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Le Fils du diable/V/7. Adieux

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Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 36-43).
Cinquième partie

CHAPITRE VII.

ADIEUX.

Sur le devant du cercle, on n’avait pas encore connaissance de l’arrivée de Jean ; mais on s’amusait tout de même.

On était là aux premières places ; on pouvait voir l’angoisse peinte sur le visage de la vieille femme, les larmes désespérées de Victoire et l’étonnement triste de l’idiot, qui, pour la première fois de sa vie, se sentait le cœur ému vaguement.

On pouvait voir les efforts et les contorsions des aides de la justice, qui avaient presque honte de leur rôle, et qui gardaient, certes, plus de compassion dans l’âme que les neuf dixièmes des curieux.

C’était charmant ! et, en conscience, cette dernière journée du carnaval commençait d’une façon bien gaie !

À cet instant, la mère Regnault, à bout de résistance, atteignait justement le fiacre, et se trouvait par conséquent en face de son ancienne échoppe. La vue de cette place, qu’elle avait occupée pendant si longtemps, et qui gardait pour elle tant de souvenirs chers, de cette place où une nombreuse famille l’avait entourée autrefois, où elle avait été riche, heureuse, honorée, lui toucha le cœur comme la pointe aiguë d’un couteau : elle se révolta contre l’accablante détresse ; un effort convulsif la dégagea des mains de ses gardiens ; la foule hurla bravo !

— On la rattrapera ! cria Pitois.

— On ne la rattrapera pas ! riposta la grande duchesse.

Et la cohue donnant à pleine tête dans ce jeu bien connu, de répéter avec enthousiasme :

— On la rattrapera !

— On ne la rattrapera pas !

Le pauvre idiot pleurait ; mais il riait à entendre ces clameurs joyeuses, auxquelles se mêlait malgré lui sa voix égarée.

Et il grommelait entre ses dents :

— J’irai ce soir… le trou est presque fait… je prendrai les jaunets, j’achèterai de l’eau-de-vie et des bouteilles pour mettre l’eau-de-vie… et une grande cave pour mettre les bouteilles… et s’il reste des jaunets, je les donnerai à maman Regnault pour qu’elle sorte de prison…

Il poussa un cri de joie et fit la cabriole.

— Bravo, Geignolet ! dit la foule.

Et comme la vieille femme, ressaisie, se débattait en pleurant devant le marchepied du fiacre, le chœur reprit en mesure.

— Elle montera !

— Elle ne montera pas !…

Ce fut à ce moment que Jean, baigné de sueur et les habits en désordre, perça les derniers rangs des curieux.

— Mon fils !… mon fils !… criait la vieille femme épuisée.

Ce cri suprême s’adressait non pas à Jean, mais à cet autre enfant, toujours cher, hélas ! dont la dureté impie assassinait sa vieillesse, à Jacques Regnault, le parricide, à M. le chevalier de Reinhold !

Jean arriva au centre du cercle de toute la vigueur de son élan, repoussa les recors à trois pas, et se mit, le front haut, les narines gonflées, au-devant de son aïeule.

La joie de la cohue était au comble.

— Ça va chauffer, dit Pitois ; tape, mon petit, ou tu n’es pas un homme !

— Vas-y, Jean !

— Jean, attige-les (arrange-les).

— Lâche le coup de tampon, ma chatte !…

Bouton-d’Or dansait sur ses petits pieds impatients ; la grande duchesse trépignait ; Batailleur avait envie de pleurer, et madame Huffé, oubliant ses malheurs, exécutait à son insu diverses révérences.

Mais l’allégresse devait aller plus loin encore. Quand on vit Jean présenter le billet libérateur et donner ainsi à la pièce un dénoûment dans toutes les règles, ce fut un véritable délire. Chacun s’attendrit outre mesure ; on ne se souvint plus d’avoir raillé ; on avait pour ces pauvres gens en vif et chaud intérêt.

— Une si brave bonne femme ! disait Bouton d’Or, les larmes aux yeux.

— Du monde si honnête et qui n’ont jamais fait de tort à personne ! ajoutait une râleuse sensible avec componction.

— À l’eau les corbeaux ! cria Pitois.

Une clameur immense, courroucée, menaçante, accompagna la fuite précipitée des malheureux recors.

Et, tandis que la famille Regnault s’échappait par l’allée de sa demeure, on portait Geignolet en triomphe autour de la place de la Rotonde…

Hans Dorn n’avait eu aucune connaissance de cette scène ; pendant qu’elle avait lieu, il était retiré avec son camarade Hermann et nos autres convives du cabaret de la Girafe, dans un cabinet particulier des Deux Lions. Là, il exécutait les derniers ordres du baron de Rodach.

Il demandait à tous ces émigrés d’Allemagne, anciens vassaux de la maison de Bluthaupt, s’ils étaient prêts à quitter Paris pour le service du fils de leur maître.

Et tous promettaient leur concours à cette œuvre fidèle.

Tous sans exception.

De sorte que, si des assassins soudoyés devaient prendre la route du château de Geldberg, il devait s’y trouver aussi de loyaux défenseurs.

Et la bataille pouvait être égale entre les meurtriers du vieux Gunther et les serviteurs de son fils.

Dans la pauvre chambre de la mère Regnault avait lieu une scène de muet bonheur, que troublait seulement l’air sombre et soucieux du joueur d’orgue. Lui qui avait sauvé son aïeule aimée, lui qui aurait dû être joyeux, il restait froid et triste, répondant par le silence aux caresses passionnées de sa mère heureuse.

La vieille femme, assise sur le pied du grabat, reprenait haleine et se souvenait des récents événements, comme d’un rêve lointain. Instinctivement, elle murmurait une prière d’action de grâce ; mais son intelligence, trop violemment frappée, ne retrouvait pas son assiette.

Victoire couvrait de baisers le front de Jean ; elle pressait les mains de Jean contre son cœur et lui disait :

— Mon enfant ! mon cher enfant ! que Dieu est bon de t’avoir choisi pour nous sauver !

Dans ce premier moment, elle ne songeait point à demander compte au jeune homme de cet argent trouvé si à propos. Quand elle y songea enfin, une demi-heure environ s’était écoulée.

Elle parla. Jean se leva, au lieu de répondre, et la serra entre ses bras. Puis, il s’agenouilla auprès de l’aïeule et lui mit un baiser sur la main.

Puis encore Victoire effrayée, prise d’un soupçon accablant, le vit ouvrir la porte et disparaître sans prononcer une parole…

Il lui restait une demi-heure. Au lieu de prendre l’allée qui conduisait au dehors, il monta rapidement l’escalier de Hans Dorn.

Gertraud était seule à la maison, depuis que son père était sorti en compagnie de M. le baron de Rodach. Elle avait quitté le voisinage de la fenêtre où longtemps elle était restée en sentinelle, guettant le passage de Jean Regnault. Elle n’avait vu ni le départ navrant ni le joyeux retour de la famille.

Elle s’asseyait contre son petit lit blanc, les mains croisées sur ses deux genoux, l’œil triste et la tête inclinée.

Pauvre Jean ! peut-être lui était-il arrivé malheur ! La veille il avait voulu s’expliquer ; c’était elle, Gertraud, qui avait repoussé impitoyablement ses confidences !

Mon Dieu ! que n’eût-elle point donné ce matin pour savoir…

Car elle avait grand’peur ; Jean avait promis de revenir et il ne revenait pas ! Jean avait la tête faible ; le désespoir conseille mal…

Elle se repentait. Bien des fois, depuis son réveil, ses beaux yeux, habitués au sourire, s’étaient mouillés de larmes. Elle eût voulu regagner les heures passées et se trouver face à face avec son amant, dans la soirée de la veille.

Comme sa conduite eût été différente ! comme elle se serait montrée tendre et curieuse ! comme elle eût interrogé !

Mais les regrets sont vains, elle s’était sacrifiée à son dévouement pour Denise ; elle avait repoussé Jean, et Jean ne revenait pas.

À mesure que la journée s’avançait, l’inquiétude de Gertraud augmentait. Son joli visage, qui d’ordinaire exprimait tant de joie espiègle et naïve, peignait l’abattement et une sorte de terreur. Elle sentait, au fond de l’âme, l’angoisse inconnue d’un pressentiment funeste.

Mais au plus fort de sa méditation douloureuse, vous eussiez vu ses traits s’épanouir tout à coup, et la gaieté revenir pétiller dans ses grands yeux.

Un pas se faisait entendre dans l’escalier, et le cœur de Gertraud eût reconnu ce pas entre mille.

Elle se leva. Plus de traces de larmes. Elle gagna, leste et sémillante, la porte qu’elle ouvrit avant qu’on eût frappé.

— Jean ! mon pauvre Jean ! s’écria-t-elle en descendant à la rencontre du joueur d’orgue ; que vous est-il arrivé ?… D’où venez-vous ?… Entrez ! entrez ! bien vite… Oh ! que vous m’avez fait peur !

Elle tendit son front que Jean toucha de sa lèvre ; l’escalier était obscur, elle ne vit point en ce premier moment la détresse qui était sur les traits du jeune homme.

Elle le prit par le bras et l’entraîna dans sa chambrette, où elle l’assit auprès d’elle, tout auprès, serrant sa main entre les siennes, et heureuse de toute l’inquiétude oubliée.

Jean ne parlait point. Après deux ou trois minutes, durant lesquelles la jeune fille se recueillait en son bonheur, elle s’étonna du silence de Jean et leva sur lui ses yeux brillants de plaisir.

Elle eut un frisson et sa joue rose redevint plus pâle que naguère.

— Qu’avez-vous, Jean ? balbutia-t-elle épouvantée.

Jean essaya de sourire.

La jeune fille répéta deux fois sa question sans obtenir de réponse, et pendant cela, son regard avide parcourait Jean de la tête aux pieds ; elle voyait ses habits déchirés dans l’orgie de la veille et dans son passage récent à travers la cohue ; elle voyait ses cheveux mêlés, son œil cave et hagard, sa joue, rendue, par une seule nuit, hâve comme la joue d’un malade qu’une longue fièvre enchaîne entre ses draps.

— Par pitié, dit-elle, parlez-moi… je veux tout savoir !

Il y avait de la contrainte parmi les désordres de Jean, et ses yeux semblaient éviter le regard de Gertraud.

— Je suis venu vous dire, Mademoiselle, murmura-t-il avec effort, que si je ne vous rends pas les habits en bon état…

— Il ne s’agit pas de cela, interrompit la jeune fille, les larmes aux yeux, il s’agit de vous !

— De moi ? répliqua Jean, dont l’accent prit une nuance d’amertume.

Il s’arrêta et poursuivit presque aussitôt après en secouant la tête avec lenteur.

— Oh ! moi, mamzelle Gertraud, pourquoi vous ennuierais-je de ce qui me regarde ? hier au soir…

— Est-ce pour cela que vous m’en voulez, Jean ? Si vous saviez comme j’ai souffert depuis ce matin !

— Je ne vous en veux pas, dit le joueur d’orgue froidement ; ce que vous avez fait, vous aviez droit de le faire… On dit que le moindre souffle emporte les promesses des femmes… Vous êtes riche et je suis pauvre, Mademoiselle… J’étais un fou et je devais être puni rien que pour avoir espéré !

Les larmes qui perlaient dans les yeux de Gertraud roulèrent à grosses gouttes sur sa joue.

— Est-ce que vous ne m’aimez plus, Jean ? dit-elle.

Le malheur rend cruel. Jean répondit, en détournant la tête :

— Je crois que je ne vous aime plus.

Un sanglot souleva la poitrine de Gertraud. Jean avait le cœur brisé, mais il n’ajouta pas une parole.

Il éprouvait comme une barbare jouissance à voir souffrir.

Une voix s’élevait en lui, qui proclamait l’innocence de Gertraud et qui le poussait à demander une explication ; mais il se roidissait, il se complaisait en quelque sorte dans la torture partagée.

Un silence de quelques minutes suivit.

Au bout de ce temps, le joueur d’orgue s’agita sur sa chaise et tourna son chapeau entre ses doigts avec embarras.

— Et maintenant, dit-il, mamzelle Gertraud, je vais vous faire mes adieux.

— Vous partez ? demanda la jeune fille que les pleurs étouffaient.

— Je pars, répondit Jean, pour longtemps peut-être… je pense bien que nous ne nous reverrons jamais.

Sa voix trembla et l’émotion triompha enfin de sa froideur empruntée.

— Je le pense ! reprit-il ; hier encore j’aurais été bien malheureux de cette séparation… mais aujourd’hui… Oh ! Gertraud ! Gertraud ! que Dieu vous pardonne ! Un autre ne vous aimera point comme je vous aimais !

— Mais pourquoi me parlez-vous ainsi ? s’écria la jeune fille navrée, que vous ai-je fait ? que vous ai-je fait ?

Les sourcils de Jean se froncèrent ; puis ses yeux, arrêtés un instant sur Gertraud, eurent une expression attendrie.

Il fut sur le point de s’expliquer ; mais la rancune l’emporta.

Il se leva.

— Vous ne m’avez rien fait, mamzelle Gertraud, dit-il, de quoi me plaindrais-je ?… vous étiez libre !

La pauvre enfant n’avait garde de comprendre.

Jean se dirigea vers la porte.

— Mais où allez-vous ? au nom de Dieu ! dit-elle, par pitié ! dites-moi quelque chose et ne me quittez pas ainsi !

Jean s’arrêta, irrésolu, sur le seuil même.

— Écoutez, reprit-il à voix basse, je vous ai trop aimée pour vous oublier un jour… bien des fois je penserai à vous, et ce sera ma peine la plus cruelle ! Adieu, Gertraud, je vais au loin… Il y a désormais autour de mon sort un mystère que ma famille elle-même ne saurait point percer… mais, quoi qu’il arrive, ne croyez pas que je puisse devenir criminel !

Ce mot, qui répondait à la préoccupation secrète de Jean, frappa Gertraud d’étonnement et de frayeur.

— Criminel !… répéta-t-elle. Comment pourrais-je vous croire criminel ?…

Jean s’était avancé imprudemment, parce que, à son insu, il éprouvait une consolation triste à prolonger ses adieux. Le rouge lui monta au front : il ne pouvait ni ne voulait répondre.

Il balbutia quelques mots inintelligibles, jeta un dernier regard à Gertraud, et descendit l’escalier en courant.

La jeune fille l’appela d’une voix épuisée. Comme il ne revenait point, elle descendit l’escalier à son tour, et s’élança sur ses traces jusqu’au bout de l’allée.

Au bout de l’allée, elle rencontra l’idiot Geignolet qui s’en revenait à la maison : la foule, ennuyée de le porter en triomphe, l’avait jeté contre une borne et ne songeait plus à lui.

L’idiot rentrait, heureux et fier comme un roi.

— As-tu vu passer ton frère ? demanda Gertraud.

— Ils m’ont porté, répondit l’idiot avec emphase, porté par dessus leurs têtes, tout autour de la place… Ils criaient : vive Geignolet !… tout le monde a entendu cela !

— As-tu vu ton frère ? répéta Gertraud en lui secouant le bras.

— Ne me touchez pas ! s’écria l’idiot avec un geste d’empereur, ou bien je vais leur dire de vous battre… ils font tout ce que je veux !

— Geignolet, mon petit Geignolet ! répéta encore Gertraud ; je te donnerai de l’argent. As-tu vu passer ton frère ?

Au mot argent, l’idiot dressa l’oreille.

— Oui, répliqua-t-il en montrant le bâtiment de la Rotonde, je l’ai vu ; il est là.

— Eh bien, cours après lui, mon petit Joseph !… suis-le partout… tâche de savoir où il va… et, si tu peux me le dire, je te donnerai des sous plein tes deux mains !

Geignolet arrondit ses deux mains, longues et difformes, de manière à figurer une sorte de récipient dont il mesura de l’œil la capacité.

— Ce sera bon, grommela-t-il, en attendant que j’aie les jaunets… On y va !

Il se prit à courir, en dégingandant son corps étique, et disparut dans la foule qui emplissait encore le marché.

Gertraud rentra dans l’allée, et s’appuya, défaillante, contre le mur.