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Le Gentilhomme pauvre/10

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Le Gentilhomme pauvre
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 158-167).
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X

X.


Depuis longtemps déjà le doux printemps a dépouillé la terre des voiles funèbres de l’hiver et rendu à toute la création une vie nouvelle et de nouvelles forces. Le Grinselhof aussi a repris toute la magnificence de sa sauvage et libre nature ; les chênes majestueux déploient leur vaste dôme de verdure, les rosiers des Alpes sont en pleine floraison, le syringa charge l’air de senteurs parfumées, les oiseaux chantent joyeusement leurs amours, les hannetons volent en bourdonnant, le soleil rajeuni inonde de ses chauds rayons les teintes délicates de la végétation renaissante…

Rien ne semble changé au Grinselhof : ses chemins sont toujours déserts, et morne est le silence qui règne sous ses ombrages ; pourtant, autour de l’habitation même, il y a plus de mouvement et de vie qu’autrefois. Deux domestiques y sont occupés à laver une magnifique voiture et à en enlever la poussière et la boue ; on entend dans l’écurie hennir et piétiner des chevaux. Une jeune servante, debout sur le seuil, rit et jase avec les domestiques.

Tout à coup, le timbre clair et argentin d’une sonnette retentit dans l’intérieur de la maison ; la jeune fille rentre précipitamment en disant d’une voix effrayée :

— Ah ! mon Dieu, monsieur qui demande son déjeuner : il n’est pas prêt !

Cependant, un instant après, elle monte l’escalier portant le déjeuner sur un plat magnifique ; elle entre dans un salon du premier étage, et dépose silencieusement le plat sur une table devant un jeune homme qui semble absorbé dans ses pensées. La servante quitte la place, toujours sans mot dire.

Le jeune homme sort de sa rêverie, et se met à déjeuner d’un air distrait ; il parait ne pas savoir ce qu’il fait.

Le mobilier qui garnit la salle offre des contrastes singuliers : tandis que certains objets, remarquables par leur richesse et l’élégance de leurs formes, se font reconnaître pour des produits du dernier goût, à côté se trouvent des sièges, des bahuts, des armoires, dont la sombre couleur brune et les sculptures roides et tourmentées accusent une haute antiquité ; il en est même dans le nombre qui ont visiblement défié les atteintes du temps pendant trois ou quatre siècles. Aux murailles sont suspendus de nombreux tableaux enfumés dont les cadres poudreux et souillés ont perdu tout éclat. Ce sont des portraits de guerriers, d’hommes d’État, d’abbés et de prélats.

Ces portraits portent les armoiries de la maison de Vlierbecke ; plusieurs autres objets sont marqués du même signe distinctif.

On sait cependant que jadis eut lieu au Grinselhof une vente publique qui dispersa entre les mains d’une foule de gens tout ce qui appartenait à monsieur de Vlierbecke. Comment se fait-il que ces portraits soient revenus à cette place qu’ils semblaient avoir abandonnée pour jamais ?

Le jeune homme se lève de table toujours distrait ; il parcourt la salle à pas lents, s’arrête, contemple les portraits d’un regard attristé, reprend sa marche, couvre ses yeux de la main comme pour creuser plus avant sa pensée, et s’approche d’une cassette antique posée sur une encoignure. Il l’ouvre avec une apparente indifférence et en tire quelques modestes bijoux, une paire de boucles d’oreilles et un collier de corail rouge. Il considère longtemps ces objets avec un sourire doux, mais triste ; un long soupir s’échappe de sa poitrine, ses yeux se lèvent vers le ciel comme pour y porter une plainte, et sa main renferme soigneusement les bijoux dans la cassette.

Il quitte la salle, descend l’escalier et gagne la cour. Domestiques et servantes saluent sur son passage ; il leur répond par une muette inclination de tête, et disparaît dans le plus sombre sentier du jardin.

Il s’arrête au pied d’un châtaignier sauvage et croise les bras sur sa poitrine ; ses lèvres balbutient des paroles incompréhensibles ; mais peu à peu sa voix devient distincte.

— C’est ici, se dit-il, que, pour la première fois, l’aveu solennel est tombé de sa bouche virginale. Une pudique rougeur colorait son front ; confuse, elle baissait les yeux et sa douce voix murmurait les ravissantes paroles de l’amour… Et moi, ému, troublé, le cœur inondé d’une indicible félicité, j’étais à côté d’elle, tremblant comme si l’immensité de mon bonheur m’eût fait peur ! Ô toi dont le feuillage a si souvent recueilli les sons de sa douce voix, toi témoin des pures aspirations de nos cœurs, le printemps a rendu à ton front une jeune et verdoyante couronne ; mais à tes pieds joies et bonheurs ne sont pas revenus. Les tristes gémissements d’un cœur souffrant montent seuls vers toi ; tout est morne et triste aux alentours ; celle dont la présence enchantait ta solitude est loin d’ici ! Nous l’avons perdu cet ange dont une seule parole faisait de ces lieux un paradis, et qui répandait autour d’elle la joie et la consolation, comme le soleil répand la lumière et la vie. Hélas ! elle nous a quittés, la douce enfant ! Rien, plus rien que le souvenir !

Après un instant de silence, il s’avança lentement dans un autre sentier, et s’enfonça plus avant dans les massifs de verdure ; de temps en temps, il s’arrêtait devant les objets qui lui étaient chers à titre de témoins des émotions qui jadis avaient remué son cœur et qui lui parlaient de celle dont il déplorait si amèrement la perte. Au bord de l’étang, il contempla d’un œil troublé le rapide essaim des dorades, et plus loin, le long de la grande allée, son regard se fixa avec une sorte d’amour sur les œillets qu’elle avait élevés et soignés avec une si tendre sollicitude.

Il poursuivit sa rêverie et continua de se plaindre à tout ce qui l’avait connue, à tout ce qu’elle-même avait aimé, jusqu’au moment où, épuisé par cette surexcitation morale, il s’affaissa sur un siège à l’ombre du catalpa.

Depuis longtemps il était là tout entier à sa douleur lorsque la fermière vint à lui un livre à la main, et lui dit d’une voix joyeuse :

— Monsieur, voici un livre dans lequel mademoiselle Lénora avait l’habitude de lire ; mon homme a reconnu hier, au marché, le paysan qui l’avait acheté le jour de la vente ; il a accompagné le paysan jusque chez lui pour rapporter ce livre. Cela doit être bien beau, et, s’il ne venait pas de notre demoiselle, il ne sortirait de mes mains ni pour or ni pour argent] mon homme dit qu’il s’appelle Lucifer !

Pendant que la fermière parlait ainsi, le jeune homme avait pris le livre avec une joie profonde ; il le feuilletait sans paraître faire attention à ce que disait la brave femme. Enfin, il leva les yeux sur celle-ci, et lui dit avec un affectueux sourire :

— Je vous remercie de votre amicale attention, excellente mère Beth ; vous ne pouvez savoir combien je suis heureux chaque fois que je retrouve une chose qui a appartenu à votre maîtresse. Soyez sûre que je n’oublierai pas vos bons services.

Après avoir adressé ce remerciement à la fermière, il reprit le livre et parut lire attentivement. Néanmoins, la bonne femme ne s’éloigna pas, et l’interrompit bientôt d’un ton attristé :

— Monsieur, me permettez-vous de vous demander s’il n’est pas encore arrivé de nouvelles de notre demoiselle ?

Le jeune homme secoua négativement la tête, et répondit :

— Pas la moindre nouvelle, hélas ! mère Beth ! Toutes les recherches sont inutiles.

— C’est pourtant bien malheureux, Monsieur. Dieu sait maintenant où elle est et ce qu’elle souffre ! Elle m’a dit, lors du départ, qu’elle travaillerait pour son père ; mais pour gagner de ses mains de quoi vivre il faut avoir travaillé depuis ses jeunes années… Ah ! quand j’y pense, mon cœur s’en va… Notre bonne demoiselle en est peut-être réduite à servir les gens, et, comme une pauvre esclave, se tue pour avoir un mauvais morceau de pain… J’ai servi aussi, moi, Monsieur ; et je sais ce que c’est que travailler du matin jusqu’au soir pour les autres. Et elle est si belle, si savante, si bonne, si bienfaisante ! C’est terrible ; je ne puis m’empêcher de pleurer quand je songe à sa misérable vie…

Se sentant en effet prête à pleurer, elle essuya deux larmes qui débordaient.

Le jeune homme, ému par le ton sympathique de sa voix, demeurait immobile, les yeux fixés sur la table. La femme reprit d’une voix saccadée :

— Et dire qu’elle pourrait maintenant être si heureuse, qu’elle pourrait redevenir maîtresse du Grinselhof où elle est venue au monde et où elle a grandi, que maintenant monsieur de Vlierbecke pourrait passer ici ses vieux jours sans chagrin et sans inquiétude, tandis qu’ils errent par le monde, ils sont pauvres, malades peut-être, et abandonnés de tout le monde ! Ah ! Monsieur, c’est bien triste de savoir ses bienfaiteurs si malheureux, et de ne rien pouvoir faire pour les secourir que prier le bon Dieu et espérer dans sa miséricorde.

La naïve femme avait sans intention remué dans le cœur de son nouveau maître les cordes les plus sensibles, et l’avait profondément ému ; elle s’aperçut enfin que des larmes silencieuses s’échappaient de ses yeux, et que ses doigts se crispaient convulsivement. Elle reprit avec une certaine anxiété :

— Pardonnez-moi, Monsieur, de vous avoir fait tant de chagrin ; mon cœur en est trop plein : cela déborde, et je parle presque sans le savoir. Si j’ai mal fait, vous êtes si bon que vous ne vous fâcherez pas de ce que j’aime tant notre demoiselle et que je pleure de la savoir malheureuse. Monsieur n’a-t-il rien à m’ordonner ?

Elle voulut partir ; mais le jeune homme leva la tête, et, comprimant ses larmes, dit d’une voix profondément altérée :

— Moi, fâché contre vous, mère Beth, et fâché parce que vous montrez votre affection pour la pauvre Lénora ? Oh ! non, mon cœur vous bénit au contraire ! Elles me font du bien, ces larmes que vous arrachez de mes yeux ; car je souffre affreusement, ma chère femme, et je suis bien malheureux. La vie me pèse, et si Dieu, dans sa miséricorde, voulait m’ôter de la terre, je mourrais avec joie. Tout espoir de la revoir en ce monde disparaît… peut-être m’attend-elle là-haut dans le ciel !

— Ah ! Monsieur, Monsieur, que dites-vous là ? s’écria la fermière avec terreur. Non, cela ne peut pas être !

— Vous gémissez, bonne femme, et vous pleurez sur elle, poursuivit le jeune homme sans avoir égard à l’interruption ; mais ne comprenez-vous pas que mon âme à moi doit être consumée de regrets et de douleur ? Ne comprenez-vous pas qu’il ne se passe pas un instant dans ma vie où une nouvelle peine ne vienne déchirer mon cœur ? Hélas ! avoir, pendant des mois entiers, imploré de Dieu comme une grâce suprême le bonheur de la revoir ; avoir surmonté tous les obstacles, pouvoir la nommer ma fiancée, pouvoir la rendre heureuse, devenir fou de joie et d’impatience, voler comme l’éclair vers le pays… et pour toute récompense, pour toute consolation, rencontrer le plus affreux isolement. Savoir qu’elle est pauvre et languit peut-être abreuvée d’humiliations, épuisée par le besoin ; savoir que ma noble et bien-aimée Lénora gémit sous le poids d’une épouvantable infortune, et ne rien pouvoir faire pour la sauver ; être condamné à compter, dans un impuissant désespoir, ses jours d’affliction, et même n’être pas sûr que la douleur ne l’a pas encore tuée !…

Un profond silence suivit ces tristes plaintes ; la fermière avait courbé la tête et était profondément émue ; cependant, après quelques instants, elle essaya de le consoler :

— Ah ! Monsieur, je comprends trop combien vous souffrez ; mais aussi, pourquoi désespérer ? Qui sait s’il n’arrivera pas tout d’un coup des nouvelles de notre demoiselle ? Dieu est bon ; il entendra nos prières… Et la joie de son retour nous fera oublier tous nos chagrins !…

— Puisse votre prophétie se réaliser, ma bonne femme ! Mais il y a déjà sept mois qu’ils sont partis ; depuis trois mois cent personnes ont reçu mission de s’informer d’eux ; dans toutes les villes on a fait mille recherches pour les découvrir, et l’on n’a rien obtenu, pas un seul renseignement, pas le moindre signe qu’ils soient encore de ce monde ! Ma raison me dit aussi qu’il ne faut pas désespérer ; mais mon cœur saignant et déchiré exalte encore mon malheur, et me crie que je l’ai perdue… perdue pour toujours !

Il se disposait à quitter le catalpa et voulait s’éloigner de la fermière, quand il leva tout à coup les yeux avec surprise, en montrant du doigt la route qui aboutissait au château.

— Écoutez ! n’entendez-vous rien ? s’écria-t-il.

— C’est un cheval au galop, répondit la fermière sans comprendre pourquoi ce bruit faisait sur son maître une si forte impression.

— Pauvre fou ! dit le jeune homme en soupirant et avec un triste sourire, que me fait, en effet, un cheval qui passe au galop ?

— Voyez, voyez, il entre dans l’avenue ! s’écria la fermière avec une émotion croissante. Mon Dieu ! c’est un messager qui apporte des nouvelles, bien sûr ! Puissent-elles être bonnes !

En effet, le cavalier franchit la porte au grand galop, et arrêta sa monture dès qu’il vit le jeune homme et la fermière se précipiter vers lui. Il mit pied à terre, tira une lettre de sa poche, et la tendit au maître du Grinselhof en disant :

— Monsieur Denecker, je viens de la part de monsieur le notaire qui m’a chargé de vous apporter cette lettre sans reprendre haleine.

Après ces mots, il emmena vers l’écurie son cheval fumant de sueur.

Monsieur Denecker brisa d’une main tremblante le cachet de la lettre, tandis que la fermière, souriante d’espoir et les yeux grands ouverts, suivait tous les mouvements de son maître.

À la lecture des premières lignes, monsieur Denecker pâlit horriblement ; à mesure qu’il poursuivait, il se mit à trembler de tous ses membres, jusqu’à ce qu’enfin un rire égaré contracta ses traits, et que, levant les mains au ciel, il s’écria :

— Merci, mon Dieu ! elle m’est rendue !

— Monsieur, Monsieur, s’écria la fermière, est-ce une bonne nouvelle ?

— Oui… oui… réjouissez-vous tous ! Lénora vit ; je sais où elle est ! Je vais la chercher, répondit monsieur Denecker à demi fou de bonheur, courant vers la maison, appelant tous ses domestiques par leur nom, et leur disant précipitamment :

— Allons, la voiture de voyage, les chevaux anglais ! Ma malle ! mon manteau ! Vite… volez !

Et, se mettant lui-même à l’œuvre, il apporta dans la voiture qu’on avait tirée de la remise plusieurs objets nécessaires au voyage. Les chevaux furent attelés, et bien qu’ils creusassent la terre du pied comme des lions impatients, et fussent tellement ardents qu’on eût dit qu’ils allaient broyer le mors, on leur sangla impitoyablement les reins d’un vigoureux coup de fouet.

La voiture, comme emportée par le vent, traversa la porte avec la rapidité d’une flèche, et souleva bientôt jusqu’au ciel la poussière de la route d’Anvers.