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Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XII

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CHAPITRE XII


Le Gange. — L’auteur présente à ses lecteurs le Fire-Fly et son équipage.

Le lendemain, au lever du soleil, le matelot en vigie sur les barres du grand perroquet signala la terre.

Comme un point se découpait sur le ciel gris de l’horizon, c’était la sentinelle avancée des cent bras du Gange, c’était Saugor, l’île aux tigres, dont nous n’étions plus guère éloignés que de huit lieues.

Nous ne pouvions cependant pas espérer mouiller avant le soir, car déjà nous sentions les rapides courants du Hougli. Malgré la brise, nous n’avancions que lentement.

Autour de nous, la mer avait perdu cette belle teinte d’azur que lui donne dans tout l’Océan indien la transparence de l’atmosphère ; les flots chargés des eaux du fleuve sacré étaient boueux. C’est sans aucun doute l’aspect de cette plaine liquide, mais lourde et blanche, s’étendant depuis les bouches du Gange jusque bien loin en pleine mer, qui a donné aux poètes, sectateurs de Brahma, l’idée de la mer de lait caillé, de la Taïr, de la mythologie indienne.

Vers midi, néanmoins, nous pûmes distinguer à l’œil nu les sables de Saugor et son phare entouré de palissades destinées à défendre son gardien des tigres dont l’île est infestée ; mais bientôt les courants devinrent si rapides qu’à deux heures nous n’étions encore que par le travers du feu flottant du chenal de l’est. À la fin de la journée, seulement, nous pûmes gagner le mouillage.

À l’époque dont je parle, il n’y avait pas les remorqueurs qui viennent aujourd’hui prendre les navires à l’embouchure du Hougli. On était obligé de ne remonter le fleuve qu’à chaque marée montante, et de se servir des bateaux de toue qui ne faisaient pas de service de nuit.

Ces bateaux de toue vinrent nous prendre au point du jour suivant. C’étaient de longues pirogues plates, armées de seize à vingt avirons que maniaient vigoureusement de solides Bengalis nus, sauf le pagne à la ceinture. Ils nous amenèrent un pilote, espèce d’Anglais blond et fade qui, à peine à bord, prit le commandement du Raimbow et donna l’ordre d’appareiller. Il fallait profiter de la marée montante.

Nous mouillâmes le soir à l’embouchure de la rivière de Tamlouck. Le lendemain avant la nuit, nous aperçûmes les glacis du fort William et la forêt de mâts qui nous annonçaient la rade de la capitale des possessions anglaises dans l’Inde.

Laissant alors derrière nous les chantiers de construction, nous doublâmes rapidement les embrasures du fort, et, suivant cette admirable promenade qui s’étend entre lui et le fleuve, nous vînmes mouiller en face d’un superbe quai de granit, à deux cents mètres environ du rivage.

Autour du Raimbow, cinq cents bâtiments de toutes les nations et de toutes les formes étaient à l’ancre ; les quais disparaissaient derrière les milliers d’embarcations européennes et indigènes qui faisaient le service entre les navires et la terre. À travers les mâts, la ville envoyait les reflets blancs de ses maisons couvertes de stuc et terminées par des terrasses à l’italienne.

À peine étions-nous à l’ancre que vingt bateliers venaient nous faire leurs offres de service. Le va-et-vient continuel que nécessitent les relations avec le rivage oblige à la location de plusieurs de ces petites embarcations ; les canots du bord ne suffiraient pas. C’est naturellement entre les propriétaires des danghee une lutte de protestations de dévouement et d’exhibitions de certificats.

L’un d’eux, reconnaissant que j’étais Français, se précipita bien vite vers moi, en tirant des plis de son pagne un crasseux morceau de papier.

— Français, Français ! me dit-il en me le présentant ouvert mais renversé, moi connais, bon, bon, Sahib !

— Je pris le chiffon qui devait être un certificat, et me mis à le lire, tout en regardant de temps en temps le Bengali, qui semblait enchanté de ce que je devais apprendre à son sujet.

Je parvins non sans peine à déchiffrer ce qui suil :

« Je soussigné, Louis Vermont, lieutenant de l’Élise, de Bordeaux, certifie que le nommé Djamétra, patron de bateau sur la rade de Calcutta, est un infâme gredin, bon à pendre, paresseux, menteur, voleur, qu’il a failli me noyer vingt fois. En foi de quoi je lui ai délivré le présent bon de cent coups de bambous, payable par le premier officier français qu’il rencontrera. »

— Bon, bon ! good ! uch’ha, uch’ha ! répétait-il, pendant que je lui rendais sa singulière lettre de recommandation en me demandant si je ne devais pas faire honneur à la signature d’un compatriote.

Mais je pensai que le pauvre diable était peut-être le jouet d’une assez mauvaise plaisanterie ; je me contentai donc de lui tourner les talons en lui rendant son certificat, et en me servant de son langage polyglotte pour lui faire comprendre qu’il était loin d’être uch’ha, uch’ha.

No good, no good ! Djamétra, disait-il tristement en retournant dans tous les sens son chiffon qu’il croyait renfermer de si gracieuses choses à son égard, et il se laissa glisser le long des haubans pour pousser au large, puisqu’il n’y avait rien à faire pour lui à bord du Raimbow.

Quant à moi, je remis à une moins mauvaise occasion le choix d’un danghee.

Lorsque nous en eûmes fini avec la douane et la santé, nous nous disposâmes à quitter le bâtiment de notre ami Wilson. On comprend quel désir j’avais de voir le Fire-Fly. Sir John lui-même était impatient de se retrouver à son bord.

Néanmoins, nous passâmes encore la nuit sur le Raimbow. Le lendemain de notre arrivée seulement, nous serrâmes la main de Wilson avant de nous diriger vers le contrebandier, qui était à l’ancre sur le bord opposé du fleuve, auprès des chantiers de construction.

Je venais de descendre dans le canot qui devait nous transporter sur notre bâtiment, lorsque je m’aperçus du hideux travail auquel étaient occupés quatre ou cinq matelots à l’avant du Raimbow.

Ils poussaient au large, avec de longues gaffes, une demi-douzaine de cadavres arrêtés dans les chaînes des ancres. Autour d’eux, volaient, en s’approchant d’une longueur de bras, des vautours et des milans qui semblaient n’attendre que ces corps pour descendre le courant avec eux.

Sir John m’apprit, pendant notre courte traversée du Raimbow au Fire-Fly, que presque tous les matins pareille chose arrivait à l’avant des navires affourchés, dont la croix des chaînes est un obstacle pour ce que les flots sacrés entraînent à la mer.

Les Hindous n’enterrent pas leurs morts ; ils les brûlent ou les jettent à l’eau, et le gouvernement anglais n’a point encore osé s’opposer à cette coutume, qu’ordonnent du reste en même temps et la religion et l’hygiène.

Malheureusement, les Hindous des rives du Gange considèrent le fleuve sacré comme le plus court chemin de leur paradis, et ils ne brûlent pas tous leurs cadavres. Aussi n’est-ce qu’après un assez long séjour sur la rade qu’on s’habitue à la vue de ces corps descendant le courant, les femmes sur le dos, les hommes sur le ventre, cadavres que se disputent avec des cris aigus et perçants les innombrables oiseaux de proie que la loi défend de tuer ; et les caïmans aux têtes rugueuses et aux dents acérées.

Il a été cependant établi en tête de la rade une barrière vivante à ces morts. Ce sont des parias montant de petits bateaux plats, qui ont pour mission de faire couler, en lui attachant une pierre au cou, tout cadavre qui se présente à eux. Mais cette affreuse compagnie remplit fort mal son service, et le fleuve offre au nouveau venu le plus repoussant des spectacles.

On finit cependant par s’y accoutumer. Chaque jour, il arrive à un marin, se rendant à terre en habit de fête, de chasser du pied un cadavre qui lui barre le chemin !

En vingt coups d’avirons nous arrivâmes auprès du Fire-Fly. J’avoue que sir John n’avait pas flatté son smuggler.

C’était une longue goélette de vingt-cinq mètres de long sur sept mètres de large, et c’était bien la plus coquette embarcation qui se pût voir. Lorsqu’elle était à la voile, on eût dit un albatros au plumage de neige se balançant sur les flots ; à ses deux mâts inclinés sur l’arrière, se hissaient des brigantines qui semblaient démesurées par rapport à la petitesse de sa coque ; au-dessus d’elles, s’établissaient, aux étais ou sur des vergues volantes, quantité de petites voiles qui devaient admirablement la pousser par les faibles brises des détroits. Son avant, finement taillé comme celui d’un steamer, supportait un beaupré dont le bout-dehors se recourbait légèrement en se garnissant de focs coupés en soleils. Les murailles extérieures étaient peintes en noir, de son doublage de cuivre à ses lisses brillantes comme de l’or. Toute sa mâture était si soigneusement galipotée qu’on eût dit qu’elle était d’acajou. Tribord et bâbord, sortaient par les sabords les bouches de deux caronades de douze d’un noir d’ébène, et, à l’avant, miroitait sur son pivot une longue pièce de cuivre, qui devait singulièrement éloigner les pirates malais et les bateaux mandarins. Pour compléter cet armement déjà fort recommandable, çà et là sur les plats-bords de l’arrière brillaient des petits pierriers de bronze du plus charmant aspect.

De la coupée de tribord à la mer, descendait un fort gracieux escalier à caillebotis pour les officiers ; aux pistolets des embarcations, à l’arrière, ainsi qu’aux tangons, se déroulaient des échelles de cordes pour les hommes d’équipage.

Le contrebandier n’avait pas de dunette élevée ni de gaillard. Son pont, poli comme une glace, s’étendait de l’avant à l’arrière en bordages étroits, qui semblaient en augmenter la longueur. Il était peint en blanc ; tout ce qui n’était pas en bois : habitacles, râteliers, cabillots, était en cuivre soigneusement entretenu. L’arrière était garni de caissons où s’enfermaient les mille ustensiles de la timonerie, caissons qui avaient été faits assez larges pour servir, pendant la journée et même pendant la nuit, de lits de repos qu’abritaient parfaitement les tentes à rideaux qui, dans toute sa longueur, enveloppaient le délicieux bâtiment.

On voyait, en le parcourant, que son propriétaire avait souvent sacrifié l’utile à l’agréable. Le capitaine Canon, dont la fortune était faite depuis longtemps, voyageait presque en amateur ; peu lui importait de vendre aux habitants du Céleste-Empire quelques caisses d’opium de plus ou de moins. Ce qu’il voulait par-dessus tout, c’était de naviguer le moins désagréablement possible. Il avait résolu ce difficile problème.

Le centre de son navire, entre les deux mâts, était seul réservé à la cargaison du précieux narcotique ; à l’avant, l’équipage avait un poste des plus spacieux, et à l’arrière, prenant presque le tiers du bâtiment, s’étendaient les appartements du commandant et les cabines des officiers. En descendant dans l’intérieur de la dunette par une miniature d’escalier en colimaçon d’une douzaine de marches couvertes de nattes, on tombait dans une petite antichambre de six pieds carrés, où s’ouvraient les portes de cette salle commune qui, à bord de tous les bâtiments, est en même temps la salle à manger, le salon de réception et celui de conversation. Une claire-voie fort large et à deux battants y envoyait l’air et la lumière. Il avait été réservé tribord et bâbord un espace assez étendu pour y installer deux cabines, qui étaient celles des officiers. À l’arrière, étaient deux grandes chambres pour sir John : — une chambre à coucher et un salon cabinet de travail, — qui prenaient jour et air, en même temps, par une seconde claire-voie pratiquée dans le pont à côté de la barre et par deux petits sabords en dessous du couronnement.

La menuiserie de toute la dunette était faite des bois les plus précieux de l’Inde : érable, sandal et ébène. Les moindres détails de l’ornementation en avaient été dirigés avec un soin minutieux. L’appartement particulier de mon gros et opulent ami était vraiment un chef-d’œuvre. Sa chambre à coucher était tout simplement un nid de petite-maîtresse, mais admirablement approprié aux climats sous lesquels naviguait toujours le Fire-Fly. Ce n’étaient que tentures de fines mousselines brodées de l’Inde, nattes douces comme des tissus, glaces ovales et à facettes, riens fort chers, mais toujours de bon goût. Çà et là quelques délicieux portraits de femmes, signés Lawrence et Reynolds, se balançaient aux murailles dans les cadres de chêne dorés et fouillés comme des ivoires de New-China’s street. Puis, souvenirs particuliers des nombreuses amours de sir John, une demi-douzaine de miniatures, nées sous tous les pays et sous tous les pinceaux, étalaient les costumes fantaisistes de leurs modèles, un peu nus, mais non moins agréables à voir pour la plupart. Décidément, le contrebandier s’y connaissait : Zana, que je n’avais pas vue, devait être fort jolie. Elle manquait à la collection.

En entrant dans cette délicieuse cabine, on pressentait le sybaritisme de son habitant, mais lorsque l’on passait dans sa voisine, on pardonnait au commandant du Fire-Fly, et on comprenait quel charmant caractère devait être celui que l’observation de cet intérieur permettait de deviner.

Le salon formait avec la chambre à coucher un complet et étrange contraste.

Sir John, l’élégant, le séducteur, y faisait place au capitaine Canon, le marin, le chasseur intrépide. Le parquet était recouvert de deux admirables peaux de tigres tués par lui-même, et, sous un petit bureau laqué, le long des pieds duquel grimaçaient en grimpant des dragons dorés, un chetah offrait pour reposer les pieds le velouté de sa robe jaune et noire. Les parois, tendues de stores chinois qui entretenaient la fraîcheur dans la pièce, supportaient d’un côté un râtelier d’armes et de l’autre des tableaux de chasse.

Les armes étaient des fusils doubles de Birmingham, des carabines rayées de Devisme, des espingoles évasées, des pistolets simples et des revolvers à six coups, des couteaux de chasse de Lepage avec des poignées sculptées, des sabres de Damas aux lames bleues et recourbées, des épées de combat, noires, longues et triangulaires, et des poignards à deux tranchants courts et acérés. C’était à donner le frisson.

Les tableaux étaient de splendides groupes de cerfs de Gainsborough, des chevaux et des chiens de Dreux, des paysages de Collins et de Calcott, puis d’admirables études de lions et de tigres par de moins célèbres maîtres. Quant au marines, elles étaient parfaitement absentes. Cela se comprend. Signées Joseph Vernet ou Gudin, elles n’eussent encore été que la bien pâle copie du spectacle que, de sa dunette, pouvait contempler le marin, lorsque, luttant contre un de ces terribles typhons des mers de Chine, le Fire-Fly bondissait sur les flots.

En ce qui regarde la salle à manger, l’office et ses dépendances, rien n’avait été ni omis ni économisé à leur égard. C’était avec amour que le gourmet sir John avait donné ses soins à tout ce qui intéressait la table. Le cuisinier était à son bord un véritable personnage. Je voudrais pouvoir vous peindre la gravité qui présidait à leurs entretiens, et les discussions savantes et sans fin où les entraînaient le choix des vins qui devaient accompagner tels ou tels mets, et les combinaisons culinaires de tels ou tels plats. Le sort d’une nation, que la révolution vient de rendre libre de devenir républicaine ou monarchique, n’a jamais autant été débattu dans un congrès européen, que celui d’un faisan ou d’une gigue de chevreuil dans les conférences gastronomiques du contrebandier d’opium. Sir John n’aimait pas à recevoir un grand nombre de convives ; il ne voulait que deux ou trois amis, mettant en pratique ce proverbe de sa nation : « Les fous donnent des festins, les sages sont à table. »

Quant à l’équipage du Fire-Fly, il se composait d’une trentaine de Malabars choisis avec le plus grand soin, qui pour la plupart étaient depuis plusieurs années à bord. Son état-major ne comprenait qu’un second et un lieutenant.

Ce second capitaine s’appelait Morton : c’était un anglais sec, anguleux, spleenique, aimant le bâtiment et la mer avec une passion sauvage, ne comprenant pas qu’on séjournât plus de vingt-quatre heures en rade. Il y avait plus de trois ans qu’il n’avait débarqué, lorsque le Fire-Fly était venu se faire radouber. Canon avait pour lui, et il le méritait, une profonde estime et une grande amitié. C’était un des meilleurs marins que j’eusse jamais rencontré.

Le lieutenant se nommait James ; mais, comme je devais voir mourir le pauvre diable quelques mois après mon arrivée à Calcutta, je crois parfaitement inutile de vous dire qui il était et ce qu’il était.

Venait ensuite, hiérarchiquement, un troisième personnage, qui naviguait depuis si longtemps dans les mers de l’Inde et de la Chine qu’il avait parfaitement oublié de quel pays il pouvait bien être. C’était maître Spilt, le maître d’équipage ou mieux le surhung. Les matelots avaient pour lui la même affection que pour leur capitaine, mais, grâce à un certain bout de ligne tressée et nouée, qui avait fait élection de domicile, en compagnie du tabac à chiquer, dans les plis de son béret, et qui en sortait souvent, ils le craignaient bien davantage.

Quelques instants après mon embarquement à bord, je fus présenté officiellement à ces nouveaux compagnons d’excursion. Le soir même, je pris possession d’une des deux petites cabines vides de la dunette : sept pieds de long sur six de large. Un fort étroit lit d’érable avec une moustiquaire de mousseline brodée, un délicieux petit bureau de teck incrusté de bois de sandal, une peau de chetah pour tapis, un grand fauteuil de rotins, les bois branchus d’un dix-cors pour soutenir mes armes, c’est tout ce qu’elle contenait ; c’était, du reste, tout ce qu’elle pouvait contenir.

Je devais y faire de beaux rêves, y évoquer de bons et doux souvenirs, la quitter avec bien des regrets.