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Le Gueux de Mer (Moke)/38

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 366-369).
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CHAPITRE XXXVIII


Ce fut à Anvers que se réfugièrent les quatre personnes que le hasard avait si heureusement réunies à travers mille périls. Elles y arrivèrent le lendemain de la prise de Malines, et s’y choisirent une habitation modeste qu’elles occupèrent sous des noms supposés ; car il eût été dangereux pour le comte de Waldeghem qu’on les reconnût.

Louis de Winchestre aurait pu maintenant jouir d’un bonheur tranquille. Par ses soins, le mulâtre avait reçu une sépulture honorable, et un monument magnifique s’élevait sur la tombe de son aïeul. Dirk Dirkensen l’avait rejoint et continuait à jouer auprès de lui le rôle de domestique. Il vivait sous le même toit que sa bien-aimée, dont il pouvait espérer obtenir la main aussitôt qu’il jugerait bienséant de quitter le deuil du vieux seigneur de Gruthuysen. Le père de Marguerite le traitait déjà comme son fils, et la baronne, qui n’avait jamais douté de sa conversion, lui communiquait toutes ses craintes et toutes ses espérances.

Mais le cœur du jeune homme était trop noble pour se livrer entièrement aux puissances de l’amour et de l’amitié, tandis que ses anciens compagnons d’armes soutenaient une lutte inégale et cruelle contre les satellites du tyran. Chaque jour on apprenait de nouvelles horreurs commises par les Espagnols : tantôt c’étaient des femmes et des enfants hachés par quartiers ou déchirés en lambeaux par la poudre qu’on attachait autour de leurs corps ; tantôt des vieillards mutilés et mis lentement à mort par une longue suite de tourments ; tantôt enfin des protestants brûlés vifs au milieu d’une troupe de soldats qui se faisaient un effroyable amusement de leurs contorsions. À ces récits les yeux du jeune Belge s’enflammaient, et, par un mouvement involontaire, sa main se portait à son épée.

Anvers était alors l’arsenal maritime du duc d’Albe : on y travaillait sans relâche à construire et à équiper des vaisseaux de guerre, pour soumettre les îles de Zélande. Dirk Dirkensen ne laissait passer aucun jour sans aller visiter ces travaux, et, quand il revenait auprès de son maître, un sombre mécontentement était peint sur son visage. On va combattre, disait-il, et nous n’y serons pas ! Louis de Winchestre ne répondait point, mais son front se ridait.

Enfin, incapable de résister plus longtemps au généreux désir qui l’agitait, il profita du premier moment où il se trouva seul avec Marguerite pour lui ouvrir son âme tout entière.

— Marguerite, lui dit-il, vous me connaissez, et vous savez que ni les rêves de l’ambition, ni l’éclat de la gloire ne pourraient me séduire. La seule chose que j’aie ardemment désirée pour mon bonheur, le titre de votre époux, ne peut m’appartenir encore, puisque à peine la terre vient de recouvrir les restes de mon aïeul. Mais dois-je attendre dans l’oisiveté l’époque de cette douce union, tandis que le sang de mes compatriotes demande vengeance ? Lorsque des jeunes gens encore imberbes, de paisibles bourgeois, des vieillards affaissés sous le poids des ans courent aux armes pour défendre la patrie, moi, nourri dans les combats, moi, fils d’un héros, refuserai-je à mon pays opprimé le secours de mon bras ? Vous pâlissez, Marguerite : hélas ! moi aussi je sens mon cœur se briser à l’idée d’une séparation cruelle ; mais qu’importent les souffrances quand il s’agit de remplir un devoir ! La jeune fille, pâle mais l’œil étincelant, voulut lui répondre, et trois fois la parole expira sur ses lèvres ; enfin elle prononça ces mots d’une voix faible, tandis que sa main tremblante cherchait celle de son amant : « Un long remords empoisonnerait toutes les jouissances de ma vie si je vous avais détourné un seul moment du sentier de l’honneur. Partez, Louis, partez : moi aussi je saurai faire un sacrifice à mon pays. »

Le jeune homme se précipita à ses genoux et porta sa main à ses lèvres : tous deux restèrent un moment immobiles, muets, tremblants ; mais, animés par un sentiment héroïque, tous deux trouvèrent la force de se séparer sans répandre une seule larme.

— Adieu ! dit Louis en s’éloignant ; dans une année, vous pourrez m’appartenir : si Je ne suis pas alors de retour, le glaive espagnol aura atteint le dernier des Gruthuysen.

La nuit suivante une petite chaloupe sortit en secret du port et descendit l’Escaut se dirigeant vers l’île de Walcheren. Deux hommes la conduisaient ; l’un avait l’extérieur d’un vieux marin, l’autre paraissait appartenir à une classe plus élevée ; il retourna souvent la tête tandis que le léger canot s’éloignait de la ville, et quand les remparts d’Anvers eurent disparu à ses yeux, il s’assit à la proue de l’esquif et resta enseveli dans une sombre rêverie.