Le Fonctionnarisme dans l’état

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Le Fonctionnarisme dans l’état
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 444-459).
LE
FONCTIONNARISME DANS L'ETAT

Le plus ancien et le plus convaincu des partisans de la décentralisation disait dernièrement à l’assemblée nationale qu’il existe en France 600,000 fonctionnaires au moins, non compris 18,000 décorés de la légion d’honneur et 15,000 cantonniers. Outre qu’il plaignait cette classe nombreuse d’hommes auxquels la centralisation enlève presque toute indépendance, M. Raudot s’inquiétait aussi d’y voir une pépinière d’êtres mécontens de leur sort, soustraits par l’éloignement à l’influence salutaire de la famille, assouplis par l’habitude de la soumission au point d’avoir perdu le sentiment de la responsabilité personnelle. Les fonctions sont devenues si multiples en notre pays que chacun a eu mainte occasion d’observer ce qu’il y a de vrai dans l’affligeant tableau tracé par l’honorable député de l’Yonne. Cependant, si, après avoir constaté le mal, on cherche le remède, on se prend à douter qu’il suffise pour le trouver d’une loi sur la décentralisation. Le fonctionnarisme est l’œuvre des mœurs et non le produit d’un législateur égaré. Ce n’est point par une loi de circonstance, c’est en élaguant de notre pratique administrative aussi bien que de nos codes quantité de principes nuisibles que nous reviendrons à un organisme plus simple. Il ne faudra pas moins d’années peut-être pour entamer l’édifice de la centralisation qu’il n’en a fallu pour le construire.

Je me propose surtout d’étudier ici quel est le sort des fonctionnaires publics et quelles réformes exige leur condition. Comment se recrutent-ils ? Quelles influences agissent sur eux pendant leur temps d’exercice ? Que deviennent-ils après qu’ils ont cessé leurs fonctions ? Il peut sembler déplacé de réunir dans une même étude des hommes voués aux occupations les plus diverses et qui n’ont d’autre point commun que d’être rétribués sur le budget de l’état. Quelle analogie y a-t-il entre un juge, un percepteur ou un commis de la poste aux lettres ? Le gouvernement assure le respect des lois quand il institue des magistrats ; il gère la fortune publique au moyen des administrations financières ; il fait acte de commerce en exploitant les monopoles des tabacs, des postes et des télégraphes. Personne ne l’ignore, la prétention du dernier empire fut d’enrégimenter sous une même bannière politique ingénieurs et sous-préfets, receveurs et percepteurs, même jusqu’aux magistrats et aux prêtres. La loi de 1853 sur les pensions de retraite leur a créé aussi des intérêts communs auxquels le clergé seul s’est soustrait. Le corps entier des serviteurs de l’état est devenu une armée avec ses généraux, ses colonels, ses capitaines, ses sergens et ses caporaux. Si l’équivalence des grades entre les divers services publics, l’assimilation, comme on dit, n’a pas été décrétée, c’est que le temps a manqué. Elle était prévue par tous et désirée par quelques-uns. Quantité d’entre eux se sont pris à regretter que la loi n’eût pas dit si le juge d’un tribunal est plus ou moins qu’un ingénieur des ponts et chaussées.

Parlons d’abord de la façon dont on entre dans la carrière. Quoique l’admission pour certains services publics, tels que la magistrature, le professorat, les corps d’ingénieurs, soit soumise à des épreuves sérieuses dont les diplômes universitaires ou les examens des écoles savantes sont la mesure, on peut dire en général que le gouvernement s’est montré peu soucieux d’exiger de ceux qui le servent les hautes garanties de l’instruction et de l’éducation ; il faut convenir aussi que l’opinion publique s’est méprise le plus souvent sur la valeur de ces garanties. Tout emploi requiert de celui qui l’occupe des connaissances techniques. Acquérir ces connaissances s’appelle l’apprentissage dans les carrières industrielles et commerciales. Le mot n’a pas paru assez noble : le gouvernement a décoré du nom de surnuméraires ceux qui s’appelleraient apprentis ailleurs. On ne peut parler du surnumérariat sans mentionner ce que ce stage contient de privations douloureuses et d’espérances avortées. Le surnuméraire pauvre, — et combien en est-il qui ne le soient pas ? — déjà pris dans l’engrenage administratif, est soumis aux mêmes exigences que ceux qui l’ont précédé dans la carrière ; il doit vivre de la même façon, il accomplit le même labeur sans rémunération. L’humanité aussi bien que la justice exigerait que cette période de travail gratuit fût réduite au temps strictement nécessaire pour l’apprentissage.

Souvent le surnuméraire, une fois admis avec le grade le plus infime, ne rencontre plus devant lui, jusqu’aux grades les plus élevés, aucune barrière d’examen. Parfois il est obligé de subir, à mesure qu’il avance dans la hiérarchie, des épreuves qui constatent les connaissances acquises, en quelque sorte la pratique du métier. Dans ce second cas, les épreuves ne peuvent être que faciles ; dans le premier, l’avancement est livré à toutes les incertitudes de la chance et de la faveur. Doit-on s’étonner alors, étant connu que l’instruction des surnuméraires ne peut être que médiocre, d’apprendre qu’il y a dans les hauts grades des administrations publiques tel ou tel fonctionnaire pour lequel l’orthographe a des mystères impénétrables et l’arithmétique des problèmes insolubles ?

Dans toute administration, de même que dans toute autre carrière, il y a l’ouvrier et le patron, le manœuvre et l’ingénieur, le soldat et l’officier. Dans toute administration, il y a deux catégories d’individus, quelquefois davantage, et, pour passer de la catégorie inférieure à la plus élevée, ce n’est pas assez d’avoir l’instruction technique. Ceci n’est guère contesté ; mais où je m’éloignerai probablement de l’opinion commune, c’est en avançant que les preuves de capacité nécessaires pour arriver en haut de l’échelle doivent consister en une culture générale de l’esprit plutôt qu’en des connaissances spéciales. Le plus vieux des employés d’un bureau, s’il est en même temps le plus appliqué et le plus assidu, n’est pas qualifié par là pour commander aux autres ; il en sera réellement incapable, s’il ne possède pas en même temps l’éducation et l’ampleur d’intelligence qui rendent un homme supérieur à ses semblables. Si l’âge et l’ancienneté des services ne sont pas un titre valable, si nous dédaignons les épreuves techniques, qui sont des garanties insuffisantes, si nous repoussons surtout le choix plus ou moins contrôlé que fait un chef d’administration trop accessible aux préventions et à la faveur, quel mode d’appréciation nous restera-t-il ? Un seul, qui est un gage de capacité plus sérieux que tous les autres, c’est l’éducation elle-même, ou plutôt ce qui est la preuve palpable et évidente d’une certaine dose de culture intellectuelle, les diplômes universitaires, ceux que délivrent les grandes écoles publiques. Il convient toutefois de ne pas être trop absolu, car le mérite d’un homme laborieux se révèle parfois fort tard, à l’âge où l’esprit n’a plus la souplesse de se plier aux programmes d’examen. Il y a dans ceci une question de mesure qu’il n’est pas, après tout, bien difficile de résoudre d’une façon satisfaisante, car l’important est qu’une règle sage et immuable préside à l’avancement hiérarchique.

Il est assez remarquable toutefois que le principe des examens, comme épreuve d’admission dans les carrières publiques, n’a été introduit en Angleterre que depuis quelques années, et que beaucoup de gens y condamnent encore ce principe. L’Angleterre a peu de place à distribuer ; mais le budget de l’Inde anglaise en a beaucoup. Ces dernières étaient données, avant une réforme de date récente, non au concours ni par examen, mais par patronage, au choix des directeurs de la compagnie des Indes. Ce singulier mode de recrutement, qui répugne à nos idées françaises, a fourni cependant des administrateurs habiles, qui ont créé la fortune de leur pays en Asie. Les jeunes gens incapables de réussir dans un concours auraient tort d’en tirer un argument en leur faveur. Ce n’est pas en effet par quelques brillantes individualités, c’est par l’ensemble qu’il faut apprécier un système d’administration.

Revenons à la France. Que devient la jeune recrue, le surnuméraire, une fois saisi par les rouages de la hiérarchie ? Il serait long et surtout monotone de le suivre au milieu de chacune de ces carrières, toutes semblables au fond malgré leur diversité apparente. Il appartient à son administration, qui se croit en droit de lui demander compte de tous ses instans, de toutes ses pensées. Il lui appartient plus qu’à sa famille, qu’il doit quitter, plus qu’à son pays natal, d’où il est le plus souvent exclu à jamais. Il existe en effet des règlement cruels qui interdisent à certaines catégories de fonctionnaires d’être placés dans la ville où ils sont nés, dans le département où ils ont leurs plus chers intérêts. Ressemblance curieuse, pareille défense existe en Chine : un mandarin ne peut exercer de fonctions dans sa province. En France, nous avons vu pis encore : il s’est trouvé des chefs d’administration qui disaient crûment : « Nous voulons des employés sans patrie, sans famille, sans fortune, afin de les avoir complètement dans la main. » On ne voit pas trop quelle différence alors il y a entre cette position et un véritable esclavage. Ceci n’est qu’une exception assez rare, je me hâte de le dire. D’habitude les rigueurs de la règle administrative sont tempérées par la bienveillance de l’homme qui est chargé de l’appliquer. Toutefois il est avéré que, dans toutes les administrations, l’avancement et le changement de résidence, qui sont les deux modes de récompenser ou de punir, sont livrés à l’arbitraire d’un directeur général dont personne ne contrôle les actes. Le pouvoir du chef y est absolu, sans appel ni restriction. Ce fut un mal limité et peut-être irrémédiable tant que les administrations publiques n’eurent qu’un personnel restreint, et conservèrent les traditions d’un régime stable et paternel. C’est intolérable depuis que la plus modeste d’entre elles compte ses employés par centaines et par milliers. En ce qui concerne les changemens de résidence par exemple, quiconque n’aura pas vu les abus des vingt dernières années n’y voudra pas croire. Il n’est point rare de rencontrer des fonctionnaires qui en vingt ans ont changé dix fois de résidence et dépensé 20,000 francs en frais de déménagement. A qui cela profitait-il ? Ce n’est pas à l’état à coup sûr, car un gouvernement n’obtiendra jamais la stabilité dans les institutions tant qu’il la refusera aux individus.

Le fonctionnaire acquiert-il au moins la fortune ? Hélas ! non. C’est un principe admis dans toutes les carrières libérales, aussi bien que dans l’industrie et le commerce, que l’homme sage et laborieux doit non-seulement vivre de son travail, mais encore économiser de façon à posséder, qui l’aisance, qui la richesse, vers cinquante ou soixante ans. Dans les fonctions publiques, il n’en est point de même. Si le travail est léger, la rémunération l’est aussi, et, qui plus est, un faux point d’honneur exige qu’elle soit dépensée au jour le jour. Au bout de la carrière, l’employé de l’état n’a en perspective que la retraite, médiocre et précaire ressource de la vieillesse.

En vérité, c’est un spectacle singulier et qui frapperait davantage, si l’on en avait moins l’habitude, que la vie des serviteurs de l’état dans une ville de province. La plupart, étrangers à la localité, n’y ont d’autre affection que celle du voyageur pour le toit de l’auberge qui l’abrite. Accueillis avec une réserve froide par les habitans, ils demeurent souvent après dix ans de séjour aussi isolés que la première année. Quand bien même ils acquerraient droit de cité avec le temps, la loi les repousse du monde réel. Entre autres exemples qu’il serait possible de citer, la loi sur les conseils-généraux, que l’assemblée nationale vient de voter, déclare inéligibles la presque totalité des fonctionnaires et employés du gouvernement. Comment se dédommagent-ils de cet ostracisme politique et social ? Comment se fait-il qu’en dépit de ces inconvéniens les abords de la carrière soient encore encombrés de postulans, que ceux qui y ont pris rang s’en retirent rarement de plein gré par une démission ? Il y en a plusieurs raisons. L’esprit s’engourdit sous un régime administratif où tout est prévu par avance, où l’essor individuel est comprimé par une règle uniforme ; puis la rémunération mensuelle, quoique faible, se paie avec une régularité parfaite, que les plus graves événemens troublent à peine, — on l’a bien vu depuis un an ; enfin l’usage attache aux fonctions publiques une certaine considération qui repose on ne sait trop sur quoi. Elles donnent du prestige, mot vide et creux dont les gens de bon sens comprennent vite l’inanité, mais dont les sots se pavanent. Y a-t-il un plus grand honneur à gérer les affaires de l’état sans initiative qu’à diriger les siennes propres avec le sentiment de responsabilité qu’ont en matières diverses, mais avec un égal souci, le médecin, le notaire, le négociant ? L’homme n’a que trop de tendance à se désintéresser des occupations que chaque jour ramène uniformes. S’il acquiert en outre la conviction que la conséquence de ses actes lui passe au-dessus de la tête pour aller atteindre de plus élevés que lui, il perd la conscience de son individualité. Il ne devient rien de plus que l’un des engrenages de la machine officielle. Il est à peine quelque chose ; il n’est plus quelqu’un.

Le traitement fixe, qui est la règle ordinaire dans les administrations de l’état, présente le grave inconvénient de n’être proportionné ni à la quantité ni à la qualité du travail accompli. Il en est résulté avec le temps cette conséquence assez inattendue, que le gouvernement se croit dupé quand un même individu cumule deux emplois, deux traitemens. C’est presque un aveu que certains emplois sont des sinécures, et que certains traitemens sont trop élevés pour les services qu’ils rémunèrent. Autrement on n’aurait de souci que de les donner au plus capable, au plus laborieux, sans craindre que l’une de ces fonctions ne nuise à l’autre, et l’on ne se préoccuperait pas plus de restreindre les occupations d’un employé du gouvernement que celles de tout autre citoyen. L’intérêt supérieur de la société, qu’il n’est pas permis de négliger, exige que chacun travaille autant qu’il en est capable. Astreindre toutes les intelligences à la même dose de travail est une loi qui ne profite pas plus à l’état qu’à l’individu.

Le législateur qui s’est occupé des fonctionnaires publics pour leur enlever des droits politiques et pour leur interdire, sous le nom de cumul, la faculté d’exercer plusieurs fonctions à la fois, le législateur ne les a pas mieux traités en réglant leurs pensions de retraite. La loi du 9 juin 1853, qui s’occupe de ce sujet, est un exemple curieux de l’influence que les théories socialistes exercèrent sur les esprits qui s’en croyaient le plus exempts à l’époque où ces théories étaient le plus combattues. Quel est le principe des assurances sur la vie ? Que les souscripteurs mettent en commun les chances aléatoires seulement, à savoir les risques de mort, mais que chacun retire du fonds commun, soit en capital, soit en rente viagère, une somme proportionnelle à sa mise. Les caisses d’assurances n’ont jamais eu ni pu avoir la prétention de balancer les inégalités des positions sociales. Elles n’ont pas davantage le droit de priver leurs adhérens des titres qu’ils ont acquis, à moins qu’ils n’y renoncent de leur plein gré ou par leur propre négligence. La caisse de retraite, gérée par l’état au profit de ceux qu’il rétribue, agit tout autrement. L’employé qui encourt la peine de la révocation perd en même temps le fruit de ses économies ; l’état les lui confisque, en sorte qu’au moment d’éliminer un subalterne infidèle ou négligent, on se sent retenu par une considération étrangère au bien du service. Comment en effet se résoudre à priver de ses droits à la retraite un homme de cinquante ans et plus à qui la caisse commune a réclamé depuis trente ans 5 pour 100 de ses appointemens ? Ce n’est pas tout. La pension de retraite n’est acquise qu’à l’âge de soixante ans, sauf un petit nombre d’exceptions ; celui qui se retire ou meurt à cinquante-neuf ans est frustré de ses droits. Le chiffre de la pension n’est pas seulement déterminé, comme cela devrait être, par le temps de service et par le total des mises. Il y a un maximum, il y a un minimum. Les uns y perdent et d’autres en profitent. Enfin, — et ce n’est pas le moindre tort de cette institution mal établie, — toutes les rentes servies par la caisse des retraites sont viagères, sauf réversion d’une faible part au profit de la veuve survivante. Or, personne ne l’ignore plus, les pensions viagères sont une forme fâcheuse des assurances sur la vie ; de la part d’un père de famille, mettre une partie de son bien en viager est un acte d’égoïsme répréhensible. Voilà pourtant ce qu’exige la loi par l’organe des chefs de l’administration, tandis que les compagnies d’assurances recommandent plus volontiers à leurs cliens les assurances à capital réservé, dont la famille hérite au moment où elle perd son chef.

Que dire de cette organisation des services administratifs en France, sinon que tout y est factice et contraire à l’ordre naturel des choses ? Factice, la hiérarchie à grades multiples qui engourdit chez l’inférieur le sentiment de la responsabilité ; factices, les lois qui créent une jurisprudence spéciale pour les fautes que commettent fonctionnaires et employés dans l’exercice de leur profession ; factice, la législation qui leur ferme la porte des assemblées électives, qui leur interdit le cumul ; factice encore, la loi qui leur prescrit de mettre leurs économies en commun et qui en dispose autrement que ne le ferait une compagnie d’assurances. Au surplus, les vices de ce régime se reflètent on ne peut mieux dans la terminologie bizarre qui a été créée à son usage. Ce n’est qu’en faisant violence à la langue française que l’on a formé des mots pour exprimer ces choses incongrues. Avec le substantif règle et le verbe régler, si expressifs dans leur simplicité, on a fait règlement, ce qui était déjà trop ; puis on y a ajouté des locutions barbares telles que réglementer, réglementation. Les titres eux-mêmes se sont greffés, pour les besoins d’une hiérarchie nouvelle, en multiples et sous-multiples qui rappellent vaguement le système métrique. Le commis, qui était, il y a deux cents ans, le plus haut titre administratif du royaume, est déchu de son rang ; on en a fait commissaire, qui n’a pas paru assez relevé. Le souvenir de Colbert n’a pas empêché le contrôleur de tomber en discrédit. Alors sont apparus le directeur et l’inspecteur, affublés bientôt d’une série d’adjectifs sonores. Directeur-général, principal, divisionnaire, voilà les multiples ; directeur-adjoint, sous-directeur, voilà les sous-multiples. Le jour où les mots vulgaires ne suffisaient plus, comment n’a-t-on pas deviné que l’on entrait dans une voie mauvaise ?

Ce n’est pas à dire toutefois que tous les services publics aient subi l’influence néfaste de ces idées modernes. Ce qui a été constitué ou reconstitué depuis bientôt vingt ans en porte plus spécialement la marque. D’autres administrations, que l’on semble avoir oubliées dans la série des organisations et réorganisations successives, conservent les méthodes anciennes qui sont maintenant un anachronisme. C’est une anomalie évidente dans le régime administratif du jour que de modeste facteur de la poste rétribué partie par l’état sous forme de traitement fixe, partie par sa clientèle sous forme d’étrennes au premier jour de l’année. On découvrirait un grand nombre de ces vestiges pour ainsi dire fossiles des saines traditions administratives dans les services départementaux et municipaux que le « zèle inquiet et perturbateur » (dit Tocqueville) des réformateurs modernes n’a pas eu le temps d’atteindre. Que de villes de province où subsistent encore des employés de mairie probes, intelligens, laborieux, avec un traitement infime que dédaignerait le plus humble des garçons de bureau d’un ministère, — des bibliothécaires, des conservateurs, des receveurs oubliés sur leur fauteuil bien au-delà de l’âge fatal auquel la loi du 9 juin 1853 enseigne que l’homme n’a plus ni vigueur ni capacité, — des administrateurs d’hospices que la confiance de leurs concitoyens appelle quelquefois à ces fonctions importantes quand le gouvernement leur a signifié par la mise à la retraite qu’ils ne sont plus bons à rien ! Et croit-on par hasard que les affaires communales et hospitalières soient moins bien gérées que celles de l’état ? C’est le contraire qui est vrai. A les examiner de près, on est étonné du peu qu’elles coûtent, des sages progrès qu’elles réalisent sans sacrifier de respectables traditions, et surtout de la quiétude qu’elles laissent à ceux qui dépendent d’elles.

Si l’on recherche quelles idées générales ont guidé les réformateurs de l’administration française dans leurs récentes tentatives, on ne voit guère d’autre principe que la préoccupation constante d’introduire partout une uniformité parfaite. L’uniforme chamarré de broderies que petits et gros employés se mettaient sur le dos aux jours de fêtes officielles pendant la période impériale était bien naïvement l’image apparente de l’identité de pensées, d’opinions, de travail, de mœurs, que l’état imposait à tous ceux qu’il nourrissait. En cela, il s’accordait avec des écoles socialistes fameuses, qu’il imitait assurément sans en avoir conscience. Les économistes qui ont combattu le mouvement social de 1848 ont parfaitement démontré qu’imposer une règle commune aux hommes, c’est les abêtir sous un joug commun. Malgré leurs efforts, l’uniformité a fait des progrès prodigieux en France. C’est sans contredit l’un des plus mauvais services qu’aient rendus au pays les grandes administrations centralisées à Paris. Perdus au milieu de l’infinie variété des affaires qui leur reviennent, ignorans des influences contingentes qui commandent une solution particulière pour chaque cas particulier, directeurs d’administration et chefs de bureau n’ont vu le salut que dans l’observation rigide d’une méthode uniforme.

Les administrations en France sont lentes, encombrées de règlemens superflus ; elles dépensent beaucoup et produisent peu, elles arrachent trop à la vie civile, à la famille, ceux qu’elles emploient ; elles engourdissent les intelligences en prétendant les couler dans un même moule. N’y a-t-il pas de remède à ce fâcheux état de choses ? Avant d’exposer quelques idées pratiques à ce sujet, que l’on me permette une digression afin de bien établir les principes.

Dans les écoles publiques de la Grande-Bretagne, les enfans sont autrement élevés que dans nos lycées français. Au lieu d’être soumis à la surveillance incessante d’un maître d’études, ils sont libres d’aller et de venir à leur gré. L’emploi de leur temps n’est pas fixé à l’avance ; ils ne sont pas renfermés tous ensemble dans une salle ; ils travaillent où et quand ils veulent, sous la seule condition d’avoir achevé leurs devoirs au jour et à l’heure prescrite. Sous ce régime, les jeunes élèves ont moins d’application et sont sans doute moins instruits, on ne peut le nier : par compensation, ils acquièrent des qualités morales inestimables. Ils ont la responsabilité de leurs actes et la conscience de leurs fautes. D’autre part, les maîtres, qui n’exercent plus d’influence sur leurs élèves qu’en proportion de la confiance qu’ils inspirent, sont moins tentés d’abuser du pouvoir ; le moindre tort qu’ils se donneraient vis-à-vis de leurs élèves tournerait à leur propre détriment. Le commencement de la sagesse n’est plus la crainte du maître, c’est un affectueux respect. Qu’en résulte-t-il ? Les enfans ont plus d’abandon avec leurs professeurs, et ils deviennent plus promptement des hommes. En France, disent avec raison les Anglais partisans de ce système d’éducation, vous vous efforcez d’uniformiser les enfans ; chez nous au contraire, nous tâchons de les individualiser, de leur donner le sentiment de la responsabilité personnelle[1]. Nous comprenons que l’on conteste les avantages de cette méthode en tant qu’il ne s’agit que des enfans, puisque après tout ceux-ci doivent être soumis à une règle étroite : leur âge ne comporte pas toutes les libertés ; mais, en ce qui concerne les hommes faits, n’est-ce pas un mal d’éteindre la valeur individuelle ? L’initiative, l’énergie, l’activité, sont les forces vives de l’humanité. Malheur à la nation qui leur applique d’autre frein que les lois communes à tous les êtres vivant en société ! malheur aux individus chez qui ces qualités précieuses sont amorties par les règlemens ! Que l’on supprime donc de nos codes, de nos règlemens administratifs ce qui comprime l’essor individuel au profit d’une péréquation dont on n’a que faire ; que l’on rende à chacun la responsabilité de ses œuvres. Le désir, que dis-je ? la nécessité de bien faire en sortira naturellement. Abolissons les grades inutiles, les intermédiaires superflus dont les attributions s’enchevêtrent au point que l’on ne discerne plus quel est l’auteur responsable[2]. Il est difficile d’imaginer combien il y a de superfétations dans les fonctions publiques. En réalité, la réforme la plus urgente n’est pas d’organiser, de reconstituer ; le plus pressé est d’éliminer ce qui est nuisible ou ne sert à rien. En parlant des superstitions qui gâtent la religion, M. Victor Hugo a dit jadis irrespectueusement qu’il voulait écheniller Dieu ; me permettra-t-on de dire qu’il faut écheniller les règlemens des administrations publiques ? Quand les hommes qui gouvernent la France voudront entreprendre sérieusement cette réforme, aussi importante pour l’économie de notre budget que pour la bonne gestion de nos affaires, les modèles ne leur manqueront pas. Ils n’auront qu’à faire simplement ce que font les industriels et les négocians, ou à imiter les propriétaires fonciers ; ce qui nuirait à un particulier ne peut être un bien pour l’état. Au surplus, si le mal ne date pas d’hier, il y a longtemps aussi que le remède a été signalé par les meilleurs esprits. Condorcet a écrit quelque part cette phrase, qui est toujours vraie : « dans les manufactures libres, l’intérêt du commerçant suffit ; pour qu’il veille à la perfection de ses denrées, et cet intérêt est le meilleur et le plus sûr de tous les inspecteurs. »

Qu’y a-t-il à faire pour en arriver là ? D’abord et avant tout abroger les dispositions légales qui soustraient à la loi commune de responsabilité les actes des fonctionnaires et employés de l’état, par compensation les relever de l’incapacité civile que certaines lois leur infligent, puis les habituer à calculer, comme on le fait dans le commerce et dans l’industrie, le prix de revient de chaque chose. Toute affaire publique ou privée, politique ou sociale, économique ou industrielle, se prête à un calcul de profits et pertes. De tous les principes qui ont contribué à la grandeur de l’Angleterre, le plus actif est peut-être le tant pour cent, que les Anglais désignent par un mot, percentape, qui n’existe pas dans les autres langues. Ces négocians habiles cherchent partout le calcul du tant pour cent ; ils sont en ce sens les Juifs de l’époque. Que si l’on m’objecte que la politique dictée par ce principe n’aboutit en ce moment qu’à des humiliations dont nous autres Français ne voudrions pas au prix des plus grands malheurs, je répondrai que l’usage seul est utile, et que l’abus n’est pas à craindre de la part d’une nation chevaleresque qui n’est que trop portée à sacrifier ses intérêts matériels à son honneur.

Ici, il convient de préciser : mais d’abord que l’on ne s’étonne pas trop de voir les intérêts de l’état qui nous tiennent le plus à cœur réduits aux simples proportions des affaires d’argent. C’est par une conséquence naturelle que l’argent est devenu la commune mesure de toutes choses. Les affaires publiques aboutissent toutes au budget, qui est alimenté par l’impôt. L’impôt n’est pas seulement proportionnel à la population ; il l’est aussi à ses besoins physiques et moraux, à son développement intellectuel. C’est par une question d’argent que se résument toutes les affaires de ce monde, c’est par là qu’elles se traduisent en nombres. « Si les nombres ne gouvernent pas le monde, a dit Goethe, ils montrent comment le monde est gouverné. » Serait-il donc si difficile d’introduire les usages commerciaux dans la gestion des affaires de l’état ? Le personnel gouvernemental n’y est aucunement préparé ; c’est là le plus sérieux obstacle. Il y aurait une éducation nouvelle, disons le mot, un nouvel apprentissage à faire ; mais, comme il s’agit d’hommes en général instruits et intelligens, ce serait vite fait. Peut-être y aurait-il à craindre plutôt des répugnances. Les fonctionnaires y perdraient, c’est incontestable, certaines prérogatives dont ils sont parfois très fiers ; ils n’auraient plus le même apparat. Les fonctions publiques ne seraient plus environnées d’une considération innée que le vulgaire admet sans se l’expliquer. Au fond, ce ne sont que préjugés dont la perte serait peu sensible aux hommes de bon sens. On raconte qu’à l’époque où M. Mollien voulut organiser la comptabilité du trésor suivant les règles du commerce, Napoléon y fit la plus vive résistance. L’empereur croyait de bonne foi que les finances de l’état étaient quelque chose de beaucoup plus noble que les opérations d’une maison de banque ; l’assimilation des caisses publiques à celle du plus modeste négociant le choquait. M. Mollien tint bon, et finit par faire prévaloir ses idées. L’heureuse innovation qu’il introduisit, il y a soixante ans, d’ans la gestion des receveurs-généraux doit être étendue aujourd’hui à toutes les branches des services publics.

Quelques exemples suffiront à montrer comment la règle du percentage s’applique à tout, aux fonctions purement administratives aussi bien qu’aux règles financières et à l’exploitation des monopoles que l’état se réserve. La division administrative du territoire en départemens est un fait acquis que l’on s’accorde à mettre hors de discussion, puisque les projets de décentralisation les plus hardis ne l’entament pas ; mais on discute le traitement des préfets et le nombre des sous-préfets, on se demande s’il est utile de conserver des secrétaires-généraux auprès de toutes les préfectures, toutes questions qui sont du domaine du pouvoir exécutif, et que le législateur n’examine que parce qu’elles touchent au budget. S’il était admis que le pouvoir exécutif doit faire face, dans chaque, département, aux besoins de l’administration générale avec une part, une fois fixée, de l’impôt, — un ou deux dixièmes pour cent par exemple, — la solution de toutes ces questions, qui sont de son ressort exclusif, lui reviendrait sans conteste. Il n’y aurait, il est vrai, nulle uniformité d’un département à l’autre ; mais qu’importe ? Les départemens sont-ils donc identiques en population, en importance, en besoins matériels, qu’on veuille les régenter tous d’après une règle uniforme ? Le système du tant pour cent s’applique plus facilement encore aux administrations financières chargées de percevoir les impôts ; d’ailleurs ces administrations, que l’on a peu modifiées depuis le commencement du siècle, ont subi moins que d’autres l’influence pernicieuse du régime de l’uniforme. Les emplois à traitement fixe y sont moins nombreux que les emplois dont le salaire varie suivant le travail et la responsabilité du titulaire. Il est connu que l’impôt du timbre et de l’enregistrement coûte de 4 à 5 pour 100 de frais de perception, que les impôts indirects coûtent de 8 à 10 pour 100. C’est une proportion qui sert de règle à chacun, et qu’il est aisé de maintenir dans toutes les branches de ces services complexes, bien entendu en tenant compte des circonstances locales et sous déduction d’un autre tant pour cent pour les frais généraux de l’administration centrale ; mais où les principes du commerce et de l’industrie doivent prévaloir à l’exclusion de toute autre influence, c’est dans les monopoles industriels et commerciaux que l’état exploite lui-même. L’exploitation des postes et des télégraphes, la fabrication et la vente des tabacs et des poudres de chasse, ne sont pas des privilèges inhérens au gouvernement. Ce sont affaires de commerce et d’industrie, et rien autre chose. Si l’état les traite autrement que le feraient des négocians libres de toute attache officielle, l’état y perd, que l’on en soit bien convaincu, et ce que l’état perd, le public ne le gagne pas. Il y a dans toute industrie abandonnée à elle-même une force d’expansion, une vigueur de développement, que l’industrie monopolisée ne connaîtra jamais, si bien dirigée qu’elle soit. Pressé par l’aiguillon de l’intérêt personnel, le manufacturier trouve en lui-même des ressources inespérées. Acculé entre la nécessité de produire et la rivalité de ses concurrens, il s’ingénie à faire bien et à bon marché, il dissèque à un centime près tous les élémens de ses prix de revient. Obligé de recruter ses ouvriers sur la place et de les payer au prix courant, il se garde bien d’établir entre eux une hiérarchie coûteuse et de leur conférer des grades superflus ou des titres pompeux. Il y a toutefois des intermédiaires entre le patron et les ouvriers, aussi bien qu’entre le fabricant et les consommateurs ; mais ce sont des intermédiaires intéressés au succès du patron. Les ouvriers sont eux-mêmes employés à la tâche en tant qu’il est possible, ce qui excite leur émulation et récompense les aptitudes spéciales. En général, le travail à la tâche remplace le travail à prix fixe dans toute entreprise bien ordonnée. Chacun y est responsable de son œuvre d’après les lois du droit commun. Une activité saine et productive anime tous les membres du corps industriel. Ceux qui ne peuvent ou ne savent y prendre part portent la peine de leur incapacité morale ou physique ; cette peine est sévère, c’est la misère. Ceux qui réussissent reçoivent une récompense magnifique, c’est la richesse. Quelle différence avec les industries que l’état gouverne d’une main inhabile ! Combien nous sommes loin des sinécures à prix fixe des administrations publiques ! La bureaucratie impotente qui domine tout de loin, qui régente tout sans rien faire elle-même, ne s’inquiète pas plus du prix de revient que du travail à la tâche ; elle n’a souci que de l’uniformité qui lui allège la besogne et assure sa prépondérance. Or, M. Ernest Renan l’a dit avec un parfait bon sens, « une règle uniforme ne saurait produire d’individualités distinguées. » Pour préciser sur un cas particulier, comparons ce que l’initiative privée eût fait des postes et des télégraphes avec ce que ces industries deviennent en la possession de l’état, qui les exploite suivant sa routine habituelle. Des entreprises privées étudieraient les désirs, même les fantaisies du public, et s’attacheraient à les satisfaire. Par des jeux de tarifs adroitement différenciés, elles feraient naître le trafic postal ou télégraphique là où il n’existe pas encore. Tantôt unissant, tantôt séparant deux modes de correspondance qui se complètent, mais qui n’ont pas besoin l’un de l’autre, des négocians les feraient valoir l’un par l’autre au profit de leur clientèle aussi bien qu’à leur propre bénéfice. Ils auraient un petit nombre d’employés, surchargés de travail, mais rémunérés en proportion de leur adresse manuelle, et tenus en haleine par la crainte des tribunaux, qui condamnent à l’amende, parfois à la prison, quiconque a par négligence causé dommage à autrui. Au lieu de cela, nous avons des tarifs absolus et immuables qui favorisent certains consommateurs aux dépens de certains autres ; nous avons des employés mécontens de leur sort, indifférens aux plaintes du public, car ils n’en attendent pas un surcroît de salaire, et sont à l’abri de ses poursuites. Bien plus, la seule préoccupation du parlement, quand il a le temps de s’occuper des télégraphes et des postes, est de savoir s’il convient de réunir ces deux services en une seule administration ou de les tenir séparés, comme si, après que la liberté du commerce a été pratiquée pendant quatre-vingts ans, il était encore de l’essence des représentans de la nation de prétendre qu’un épicier vendra en même temps de l’huile et de la bougie, ou bien chacune de ces denrées séparément.

On ne s’est tant étendu sur les réformes qu’appelle l’organisation des services publics que parce que ces réformes sont le principe, qu’on veuille bien le croire, de celles que réclame le sort des fonctionnaires et employés de l’état. Leur rendre l’individualité et l’activité personnelle, tel est le grand point. Les sinécures disparaîtront alors d’elles-mêmes, aussi bien que les abus du cumul, contre lesquels il ne sera plus nécessaire de se mettre en garde. Probablement il n’y aura plus guère besoin non plus d’épreuves d’admission, car chaque homme se fera la place qui revient à son mérite. La foule des salariés à traitement fixe s’évanouira ; on n’aura plus le douloureux spectacle, à des époques de désastre, de ces privilégiés de la fortune que les révolutions et les guerres ne privent pas d’un centime de leur revenu. Quiconque émarge au budget sera associé aux fluctuations de la fortune publique, et si quelques-uns en obtiennent une rémunération supérieure à ce que l’on voit aujourd’hui avec envie, chacun saura que c’est la rémunération d’un labeur consciencieusement accompli.

Quant aux pensions de retraite, qu’est-il besoin que l’état s’en occupe ? Les compagnies d’assurances sur la vie constituent, contre paiement d’une prime annuelle, des rentes viagères différées avec ou sans abandon de capital. Leurs conditions sont plus élastiques que les règles étroites de la caisse de retraites instituée par la loi de 1853. Leurs tarifs sont assurément plus favorables aux assurés. Les compagnies ne font pas volontiers de petites assurances, a-t-on dit ; c’était une lacune au détriment de la classe qui a le plus besoin d’être excitée à l’épargne. On y a remédié en créant la caisse des retraites pour la vieillesse, dont sont tributaires aujourd’hui quantité d’employés des chemins de fer ainsi que plusieurs catégories des plus infimes serviteurs de l’état, les cantonniers entre autres. Cette caisse conviendrait aux petits traitemens, tandis que les gros iraient aux compagnies d’assurances. Serait-il nécessaire de rendre l’assurance obligatoire ? Oui, pendant quelques années encore ; fonctionnaires et employés ont été si bien façonnés à recevoir l’impulsion, qu’il s’écoulerait un peu de temps avant que chacun ait pris l’habitude de songer à ses propres affaires.

Remis en pleine possession de son individualité, poussé au travail par la certitude d’un salaire proportionnel au labeur, libre de se retirer avant l’âge climatérique de soixante ans, si l’aisance acquise, la fatigue ou les infirmités lui font désirer le repos, le fonctionnaire de l’état ne sera-t-il point dans une position meilleure ? D’autre part, l’état ne gagnera-t-il pas à n’être servi que par des employés contens de leur sort ? Le budget surtout y gagnerait. Les ministres des finances qui se succèdent reconnaissent l’un après l’autre l’inanité de chercher des économies par la réduction des traitemens ; mais aucun d’eux n’a proposé encore de réduire la dépense en modifiant le régime administratif[3]. Cette voie est neuve, obscure, si l’on veut. Il serait fâcheux que l’état n’en fît l’expérience que contraint et forcé. N’est-ce pas M. Prévost-Paradol qui a prédit que l’avènement au pouvoir de la démocratie aura pour effet de restreindre à un chiffre incroyable les dotations des services publics ? Convaincu que cette prédiction se réalisera, et peut-être dans un avenir plus prochain qu’on ne le croit généralement, je souhaite que les administrations s’y préparent dès à présent, et je ne mets pas en doute que la réduction s’opérera sans dommage ni pour le public, ni pour les fonctionnaires intéressés, si elle est précédée ou tout au moins accompagnée par des réformes administratives radicales.

Un touriste raconte qu’avant d’entreprendre son premier voyage en traîneau dans les steppes de la Russie orientale, il s’enquit auprès des gens du pays de la façon dont il devait conduire son attelage. « Monsieur, lui répondit-on, c’est bien simple ; ne vous en occupez pas. Fiez-vous à l’instinct de vos bêtes ; laissez flotter les rênes, et tout ira bien. » Le voyageur ajoute qu’il lui fut difficile pendant les premières heures de s’habituer à ce nouveau mode de conduire un équipage, que néanmoins il s’y fit et s’en trouva bien. S’il était permis de rapprocher les petites choses des grandes, et que ce ne fût pas un lieu-commun de parler du char de l’état, on comparerait volontiers les affaires publiques au traîneau. Moins les administrateurs attitrés s’en occupent, et mieux elles vont ; plus on laisse de latitude à ceux qui en ont le fardeau immédiat, moins il y a de chocs et d’accidens. C’est encore un principe appliqué par les Anglais, et qui ne leur a pas peu servi. En France, l’homme d’état, quelque régime qu’il serve, est affairé, touche à tout, décide, approuve ou homologue tout, et signe le plus souvent sans y voir. Les décisions sont hâtives, il a inventé le mot urgence ; il est prêt à répondre sur tout sujet, à résoudre toute affaire, et ne voudra jamais convenir qu’il est incompétent, ou que le public peut se passer de lui. Ce système de concentration énergique a du bon en certaines matières, par exemple à la guerre, parce qu’il met à un moment donné toutes les forces de la nation entre les mains d’un seul homme : encore faut-il que l’homme voie clair et ne soit pas inepte ; dans les affaires de tous les jours, que l’on ne peut bien apprécier et juger que de près, et dont la variété défie toute classification méthodique, c’est un obstacle déplorable au bien, c’est une entrave à l’activité bienfaisante de ceux qui font réellement la besogne. L’ordre, la méthode et la symétrie sont des qualités excellentes, mais à la condition de ne pas être introduites hors de propos, car on ne les obtient alors qu’aux dépens des forces vives de la société.


H. BLERZY.

  1. Voyez notamment les divers écrits du révérend S. Hawtrey, assistant master au collège d’Eton : Réminiscences of a French Eton, a narrative essay on a libéral éducation.
  2. Après avoir cité les Anglais avec éloge en tant que l’initiative individuelle est seule en jeu, il me sera permis de montrer que cette nation exagère peut-être plus que nous la confusion des grades et des attributions quand il s’agit des affaires de l’état, dont elle a par un singulier bonheur rétréci le domaine. Voici un exemple curieux et bien récent de l’enchevêtrement des responsabilités. Le 1er juillet dernier, à neuf heures du matin, par un temps clair et une brise légère, une escadre anglaise de six vaisseaux cuirassés sortait de la rade de Gibraltar. L’un de ces vaisseaux, l’Agincourt, s’échoue sur la Perle, roche bien connue dont les cartes donnent les relèvemens avec une extrême précision. Qui est responsable de ce sinistre ? Est-ce l’amiral commandant l’escadre qui avait prescrit à l’Agincourt de se tenir à quatre encablures du Minotaure, qu’il montait lui-même ? Est-ce le contre-amiral, qui avait son pavillon sur le bâtiment échoué, ou le capitaine de ce vaisseau, resté dans sa cabine au moment de l’accident, ou le second, qui était sur le pont et ne se préoccupait que d’obéir aux signaux du vaisseau amiral, ou l’officier de quart, que la surveillance de la machine absorbait ? La cour martiale a réprimandé le capitaine et son second, elle a simplement admonesté l’officier de quart, elle n’a pas mis en cause l’amiral ni le contre-amiral, quoique en définitive ce soient ceux-ci que l’opinion publique ait le plus vertement blâmés, si bien qu’un vaisseau cuirassé de 6,600 tonneaux, ayant coûté 18 millions de francs, monté d’un nombreux équipage, se perd à la mer, dans des circonstances où le dernier des capitaines marchands serait inexcusable, sans que personne sache au juste quel est le coupable sur qui retombe la responsabilité d’un pareil désastre. Il parut résulter des débats que chacun des officiers, comptait sur les autres pour éviter un danger dont l’évidence frappait tous les assistans.
  3. On a souvent parlé de diminuer le nombre des employés et d’augmenter par là le salaire de ceux qui seraient conservés. Pure illusion, a moins que l’on ne fixe en même temps la dépense totale des salaires à un chiffre immuable, ce qui est impossible ! Le remède n’aurait qu’une efficacité temporaire. Avant dix ans, les sinécures auraient reparu, les emplois supprimés auraient été rétablis ; il ne resterait de cette réforme que l’accroissement des dépenses.