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Le Forestier/Prologue/V

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Le Journal du dimanche Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 48-58).


V

Le serment d’Annibal


Le jeune homme était pâle, ses sourcils se fronçaient malgré lui ; il semblait être sous le poids d’une grande douleur ou d’une vive émotion.

Le duc fit asseoir son petit-fils sur un coussin, à ses pieds, prit ses mains dans les siennes, et, après l’avoir attentivement considéré pendant deux ou trois minutes :

— Pauvre enfant, lui dit-il en lui mettant un baiser au front, vous souffrez beaucoup, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, mon père, répondit-il les yeux pleins de larmes.

— Voulez-vous me faire part de votre chagrin, mon enfant ?

— Je suis venu vous trouver exprès pour cela, mon père.

— Comment ! vous avez fait deux cents lieues…

— À franc-étrier, oui, mon père, pour tout vous dire.

— Mais… le roi ?

— Le roi ! fit-il avec amertume, le roi est un grand prince, mon père.

— Me resterez-vous longtemps, cette fois ?

— Vous même en déciderez.

— Ah ! alors, s’il en est ainsi je vous posséderai longtemps à Tormenar.

— Qui sait ? murmura-t-il d’un air pensif.

— C’est juste, peut-être que le roi votre père…

— Je n’ai plus d’autre père que vous, monsieur le duc.

— Ciel ! le roi serait-il mort ?

— Rassurez-vous, mon père ; la santé de Sa Majesté est parfaite.

— Alors, mon cher fils, ce que vous me dites me semble être une énigme dont je renonce à chercher le mot.

— Je vous le donnerai, moi, soyez tranquille ; mais avant de m’expliquer, j’aurais voulu voir près de vous un saint homme…

— Il est absent, mon fils, interrompit le duc ; depuis un mois déjà le père Sanchez m’a quitté ; car c’est de lui que vous voulez parier, sans doute ?

— Oui, mon père, de lui, votre vieil ami ; seul qui soit resté fidèle à notre famille.

— Hélas ! enfin, le père Sanchez est depuis un mois à Madrid, où l’ont appelé à l’improviste des affaires de la plus haute importance, à ce qu’il m’a dit du moins avant de quitter le château ; je m’étonne que vous ne l’ayez pas vu à la cour.

— J’en suis étonné, moi aussi, mon père ; ordinairement, lorsqu’il venait à Madrid, sa première visite était pour moi. Sans doute il aura été empêché, mais puisque le padre Sanchez est absente je vous dirai tout, à vous seul, mon père.

— Parlez, enfant, je vous écoute.

— Je dois d’abord vous dire, monsieur le duc, que, depuis quelques mois déjà j’avais cru remarquer qu’un grand changement s’opérait dans les manières du roi à mon égard ; Sa Majesté continuait à me bien traiter sans doute, mais sans épanchement, sans laisser aller ; il y avait enfin dans ses manières, lorsque j’allais lui rendre mes devoirs à l’Escurial, une gêne et une contrainte que je n’avais jamais observées en lui jusqu’alors ; plus le temps s’écoulait, plus ces manières se faisaient froides, sèches et même hautaines ; plusieurs fois, l’entrée de la chambre royale me fut refusée et je quittai le palais sans parvenir jusqu’à Sa Majesté.

— Oh ! cela c’est singulier, en effet ! murmura le duc dont les sourcils se froncèrent.

— Cela n’était rien encore, continua le jeune homme avec ironie ; j’étais destiné à souffrir d’autres insultes autrement graves que celle-là ; les courtisans, se modelant selon leur coutume sur le souverain, prenaient avec moi un ton qui me déplaisait fort, ils chuchotaient, se parlaient bas à l’oreille lorsqu’ils m’apercevaient ; s’ils l’eussent osé, ils m’auraient tourné le dos ; je souffrais en silence ces attaques ridicules, attendant patiemment qu’une insulte directe me fut faite en face, afin d’en tirer une éclatante vengeance. Avais-je raison, mon père ?

— Oui, mon fils, vous agissiez en homme de cœur je pressens comment tout cela a dû finir.

— Au contraire, mon père, vous ne vous en doutez pas, répondit-il avec un rire nerveux ; oh ! ma vengeance a été belle, allez ! plus belle même que je ne l’espérais.

— Continuez, mon fils, je vous écoute.

— Sur ces entrefaites, le bruit courut la cour, et prit bientôt une certaine consistance, du mariage du roi.

— Du mariage du roi ! s’écria le duc avec une douloureuse surprise ; le roi va donc se marier ?

— Oui, mon père, le fait est aujourd’hui officiel : Sa Majesté épouse une princesse accomplie, dit-on. Mais que vous importe ?

— C’est juste, murmura le duc, les dents serrées, tandis qu’un sourire de dédain se jouait vaguement sur ses lèvres blémies ; continuez, mon fils.

— Un matin, reprit Gaston, le valet de chambre du roi se présenta au palais de Tormenar, il m’annonça que le roi me demandait. Je montai à cheval et je me rendis à l’Escurial. Sa Majesté m’attendait dans son oratoire ; son visage était pâle, ses yeux rougis par la veille ou par la douleur ; le roi congédia son valet de chambre d’un geste et me fit signe de m’approcher. J’obéis ; le roi, remarquant que je tenais mon chapeau à la main, me dit sèchement « Couvrez-vous, vous êtes grand d’Espagne. — C’est vrai, répondis-je, mais si j’ai le droit de parler au roi le chapeau sur la tête, il est de mon devoir d’écouter mon père le front nu et incliné. »

— Bien, mon fils.

— Le roi détourna la tête, reprit Gaston, puis au bout d’un instant, il reprit « Monsieur, je vous ai fait venir en ma présence, parce que j’ai à vous entretenir de choses d’importance et qui n’admettent pas de délai. » Jamais le roi ne m’avait parlé avec cette sécheresse : je tressaillis, mais je ne répondis pas ; le roi, voyant que je gardais le silence, reprit du ton d’un homme pressé d’en finir, parce qu’il reconnaît intérieurement qu’il fait mal « Monsieur, le bien de l’État exige que je me marie, vous avez sans doute appris cette nouvelle ? » Je m’inclinai. « Ce mariage aura lieu prochainement ; je suis contraint de vous éloigner temporairement de la cour. — Est-ce un exil, sire ? demandai-je. — Non, se hâta-t-il de répondre ; c’est une mesure de prudence exigée par la politique. Je vous laisse libre du choix de votre résidence, pourvu que vous n’alliez pas en Biscaye auprès de votre aïeul… »

— Le roi a dit cela ? s’écria le duc.

— Il l’a dit, mon père, puisque je vous le répète.

— C’est vrai ; pardonnez-moi, mon fils.

— « Et, reprit le jeune homme, que vous n’approchiez pas à plus de vingt-cinq lieues de la cour ; du reste, cette absence durera peu, je l’espère ; voilà tout ce que j’avais à vous dire ; allez, de près comme de loin, ma bienveillance veillera sur vous. » Et sans me laisser le temps de lui répondre, le roi me fit un geste d’adieu et passa dans une autre pièce. Je sortis je ne sais comment de l’Escurial et je rentrai dans mon palais, sans qu’il me fut possible de savoir de quelle façon j’y étais revenu ; je trouvai chez moi le secrétaire particulier du puissant ministre qui venait, au nom du roi, me demander la démission de toutes mes charges ; le roi se hâtait de me donner des preuves de la bienveillance dont il m’avait assuré ; je donnai ces démissions, que je signai sans daigner prononcer une parole ; le secrétaire les prit, les examina, puis il me demanda avec un sourire légèrement ironique quand je comptais quitter la cour : « Cette nuit même, » répondis-je ; et je congédiai cet homme.

— Ainsi, vous n’êtes plus rien, mon fils ?

— Rien, mon père, que le fils de Cristiana de Tormenar, et ce titre, vive Dieu ! nul ne pourra me l’enlever. D’ailleurs, que me font les titres ? Mais je n’ai pas fini mon récit, mon père.

— Continuez donc, mon fils, je vous écoute.

— Le soir de ce même jour, le duc de Médina Sidonia, père d’un de mes amis les plus intimes, donnait une fête à laquelle toute la haute noblesse avait été invitée comme je n’avais commis aucun crime, qu’à ma connaissance je n’étais coupable d’aucune mauvaise action, je ne trouvai pas digne de moi de quitter la cour en fugitif ; je résolus donc d’assister à cette fête et de m’y présenter le front haut, comme doit le faire un homme fort de son innocence ; je fis préparer mes équipages, je réglai tout pour mon départ, et après avoir ordonné à mes gens de m’attendre à Alcala de Henares, je me rendis au palais de Médina Sidonia, suivi d’un domestique que j’avais, seul, gardé près de moi. La foule était nombreuse, brillante, et envahissait les salons. Mon entrée fit sensation ; je m’y attendais ; je me tins ferme ; ma disgrâce était connue déjà sans doute, car de tous mes nombreux amis de la veille, cinq ou six seulement eurent le courage de venir à moi et de me presser la main, marque de sympathie dont je leur sus gré au fond du cœur. Médina Sidonia, le fils du duc, et d’Ossuna, me prirent par le bras, se promenèrent en causant gaiement avec moi à travers la foule, qui s’écartait sur notre passage comme si j’eusse eu la peste ; puis ils m’entraînèrent dans un salon éloigné où toute la jeune noblesse semblait s’être donné rendez-vous, pour rire et plaisanter à son aise, sans crainte d’être dérangée.

Parmi ces jeunes seigneurs s’en trouvait un à peu près de mon âge, nommé, ou plutôt qu’on nomme don Felipe de Guzman d’Olivarez. Il est fils du comte duc et d’une comédienne de Séville. Trois ans auparavant son père, grâce à sa toute-puissance, l’avait fait légitimer. Ce jeune homme, insignifiant du reste et très enflé de ses nouveaux titres, m’avait toujours témoigné, sans que jamais j’en aie su la cause, une haine profonde, dont au reste, mon père, je vous avoue que je ne me préoccupais guère. Au moment où je pénétrai dans le salon, don Felipe parlait avec animation au milieu d’un groupe rassemble autour de lui ; en m’apercevant, un de ses amis lui fit un signe et il se tut subitement.

Ici, j’abuserai franchement de mon privilège de romancier pour substituer mon récit à celui du comte Gaston de Transtamarre, convaincu que l’intérêt ne pourra qu’y gagner.

Le jeune homme s’était parfaitement aperçu du silence causé, parmi les jeunes seigneurs composant le groupe rassemblé autour de don Felipe, par son apparition inattendue sur le seuil du salon ; cependant il n’en laissa rien paraître ; il s’avança doucement jusqu’auprès de don Felipe, en saluant à droite et à gauche et, d’une voix très calme :

— Pardon ! caballeros, leur dit-il, vous causiez de choses fort intéressantes sans doute, lorsque je suis entré ; serait-il indiscret de vous demander quel sujet avait le privilège d’exciter autant votre attention ?

— Nullement, señor, répondit insolemment don Felipe, nous parlions de bâtards.

— Nul mieux que vous, caballero, reprit froidement Gaston, n’est à même de traiter une telle question ; comment se porte madame votre mère, s’il vous plaît ?

— Señor, s’écria le jeune homme avec violence, une telle insulte !

— Une insulte, parce que je vous parle de madame votre mère, vous n’y songez pas, caballero.

Don Felipe se mordit les lèvres.

— Je parlais de vous, grommela-t-il entre ses dents.

— C’est donc à dire que je suis un bâtard ! s’écria le jeune homme dont l’œil noir lança un fulgurant éclair ; vive Dieu ! vous en avez menti et vous êtes non seulement un sot mais encore un calomniateur.

— Eh ! señores, s’écria un jeune homme avec violence, les fils de courtisanes viendront-ils donc ici nous imposer des lois ? Jetons cet homme à la porte !

— Que personne ne bouge, dit Gaston d’une voix stridente en arrêtant ses amis qui faisaient mine de le défendre, ceci me regarde seul ; vous passerez après don Felipe, comte de Caseres ! Allons, señores, d’autres prétendent-ils encore soutenir cette honteuse querelle ?

— Moi !

Silence, mon cousin, je n’ai pas terminé encore.


— Et moi aussi ! s’écrièrent deux jeunes gens presque ensemble.

— Très bien, marquis d’Alvimar : vous ensuite, n’est-ce pas, comte de Sierra Blanca ? Soit, caballeros, je vous ferai face à tous les quatre l’un après l’autre, à votre choix, ou plutôt à tous ensemble, ce qui, je crois, vous conviendra mieux.

Les jeunes seigneurs poussèrent un cri de rage à cette nouvelle insulte, plus sanglante encore que les précédentes.

— Señores, dit Médina Sidonia en s’avançant, je sais honteux pour vous d’une telle conduite dans la demeure de mon père que vous auriez du respecter. Le comte de Transtamarre, mon ami et mon hôte, est un gentilhomme de nom et d’armes que tous nous aimons ; vous vous êtes conduits envers lui, sans provocation aucune, comme des palefreniers ; mes amis et moi nous saurons le soutenir, car sa querelle est la nôtre.

— Oui, oui, s’écrièrent la plupart des gentilshommes en venant serrer avec effusion la main de Gaston.

L’élan était donné, les insulteurs demeurèrent à peu près seuls et isolés au milieu du salon.

— Je vous remercie, caballeros, s’écria le jeune homme avec émotion ; il m’est doux de voir que je n’ai pas baissé dans votre estime.

Il y eut une protestation unanime.

— Caballeros, reprit Gaston, cette nuit même je quitte Madrid ; demain, au lever du soleil, je vous attendrai à Alcala de Henares.

— Nous y serons tous pour vous servir de seconds, s’écrièrent avec enthousiasme les amis du jeune homme.

Deux heures plus tard, Gaston sortit du palais de Médina Sidonia ; il rentra chez lui, mit quelques papiers en ordre, s’arma, puis monta à cheval ; suivi par son domestique, il quitta Madrid et se dirigea vers Alcala de Henares, où il arriva dix minutes environ avant le lever du soleil.

À l’entrée du village il trouva une quarantaine de gentilshommes appartenant à la grandesse qui l’attendaient et lui firent cortège.

Cette manifestation de la noblesse en sa faveur lui fit du bien. Il remercia ces amis de la dernière heure avec effusion et, accompagné par eux, il arriva à un endroit assez retiré, situé derrière un couvent de chartreux, et qui avait été choisi par les seconds des deux partis pour être le théâtre du duel.

Là, tous les jeunes gens mirent pied à terre et confièrent leurs chevaux à leurs valets.

— Caballeros, dit Gaston à ses amis, cette affaire me regarde seul, laissez-moi seul la terminer.

Médina Sidonia et d’Ossuna voulurent soulever quelques objections.

— Je vous en supplie par notre amitié, leur dit-il.

Ils lui serrèrent affectueusement la main et se turent.

En ce moment, les adversaires de Gaston arrivèrent ; mais presque aussitôt parut le vieux duc de Médina Sidonia, qui accourait à toute bride.

Malgré son âge, il sauta à bas de son cheval avec la vivacité d’un jeune homme, et s’approchant de Gaston, qui de son côté venait à sa rencontre :

— Monsieur le comte de Transtamarre, dit-il d’une voix claire en mettant le chapeau à la main, en même temps qu’il promenait un regard fier autour de lui, j’ai appris que cette nuit, lors de la visite dont vous avez daigné m’honorer, vous avez été gravement insulté chez moi ; veuillez, je vous prie, monsieur le comte, recevoir ici mes plus humbles excuses je vous tiens pour un loyal et parfait gentilhomme et suis très honoré d’être compté au nombre de vos amis.

Ces paroles, prononcées par un des plus loyaux représentants de la grandesse, émurent Gaston jusqu’aux larmes.

— Merci, señor duc, dit-il d’une voix tremblante, vous m’avez réhabilité devant tous ; avec la grâce de Dieu, mon épée fera le reste.

— Je le désire vivement, monsieur le comte, répondit le noble vieillard.

— Habits bas, caballeros ! la dague et l’épée en main ! ceci est un duel à mort, dit Gaston d’une voix stridente, en jetant ses habits sur le sol ; à vous, don Felipe !

Les Espagnols sont essentiellement braves ; pour eux un duel est presque une partie de plaisir ; don Felipe était déjà en garde. À la deuxième passe l’épée de Gaston lui traversa la poitrine de part en part.

— À un autre ! dit froidement le jeune homme, en voyant son adversaire se tordre à ses pieds dans les angoisses de l’agonie.

Le comte de Caseres était devant lui, l’épée haute.

Gaston lui fit signe qu’il était prêt ; les deux ennemis se ruèrent l’un sur l’autre.

Le comte de Caseres tomba comme une masse la dague du jeune homme l’avait frappé au cœur.

Les assistants étaient épouvantés ; ils voulurent intervenir.

— Arrière ! s’écria Gaston en brandissant son épée rougie jusqu’à la garde, ces hommes m’appartiennent.

— Je vous attends, dit le marquis d’Alvimar.

— Me voici ! répondit Gaston avec un rugissement de tigre.

Ce n’était plus une créature humaine ; la colère et le sang l’enivraient ; il ne rêvait plus que de meurtre.

Le comte tomba la gorge traversée.

Presque aussitôt le comte de Sierra Blanca se trouva en garde.

— Tuez-moi donc aussi ! s’écria-t-il d’une voix stridente.

— J’y tâcherai, señor, répondit Gaston avec rudesse.

Cette fois le combat fut long et acharné. Les deux adversaires étaient passés maîtres en fait d’armes. Gaston, fatigué par ses luttes précédentes, avait perdu beaucoup de son agilité. Son adversaire, froid, méthodique, calculait ses coups et ne se livrait jamais ; son épée se tordait autour de lui comme un serpent et lui formait une impénétrable cuirasse.

Gaston comprit que si le combat durait plus longtemps il était perdu ; alors il changea de tactique : il se fendit sur son adversaire, engagea le fer jusqu’à la garde, et faisant un bond en avant, avant que celui-ci put revenir à la parade, il lui planta sa dague dans le cœur.

Le comte tomba sans jeter un soupir ; il était mort.

Les quatre ennemis du jeune homme gisaient à ses pieds.

— Ai-je fait en homme de cœur et en gentilhomme ? demanda-t-il en piquant en terre la pointe de son épée ?

— Oui, répondirent tristement ses amis, vous avez noblement combattu.

— Et maintenant lisez ce papier à voix haute, duc de Médina Sidonia.

Et il remit au duc un papier que celui-ci lut aussitôt : c’était le contrat de mariage du roi Philippe IV avec doña Cristiana.

— Donc je ne suis pas un bâtard ! dit-il d’une voix fière.

Tous s’inclinèrent.

Le jeune homme prit alors son épée et la brisa sur son genou.

— Ecoutez tous, dit-il, cette épée que je brise, c’est mon serment de fidélité à la couronne d’Espagne que je romps ; je renonce à ma patrie ; je ne veux plus servir un roi parjure, qui fait litière de l’honneur des femmes de sa noblesse et désavoue ses enfants ! Tant que je vivrai, la monarchie espagnole n’aura pas de plus cruel ennemi que moi ! Je la poursuivrai partout, sans trêve et sans merci ; dites-le au roi, messeigneurs, afin qu’il sache bien que ce fils qu’il a renié et auquel il a lâchement volé tous ses droits, a conservé le plus précieux de tous, son honneur ! Adieu à jamais, messieurs ! Le comte de Transtamarre est mort ! bientôt vous entendrez parler du vengeur ! Sur les cendres de ma mère, morte victime de ce misérable couronné, je vous le jure ! ajouta-t-il d’une voix stridente.

Il jeta un manteau sur ses épaules, monta sur son cheval et partit ventre à terre sans que personne songeât à s’opposer à son départ.

Les assistants étaient frappés de stupeur ; il ne savaient s’ils étaient bien éveillés ou bien s’ils étaient en proie à un cauchemar horrible.

Le duc de Biscaye avait écouté ce terrible récit avec une joie sombre.

— Bien, mon fils, dit-il au jeune homme, lorsque celui-ci eut enfin terminé ; je reconnais le descendant des Tormenar ; mais ce serment terrible que tu as prononcé, il faut le tenir, mon fils.

— Jusqu’à la mort, mon père, je vous le jure !

— Ah ! nous serons donc vengés enfin ! s’écria le vieillard avec une animation extraordinaire ; tu ne peux demeurer plus longtemps ici il faut partir, à l’instant, s’il est possible.

— Soit, mon père, je suis prêt, répondit le jeune homme en se levant.

— Mais où aller ? reprit le duc.

— En France d’abord ; de là, Dieu me conduira !

— Bien, mais hâte-toi.

Au même instant un serviteur entra et annonça au duc qu’une quinzaine de cavaliers arrivaient au galop le long de la rampe qui conduisait au château.

— Tout le monde sous les armes ! commanda le duc.

— Ils ont fait diligence, dit le jeune homme avec un sourire.

— Oui, mais il ne faut pas qu’ils s’emparent de toi.

— Ne craignez rien, mon père, ils ne m’auront pas vivant  !

Ils sortirent.

Les domestiques du château, tous vieux serviteurs du duc, avaient pris les armes ; ils se tenaient prêts à obéir à leur maître, quelque fût l’ordre qu’il lui plût de leur donner.

Cependant les estafiers arrivaient grand train ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas du château, un homme vêtu de noir, qui avait une chaîne d’or au cou et tenait à la main une baguette en ébène, réclama au nom du roi l’entrée du château.

— Le roi n’a rien à faire ici, répondit nettement le duc.

Alors l’homme noir déplia un parchemin qu’il se mit à lire gravement.

Pendant ce temps, Gaston était monté à cheval et avait donné quelques ordres à voix basse au portier.

— Que prétends-tu faire ? demanda le duc.

— Passer au milieu de ces drôles.

— Mais ils te tueront, enfant ! s’écria le vieillard.

— Non pas, mon père, répondit-il en riant, ils sont trop maladroits pour cela.

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Mon père, donnez-moi votre bénédiction, dit le jeune homme en se découvrant.

— Sois béni, mon fils, répondit le vieillard d’une voix brisée. Mon Dieu ! faut-il donc te perdre, toi aussi, le dernier, le plus chéri de tous ?

— Dieu me protégera, mon père. Ne faut-il pas que je venge celle qui prie là-haut pour nous ?

— Oui, mon fils, oui, venge ta mère ! Mais que dis-je, mon Dieu ! ils vont te tuer, ces hommes qui sont là au-dehors.

— Je ne le crois pas, mon père ; mais si cela arrive, vive Dieu, je me serai fait de belles funérailles ; donnez-moi un dernier baiser, mon père, et laissez-moi partir.

Il se pencha sur le vieillard, qui le baisa au front en pleurant.

— Et maintenant adieu, mon père, dit le jeune homme, me voilà fort !

— Attends, reprit le duc, je vais détourner leur attention.

L’homme noir, qui n’était autre qu’un alcade du palais du ministre, avait terminé sa lecture.

— Si vous n’ouvrez pas les portes, cria-t-il en pliant son parchemin, on fera feu sur vous comme sur des rebelles au roi.

— Votre roi, nous ne le connaissons pas, répondit le vieillard d’une voix stridente.

Au même instant, la porte s’ouvrit, et Gaston, s’élança, l’épée aux dents, les pistolets aux poings, à toute bride au milieu des estafiers.

— Feu ! feu ! sur les rebelles, hurla l’alcade.

— Feu ! répondit le duc.

Deux-terribles décharges éclatèrent presque en même temps.

Le vieillard tomba, la poitrine traversée, mais il se releva aussitôt.

Il y eut quelques secondes d’une mêlée affreuse entre les estafiers et le jeune homme ; enfin celui-ci se lança au milieu d’eux et, s’ouvrant un sanglant passage, il disparut sur le versant de la montagne en brandissant son épée et en jetant un cri de triomphe.

— Il est sauvé, Dieu soit béni ! s’écria le vieillard qui s’était cramponné à la muraille pour assister à la fuite de son petit-fils ; Seigneur, murmura-t-il, Seigneur, ayez pitié de moi !

Il lâcha l’appui qui jusque-là t’avait soutenu, et il roula sur le sol sans même jeter un soupir.

Il était mort.


FIN DU PROLOGUE