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Le Formidable Événement/II/5

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V

LA RÉCOMPENSE-DU-CHEF

En deux heures ils virent au loin trois autres cadavres. Souvent des coups de feu claquaient on ne savait où. Les rôdeurs isolés devenaient rares ; on rencontrait plutôt des groupements, formés par des gens de toutes classes et de toutes nationalités qui s’étaient réunis pour se défendre. Mais, dans ces groupements, des batailles éclataient, dès qu’il y avait le moindre butin, ou même la moindre espérance de butin. Aucune discipline n’était acceptée, sauf celle qui s’imposait par la force.

Lorsque l’une de ces troupes errantes semblait approcher, Simon affectait de tenir son fusil comme s’il était sur le point de l’épauler. Il n’engageait la conversation que de loin, et d’un air rébarbatif qui n’inspirait pas confiance.

Dolorès l’observait avec inquiétude, évitant de lui adresser la parole. Une seule fois


« sauvez-moi » criait dolorès, que forsetta emportait, enveloppée dans une couverture et liée par une corde.

elle dut lui dire qu’il se trompait de direction et lui prouver son erreur. Mais cela avait nécessité entre eux une explication qu’il écouta impatiemment, et à laquelle il mit fin en bougonnant :

« Et après ? Qu’importe que nous allions à droite ou à gauche ! Nous ne savons rien. Rien ne nous prouve que Rolleston ait emmené miss Bakefield dans son expédition. Il l’a peut-être emprisonnée quelque part, quitte à venir reprendre sa captive… de sorte qu’à le suivre je risque de m’éloigner de miss Bakefield. »

Cependant le besoin d’agir l’entraînait, si certain que fût le but à atteindre. Jamais il n’aurait eu le courage de se livrer à des investigations et de ralentir l’élan qui l’emportait.

Près de lui, le précédant même parfois, Dolorès marchait, infatigable. Elle avait retiré ses souliers et ses bas. Il voyait ses pieds nus imprimer dans le sable leur trace légère. Ses hanches se balançaient, à la façon des jeunes Américaines. Tout en elle était grâce, puissance et souplesse.

Moins distraite, prêtant plus d’attention aux choses extérieures, elle fouillait l’horizon de ses regards aigus. C’est ainsi qu’elle s’écria, en tendant la main :

« Tenez, là-bas, l’avion… »

C’était tout en haut d’une longue, longue montée de toute la plaine, à l’endroit où la brume et le sol se mêlaient d’une telle manière qu’on ne pouvait affirmer si l’avion volait dans la brume ou roulait sur le sol. On eût dit de ces bateaux à voiles suspendus aux confins de l’océan. Ce n’est que peu à peu que la réalité se dégagea : l’appareil était immobile et reposait à terre.

« Aucun doute, affirma Simon, étant donné la direction, c’est l’aéroplane qui a traversé le fleuve. Atteint par la balle de Mazzani, il est venu jusqu’ici où il a pu atterrir tant bien que mal. »

Maintenant la silhouette du pilote se distinguait, et, phénomène bizarre, il restait également immobile, assis sur son siège, la tête presque invisible derrière les épaules voûtées. Une des roues était à moitié démolie. Cependant l’appareil ne semblait pas avoir trop souffert. Mais que faisait donc cet homme qui ne bougeait pas ?

Ils appelèrent. Il ne répondit ni ne se détourna, et lorsqu’ils arrivèrent près de lui, ils virent que sa poitrine était appuyée contre le manche à balai et que les bras pendaient de chaque côté. Au-dessous du siège, des gouttes de sang coulaient.

Simon escalada l’appareil, et déclara presque aussitôt :

« Il est mort. La balle de Mazzani l’a frappé de biais, derrière la tête… Une blessure légère, dont il ne s’est ressenti qu’à la longue, par la quantité de sang qu’il perdait sans le savoir probablement… Alors il a réussi à se poser… Et puis… et puis, je ne sais pas… une hémorragie plus violente… une embolie… »

Dolorès rejoignit Simon. À eux deux ils redressèrent le cadavre. Aucun rôdeur n’avait passé par là, car ils retrouvèrent les papiers, la montre et le porte-monnaie.

L’examen des papiers n’offrit point d’intérêt. Mais la carte de route qui était fixée sur le manche, et qui représentait la Manche et les anciennes côtes, était marquée d’un point au crayon rouge, avec cette inscription : « Pluie d’or ». Simon murmura :

« Il y allait également… En France on connaît déjà la chose… Et voici la place exacte… quarante kilomètres d’ici… entre Boulogne et Hastings… non loin du banc de Bassurelle… »

Et il ajouta, en frissonnant d’espoir :

« Si je peux remettre l’appareil en marche, une demi-heure après, j’y serai moi aussi… Et je délivrerai Isabel… »

Simon se mit à l’œuvre avec une ardeur que rien ne pouvait décourager. Les blessures de l’avion n’étaient pas graves, roue et manche faussés, conduite d’essence tordue… Mais la difficulté provenait de ce que Simon ne trouva dans les caisses de réparation que des outils insuffisants et aucune pièce de rechange. Cela ne le rebuta point. Il fit des ligatures et des arrangements provisoires, se souciant peu de la solidité pourvu que l’appareil pût voler pendant le temps nécessaire.

« Il s’agit, somme toute, disait-il à Dolorès, qui l’aidait de son mieux, il s’agit d’un bond de quarante minutes, pas davantage. Si je parviens à décoller, je suis sûr de tenir. Crebleu ! j’ai fait plus difficile. »

Sa joie débordait de nouveau en paroles d’allégresse. Il chantait, riait, se moquait de Rolleston, imaginait la tête du bandit en voyant descendre du ciel cet archange impitoyable. Tout de même, et si vite qu’il travaillât, à six heures du soir, il se rendait compte qu’il n’aurait guère fini avant la nuit, et que, dans ces conditions, il valait mieux remettre le départ au lendemain. Il acheva donc les réparations et vérifia soigneusement l’appareil tandis que Dolorès s’éloignait pour préparer le campement. Lorsque vint le crépuscule, sa tâche était terminée. Heureux, souriant, il prit sur sa droite la route par laquelle il avait vu s’en aller la jeune femme.

La plaine s’abaissait subitement, après la ligne des crêtes où l’aéroplane avait échoué, et une coupure plus profonde, entre deux dunes, conduisit Simon en face d’une plaine plus basse, arrondie comme une vasque et, au creux de laquelle miroitait une eau si limpide que l’on apercevait le fond de roche noire qui la supportait.

C’était le premier paysage où Simon trouvait de la grâce et une poésie terrestre, en quelque sorte humaine, et, au bout de ce lac, il y avait la chose la plus incroyable en cette région que la mer ensevelissait encore quelques jours auparavant, une construction qui semblait élevée par la main de l’homme et qui reposait sur des piliers que l’on eût dit recouverts de fines sculptures !

Dolorès en sortit. Grande, harmonieuse, avec des gestes lents et graves, elle avança dans l’eau, parmi quelques pierres droites qui s’y baignaient, remplit un verre et, se renversant, but à petites gorgées. Près d’elle un peu de fumée, qui montait d’un vase placé au-dessus d’un réchaud, se balançait dans l’espace.

Avisant Simon, elle sourit et lui dit :

« Tout est prêt. Nous avons du thé, du pain blanc et du beurre.

— Est-ce possible ? dit-il en riant. Il y avait donc des habitants au fond de la mer et qui cultivaient le blé ?

— Non, mais il y avait quelques provisions dans le coffre de ce pauvre aviateur.

— Soit, mais cette maison, ce palais préhistorique ? »

Palais bien primitif, enceinte de grosses pierres qui s’appuyaient les unes contre les autres et sur lesquelles était posée une dalle énorme, pareille à celles qui surplombent les dolmens. Tout cela, massif, informe, avec des sculptures qui, de près, n’étaient que des milliers de trous creusés par des mollusques.

« Mollusques lithophages, dirait le père Calcaire. Mon Dieu, quelle serait son agitation devant ce vestige de demeure, qui date de milliers et de milliers de siècles et près de laquelle il y en a peut-être d’autre enfouies sous le sable… tout un village, qui sait ! Et, alors, n’est-ce pas la preuve irréfutable que cette terre était habitée avant d’être envahie par l’océan ? N’est-ce pas le renversement de toutes les idées reçues, puisque l’apparition de l’homme serait reculée jusqu’à une époque inadmissible ? Ah ! père Calcaire, que d’hypothèses ! »

Simon n’en faisait pas, d’hypothèses. Mais si l’explication scientifique du phénomène lui importait peu, comme il en sentait l’étrangeté, et combien l’heure lui paraissait profondément émouvante ! Devant lui, devant Dolorès, surgissait une autre époque, et dans des circonstances telles qu’ils étaient tous les deux comme deux êtres de cette époque. Même désert alentour, même barbarie, mêmes dangers et mêmes embûches.

Même apaisement aussi. Au seuil du refuge s’étendait un paysage tranquille, fait de sable, de brume et d’eau. À peine le bruit léger d’une petite rivière qui alimentait le lac se mêlait-il au silence infini.

Il regarda sa compagne. Nulle mieux qu’elle ne pouvait s’adapter au décor qui les enveloppait. Elle en avait la grâce primitive, le côté rude, un peu sauvage, et toute la poésie mystérieuse.

La nuit tendit ses voiles sur le lac et sur les berges.

« Entrons, fit-elle, quand ils eurent mangé et bu.

— Entrons », dit-il.

L’ayant précédé, elle se retourna pour lui donner la main et l’introduire dans la chambre que formait le cercle des dalles.

La lampe de Simon y était suspendue au ressaut d’une paroi. Du sable fin en tapissait le sol. Deux couvertures étaient dépliées.

Simon hésita. Dolorès le retint d’une pression plus ferme de la main, et il resta, malgré lui, dans un moment de faiblesse. Tout de suite, d’ailleurs, elle éteignit la lampe, et il eût pu croire qu’il était seul, car il n’entendit plus que le bruit infiniment doux que faisait l’eau du lac autour des pierres de la grève.

C’est alors, et alors seulement en vérité, qu’il entrevit le piège que lui tendaient les événements en le rapprochant de Dolorès depuis trois jours. Il l’avait défendue comme eût fait tout homme, et sans que la beauté de la jeune femme eût influé un seul instant sur sa décision, ou surexcité son courage. Laide ou vieille, elle eût trouvé en lui la même protection.

Maintenant, il s’en rendait compte soudain, il pensait à elle, non pas comme à une compagne d’aventure et de danger, mais comme à la plus belle et la plus tentante des créatures. Il songeait qu’elle ne dormait pas non plus, troublée comme lui, et qu’à travers l’ombre ses yeux le cherchaient. Pour peu qu’elle bougeât, son parfum, un parfum délicat dont elle imprégnait ses cheveux, se mêlait aux tièdes effluves qui flottaient dans l’air.

Elle chuchota :

« Simon… Simon… »

Il ne répondit pas le cœur serré. Elle répéta plusieurs fois le nom du jeune homme, puis, croyant sans doute qu’il dormait, elle se leva et ses pieds nus effleurèrent le sable. Elle sortit de la grotte.

Qu’allait-elle faire ? Une minute s’écoula. Il y eut un froissement d’étoffe. Puis il entendit son pas sur la grève, et presque aussitôt le bruit de l’eau qu’on agite et des gouttes qui retombent en cascade. Dans les ténèbres, Dolorès se baignait.

À peine Simon put-il discerner ensuite ce qui n’était guère plus perceptible que le glissement du cygne à la surface d’un étang. Le silence et le calme de l’eau n’en étaient pas altérés. Elle dut s’éloigner, nager plus au large, et, quand elle revint, ce fut de nouveau l’éclaboussement des gouttelettes, et de nouveau le froissement des étoffes dont elle se vêtait.

Simon se leva brusquement, avec l’intention de s’en aller avant qu’elle ne rentrât. Mais elle fut plus rapide qu’il ne prévoyait, et ils se rencontrèrent au seuil même de la grotte. Il recula, tandis qu’elle lui disait :

« Vous partiez, Simon ?

— Oui, dit-il, cherchant un prétexte… je crains pour l’aéroplane… quelque maraudeur…

— En effet… en effet… dit-elle avec hésitation. Mais je voudrais auparavant… vous remercier… »

Leurs voix trahissaient le même embarras et le même trouble profond. L’obscurité les cachait l’un à l’autre, mais comme Simon voyait clairement la jeune femme en face de lui :

« J’ai agi avec vous comme je le devais, affirma-t-il.

— Pas de la même façon que les autres hommes… et c’est cela qui m’a touchée… J’ai été prise dès le début…

Peut-être eut-elle l’intuition que toute parole trop douce le blessait, car elle ne continua pas son aveu. Seulement, au bout d’un instant, elle murmura :

« C’est la dernière nuit entre nous… Après on sera séparés par toute la vie… par toutes les choses… Alors… en passant… serrez-moi un peu contre vous… quelques secondes… »

Simon ne bougea pas. Le geste affectueux qu’elle lui demandait, il en redoutait d’autant plus le péril qu’il était ardemment désireux de s’y abandonner, et que sa volonté faiblissait sous l’assaut des pensées mauvaises. Pourquoi résister ? Ce qui eût été une faute et un crime contre l’amour en temps ordinaire ne l’était plus en cette période bouleversée où le jeu des forces naturelles et du hasard suscitait, pendant un certain espace de temps, des conditions d’existence anormales. Baiser les lèvres de Dolorès, en ces heures-ci, était-ce plus mal que de cueillir une fleur qui s’offre à vous ?

L’ombre favorable les unissait. Ils étaient seuls au monde, tous deux jeunes, libres. Les mains de Dolorès se tendaient désespérément. N’allait-il pas lui donner les siennes et obéir à ce vertige délicieux qui l’envahissait ?

« Simon, dit-elle d’une voix suppliante… Simon… je vous demande si peu !… Ne me refusez pas… Ce n’est pas possible que vous refusiez, n’est-ce pas ? Quand vous risquiez votre vie pour moi, c’est qu’il y avait en vous… un sentiment… quelque chose… Je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas ? »

Simon se taisait. Il ne voulait pas lui parler d’Isabel, et mêler le nom de la jeune fille au duel qu’ils soutenaient l’un contre l’autre.

Dolorès continuait d’implorer :

« Simon, je n’ai jamais aimé que vous… Les autres… Les autres ne comptent pas… Vous, votre regard m’a fait du bien dès la première minute… Comme du soleil dans ma vie… Alors je serais si heureuse qu’il y eût entre nous… un souvenir. Vous l’oublierez, vous… Ça ne compterait pas… Mais, moi, ce serait ma vie changée… embellie… j’aurais la force d’être une autre femme… Je vous en prie, tendez-moi la main… Prenez-moi dans vos bras… »

Simon ne bougea point. Quelque chose de plus fort que l’élan de la tentation le retenait : la parole donnée à Isabel, son amour pour la jeune fille. L’image d’Isabel se mêlait à l’image de Dolorès, et, dans son esprit chancelant, dans sa conscience obscurcie, la lutte se poursuivait…

Dolorès attendit. Elle s’était mise à genoux et chuchotait des mots indistincts dans une langue qu’il ne comprenait pas, des mots d’appel et de passion, dont il sentait toute la détresse et qui montaient vers lui comme une prière et comme une plainte.

À la fin, elle s’abattit à ses pieds, en pleurant. Alors, il passa, sans l’effleurer…

L’air froid de la nuit lui caressa le visage. Il s’éloigna d’un pas rapide, en prononçant le nom d’Isabel, avec la ferveur d’un croyant qui récite les paroles d’une litanie. Il retournait sur le plateau. Quand il fut prêt d’y arriver, il se coucha contre le talus de la dune, et longtemps encore, avant de s’endormir, il continua de songer à Dolorès comme on songe à quelqu’un qui s’efface déjà dans le souvenir. La jeune femme redevenait l’étrangère. Il ne saurait jamais pourquoi elle l’avait aimé avec tant de spontanéité et de ferveur, pourquoi, dans cette nature où l’instinct devait être si impérieux, il s’était glissé des sentiments si nobles, tant d’humilité, de dévouement et de délicatesse.

Dès les premières heures de l’aube, il vérifia une dernière fois l’appareil. Après quelques essais qui lui donnèrent bon espoir, il redescendit vers la demeure du lac. Mais il n’y trouva plus Dolorès. Durant une heure, il la chercha et l’appela vainement. Elle avait disparu sans même que ses pieds eussent laissé de traces sur le sable.

En s’élevant au-dessus des nuages, dans l’immensité d’un ciel pur, tout inondé de soleil, Simon poussa un cri de joie. La mystérieuse Dolorès ne comptait plus pour lui, et pas davantage tous les dangers bravés avec elle ou tous ceux qui pouvaient le guetter. Il avait surmonté tous les obstacles. Il avait échappé à tous les pièges. Il avait remporté toutes les victoires, et la plus belle peut-être était d’avoir résisté à l’enchantement de Dolorès.

C’était fini. Isabel avait triomphé. Entre elle et lui, rien ne s’interposait. Il tenait le manche bien en main. Le moteur ronflait à merveille. La carte et la boussole étaient sous ses yeux. Au point indiqué, au point exact, ni trop à droite ni trop à gauche, ni trop en avant ni trop en arrière, dans un cercle de cent mètres de rayon, il descendrait.

Le voyage ne dura certainement pas les quarante minutes qu’il avait prévues. En trente tout au plus, il effectua l’étape, sans avoir rien vu d’autre que la mer mouvante des nuages qui roulait sous lui ses vagues blanches. Il n’avait plus maintenant qu’à s’y précipiter. Il s’en rapprocha de plus en plus après avoir éteint son moteur et en décrivant de grands cercles. Des clameurs, des hurlements plutôt, s’élevaient du sol comme si des multitudes y étaient rassemblées. Puis il entra dans la houle de brume à travers laquelle il continua de tournoyer ainsi qu’un oiseau de proie.

Il n’avait aucun doute sur la présence de Rolleston, sur l’imminence du combat qui s’ensuivrait entre eux, sur le dénouement favorable de ce combat, et sur la libération d’Isabel. Mais il craignait l’atterrissage, écueil suprême où il pouvait échouer.

La vue du sol qui se dégagea du brouillard le rassura. Un vaste espace s’étendait, presque plat, lui sembla-t-il, comme une arène, où il ne vit que quatre disques de sable qui devaient former autant de monticules et qu’il était facile d’éviter. La multitude se tenait en dehors de cette arène, sauf quelques gens qui couraient de tous côtés en gesticulant.

De plus près, le sol lui parut moins uni, formé d’une infinité de cailloux couleur sable qui, par places, s’entassaient jusqu’à une certaine hauteur. Il s’appliqua donc, de toute son attention, à ne pas heurter ces obstacles et réussit à rouler sans le moindre choc et à s’arrêter tout tranquillement.

Des groupes couraient autour de l’appareil. Simon pensa qu’on voulait l’aider à descendre. Son illusion fut de courte durée. Quelques secondes plus tard, l’aéroplane était pris d’assaut par une vingtaine d’hommes, et Simon, tenu en respect par le canon de deux revolvers appuyés sur son visage, était proprement ficelé, bâillonné, immobilisé, enveloppé des pieds à la tête dans une couverture, avant même de pouvoir esquisser la moindre tentative de résistance.

« À fond de cale avec les autres ! commanda une voix éraillée. Et, s’il rouspète, le browning ! »

Le browning était inutile. La façon dont on avait enveloppé Simon le réduisait à l’impuissance absolue. Résigné, il constata que les hommes qui le portaient firent cent trente pas, et que le trajet le rapprochait de la foule hurlante.

« Avez-vous fini de gueuler ? ricana l’un des hommes. Et puis, qu’on s’éloigne un peu, hein ! La mitrailleuse fonctionne. »

On grimpa un escalier. Simon fut traîné par ses cordes. Une main brutale fouilla ses poches et le débarrassa de ses armes et de ses papiers. Il sentit qu’on le soulevait de nouveau, et il tomba dans le vide.

Chute insignifiante, amortie par la couche épaisse de captifs qui grouillaient déjà au fond de la cale et qui se mirent à jurer sous leurs bâillons.

Tant bien que mal, en jouant des coudes et des genoux, Simon se fit une place sur le plancher. Il devait être environ neuf heures du matin. À partir de ce moment, le temps ne compta plus pour lui, car il n’avait d’autre idée que de défendre la place conquise contre ceux qui voulaient la lui prendre, anciens occupants ou nouveaux venus. Les voix assourdies par les bâillons articulaient des grognements furieux, ou gémissaient, haletantes, épuisées. C’était vraiment l’enfer. Il y avait des agonisants et des cadavres, des râles de Français et d’Anglais, du sang, des loques gluantes, et une abominable odeur de charnier.

Dans le courant de l’après-midi, ou le soir peut-être, un bruit formidable jaillit, pareil au bruit que fait le bouquet d’un feu d’artifice, et aussitôt l’innombrable multitude vociféra à plein gosier, avec la rage et l’emportement d’une foule en insurrection. Puis, par là-dessus, tout à coup, des ordres hurlés par une voix stridente, plus forte que le tumulte. Un grand silence. Et puis un crépitement de détonations brèves, précipitées, que suivit le tac-tac effrayant d’une mitrailleuse.

Cela dura au moins deux ou trois minutes. Le tumulte avait repris, et il continua au-delà du moment où Simon ne perçut plus le pétillement du feu d’artifice et le fracas des détonations. On devait se battre encore. On achevait des blessés au milieu d’imprécations et de cris de douleur, et un lot de moribonds fut jeté dans la fosse. La soirée et la nuit s’écoulèrent. Simon, qui n’avait pas mangé depuis son repas avec Dolorès au bord du lac, souffrait en outre cruellement du manque d’air, du poids des morts et des vivants sur sa poitrine, du bâillon qui lui meurtrissait la mâchoire, de la couverture qui lui enveloppait la tête comme une cagoule hermétiquement close. Allait-on le laisser mourir là, de faim et d’asphyxie, dans ce chaos de chairs gluantes et décomposées, au-dessus duquel flottait la plainte indéfinie de la mort ?

Ses yeux bandés eurent la sensation du jour qui se levait. Ses voisins endormis grouillèrent comme des bêtes visqueuses au fond d’une cuve. Puis, d’en haut, une voix tomba qui grognait :

« Pas commode à trouver !… Le chef en a de bonnes ! Autant cueillir un ver dans la vase…

— Prends cette gaffe, fit une autre voix. Avec le crochet, tu retourneras les macchabées comme un chiffonnier qui remue un tas d’ordures… Plus bas, donc, mon vieux !… Depuis hier matin, le type doit être dans le dessous… »

Et la première voix s’écria :

« Ça y est ! Tiens ! guigne-le, là, à gauche… c’est lui… Je reconnais ma corde autour de sa taille… Patiente un peu que je l’accroche…

Simon se sentit tâté par un objet qui devait être le harpon de la gaffe et qui agrippa ses cordes. Il fut happé, attiré, puis hissé de cadavre en cadavre jusqu’au-dessus de la fosse. Les hommes délièrent ses jambes, et lui dirent :

« Allons, ouste, debout, l’artiste ! »

Les yeux toujours bandés, il fut saisi par les bras et conduit en dehors de l’épave. On traversa l’arène, dont il sentit les cailloux sous ses pieds, et on remonta un autre escalier qui mena sur le pont d’une autre épave où les hommes s’arrêtèrent.

Là, tandis qu’on lui enlevait sa cagoule et son bâillon, Simon put voir que l’arène où il avait atterri était entourée d’une enceinte faite de barricades ajoutées les unes aux autres, selon les moyens dont on avait disposé : chaloupes, caisses et colis, roches, levées de sable. Une carcasse de torpilleur se soudait à des tubes de fonte. Des tranchées succédaient à un sous-marin.

Tout du long de cette enceinte, des sentinelles armées de fusils montaient la garde. Au-delà, tenue à plus de cent mètres de distance par la menace des fusils et d’une mitrailleuse braquée un peu en arrière, la foule des rôdeurs tourbillonnait et vociférait. À l’intérieur s’étendait un champ de cailloux jaunes, couleur de soufre, semblables à ceux que la folle portait dans son cabas. Des pièces d’or étaient-elles mêlées à ces cailloux, et un certain nombre de bandits résolus et bien armés s’étaient-ils associés pour l’exploitation de ce champ précieux ? De place en place des monticules se dressaient comme les cônes tronqués de petits volcans éteints.

Cependant, les gardiens de Simon lui firent faire volte-face pour l’attacher au pied d’un mât brisé, près d’un groupe de captifs que d’autres gardiens tenaient comme des bêtes, à l’aide de licols et de chaînes.

De ce côté c’était l’état-major de la bande, érigé, pour le moment, en tribunal.

Au centre d’un cercle, il y avait une estrade assez haute, bordée par une dizaine de cadavres et de moribonds, dont quelques-uns se débattaient dans des convulsions affreuses. Sur l’estrade, un homme qui buvait était assis, ou plutôt vautré au fond d’un siège grossier en forme de trône. Près de lui, un tabouret, avec des bouteilles de champagne et un couteau dont la lame dégouttait de sang. À ses côtés, un groupe d’individus, le revolver au poing. Il portait un uniforme noir orné de décorations et piqué de diamants et de pierres précieuses. Des colliers d’émeraudes étaient suspendus à son cou. Un diadème d’or et de pierreries ceignait son front.

Quand il eut cessé de boire, sa figure apparut. Simon tressaillit. D’après certains détails qui lui rappelaient la physionomie de son ami Edwards, il comprenait que cet homme n’était autre que Wilfred Rolleston. D’ailleurs, parmi les bijoux et les colliers, se trouvait une miniature entourée de perles — la miniature et les perles de miss Bakefield.