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Le Fils du diable/Tome II/IV/12. Le tête-à-tête

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Legrand et Crouzet (Tome IIp. 298-305).
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Quatrième partie

CHAPITRE XII.

LE TÊTE À TÊTE.

Gertraud alla chercher sa broderie et revint prendre place auprès de la table de travail de son père.

Denise et Franz s’assirent l’un près de l’autre. Les dernières paroles de mademoiselle d’Audemer, prononcées sans nulle affectation, et qu’on aurait pu interpréter comme une marque de confiance accordée à Gertraud, donnaient néanmoins à l’entrevue un petit caractère de gravité. Ce pouvait être désormais une causerie très-intime, mais ce n’était plus un tête à tête. Denise n’avait eu qu’un mot à dire pour enlever à la situation son apparence douteuse et louche. La simplicité, ce fier et doux charme, était entre les mains de la jeune fille comme un talisman.

Sa physionomie sérieuse n’exprimait ni inquiétude ni trouble ; son regard se reposait sur Franz avec un bonheur ingénu ; et si quelque parole s’arrêtait sur sa lèvre, c’était la secrète prière adressée à Dieu qui la faisait heureuse.

Franz aurait voulu peut-être un peu plus de roman. Il éprouvait une sensation, mêlée de surprise grande et de quelque dépit à voir le mystère lui échapper sans cesse. Denise éclairait tout ; toute voie devenait droite en quelque sorte, dès qu’elle y mettait le pied. Rien qu’au son de sa parole franche et digne, l’aventure perdait son air de gaillardise. Il y avait là une belle jeune fille qui souriait avec un abandon plein de tendresse, et pourtant Franz se sentait le mors entre les dents. La solitude de cette pauvre chambre lui dictait un respect craintif, qu’il n’eût point éprouvé peut-être sous l’empire de l’étiquette mondaine.

Ce fut encore Denise qui rompit la première le silence.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici, Franz, dit-elle ; si je l’avais pensé, je serais également venue… car j’avais désir et besoin de vous voir.

— Que vous êtes bonne !… murmura le jeune homme.

Sa voix était ménagée de manière à ne point arriver jusqu’aux oreilles de Gertraud. Il tenait à son tête à tête.

La voix de Denise, au contraire, s’élevait sonore et calme.

— Je voulais vous voir, reprit-elle, parce qu’hier vous m’avez forcée à lire au fond de mon cœur… Il y avait longtemps que je savais votre amour, Franz, et il y avait longtemps que je soupçonnais le mien… mais je m’efforçais de douter encore.

— Est-ce donc un si grand malheur de m’aimer ? demanda Franz avec reproche.

Les grands yeux bleus de mademoiselle d’Audemer prirent un regard sérieux et pensif. Son sourire mourut sur sa lèvre.

— Je ne sais, répondit-elle en baissant la voix involontairement ; je suis bien jeune et j’ignore la vie… et vous, Franz, n’êtes-vous pas un enfant ?

Ce mot vibre mal toujours aux oreilles de vingt ans.

Franz jeta une œillade sournoise du côté de Gertraud, pour voir si elle avait entendu.

La petite brodeuse avait un malin sourire sous un air de grand sérieux. Elle poussait son aiguille avec prestesse, et ses longs cils noirs ne cachaient qu’à demi l’étincrlle allègre de ses yeux.

Depuis que Denise était entrée dans la chambre du marchand d’habits, ce bruit inexplicable entendu par Jean Regnault sur l’escalier, et dont nous avons parlé plusieurs fois, avait fait trêve. En ce moment il reprit, mais timide et si faible que l’attention des deux amants ne fut point excitée.

Gertraud seule l’entendit ; elle releva vivement la tête et se mit à écouter. Le bruit partait de l’angle de la pièce qui touchait à la cloison de la chambre d’entrée et où se trouvait le lit de Hans Dorn.

C’était un grincement sourd et continu, qui semblait partir de la ruelle du lit. On eût dit qu’un invisible ouvrier minait le mur extérieur.

Gertraud écoula un instant, inquiète ; puis, comme l’entretien des deux amants attirait de nouveau son attention, elle se dit que dans le Temple il y a bien des métiers divers. Le bruit venait sans doute de la maison voisine…

— Je ne sais, reprit Denise, qui secouait lentement sa jolie tête, et si je voulais vous parler, Franz, c’était pour savoir… ce que je vous ai dit hier est la vérité, je vous aime… mais pouvons-nous espérer ?

La figure de Franz rayonna.

— Hier, répliqua-t-il, au milieu de ma joie, cette question m’eût rendu bien malheureux, car je n’aurais pas pu y répondre… Mais aujourd’hui, mademoiselle, si vous saviez comme tout est changé !… Si vous saviez ce que l’avenir semble me promettre… Mais c’est une longue histoire…

— Et j’ai bien peu de temps, interrompit Denise.

— Notre bonne Gertraud sait tout, poursuivit Franz ; je lui ai conté mon secret ; elle pourra vous le dire.

— Gertraud et vous, demanda mademoiselle d’Audemer, en adressant à la fille de Hans Dorn un regard amical, vous êtes donc de vieilles connaissances ?

— Oh ! oui… commença Franz étourdiment.

Puis il s’arrêta, déconcerté, parce que la gentille brodeuse partait d’un franc éclat de rire.

— Oh ! oui, répéta-t-elle ; ce n’est pas par semaines… ni par mois… ni par années que se compte notre connaissance !

— Et je ne le savais pas ! interrompit Denise.

— Ni moi non plus ! s’écria Gerlraud ; ni monsieur Franz non plus, je le promets bien… Nous nous sommes vus hier pour la première fois.

Franz était rouge comme une cerise ; il n’avait point cru mentir, tant Gertraud lui paraissait une ancienne et fidèle amie.

— Et déjà des confidences ?… murmura Denise étonnée.

— Oh ! dit Gertraud, depuis hier il s’est passé tant de choses !… M. Franz a été en danger de mourir… Cela compte pour dix ans, mademoiselle.

En prononçant ces dernières paroles, l’accent de la jeune fille se fit sérieux et pénétré.

Puis elle baissa de nouveau ses yeux sur sa broderie.

Denise aurait voulu l’embrasser.

Franz en était toujours à l’embarras de son mensonge involontaire.

— Sur mon honneur, dit-il, je n’ai point voulu vous en imposer, mademoiselle. Je ne me connais pas d’autres amis que Gertraud et son père. Il me semble qu’ils m’ont toujours aimé comme ils m’aiment, et si je vous ai trompée, c’est bien malgré moi…

— Merci, ma bonne Gertraud, murmura Denise, je ne savais pas te devoir tant de reconnaissance.

— Mais j’aurai des amis, maintenant, reprit Franz avec un élan subit. Je veux vous dire tout en deux mots, Denise. Je suis riche et je suis noble.

— Dites-vous vrai ? murmura la jeune fille étonnée.

— Et le plus cher de mes bonheurs, poursuivit Franz, c’est d’avoir eu votre amour alors que j’étais pauvre et sans nom !

Il parlait avec une conviction si profonde et le sentiment exprimé par lui était si bien celui d’un homme élevé tout à coup au-dessus du malheur, que Denise ne conçut pas l’ombre d’un doute.

Gertraud, au contraire, malgré son ignorance de la vie, sentait vaguement tout ce qu’il y avait d’obstacles et d’incertitude entre la position réelle de Franz et ce bonheur espéré. Son cœur se serrait à le voir si confiant. Une voix s’élevait au dedans d’elle comme un écho funeste, et répondait : Malheur ! à ces élans de joie.

Elle, si gaie d’ordinaire, elle ne savait pourquoi ces paroles d’allégresse sonnaient faux à son oreille et la rendaient triste.

— Vous avez raison, Franz, dit mademoiselle d’Audemer, je vous aimais pauvre ; je vous aurais aimé toujours… mais que Dieu soit béni ! car je n’aurais point désobéi à ma mère et nous aurions été bien malheureux !

Franz se frotta les mains, comme si la pensée du danger évité eût redoublé tout à coup son contentement.

— Mon Dieu ! dit-il, avec une pitié profonde pour son sort de la veille, je ne sais pas vraiment comment j’avais le front d’espérer !… C’était vous, Denise, qui souteniez mon courage ; je connaissais votre cœur ; je savais qu’il n’y avait en vous que noblesse et bonté… Je ne songeais point à ma misère, étourdi que j’étais ! et l’idée de la vicomtesse ne me venait point, parce que je ne pensais qu’à vous. Mais maintenant, ajouta-t-il en prenant un air grave, il faut voir les choses sérieusement… des qu’il s’agit de vous, Denise, la légèreté devient un crime… Écoutez ! il me faut quelques jours encore pour connaître le nom de mon père ; d’ici-là je resterai prudemment à l’écart, et j’attendrai une certitude pour me présenter à madame la vicomtesse d’Audemer.

C’était de la sagesse ; Denise fit un signe d’approbation.

— Et pensez-vous, reprit Franz, qu’en arrivant avec mes titres et ma fortune, je sois exposé à essuyer un refus ?

— Ma mère est bonne, répondit Denise : je lui dirai que je vous aime…

Franz serra la main de la jeune fille contre ses lèvres.

— Chaque fois que j’entends ce mot tomber de votre bouche, dit-il, j’ai peur de faire un songe trop heureux… c’est bien vrai, pourtant, vous êtes là ! Tout ce que je voyais dans la folie de mes rêves, Dieu l’a réalisé. Oh ! que vous êtes belle, Denise, et que j’aime à vivre !… Nous sommes jeunes, notre avenir est long comme un siècle, et pas un nuage ! partout votre beau sourire ! rien que du bonheur !…

Il s’arrêta ; son cœur était plein. Les paroles manquaient à son enthousiasme. Un instant, il demeura silencieux et recueilli, contemplant Denise avec adoration.

La jeune fille le regardait aussi : elle était entraînée et convaincue. Nul doute ne venait à son esprit charmé. L’illusion contagieuse passait de lame de Franz dans son âme, et sa pensée ravie se berçait en de molles caresses. Elle ne songeait point à interroger : elle croyait.

Elle était si heureuse de croire !

Leurs chaises s’étaient rapprochées, nous ne savons comment. Ils étaient là près l’un de l’autre ; leurs traits semblables se touchaient presque ; les anneaux gracieux de leurs chevelures blondes mariaient leurs nuances amies : c’était un tableau suave comme le souriant espoir de l’adolescence.

On eût dit au premier aspect le frère et la sœur. Mais le regard voilé de Franz couvait d’ardents éclairs, et il y avait de la passion dans cette fatigue douce qui alanguissait la prunelle de Denise. L’amour perçait, l’amour charmant et jeune qui orne toutes choses et sait embellir jusqu’à la beauté.

De même que la fleur, épanouie sous l’ombrage et chèrement admirée, va trouver des nuances inconnues et nouvelles, si le soleil, perçant tout à coup la feuillée, vient mettre un rayon d’or sur sa vierge corolle…

Gertraud n’osait plus les regarder. Elle avait le rouge au front et son cœur lui pesait.

Le bruit continuait sourd, patient, uniforme, dans la ruelle du lit de Hans Dorn…

— Vous souvenez-vous, Denise, dit Franz avec lenteur, de ce bal où je vous vis pour la première fois ?… il me sembla que tout mon être défaillait, et quand j’entendis le son de votre voix, je crus que j’allais mourir… j’étais un enfant alors, et mon regard ne s’était jamais levé sur une femme… savez-vous pourquoi je vous aimai ?

— Sais-je pourquoi, j’écoutai en tremblant vos premières paroles ?… murmura Denise.

— C’est qu’il y a une chose étrange ! reprit Franz, je vous aurais aimée sans cela, car un amour comme le mien ne peut pas naître sans la volonté de Dieu… mais vous ressemblez tant à ma mère !

— Votre mère ?… répéta Denise.

— Je ne l’ai point connue, poursuivit Franz, qui secoua la tête avec tristesse ; mais j’avais son portrait suspendu dans la ruelle de mon lit comme une image sainte… Ce fut bien longtemps mon seul amour… Quand je vous vis, Denise, il me semblait voir ma mère… Jusque-là je ne l’avais comparée qu’aux anges, et je la retrouvais en vous… c’était la même beauté calme et sereine, la même franchise douce, le même regard dévoilant le même cœur… allez, Denise, c’était notre destinée ! Depuis ce premier jour, votre image s’est gravée tout au fond de mon âme, et quand je rentrais le soir sans vous avoir vue, je vous contemplais dans le portrait de ma mère…

Il s’arrêta pour sourire. Denise avait les yeux humides.

— Oh ! certes, s’écria Franz gaiement, je ne songeais point en ce temps-là aux obstacles qui nous séparaient… je ne songeais à rien qu’à vous trouver belle et à vous adorer de loin… n’ai-je pas du bonheur, Denise ! je n’ai vu le danger qu’au moment où ma bonne étoile me donne une victoire facile… J’avais bien entendu dire que le chevalier de Reinhold avait obtenu de madame d’Audemer la promesse de votre main, mais j’évoquais par le souvenir votre front si pur, vos grands yeux bleus et cette blonde auréole que je vois dans mes rêves : vos longs cheveux, Denise, qui font un doux cadre à votre joue, je mettais tout cela auprès du visage grotesque de M. de Reinhold et je me disais : C’est impossible…

Franz s’interrompit encore, ses yeux se baissèrent, il devint pâle.

— Mon Dieu ! murmura-t-il en frissonnant, il paraît que c’était possible !… Mais pourquoi s’attrister ? ajouta-t-il en secouant la mélancolie qui le reprenait. Denise, Denise ! nous n’avons plus rien à craindre !… Vous ne savez pas tout, votre frère est mon ami ; dans quelques jours, quand je vais avoir appris le nom de mon père, ce sera sous les auspices de Julien que je me présenterai à madame la vicomtesse d’Audemer.

Denise ne répondit point, mais la joie peinte sur son visage parlait. Elle remerciait Dieu dans son âme.

Elle était aussi persuadée que Franz. Chaque mot de ce dernier lui enlevait un doute. En entrant dans la maison de Hans Dorn, c’est à peine si elle avait eu une vague espérance ; maintenant la crainte lui semblait impossible.

Le temps passait, elle oubliait la vieille Marianne qui l’attendait dans la voiture ; elle oubliait tout, elle s’endormait dans la quiétude de son bonheur.

Franz avait passé son bras autour de sa taille ; la tête de Denise, inclinée et pensive, s’appuyait doucement à l’épaule de Franz.

Ils auraient pu rester ainsi de longues heures, car un instinct secret éloignait d’eux, à leur insu, l’idée de la séparation. Ce fut Gertraud qui les éveilla.

La jolie brodeuse venait d’achever la collerette qui avait motivé la visite de mademoiselle d’Audemer. Comme elle finissait d’arrêter la dernière fleur, il lui sembla que le bruit entendu dans la ruelle du lit de son père devenait plus fort et plus voisin.

Elle s’approcha doucement et mit sa tête entre les rideaux. Le lit contre lequel sa hanche s’appuyait roula brusquement et alla heurter la muraille.

Le bruit cessa…