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Le Gueux de Mer (Moke)/30

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 281-292).
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CHAPITRE XXX


Fidèle à sa promesse, Louis de Winchestre s’était chargé des dépêches du duc d’Albe, et, suivi du seul Dirk Dirkensen, il avait pris la route d’Espagne. Il traversa en peu de jours la France. Ce pays jouissait alors de cette paix trompeuse qui précéda le massacre de la Saint-Barthélemy ; les routes étaient sûres, les campagnes couvertes de riches moissons, et partout régnaient l’abondance et la tranquillité. Les deux voyageurs, doués d’une constitution robuste et endurcis à la fatigue, couraient à franc étrier, sans presque prendre de repos ; car l’un brûlait d’impatience d’accomplir les missions diverses qu’on lui avait confiées, l’autre trouvait le mouvement du cheval assez semblable au roulis d’un navire, et il croyait qu’il eût fallu être plus délicat qu’une femmelette pour se plaindre d’un pareil tangage.

Parvenus au delà des Pyrénées, un nouveau spectacle s’offrit à leurs yeux. Une grande partie des campagnes restait inculte, la manie de l’émigration pour l’Amérique étant alors portée au comble. Çà et là on pouvait remarquer d’horribles vestiges de la guerre civile qui venait à peine de s'éteindre entre les vieux chrétiens et les Mauresques[1]. Quoique les royaumes de Grenade et de Valence eussent été le principal théâtre de cette guerre d’extermination, des partis armés s’étaient répandus jusque dans l’Aragon et la Vieille-Castille, portant partout le désordre et la ruine. Comme le nord de l’Espagne était encore dépourvu de commerce, on ne rencontrait guère le long des routes que des troupes de pèlerins qui voyageaient en demandant l’aumône et dépouillaient quelquefois celui qui ne leur paraissait pas assez libéral. L’intérieur des villes n’était pas moins remarquable par le grand nombre de prêtres, de moines, de mendiants et de bohémiens qui semblaient y fourmiller. Les habitants étaient vêtus d’un costume grave et sombre, conformément au goût du Roi, qui s’occupait volontiers de cette matière, et on pouvait reconnaître les gens de loi et les officiers des cours supérieures à la robe noire, et à la barbe longue et large qu’ils étaient forcés de porter.

Dès qu’ils furent arrivés dans la capitale, Louis de Winchestre s’informa des moyens de parvenir auprès de Philippe II, et, ayant appris que ce monarque permettait quelquefois à tous ses sujets de lui présenter leurs requêtes, il résolut de se rendre au palais le lendemain à l’heure de l’audience.

Sachant combien le prince faisait attention au costume de ceux qui approchaient de sa personne, il eut soin de choisir un habillement simple, dont la couleur sombre ne blessât point les yeux du Roi, et, sans autre arme que son épée à double tranchant, il s’achemina vers la demeure de ce cruel Philippe dont le nom inspirait tant de terreur.

Le palais de ce souverain offrait un coup d’œil bizarre, et qui pouvait révéler le caractère du prince qui l’habitait. C’était un édifice antique, dont l’architecture, moitié gothique et moitié mauresque, avait subi des changements considérables, par ordre de Philippe ; car il se piquait d’exceller dans la science des Vitruves, et ses flatteurs ne manquaient pas d’élever son talent jusqu’aux nues ; mais, aussi inconscient dans ses projets qu’il aimait à paraître persévérant aux regards de la multitude, il avait vingt fois changé et retouché le plan de la partie de son palais qu’il avait fait reconstruire. Ici se trouvaient des fenêtres masquées par une colonnade imaginée un peu trop tard ; là des arcades de forme et de grandeur inégales ; plus loin des cariatides, qui ne soutenaient rien. L’aile la plus antique et la plus délabrée avait été respectée à cause d’une chambre où un saint religieux avait autrefois fait sa demeure. Un autre corps de bâtiment restait abattu, sans qu’on parût songer encore à le réédifier, le Roi ne sachant auquel de ses différents desseins donner la préférence. Des niches, des statues de saints, des crucifix et des emblèmes à la gloire du monarque régnant, étaient prodigués de toutes parts, tandis que sur un donjon à demi ruiné on distinguait à peine les vestiges du chiffre de Charles-Quint.

Mais ce qui peignait l’âme de Philippe, c’étaient les grilles et les pointes de fer, dont le palais était hérissé ; c’étaient les gardes à pied et à cheval, et les soldats de toute nation postés dans les cours et jusque dans les appartements ; c’était surtout l’air sombre et sinistre de tous ces satellites empressés à singer leur maître. Quelque brave que fût Louis de Winchestre, il ne put s’empêcher de frémir en entrant dans ce séjour de la tyrannie ; mais cette première émotion fit place à un généreux dédain quand il vit la méfiance et la terreur peintes sur le visage de tous ceux que la nécessité appelait dans ce palais : tous étaient munis de chapelets et de livres de prières, peut-être aucun n’avait jamais connu la véritable piété.

Le nombre des solliciteurs était plus considérable que de coutume, parce que le Roi, relevant à peine d’une longue maladie, on avait espéré qu’il se montrerait plus indulgent : aussi une foule de suppliants se pressaient les uns sur les autres dans l’immense galerie où il leur était permis de se rendre. Chacun ambitionnait l’avantage de parler le premier au Roi, et ceux qui étaient au rang le plus avancé n’eussent pas voulu céder leur place, même pour une somme considérable.

Le haut de la galerie se remplit bientôt de gardes et de courtisans ; ensuite vinrent quelques grands d’Espagne, la tête couverte, quoique le souverain les suivît ; enfin Philippe parut. C’était un homme de quarante-cinq ans, mais déjà gris, infirme et cassé comme un septuagénaire. Son costume magnifique semblait faire ressortir encore la pâleur de son visage. Sa taille, à peine médiocre, paraissait beaucoup trop petite sous le manteau royal qu’il portait. Sa figure peignait son caractère sombre, inquiet, faux et méfiant ; ses yeux petits et faibles avaient une mobilité perpétuelle, qui contrastait avec la gravité affectée du reste de sa physionomie ; ses sourcils noirs et épais semblaient toujours froncés ; son front était ridé, ses joues creuses, ses lèvres livides, et le bas de son visage, s’avançant au delà de toute proportion, achevait de donner à l’ensemble un caractère frappant de bassesse et de déloyauté[2].

Quand il s’approcha de l’endroit où les solliciteurs étaient rangés, on les vit tous trembler, et ils reculèrent, comme une meute de chiens timides s’enfuit quand elle voit revenir sur elle le sanglier terrible qu’elle poursuivait. Ceux qui un moment auparavant s’estimaient heureux d’être à portée de lui adresser la parole eussent voulu maintenant se cacher derrière les autres et se dérober aux regards de celui qu’ils étaient venus implorer.

Le premier qui s’adressa au monarque était un officier maure de Tunis, qui avait embrassé la religion catholique et essayé d’introduire dans cette ville un parti d’Espagnols. Pour le déterminer à cette entreprise on lui avait fait de magnifiques promesses : il en réclamait l’exécution, maintenant que, proscrit par ses compatriotes, il ne pouvait trouver de ressources que dans la générosité du Roi.

Philippe écouta patiemment le discours de cet homme, quoique l’Africain s’exprimât avec difficulté en langue espagnole. L’attention que le Roi paraissait lui prêter, l’air en même temps grave et bienveillant qu’il affectait, semblaient promettre une réponse favorable. — Vous avez raison, dit-il, en appuyant sur ces mots d’une manière remarquable ; nous avons nous-même approuvé les offres qu’on vous a faites, et nous voulons les remplir ; mais vous savez qu’un prince chrétien (et il prononça ce mot d’une voix plus basse, avec l’accent de la dévotion) ne peut rien faire que de l’avis de ses directeurs : nous avons donc soumis le cas à notre directeur de conscience, don Antonio Pérez va nous apprendre sa décision.

Quand le Maure eut entendu le monarque s’exprimer de la sorte, une vive joie brilla dans ses grands yeux noirs et un sourire expressif peignit ses espérances ; croisant les mains sur sa poitrine, il se prosterna presque jusqu’à terre.

Cependant le secrétaire d’État Antonio Pérez, auquel le Roi avait demandé la décision du conseil de conscience, s’était approché à pas lents, avec la gravité et la circonspection d’un courtisan espagnol. Il s’inclina devant son maître encore plus profondément que ne l’avait fait l’Africain, et répondit :

« Le conseil a jugé que si Votre Majesté était souverain légitime de Tunis, il ne convenait pas à un de ses sujets de composer avec son maître et de lui vendre l’obéissance qui lui était due ; si, au contraire, on pouvait considérer les mahométans comme propriétaires naturels de la ville, alors l’action du suppliant aurait été un crime de lèse-majesté divine et humaine. Dans la première hypothèse, l’officier maure mérite le supplice des rebelles, pour avoir voulu faire payer à son roi les services qu’il était tenu de lui rendre gratuitement ; dans la seconde il a encouru la peine des traîtres. Toutefois le conseil pense que Votre Majesté pourrait, sans charger sa conscience, accorder quelque faveur à ce misérable, et commuer son châtiment en une prison perpétuelle. »

Le Maure, peu versé dans la langue espagnole, ne comprenait pas bien les termes dans lesquels cette décision était exprimée : cependant les derniers mots étaient intelligibles pour lui. Frappé comme d’un coup de foudre, et doutant du témoignage de ses sens, il pâlit, avança la tête, et resta immobile, l’œil fixé sur le secrétaire, cherchant à saisir un mot ou un geste qui confirmât ou détruisît les appréhensions terribles que ces paroles fatales avaient fait succéder à sa profonde sécurité.

Le Roi, qui, pendant qu’Antonio Pérez prononçait la réponse, n’y avait donné aucune attention, parce qu’il la connaissait d’avance, l’ayant lui-même dictée, tenait les regards attachés sur l’Africain, cherchant à découvrir l’effet que produirait sur lui cet arrêt imprévu, et il jouissait de ses angoisses, qu’il prolongea encore en affectant de garder un moment le silence, et feignant de délibérer en lui-même sur la résolution qu’il devait prendre. Enfin, haussant les épaules, comme s’il eût cédé malgré lui à une nécessité que son cœur regrettait : — Nous sommes vraiment fâché que telle soit la décision de nos révérends directeurs, dit-il ; mais nous nous sommes fait une loi de suivre toujours leurs avis. Qu’on mène donc ce pauvre homme au château de Ségovie !

Les gardes saisirent le malheureux étranger et l’entraînèrent malgré sa résistance désespérée, tandis que le prince, avec l’air de la plus parfaite indifférence, passait à un second solliciteur.

Celui-ci était un vieillard d’une naissance distinguée, et qui avait servi l’État avec honneur ; il demandait la délivrance de son fils emprisonné sur une fausse accusation d’hérésie. Le Roi, le regardant avec sévérité, lui répondit : Il faut que la sainte Église soit vengée ; si mon propre fils devenait hérétique ou schismatique, je préparerais moi-même le bûcher pour lui faire expier son crime dans les flammes.

Un moine franciscain s’approcha ensuite du monarque : c’était un homme sexagénaire, dont la longue barbe, déjà grise, retombait sur la poitrine ; il avait les pieds nus, les reins ceints d’une corde, et il s’appuyait sur un bâton de bois de chêne grossièrement taillé. À son aspect, Philippe, dépouillant toute sa hauteur, prit un air humble, et, levant les mains au ciel : Est-ce vous, révérend père Lucas d’Alienda ? s’écria-t-il ; quelle satisfaction pour moi de revoir un si saint homme ! Je croyais Votre Révérence


Un moine franciscain s’approcha ensuite du monarque. (P. 288.)


aux Indes Orientales ; mais peut-être êtes-vous venu m’apporter de glorieuses reliques des martyrs de votre ordre : hélas ! les idolâtres en font encore périr un grand nombre, mais c’est un bonheur, auquel un Roi ne peut prétendre, d’aller verser son sang pour la religion ! Au moins toute l’Europe sait que je n’épargne pas celui de mes troupes, quand il y va de l’intérêt de Dieu.

Le moine répondit d’un air de persuasion : Aussi Votre Majesté est-elle particulièrement agréable aux bienheureux, dont l’intercession est toute-puissante. C’est pour révéler une grande preuve de cette vérité, que j’ai quitté les pays lointains où le général de notre sainte religion m’avait nommé commissaire général et que j’ai osé comparaître, moi indigne, devant un prince qui est le bouclier de l’Église et le lieutenant du Très-Haut sur la terre.

— Vous nous comblez de joie, digne père Lucas, en nous favorisant de votre présence, et nous pensons que le plus grand roi du monde est à peine digne de nouer les cordons des sandales d’un saint religieux comme vous. Mais reprenez votre récit.

— Nous avions pour provincial dans les Indes, reprit le moine d’une voix moins assurée, le père Gonzalez de Nundel, homme d’une vie austère et d’une piété éminente ; le Ciel l’ayant favorisé d’une vision toute miraculeuse, j’ai cru de mon devoir d’en faire rapport à Votre Majesté. Mais j’ignore s’il serait agréable à un aussi grand prince d’être informé devant tant de personnes d’une chose qui le concerne spécialement.

— Parlez, mon bon père, nous brûlons de vous entendre.

— Je dirai donc à Votre Majesté que notre révérend provincial dans les Indes, Gonzalez de Nundel, a vu, dans une extase béatifique, l’âme de votre auguste père, l’empereur Charles-Quint, s’élever du purgatoire au séjour des bienheureux, rayonnant de gloire. C’est au zèle du Roi mon fils, disait-elle, c’est au juste châtiment des hérétiques poursuivis par sa sainte fureur, c’est aussi aux prières des bons pères de l’ordre de Saint-François, que je dois ma délivrance des flammes qui me brûlaient encore.

Pendant que le père Lucas d’Alienda débitait cette fable, le monarque le regardait d’un œil pénétrant, qui fit rougir le fourbe : il balbutia en achevant son récit, et l’on vit trembler le bâton sur lequel il s’appuyait. Cependant Philippe ne témoigna aucune méfiance, et, embrassant, avec toutes les démonstrations de la plus vive joie, l’hypocrite qui l’avait voulu jouer : Amen ! amen ! s’écria-t-il ; que nous sommes redevables à Votre Révérence de nous avoir fourni ce grand sujet de consolation ! comment nous acquitter envers vous ?

— Si j’osais demander une grâce à Votre Majesté, répondit le fourbe entièrement rassuré par les caresses du Roi, et ce serait exclusivement dans l’intérêt de l’État, je supplierais le plus sage des rois de se défier de certains loups revêtus de peaux de brebis, de ces soi-disant religieux qui, prenant pour eux-mêmes le saint nom de Jésus, s’attirent à l’aide de cet appeau la confiance des faibles, la soumission des ignorants, et les largesses des riches… Votre Majesté ne saurait croire quel tort nous font ces jésuites.

Peut-être Philippe ne fut-il pas fâché de manifester publiquement son aversion pour toutes les innovations. Reprenant donc le ton solennel qui lui était ordinaire, il repartit aussitôt : Votre demande est juste, bon père ; on n’a pas besoin d’ordres inconnus, puisqu’il en existe tant de recommandables par leur mérite et leur expérience dans la conduite des âmes. Nous y pourvoirons ; mais, pour le moment, qu’on ne songe qu’à se réjouir de l’exaltation de l’âme de notre père ; nous donnerons audience à nos sujets une autre fois, ce jour doit être un jour de prière et de sanctification.

Quoique les solliciteurs, ainsi congédiés, donnassent au diable, du meilleur de leur cœur, l’âme de l’empereur Charles-Quint, et le moine qui avait joué cette comédie, il n’en fallait pas moins qu’ils affectassent de se réjouir. Le Roi demeura dans la galerie pour les voir se retirer, comme s’il se fût fait un malin plaisir de leur désappointement ; enfin, quand il n’en resta plus que quelques-uns, du nombre desquels étaient le père Lucas d’Alienda et Louis de Winchestre, Philippe retourna dans l’intérieur du palais ; mais, avant qu’il ne quittât la salle, le jeune Belge l’avait entendu dire au secrétaire d’État : Antonio Pérez, je vous recommande le bon père qui m’a rapporté cette admirable révélation. Pérez répondit par un sourire sinistre, dont le Flamand fut étonné ; mais il eut lieu, dans la suite, d’en deviner la signification.



  1. Nom que l’on donnait alors aux Maures d'Espagne.
  2. Les paroles que l’on a mises, plus loin, dans la bouche du Roi sont presque littéralement tirées des historiens. La plupart sont rapportées par Gregorio Leti, Vie de Philippe II, 2e partie, livre XX.