Et chacun savait cela. Ce n’était point pour rien que Hardigras avait interrompu les noces de Mlle Agagnosc. On comptait bien qu’il les reprendrait où il les avait laissées, mais pour son compte. Or, voilà que Toinetta, oubliant Titin, remettait sa main dans celle du prince Hippothadée ! Consternation dans la cité, on ne comprenait pas…

Qu’allait-il arriver, bon Diou ! quand Hardigras apprendrait une affaire pareille !

À cette question que chacun se posait, voilà que M. Bezaudin répondit pour la surprise de tous.

Ce très brave et honnête homme avait eu l’occasion d’exprimer son avis un jour que MM. Supia et Hippothadée étaient venus dans son cabinet pour lui soumettre tout un plan relatif à la cérémonie du mariage que l’on ferait la plus simple et la plus rapide possible, à une heure matinale, ce qui permettrait de rendre plus efficaces les mesures de sécurité que l’on allait lui demander.

— Messieurs, leur avait-il répondu, je ne prendrai aucune mesure de ce genre. Elles seraient tout à fait inutiles. Il n’arrivera rien du tout.

— Vous avez vu Titin ? interrogea fiévreusement Supia.

— Non point ! Depuis le dernier événement qui vous avait privé de Mlle Agagnosc, il n’a plus remis les pieds ici. Je ne saurais vous dire ce qu’il est devenu.

— Alors, qui vous dit qu’il n’essaiera point de recommencer le coup de Hardigras ? interrompit le prince.

— Je crois le connaître suffisamment maintenant pour pouvoir vous affirmer qu’il ne tentera rien de ce genre. Titin est un garçon d’une fierté dont vous n’avez pas une idée. Cette première fois à laquelle vous faites allusion, il s’est permis la fantaisie d’enlever Mlle Agagnosc parce qu’il s’imaginait que ce petit incident serait assez du goût de Mlle Agagnosc, en quoi j’ose dire qu’il ne se trompait pas, mais aujourd’hui, il n’en va plus de même ! Aujourd’hui, Mlle Agagnosc ne se laisse plus conduire à l’autel comme une petite brebis que l’on a préparée pour le sacrifice, mais c’est elle-même qui exige que ce mariage se fasse. La chose se présente bien ainsi, n’est-ce pas ?… Eh bien ! Titin n’ira point contre la volonté de Mlle Agagnosc, c’est moi qui vous le dis ! Monsieur Supia, vous pouvez marier votre pupille en toute tranquillité. Adieu, monsieur.

— Ce n’est pas mal ce qu’il nous a raconté là ! avait dit le prince à M. Supia quand tous deux s’étaient retrouvés dehors.

— Possible ! avait répliqué l’autre, mais moi, je me rappelle une chose, c’est la menace de ce Titin du diable, quand il nous a ramené Antoinette… Vous vous rappelez la commission de Hardigras ?

— Je ne l’ai pas oubliée ; elle était d’autant plus vexante qu’il n’y avait rien pour moi, mais j’avoue que pour vous et pour votre famille, elle était assez déplaisante.

— Elle était criminelle ! grinça le Supia.

— Euh ! euh ! fit Hippothadée, je ne vois point du tout Titin vous faisant passer de vie à trépas pour cette affaire de mariage !

— Moi non plus, heureusement. Je suis surtout persuadé qu’il a voulu nous faire peur… C’est vous dire que je n’ai pris de cette commission que ce que j’ai voulu… Il en reste suffisamment cependant pour que nous ne partagions point tout à fait l’optimisme de ce grand sot de Bezaudin ! Cet homme est bien la chose la plus curieuse que l’on puisse rencontrer dans un commissaire de police. Il n’a de confiance que dans les escrocs qu’il est chargé d’arrêter et qu’il laisse courir les routes !

— Si nous invitions MM. Souques et Ordinal ! proposa le prince.

— Je crois qu’ils viendront même si vous ne les invitez point ! répondit Supia, ce qui nous évitera de leur payer le déplacement de Paris.

Mais ce fut Bezaudin qui eut raison. Rien ne vint troubler la cérémonie du mariage de Mlle Antoinette Agagnosc et du prince Hippothadée Vladimir de Transalbanie.

Ce mariage ne présenta d’autre particularité que le mode lugubre sur lequel il fut célébré et l’immense tristesse de la foule qui, en dépit de l’heure matinale, s’était dérangée et observait un silence plus impressionnant que ne l’eût été la plus hostile manifestation.

À la vérité, il y avait dans cette attitude moins de colère contre Hippothadée et les Supia, que d’accablement devant la fatalité qui avait voulu cet outrage à la cité.

Des amis de Titin se détournaient pour pleurer devant ce cortège qui avait tout du convoi funéraire. À commencer par Toinetta qui, en dépit de ses voiles blancs, faisait plutôt figure de veuve que de nouvelle épousée.

Veuve de tous ses espoirs, la malheureuse l’était ! Seulement, on ne la plaignait point… On ne plaignait que Titin, qui n’était pas là.

Le lendemain de ce jour néfaste, quand les magasins de la « Bella Nissa » rouvrirent leurs portes, on découvrit que la plupart des objets disparus, mobiliers et autres, telle par exemple la fameuse chambre Louis XVI, tapis, fanfreluches et tous assortiments carnavalesques avaient retrouvé leur place d’autrefois, comme par enchantement.

Dans le hall-vestibule, la grande bannière était revenue, elle aussi, mais cette fois on y lisait cette inscription funèbre : « Hardigras est mort ! »

Il n’en fallut point davantage pour que le bruit se répandît aussitôt que Titin s’était « péri » de désespoir. La sinistre nouvelle s’abattit sur la ville qui fut parcourue comme d’un frisson glacé. Chacun s’abordait en se parlant à voix basse, comme si un même deuil avait frappé d’un coup l’immense famille niçoise. Beaucoup, ce jour, n’eurent point le courage de continuer à vaquer à leurs affaires, fermèrent boutique et se répandirent dans les cafés où, pour se donner du courage, ils burent jusqu’à une heure assez avancée dans l’unique espoir de voir apparaître Titin, ce qui eût été la meilleure façon pour le Bastardon de démentir le bruit de sa mort.

Le lendemain et les jours qui suivirent n’ayant amené rien de nouveau, il y eut des pleurs et des gémissements jusqu’à La Fourca. Les femmes passaient leur temps en prière dans la vieille basilique et promettaient à sainte Hélène de la jeter hors les murs si elle avait laissé s’accomplir un malheur pareil.

Toute la plaine jusqu’aux gorges du Loup était dans la désolation. Ceux de Torre-les-Tourettes n’osaient plus sortir, car on les soupçonnait de se réjouir du désespoir des autres ; des paroles terribles avaient été prononcées contre eux. Les joueurs de boccia faisaient grève ; sur la place Arson, on ne rencontrait plus que les quatre inséparables Pistafun, Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla, qui avaient un moral très bas, bien qu’ils fissent, dans les cabanons, tout leur possible pour le relever. On racontait que Gamba Secca et le Budeu, employés comme l’on sait aux kiosques du Bastardon, préparaient en pleurant des rubans noirs pour mettre à leurs sacs à journaux. Enfin, le soleil lui-même se retira d’un pays qu’il ne reconnaissait plus. Pendant huit jours des nuées sombres voilèrent l’azur, et se répandirent en pluies diluviennes. Ce n’étaient pas encore là tous les signes qui annoncèrent et accompagnèrent jadis la mort de Jules César, mais pour ce pays peu accoutumé à la rigueur des dieux, on avouera que ce n’était pas non plus une chose tout à fait naturelle.