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Le Forestier/Prologue/II

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Le Journal du dimanche Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 13-24).


II

Quelques heures peu agréables dans la sierra de Tolède


L’inconnu, accablé par la fatigue et peut-être un peu aussi par l’émotion qu’il avait éprouvée lors de la lutte inégale qu’il avait si bravement soutenue contre les bandits, s’était laissé choir sur le sol, où il gisait presque sans connaissance.

Le premier soin du forestier fut de lui venir en aide et d’essayer de lui faire reprendre ses forces épuisées.

De même que les autres chasseurs ses confrères, il avait toujours une gourde remplie d’aguardiente pendue à son côté.

Il la déboucha, et versa quelques gouttes de ce qu’elle contenait sur les lèvres de l’étranger

Ce secours suffit pour le rappeler à lui.

Il se redressa et parvint avec l’aide du chasseur à se remettre debout.

— Êtes-vous blessé, señor ? lui demanda No Santiago avec intérêt.

— Non, je ne crois pas, répondit-il d’une voix faible encore, mais qui se raffermissait de plus en plus ; quelques égratignures peut-être, mais rien de grave.

— Dieu soit loué ! mais comment se fait-il que je vous rencontre en si fâcheuse position ?

— Le roi chassait aujourd’hui.

— Ah !

— Oui, j’appartiens à la cour ; emporté malgré moi à la poursuite de la bête, je me suis égaré.

— Et vous avez été attaqué par six bandits qui vous malmenaient fort.

— Lorsque heureusement pour moi Dieu vous a envoyé à mon secours.

— Oui, fit le forestier en souriant, je crois qu’il était temps qu’il vous arrivât de l’aide.

— Si grand temps même, señor, que, sans vous maintenant je serais mort je vous dois la vie, señor, je m’en souviendrai.

— Bah ! oubliez cela, c’est la moindre des choses ; j’ai fait pour vous ce que j’aurais fait pour tout autre.

— C’est possible, cela me prouve que vous êtes un homme de cœur, mais ne diminue en rien la dette que j’ai contractée envers vous. Je suis riche, puissant, bien en cour, je puis faire beaucoup pour mon sauveur.

— Oubliez-moi, caballero, je ne vous en demande pas davantage. Grâce à Dieu, je n’ai besoin de la protection de personne, le peu que je possède me suffit je suis heureux dans ma médiocrité, tout changement ne pourrait que m’être défavorable.

L’inconnu soupira.

— Vous souffrez, reprit vivement le forestier ; la fatigue, le besoin peut-être, vous accablent ; l’orage redouble, nous ne pouvons rester ici plus longtemps ; il nous faut trouver un abri ; croyez-vous pouvoir retrouver le rendez-vous de chasse ?

— Je l’ignore, je ne connais ni ces bois ni ces montagnes.

— Alors, à cette heure de nuit, il serait imprudent de vous y aventurer davantage. Vos forces sont-elles un peu revenues, pensez-vous être en état de marcher ?

— Oui, maintenant je suis fort, donnez-moi encore quelques gouttes de la liqueur contenue dans votre gourde, cela me remettra complètement.

Le forestier lui passa sa gourde, l’inconnu but et la lui rendit.

— Maintenant, dit-il, je suis prêt à vous suivre ; où allons-nous ?

— Chez moi.

— Loin d’ici ?

— À une lieue à peine, mais, je vous en avertis, par des chemins exécrables.

— Cela n’est rien, je suis accoutumé à courir les montagnes de nuit comme de jour.

— Tant mieux alors, partons.

Oui, car j’ai hâte d’arriver quelque part, mes vêtements sont traversés, le froid me glace.

— Eh bien, en route !

— L’inconnu se pencha sur son cheval, retira tes pistolets contenus dans les fontes et les passa à sa ceinture.

— Pauvre Saïd, dit-il, un si noble animal tué par de misérables bandits !

— Ne vous plaignez pas, señor, sa mort vous a sauvé en vous permettant de vous faire un rempart de son corps.

— C’est juste.

Ils quittèrent alors la clairière ; malgré ce qu’avait dit l’étranger, il lui fallait une énergie surhumaine pour suivre les pas du forestier et ne pas rouler sur le sol.

No Santiago s’aperçut de l’état d’accablement dans lequel se trouvait son hôte ; malgré ses protestations, il l’obligea à prendre son bras, et ils continuèrent à s’avancer, mais plus doucement.

— Arrea, mon bellot ! cria le forestier à son chien, en avant en avant va prévenir nos amis.

Le chien s’élança et disparut dans tes taillis, comme s’il eût compris la mission de salut que son maître confiait à son intelligence.

Cependant Dieu a posé aux forces de l’homme une limite que dans aucun cas elles ne sauraient franchir ; malgré des efforts de volonté inouïe, il arriva un moment où l’étranger fut réduit à l’impossibilité complète, même avec l’aide du forestier, non seulement de faire un pas de plus, mais encore de se tenir plus longtemps debout.

Il s’affaissa sur lui-même, poussa un soupir de désespoir et roula aux pieds de No Santiago, non pas évanoui, mais, malgré son courage de lion, trahi par sa faiblesse.

Le forestier s’élança vers lui, le releva et l’assit sur le tronc renversé d’un arbre tombé de vieillesse.

L’orage redoublait d’intensité, les éclairs se succédaient avec une rapidité telle que le ciel, d’un bout de l’horizon à l’autre, ressemblait à une immense nappe de feu d’un jaune pâle et sinistre.

Le tonnerre grondait et roulait sans interruption avec des éclats terribles ; le vent mugissait avec une rage irrésistible, fouettant les branches, tordant et brisant les arbres comme des fétus de paille, les emportant dans sa course échevelée, et les faisant tourbillonner dans l’espace ; la pluie qui tombait avec un redoublement de force changeait le terrain en marécages où l’on enfonçait presque jusqu’à mi-jambe ; des torrents impétueux se précipitaient du haut de la montagne avec un bruit horrible, entraînant et renversant tout sur leur passage, détruisant les sentiers et ouvrant des fondrières d’une profondeur insondable.

C’était un spectacle d’une effroyable beauté que celui offert par cette manifestation grandiose de la colère divine.

Si le forestier eut été seul, quelques minutes à peine lui auraient suffi pour gagner sa demeure, mais il ne voulait pas abandonner son compagnon ; cependant il ne se faisait aucune illusion sur la situation terrible dans laquelle il se trouvait demeurer où il était, c’était la mort, inévitable, horrible.

Il se pencha sur l’inconnu :

— Du courage, señor, lui dit-il doucement de cette voix qu’on emploie pour parler aux enfants ou aux malades.

— Ce n’est pas le courage qui me manque, monsieur, répondit l’inconnu, ce sont les forces ; les miennes sont totalement épuisées, je suis anéanti.

— Essayez de vous lever.

— Tout effort serait inutile, le froid me glace, je le sens qui gagne le cœur, je suis comme paralysé.

— Que faire ? murmura le forestier en se tordant les mains.

C’était une belle et forte nature que celle de cet homme, vaillante et énergique entre toutes ; une de ces natures d’élite qui luttent jusqu’au dernier souffle contre les obstacles même insurmontables et ne tombent que mortes.

— Tenez, señor, reprit l’étranger, dont la voix allait s’affaiblissant de plus en plus, ne résistez pas plus longtemps contre la fatalité qui s’acharne après moi ; vous avez fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour me sauver ; puisque vous n’avez pas réussi, c’est que je dois mourir.

— Ah ! si vous désespérez, s’écria-t-il d’une voix nerveuse, nous sommes perdus !

— Je ne désespère pas, mon ami, mon sauveur ; non, loin de là, je me résigne, voilà tout ; j’ai confiance dans la miséricorde divine. Mais, je le sens, ma dernière heure ne tardera pas à sonner ; Dieu me pardonnera, je l’espère, mes fautes, en faveur de mon sincère repentir et de la docilité avec laquelle j’accepte ses arrêts terribles.

— Fadaises que cela, señor ; Dieu, que son saint nom soit béni ! n’est pour rien dans tout ceci ; soyez homme, levez-vous ; avant dix minutes nous serons en sûreté ; ma chaumière est à deux portées de fusil à peine de l’endroit où nous sommes si malencontreusement arrêtés.

— Non, señor, je vous le répète, je sois incapable de faire le plus léger mouvement, ma prostration est extrême abandonnez-moi, fuyez, sauvez-vous, puisque vous le pouvez encore.

— Ce que vous me dites serait une insulte grave, señor, si vous n’étiez pas en si fâcheux état.

— Pardonnez-moi, señor, donnez-moi la main, je vous en conjure, partez, partez ! Qui sait si dans un instant il se sera pas trop tard ? le vous le répète encore, tous vos efforts pour me sauver seraient inutiles, abandonnez-moi.

— Non, par le Dieu vivant ! je ne vous abandonnerai pas, señor ; nous vivrons ou nous périrons ensemble, je le jure par mon nom et par ma foi de… — mais, se reprenant aussitôt — de forestier ! Ce n’est point la première fois que je me trouve en semblable transe ; allons, allons, courage ! Vive Dieu ! nous allons voir qui restera victorieux de la matière inintelligente et brutale ou de l’homme, ce chef-d’œuvre intelligent fait à l’image de Dieu. Eh bien ! cuerpo de Cristo ! puisque vous ne pouvez pas marcher, je vous porterai ; nous nous sauverons on nous périrons ensemble.

Et tout en prononçant ces paroles avec une teinte gaieté, le forestier, sans vouloir écouter davantage les dénégations et les protestations de l’inconnu, l’enleva comme il eût fait d’un enfant, entre ses bras puissants, le chargea sur ses épaules avec une force herculéenne, et, s’appuyant sur son fusil, se mit résolument en route, déterminé à périr plutôt que d’abandonner lâchement l’homme qu’il avait si généreusement sauvé.

Alors commença une lutte réellement gigantesque et qui dépasse toutes les limites du possible, de la volonté intelligente contre l’inertie féroce de la matière, aveugle et bouleversée par l’ouragan.

Chaque pas que faisait le forestier lui coûtait des efforts surhumains, surtout avec le poids dont ses épaules étaient surchargées il marchait comme un homme ivre, chancelant et trébuchant, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans une boue liquide dans laquelle il redoutait à chaque seconde de rester englouti fouetté par les branches qui lui déchiraient le visage, aveuglé par la pluie, et à demi affolé par le vent qui lui coupait la respiration.

Cependant, il ne se rebutait pas, redoublait d’efforts, et suivait imperturbablement sa route, qu’il perdait et retrouvait vingt fois en dix secondes, au milieu de ce chaos horrible de tous les éléments en fureur ligués contre lui.

En une demi-heure, ce fut à peine s’il réussit à avancer d’une centaine de pas.

Alors il calcula froidement, avec cette netteté d’esprit de l’homme dont la résolution est inébranlable, que, en supposant qu’il ne fût pas brisé dans un précipice, englouti dans une fondrière ou complètement accablé par la fatigue qui déjà faisait perler une sueur froide à ses tempes, il lui fallait, si l’on ne venait pas à son secours, sept heures, de la façon dont il avançait, avant que d’atteindre la chaumière.

— À la grâce de Dieu ! murmura-t-il, il est au bout de tout ; il arrivera ce que dans sa divine sagesse il a décidé déjà sans doute ; mais, tant que mes forces me resteront, je ne m’abandonnerai pas et je continuerai la lutte, mais combien de minutes encore conserverai-je mes forces ?

Il étouffa un soupir et redoubla ses efforts déjà prodigieux. Quelques minutes s’écoulèrent.

L’inconnu pendait, masse inerte, sur l’épaule du forestier, sans donner signe de vie. Il était mort ou privé de sentiment.

Tout à coup des aboiements furieux se firent entendre à peu de distance.

Le forestier s’arrêta ; il respira à deux ou trois reprises, et un sourire joyeux éclaira son mâle visage.

— Voilà mes braves chiens, dit-il, tout est sauvé !

Alors réunissant toutes ses forces :

— Oh là ! oh cria-t-il d’une voix stridente qui domina le fracas de la tempête : hallo ! oh ! mes bellots ! arrea ! arrea !

Les chiens redoublèrent leurs aboiements et bientôt ils apparurent suivis à quelques pas par deux hommes qui tenaient des torches.

— Dieu soit béni ! vous voilà enfin s’écrièrent ces deux hommes avec une joie presque religieuse, tant ils adoraient leur maître.

— Mais qu’est cela ? demanda Pedro.

— Un homme que j’ai sauvé et qui a grand besoin de secours, mon ami.

— La señora s’était bien doutée qu’il y avait quelque chose comme cela sous jeu, dit Juanito d’un ton bourru.

— La señora ! J’espère que par ce temps horrible elle n’est pas dehors ? s’écria-t-il vivement.

— Non, non, señor, rassurez-vous, elle est là-bas ; nous avons eu assez de peine à l’empêcher de venir !

— Digne et sainte créature ! murmura le forestier.

— Mais ce n’est pas tout cela, notre maître, il faut sortir d’ici, et le plus tôt sera le mieux.

— Oui, oui, hâtons-nous, ce pauvre malheureux est bien mal.

— Ce que c’est que de nous ! murmura Juanito, qui était un esprit fort ; bah ! après nous la fin du monde.

L’inconnu fut doucement pose à terre ; le forestier se pencha sur lui, et interrogea son pouls ; il était faible, mais distinct : l’inconnu était évanoui.

No Santiago se redressa.

— Nous le sauverons ! dit-il joyeusement.

— Amen ! répondirent les deux serviteurs.

— Allons, à la besogne vivement, faisons un brancard.

— Oh ! ce ne sera pas long.

— Surtout si nous nous y mettons tout de suite.

Les chiens léchaient doucement le visage de l’inconnu en poussant de petits cris plaintifs.

Ces caresses le firent revenir à lui ; il ouvrit tes yeux.

— Mon Dieu ! murmura-t-il, j’ai cru mourir.

— Vous vous êtes trompé, heureusement, dit gaîment le forestier.

— Ah vous, mon sauveur, prés de moi, encore.

— Toujours.

— Vous ne m’avez pas abandonné ?

— Vous abandonner ! allons donc, on voit bien que vous ne me connaissez pas, allez !

— Vous m’avez encore sauvé !

— Tout ce qu’il y a de plus sauvé. Ainsi, soyez tranquille.

— Comment m’acquitterai-je jamais avec vous ?

— Je vous l’ai dit déjà, en ne me donnant rien ; ce sera facile.

— Oh ! ne me parlez pas ainsi.

— Pourquoi donc cela ? Tenez, laissez-moi vous parler franc, afin de couper court à votre reconnaissance.

— Dites.

— Est-ce que vous vous figurez que je vous ai sauvé pour vous et que je me suis donné toute la peine que j’ai prise dans le but de vous être agréable ?

— Dans quel but, alors ?

— Allons donc ! vous êtes fou, señor. Je ne vous connais pas, moi je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour moi seul, par égoïsme, purement et simplement ; pour me faire plaisir, enfin. J’adore rendre service ; c’est une manie comme une autre chaque homme a la sienne, moi, j’ai cette-là, voilà tout.

— Quel homme étrange vous êtes !

— Je suis comme cela ; c’est à prendre ou à laisser.

— Ah ! comme vous avez dû souffrir pour en arriver à émettre sérieusement de telles théories, contre lesquelles votre cœur lui-même se révolte.

— Qui sait ? Peut être oui, peut-être non ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le présent ; comment vous trouvez-vous ?

— Mieux, beaucoup mieux ; je crois même que je serais en état de marcher.

— C’est une erreur ; votre faiblesse est trop grande encore pour que j’y consente ; voilà le brancard terminé, nous allons vous y étendre doucement, et puis après en route.

— Oh ! non, je vous assure…

— Je n’entends rien, laissez-vous faire.

Sur un signe du forestier, les deux serviteurs enlevèrent l’inconnu dans leurs bras et l’étendirent sur le brancard, puis ils prirent chaque bout du brancard qu’ils enlevèrent.

On se mit en route.

Les chiens étaient déjà partis en avant, sans doute pour annoncer aux personnes restées dans la chaumière le retour du maître.

No Santiago avait dit vrai ils étaient très rapprochés de la hutte qu’ils atteignirent en effet en moins d’un quart d’heure.

Il est vrai que les conditions n’étaient plus les mêmes.

Les dames et leurs servantes se tenaient inquiètes à la porte de la chaumière, éclairée par une torche que Paquita tenait à la main.

En apercevant le brancard, doña Maria poussa un cri d’effroi et voulut s’élancer en avant.

Elle croyait qu’il était arrivé malheur à son mari.

Mais celui-ci, devinant ce qui se passait dans le cœur de sa femme, accourut vers elle et la serra dans ses bras.

La joie de la famille fut immense en se voyant ainsi réunie après avoir souffert de si terribles angoisses pendant de longues heures.

Un grand feu avait été allumé par les soins de doña Maria et des vêtements secs préparés pour les arrivants.

Aussitôt après que les serviteurs eurent pénétré dans la chaumière, les dames se retirèrent pour laisser aux chasseurs la liberté de changer d’habits.

L’inconnu se leva du brancard avec une vivacité qu’on était loin d’attendre de l’état de prostration dans lequel il était plongé quelques instants auparavant.

No Santiago se changea alors en garde-malade, et avant de songer à quitter ses habits, il s’occupa de l’inconnu auquel, avec une adresse et une légèreté étranges chez un pareil homme, il prodigua les soins les plus empressés et les plus délicats.

Après avoir déshabillé l’inconnu, il le fit frictionner par tout le corps avec de la laine imbibée d’aguardiente, et cela vigoureusement jusqu’à ce que l’épiderme fut devenue ronge ; puis il lui passa lui-même des vêtements chauds et bien secs, lui fit boire un cordial fortifiant et l’installa dans un fauteuil auprès du brasier ardent qui flambait dans la cheminée.

— Maintenant, ne bougez pas jusqu’à ce que je revienne, dit-il, chauffez-vous, et dans dix minutes vous serez un tout autre homme, je vous le prédis.

— Je me sens très bien, je vous jure.

— Vous serez encore mieux tout à l’heure, et j’espère que vous ferez honneur au souper.

— Au souper ? reprit-il en souriant.

— Pardieu ! croyez-vous que nous ne souperons pas ? Je meurs de faim, moi, et vous ?

— Je ne sais, mon cher hôte.

— À quelle heure avez-vous fait votre dernier repas ?

— Vers huit heures ce matin, je crois ; mais je ne me sentais pas en appétit et j’ai à peine mangé une bouchée.

— C’est cela, le besoin vous a ôté vos forces ; ne le niez pas, vos bâillements répétés montrent clairement que votre estomac souffre ; vous mangerez, vous dis-je, et de bon appétit même.

— Je ferai ce que vous voudrez, mon cher hôte.

— À la bonne heure ! vous voilà raisonnable ; de vous impatientez pas, je serai bientôt de retour.

— N’êtes-vous pas chez vous ? présentez, je vous prie, mes excuses à ces dames pour l’inquiétude que, sans le savoir, je leur ai causée et pour le dérangement que je leur occasionne.

— Vous ferez votre commission vous-même, señor, vous verrez ces dames à souper.

Il fit signe aux serviteurs d’enlever le brancard, prit les vêtements de l’inconnu afin de les faire sécher dans la cuisine, et il sortit.

Demeuré seul, l’inconnu, après avoir jeté un regard circulaire sur la chambre où il se trouvait, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, ses sourcils se froncèrent et il se plongea dans une profonde rêverie.

— De tous ceux qui m’accompagnaient, murmurait-il à part lui, pas un seul n’a eu la pensée de se mettre à ma recherche ils m’ont tous abandonné, lâchement abandonné, ces hommes que j’ai gorgés d’honneurs et de richesses. Qui sait ? Peut-être voulaient-ils se défaire de moi ! Oh  ! si je le croyais ! Hélas ! je suis seul ! sent toujours ! Personne ne m’aime !… Sans cet homme que la Providence a envoyé à mon secours, mon cadavre serait maintenant étendu brisé au fond de quelque fondrière de cette forêt maudite ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Mais cet homme ! ses manières sont étranges… Il ne ressemble en rien aux mannequins parfumés que j’ai connus jusqu’à présent. Et cependant, il y a en lui quelque chose de puissant et de noble que je ne puis comprendre. Quel est-il ? Je le saurai.

En ce moment un léger bruit lui fit lever la tête.

Une ravissante jeune fille se trouvait prés de lui.

L’inconnu voulut quitter son siège.

— Demeurez, caballero, s’écria-t-elle vivement d’une voix douce et harmonieuse, et pardonnez-moi de vous avoir troublé.

— Je songeais, señorita, dit-il avec un pâte sourire ; tout ce qui m’arrive depuis quelques heures est si extraordinaire !… Dieu, après m’avoir sauvé, m’envoie un de ses anges ; qu’il soit béni !

— Ce compliment est trop flatteur pour une pauvre fille comme moi, señor, répondit-elle en rougissant.

— Un compliment ? Oh ! non, señorita ; je vous dis ce que je pense, ne dois-je pas la vie à votre père ?

C’est un grand bonheur pour nous, señor mon père est si bon mais, je vous en prie, ne vous dérangez pas, je viens seulement préparer la table pour le souper.

— Faites, señorita ; seulement accordez-moi une grâce.

— Une grâce, señor ?

— Oui. Veuillez me dire votre nom.

— Je ma nomme Cristiana, et voici ma sœur Luz, ajouta-t-elle en désignant la jeune fille qui entrait les bras chargés de vaisselle.

— Cristiana, Luz ; merci, señorita, je m’en souviendrai, répondit-il avec un accent profond.

En ce moment, doña Maria Dolorès entra à son tour et s’informa avec intérêt de l’état dans lequel se trouvait l’étranger.

Celui-ci saisit cette occasion d’adresser de chaleureux remercîments à doña Maria et en même temps de lui faire toutes ses excuses pour le trouble qu’il apportait, contre sa volonté, dans sa paisible demeure.

En un instant la table fut prête et chargée de mets fumants de l’apparence la plus appétissante.

— Allons, à table, à table, mon hôte, dit gaiement le forestier en entrant, nous avons bien gagné un bon souper, qu’en pensez-vous ?

— Je pense, répondit l’étranger en souriant, que vous êtes le plus charmant égoïste que j’aie jamais vu, et que vous avez une charmante famille.

— Eh bien ! vous avez peut-être raison, après tout ; mais ne laissons pas refroidir le souper.

Chacun prit place ; alors le forestier prononça le benedicite et le souper si longtemps attendu fut vigoureusement attaqué.

Il se trouva, par hasard, que l’étranger était placé directement en face de Cristiana ; il ne pouvait lever les yeux sans que ses regards croisassent ceux de la jeune fille.

L’inconnu semblait avoir repris toutes ses forces ; entraîné par l’exemple des autres convives, il chassa certaines pensées qui semblaient l’attrister, et se montra enfin tel qu’il était réellement, c’est-à-dire gai, spirituel, homme du meilleur monde et enfin excellent convive, car, avec les forces, l’appétit était revenu, lui aussi.

Le souper fut égayé par les joyeuses saillies du forestier, qui, bien qu’il ne voulût pas le laisser paraître, était, en somme, très satisfait intérieurement d’avoir sauvé la vie à un galant homme, tel que paraissait l’être son hôte.

L’inconnu se leva de la table tout autre qu’il ne s’y était assis.

Il ne savait à quoi attribuer cet heureux changement qui l’étonnait lui-même.

Lorsqu’il eut pris congé des dames avec la plus exquise politesse, il se retira et suivit son hôte, qui le conduisit dans une chambre située au premier étage et qu’on avait préparée pour lui.

Un grand feu était allumé dans l’âtre ; les vêtements de l’étranger séchaient étendus sur des chaises.

Le forestier serra la main de l’étranger et se retira après lui avoir souhaité une bonne nuit.

Avec cet homme, le malheur était entré dans cette pauvre chaumière, si calme et si paisible pendant tant d’années.