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Le Géranium ovipare/Rêve

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Le Géranium ovipareJ. Corti (p. 31-33).


RÊVE


Apprenez, Sophie, et n’oubliez jamais combien il est malséant à une jeune personne de raconter ses rêves.
Mlle Delphine Boursin (Lettres à Sophie sur la civilité).


Pour moi, lecteur, dis un Ave
puis apprends ce que j’ai rêvé.

J’étais mort. Sans nul moratoire
dans les flammes du Purgatoire,
loin des damnés, loin des maudits,
(en vérité je vous le dis)
mon âme entrait au Paradis.
Quant à mon corps, vile matière,
il s’en allait au cimetière,
suivi de monsieur le curé
qui chantait le Miserere.

Or, parmi les anges charmants « I
en se penchant du firmament
mon âme curieusement
regarde mon enterrement

passer : sans rétine elle voit
se dérouler tout le convoi ;
dans la terre elle voit descendre
mon beau cercueil de palissandre,
même elle distingue à travers
les ais de la bière les vers[1]
grouillant sur ma chair aux tons verts[1]
et son absence de narines
perçoit l’odeur des ptomaïnes
(Coty, comme toi, les défunts
distillent de puissants parfums).
— « Ah ! nom de Dieu ! » susurre-t-elle,
« quelle veine d’être immortelle !
« Pourris, mon corps, pourris, mon vieux,
« moi près du bon Dieu, dans les cieux
« je plane : où pourrais-je être mieux ?
« Pauvre corps, c’est fini nous deux !
« Moi je suis belle et toi hideux,
« avec tes yeux tu ne vois pas,
« je te vois, moi qui n’en ai pas.
« Et cependant ne t’en fais pas,
« hélas ! si depuis le trépas
« les vers de toi font leur repas,
« si les larves se sont repues

« de ta bidoche corrompue,
« triste charogne et si tu pues
« épouvantablement eh bien !
« que t’importe ? tu n’en sais rien !
« Et puis sache qu’un jour viendra
« tôt ou tard où tu renaîtras
« (c’est ce qu’on appelle, mon cher,
« résurrection de la chair) :
« Jéhovah te dépourrira,
« nous deux, ça recommencera !
« Va ! tu planeras, toi-z-aussi,
« oui toi-z-aussi tu planeras
« au Paradis. Donc sans souci,
« moi dans l’azur, toi dans l’humus,
« chantons Te Deum laudamus ! »

Ma Substance Pensante ainsi
parle à ma Substance Étendue
mais (comme de bien entendu !)
le corps n’ayant pas entendu
à l’âme n’a pas répondu.

Voilà donc ce que j’ai rêvé,
pour moi récite un autre Ave,
lecteur peu bénévole, et si
tu ris à cette facétie
macabre je te remercie !

  1. a et b Déjà !
    (Note de l’Auteur.)