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Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee/03

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Le Général américain de la guerre de sécession, Robert Lee
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 512-520).
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III.


La lutte allait maintenant être transportée des portes de Richmond à celles de la capitale des États-Unis. La campagne de Virginie étant terminée par la déroute de Pope, les confédérés se laissèrent aller à de brillantes espérances pour l’avenir. Lee n’hésita pas à profiter, sans perdre un instant, des chemins ouverts par sa victoire, pour avancer vers le nord, en Maryland. Son but était de mener la guerre hors de la Virginie et d’arriver à des régions plus riches et plus productives pour l’armée, qui depuis deux ans épuisait complètement le pays. Il espérait trouver en Maryland nombre de volontaires et d’adhérens à la cause du sud, et réveiller par sa présence tous les souvenirs qui rattachaient le Maryland à la Virginie. Depuis le commencement de la guerre, des milliers de jeunes gens en arrivaient pour s’enrôler sous les drapeaux confédérés, et nombre de familles exilées ou maltraitées par les autorités fédérales traversaient la frontière, pleines de griefs contre le nord. Pourtant le West-Maryland, où Lee dut entrer d’abord, était par suite des origines nordistes de sa population peu affectionné à la cause confédérée, tandis que dans l’est de l’état, où il ne pouvait pénétrer à cause de la présence de toute l’armée fédérale, les sympathies étaient toutes pour le sud. Les soldats, ne se rendant pas compte d’avance de cette différence de sentiment, furent grandement désappointés de l’accueil qu’on leur fit. Malgré leurs actions d’éclat, les confédérés n’offraient pas un spectacle bien tentant pour les recrues. Fatigués par tant de marches pénibles, par tant de combats, ils n’avaient plus de souliers aux pieds, plus que des guenilles sur le dos. Leurs figures hâves et noircies disaient éloquemment leurs longues souffrances. Jamais ils n’avaient été aussi sales, aussi mal approvisionnés ; en revanche, jamais discipline plus sévère n’avait régné dans leurs rangs, et les ordres formels de montrer la plus parfaite courtoisie envers les habitans même qui professaient des sentimens nordistes étaient strictement observés.

Lee, comprenant que des partisans ne lui viendraient que s’il prouvait qu’il était de force à les défendre, se mit en mesure d’assurer ses derrières. Il chargea Jackson de s’emparer de Harper’s Ferry, qui contenait de grandes quantités de munitions de guerre, et qui commandait la vallée par laquelle il comptait communiquer avec la Virginie. Lui-même se mit en devoir d’occuper une position qui lui permettrait de menacer à son choix Washington ou Baltimore en attendant que Jackson l’eût rejoint. Mac-Clellan, qui de nouveau avait pris la direction des armées fédérales, ne se doutait nullement des projets de son adversaire, lorsqu’un accident les lui révéla, — un ordre de Lee à un de ses généraux trouvé par un soldat fédéral. Il précipita sa marche pour couper Lee du Potomac et secourir Harper’s Ferry. Retardé au passage des défilés de South-Mountain par la résistance opiniâtre des détachemens confédérés préposés à leur garde, Mac-Clellan n’arriva sur les bords de la rivière Antietam que pour y trouver l’armée de Lee rangée en ordre de bataille. Le chef sudiste sentait que Mac-Clellan avait deviné son plan, et se hâta de venir se mettre entre l’armée fédérale et Harper’s Ferry.

Rejoint le 16 septembre par Jackson, qui la veille s’était emparé de Harper’s Ferry avec 11,000 prisonniers, 75 pièces de canon et beaucoup d’artillerie, Lee reçut le 17 à Sharpsburg l’attaque des 87,000 fédéraux. Ses 33,000 confédérés résistèrent vaillamment. Le but de Mac-Clellan était de rejeter Lee dans le Potomac ; mais ses efforts n’y purent réussir. La nuit arrêta cette lutte acharnée sans que l’une ou l’autre armée eût pu être délogée de ses positions. Lee resta en ligne de bataille tout le lendemain ; cependant Mac-Clellan, dont les pertes avaient été considérables et les forces désorganisées, ne renouvela pas l’attaque, et le surlendemain Lee retraversa le Potomac et fit rentrer en Virginie ses troupes épuisées. Ses soldats, bien que harassés par les marches et les combats désespérés qu’ils soutenaient journellement depuis un mois, n’en avaient pas moins conservé leur moral, comme ils le prouvèrent plusieurs fois en repoussant les tentatives que firent les fédéraux pour franchir à leur tour le Potomac. Quoique cette dernière bataille n’eût pas été une victoire décisive, elle était tellement honorable pour les armes confédérées qu’elle vint encore ajouter à la joie et à l’orgueil qu’éprouva le sud à ce moment. Cette succession de hauts faits militaires, de victoires, de marches extraordinaires pendant les quinze semaines qu’avait duré la campagne, Richmond deux fois délivré et la capitale des États-Unis menacée, 40,000 prisonniers et une énorme quantité de matériel enlevé à l’ennemi, tel était le résultat des efforts de Lee et de son armée.

Les confédérés allaient enfin, après leurs fatigues, prendre quelques semaines de repos, campés dans la belle vallée de la Shenandoah si bien surnommée le Jardin de la Virginie, séparés seulement par le Potomac du camp de leurs adversaires. Leur confiance dans leur commandant en chef croissait tous les jours : ils savaient maintenant qu’il était à la hauteur de tous les dangers, de toutes les tâches. Ils étaient fiers de cette belle et martiale figure, si calme dans la bataille, si frappante dans ce simple uniforme gris qui le distinguait à peine de ses officiers. Ils appréciaient son extrême modestie et sa grande retenue, qui contrastaient avec l’originalité et les excentricités de son brave lieutenant Stonewall Jackson. La piété profonde, mais simple et réservée de Lee ne ressemblait guère à l’ardente ferveur de Jackson, qui, comme les anciens puritains, priait tout haut au milieu des batailles ou dirigeait ses soldats en chantant des psaumes. Toujours soigneux du bien-être moral de ses soldats, Lee s’associait souvent à leurs prières, le matin ou la veille d’une bataille, et la tête découverte, dans l’attitude du plus profond recueillement, écoutait comme eux, et souvent au bruit des bombes ennemies. Il se préoccupait aussi beaucoup de l’observation du dimanche dans son armée, assistant toujours au service divin, et causant constamment avec ses aumôniers du développement religieux de ses soldats. À cette époque, comme du reste pendant toutes ces longues années de guerre, il recevait sans cesse des envois, la plupart anonymes, consistant surtout en provisions rares, en vins, en cordiaux ; mais il envoyait invariablement tout aux ambulances, ne gardant même pas une bouteille de vin pour sa table.

Avant la délivrance de Richmond, ses troupes l’avaient acclamé avec confiance ; maintenant c’était avec un véritable amour. Lorsqu’il paraissait, le camp entier bourdonnait de joie, et les hommes, avec cette familiarité caractéristique que l’on ne trouve qu’en Amérique, le saluaient aux cris de « voilà uncle Robert ! » Des vieillards, des femmes, des enfans de tout âge et de tout rang, affluaient au camp pour voir leur libérateur. Dans la confédération entière, des prières étaient lues pour lui chaque dimanche. Un Anglais qui visitait à cette époque le camp de la Shenandoah écrivait au Blackwood Magazine : « En parcourant le quartier-général de Lee, ceux qui sont habitués aux camps européens ne peuvent manquer d’être frappés de l’absence de ce qui chez nous fait la pompe et l’accompagnement obligé de la guerre. Ce quartier-général est composé de sept ou huit tentes plantées contre une haie, et sur un terrain si rocailleux qu’il est difficile d’y passer à cheval ; son seul avantage consiste dans un petit ruisseau d’eau pure qui coule à côté de la tente du général en chef. Çà et là quelques fourgons dételés dont les chevaux errent librement à l’entour. Ni gardes ni sentinelles dans le voisinage, nulle part cette foule d’aides de-camp causant et flânant, faisant les honneurs du camp ou évitant à leurs généraux l’invasion des intrus. Une grande ferme située tout auprès eût dans une autre armée été occupée par le général en chef, mais Lee exige le respect absolu de la propriété d’autrui et en donne le premier exemple. Ses officiers d’état-major sont plus qu’à l’étroit, deux ou trois dans une même tente ; il ne leur est permis d’avoir qu’une seule petite malle, et celle de Lee est à peine plus grande. Tous ceux qui abordent le général en chef le font avec un profond respect, quoiqu’on ne connaisse ici aucune de ces formes exigées devant les généraux européens, et, tandis que tous l’honorent et ont une foi absolue dans sa valeur et ses capacités, ceux qui l’approchent ont pour lui la vénération du fils pour le père. Malgré toutes les pertes personnelles qu’il avait faites, Arlington ravagé et confisqué[1], le White House incendié par l’état-major de Mac-Clellan dans sa retraite, Lee, lorsqu’il parlait des Yankees, ne montrait aucune amertume et ne se laissait aller à aucune expression violente, mais faisait au contraire souvent allusion à ses anciens camarades restés dans l’armée fédérale avec des souvenirs pleins de bonté. »

Le repos des troupes ne devait pas être de longue durée. À la fin de novembre, Burnside, qui commandait les fédéraux, avait reçu l’ordre de recommencer les hostilités. Ne voulant pas risquer un engagement général, il résolut de marcher contre Fredericksburg, sur le Rappahanock, et de s’en emparer pour y faire des quartiers d’hiver fort commodes pour reprendre l’offensive dès le printemps. Lee, à qui sa cavalerie vigilante apprenait tous les mouvemens de l’ennemi, envoya sur-le-champ Longstreet occuper les hauteurs de Fredericksburg, avant l’arrivée de Burnside, et l’y suivit aussitôt.

Peu de jours après, la bataille s’engageait. Ne pouvant pas, vu la configuration du terrain, empêcher le passage du Rappahanock, qui borde la ville au nord, Lee voulut au moins le retarder. Repoussés par l’artillerie confédérée, les fédéraux, furieux de voir leurs pontons détruits, bombardèrent la ville. Les malheureux habitans durent se cacher dans leurs caves, ou fuir par centaines sous le feu du canon. Réduisant par ce terrible moyen les batteries confédérées au silence, Burnside put traverser la rivière, et le 12 décembre son armée entière, composée de 100,000 hommes, fut prête à livrer bataille. Lee, qui n’avait que 50,000 hommes (d’après les chiffres nordistes), occupait les hauteurs au sud de la ville. La première charge fut faite par le général Meade sur la division de Stonewall Jackson, et repoussée si brillamment que le général y perdit près de la moitié de ses hommes. Six autres charges plus désespérées les unes que les autres furent tentées par Burnside avec un courage extrême ; elles échouèrent contre les sommets hérissés de l’artillerie confédérée. Jamais les soldats ne s’étaient battus avec tant de valeur ; jamais ils n’avaient été repoussés avec tant de vigueur. Lee, suivant du regard ces formidables vagues humaines qui venaient se briser contre les formidables crêtes confédérées, se retourna plein d’émotion vers un de ses aides-de-camp en disant : « Il est bon que ces spectacles soient si terribles ; nous y prendrions trop goût ! » Burnside, dans son désespoir d’être vaincu, avait juré que les sommets seraient pris avant la nuit. Malgré l’héroïsme des assaillans, les sommets ne furent pas pris, et la nuit vit les fédéraux repoussés sur tous les points. Lee comptait sur une autre bataille le lendemain, mais les fédéraux avaient trop cruellement souffert : 12,000 des leurs avaient péri sur les hauteurs de Fredericksburg, et ils profitèrent d’une nuit de tempête pour retraverser le Rappahanock.

La campagne de 1862 était terminée, et l’armée confédérée entra pour tout de bon dans ses quartiers d’hiver sous Fredericksburg. Un seul incident signala la longue et froide saison qui suivit, et nous donne une idée de l’état impraticable des routes de Virginie après les pluies. Burnside voulut tenter de nouveau de traverser le Rappahanock, qui seul séparait son armée de celle de Lee, pour chasser celui-ci de ses positions ; mais il trouva que la boue était un ennemi plus invincible encore que les confédérés. Des efforts herculéens ne purent amener les poutres nécessaires à la construction des pontons. Les chevaux et les mulets s’embourbaient complètement ; on attela 150 hommes à chacun des madriers, toutes les tentatives furent inutiles. Hommes et planches restaient engagés dans la fange, tandis que les sentinelles ennemies postées de l’autre côté du fleuve leur criaient plaisamment : « Attendez ! nous viendrons vous aider demain à faire votre pont. » La nuit se passa pour ces malheureux embourbés dans un ouragan de pluie et de vent, et le lendemain un chaos plus épouvantable encore était le résultat de ce déluge. Un mélange indescriptible de voitures, d’artillerie, de fourgons, embarrassait toutes les routes, la plupart versés dans un océan de boue liquide. Les mules, les chevaux par centaines se débattaient dans la vase, les canons y étaient comme ensevelis. Il n’était plus maintenant question d’attaquer, il s’agissait de pouvoir reculer. Les rations étaient épuisées ou perdues, il fallut employer tous les hommes à côteler (corduroy) les routes, c’est-à-dire à jeter en travers de gros troncs d’arbres pour faire une sorte de passage solide. Vingt-quatre heures après, l’armée pataugeait péniblement vers ses anciens campemens, et sa triste campagne restait célèbre dans les annales fédérales sous le nom de mud march, la marche dans la boue. Lee, ne voulant pas s’exposer à la même catastrophe, n’avait pas bougé de ses lignes défensives. Dégoûté par cette dernière déconfiture, Burnside donna sa démission, et fut remplacé par Hooker.

Cet hiver de 1862-63 se passa très tranquillement. Hooker augmentait et équipait son armée, qui comptait maintenant 150,000 hommes. « C’est, disait-il avec orgueil, la plus belle armée de notre planète, tant elle est bien pourvue. » Celle de Lee, au contraire, très diminuée par les pertes de l’été, ne trouvait guère à se recruter dans un pays épuisé d’hommes et d’argent, et qui n’avait pas comme le nord la ressource presque inépuisable de l’élément étranger.

Au mois d’avril 1863, le commandant fédéral fit une nouvelle tentative pour s’emparer des positions si enviées de Fredericksburg. Son plan était de traverser le Rapidan à quelques lieues plus haut (le Rapidan se jette dans le Rappahanock un peu au-dessus de la ville), d’y occuper avec une partie de son armée le petit hameau de Chancellorsville, et, envoyant le reste de ses troupes derrière les positions de Lee, de le prendre ainsi à revers. Un cordon de cavalerie, détruisant les lignes des chemins de fer tout autour, devait couper la retraite des confédérés. Ce plan était habilement conçu, car, sauf du seul côté où Hooker était le maître, Chancellorsville était absolument inabordable. Situé dans une région de forêts épaisses et de taillis inextricables, le petit village se composait d’une grande taverne pour les rares voyageurs qu’attiraient dans ce lugubre pays quelques hauts-fourneaux, d’une église et de quelques maisons de mineurs. Le triste aspect de ces interminables bois de sapins, de ces longues routes faites de planches ou de troncs d’arbres jetés sur les fondrières infranchissables, avait valu à cette sombre région le nom de Wilderness.

Traversant le Rappahanock et le Rapidan, Hooker s’établit avec le gros de son armée dans cet endroit sauvage, et, ajoutant aux défenses naturelles de ce désert, s’y fortifia par un immense abatis d’arbres. Son artillerie défendait toute approche par les étroits et tortueux sentiers ; partout ailleurs le fourré était tellement impénétrable qu’un homme ne pouvait s’y frayer passage. Lee, devant de tels obstacles, prit une résolution aussi hardie qu’inattendue : il envoya Jackson faire une attaque sur les derrières de Hooker, tandis que lui-même par une feinte l’attirait en avant. Le 2 mai, pendant que Lee disposait ses 32,000 hommes avec une habileté qui trompa l’ennemi, Jackson commençait la dernière de ses expéditions silencieuses qui le rendaient si redoutable, entourant sa marche de tant de mystère et de précautions que les fédéraux crurent qu’il battait en retraite vers Richmond. Aussi quelle fut leur consternation lorsqu’à cinq heures du soir, comme ils préparaient tranquillement leur souper, il tomba comme une bombe au milieu de leur camp ! — L’attaque fut si soudaine que les fédéraux, désarmés, n’eurent pas le temps de se défendre et fuirent de tous côtés, laissant le terrain jonché de leurs fusils et de leurs sacs. Jackson, à la tête de sa cavalerie, pressant ses hommes de la voix et de ce geste de la main qui leur était devenu si familier, poursuivit les fédéraux à travers les fourrés, les troncs d’arbres abattus, les fondrières. Ceux-ci, affolés, n’avaient qu’une pensée, retraverser la rivière ou gagner les redoutes élevées à Chancellorsville. Les batteries de canon s’accrochaient dans les broussailles, les chevaux emportés fuyaient en hordes, les ambulances, les fourgons versés et brisés ajoutaient aux obstacles infranchissables de ce terrible pays. L’attaque et la poursuite durèrent plusieurs heures, jusqu’à ce qu’arrivant à une immense palissade de troncs et de fagots qui protégeait le quartier-général de Hooker, et la nuit tombant, les confédérés s’arrêtèrent pour se reconnaître dans cette épouvantable confusion. Hooker profita de cette pause pour ouvrir sur eux un feu roulant. Jackson à ce moment se porta en avant pour faire lui même une reconnaissance. L’ennemi n’était qu’à 200 mètres, et dans son insouciance du danger le vaillant général s’avança avec quelques officiers beaucoup trop en dehors de ses propres sentinelles, qu’il avait négligé d’avertir de son projet. Une décharge d’artillerie confédérée se fit entendre. Ignorant l’absence de leur chef, ses propres soldats avaient tiré sur le petit groupe, que dans l’ombre ils prenaient pour de la cavalerie ennemie, et Jackson tombait frappé par trois balles. Ce fut un moment terrible. Le feu des batteries ennemies illuminait de son éclat blafard sous les grands bois cette malheureuse escorte de Jackson, presque entièrement atteinte par la fatale décharge. Lui-même, pâle et sanglant, soutenu par deux hommes, se traîna jusque dans ses propres lignes ; comme une litière le transportait silencieusement à travers ses fidèles troupes qui ignoraient encore le funeste événement, aux questions qui se pressaient autour de ce blessé si mystérieusement recouvert il fit répondre : « Seulement un officier confédéré ; » mais, comme un rayon de lune, éclairant un instant cette pâle figure, la fit reconnaître avec désespoir par un de ses généraux, Jackson, se soulevant douloureusement, s’écria : « Il faut tenir nos positions, général. » Ce fut le dernier ordre qu’il put donner. On le transporta dans une ambulance, où trois jours après il devait succomber. La funeste nouvelle de l’accident de Jackson fut portée pendant la nuit à Lee en même temps que celle du succès de cette mémorable journée.

Le messager trouva le général en chef dormant ainsi que son état-major en plein air, protégé seulement contre la rosée par son manteau. Son chagrin fut extrême, et il s’écria : « Toute victoire est trop chèrement payée, qui nous prive même pour un peu de temps des services de Jackson. » Il ne savait pas ses blessures mortelles ; aussi lui écrivit-il le lendemain matin : « Je ne puis assez vous exprimer mon chagrin que vous soyez blessé. Si j’avais pu diriger les événemens, j’aurais choisi pour le bien de mon pays d’être frappé à votre place. Je vous félicite de la victoire due à votre bravoure et à votre énergie. » En recevant ce billet, qui le toucha profondément, Jackson se contenta de dire : « Le général Lee est trop bon pour moi ; mais c’est Dieu qu’il devrait louer de la victoire. » Le 10 mai, l’héroïque capitaine rendait à Dieu sa belle et vaillante âme. Ses dernières paroles, prononcées dans le délire, furent : « Que Hill se prépare pour l’action ! » et enfin avec un sourire : « traversons la rivière, et reposons-nous à l’ombre des arbres ! » Le repos lui était en effet accordé après ses longs travaux.

La douleur de Lee fut poignante. L’affection qui avait uni les deux généraux était profonde. Jamais le moindre sentiment de jalousie ne s’était glissé dans le cœur du général en chef devant les hauts faits de son lieutenant. Il était le premier en toute occasion à lui attribuer le mérite de tous les succès. Aussi l’admiration, l’adoration de Jackson pour son chef, étaient-elles sans limites. Salon son expression habituelle, Lee était « un phénomène. » Sûr de son lieutenant comme de lui-même, Lee lui confiait les actions de la plus haute importance. « Dites à Jackson, répondait-il à un aide-de-camp qui à Fredericksburg lui demandait des ordres, qu’il sait aussi bien que moi ce qu’il y a à faire. » Lorsqu’il avait appris que les blessures de Jackson prenaient une tournure désespérée, il lui envoya un messager avec les plus affectueuses paroles. « Dites-lui, ajouta-t-il, que j’ai imploré Dieu pour lui toute cette nuit plus instamment que le ne l’ai jamais fait pour moi-même ; » puis avec désespoir : « Jackson ne doit pas, ne peut pas mourir ! »

Mais revenons à la bataille de Chancellorsville. La perte de leur commandant anima les troupes déjà victorieuses d’une nouvelle fureur. Le brillant général de cavalerie Stuart avait été envoyé par Lee pendant la nuit pour le remplacer, et aux cris de : vengeons Stonewall Jackson, la lutte recommença avec le jour. Pendant ce temps, le gros de l’armée de Lee opérait sa jonction avec Stuart, et toutes les forces combinées chargèrent les redoutes de Chancellorsville. Quatre fois repoussés, les confédérés finirent par remporter la victoire. Les maisons de Chancellorsville, les bois, les palissades, étaient en flammes au milieu desquelles la lutte se continuait corps à corps. Enfin Hooker se retira sur les bords du Rappahanock, où Lee l’aurait suivi, si la nouvelle de l’attaque dirigée contre la division qu’il avait laissée pour garder Fredericksburg ne l’en avait détourné. Force lui fut d’aller lui porter secours. Là encore il réussit à refouler l’ennemi avec de grandes pertes. Hooker, déçu dans tous ses projets, repassa la rivière. Il avait perdu 25,000 hommes dans cette désastreuse entreprise. Les confédérés n’en perdaient que 10,000, mais pour eux la perte de Jackson était irrémédiable, et jeta sur leur succès un voile de tristesse qui semblait présager les malheurs qui allaient fondre sur eux.

  1. Arlington avait en effet été occupé militairement par les autorités fédérales ; tout ce qui y était contenu avait été pris, pillé, dispersé, la maison transformée en ambulance, le jardin et le parc en cimetière, où plus de 20,000 soldats fédéraux furent enterrés jusque sous les fenêtres mêmes de l’habitation, la rendant ainsi à tout jamais inhabitable. De plus, par un acte passé plus tard, le gouvernement de Washington confisqua la propriété, donnant pour prétexte que depuis deux ans de guerre les impôts n’avaient pas été payés, et refusant les offres réitérées par des parens et des amis dans le nord de les acquitter. Arlington n’a jamais été rendu depuis à ses propriétaires.