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Le Japon (Gautier)/L’art

La bibliothèque libre.
A. et C. Black (p. 44-53).

l’art
bronzes, laques, ivoires, porcelaines

C’est dans un des plus importants magasins de la belle rue de Mouromati, à Tokio, qu’il faut aller flâner, pour avoir une idée de la merveilleuse habileté, du goût, de l’ingéniosité que l’artiste japonais met en œuvre dans les charmants bibelots qu’il crée avec une fantaisie inépuisable.

Dès l’entrée, on est comme ébloui, on ne sait où regarder et lequel élire de ces mille objets d’une grâce si imprévue, d’une originalité exquise et spirituelle. Est-ce ce coffret en ivoire tressé imitant la paille et coloré à l’aide d’une infusion de thé et de girofle dont le parfum se fait encore sentir ? Cette paille, une souris blanche, sans doute enfermée dans le coffret l’a rongée et va s’échapper, son corps menu se glisse par l’ouverture, mais n’est pas encore complètement dégagé ; si vous ouvrez la boîte, vous verrez ses petites pattes et sa longue queue de l’autre côté du couvercle.

Préférez-vous qu’un coin de plage apparaisse sur une planche en bois de mûrier, avec ses crabes, ses herbes, ses coquillages variés ? ou des branches d’or chargées d’oiseaux, traversant des plateaux, des grues d’ivoire volant au-dessus d’un lac de nacre bordé de roseaux d’argent sur les portes d’un buffet, ou bien ce léger croissant qui se montre derrière les sapins ébouriffés ? ou cette lune de métal qui sort d’un nuage et forme un miroir sur le couvercle d’un nécessaire de toilette ? Il est impossible de tout étudier et pourtant le moindre objet mérite l’attention, et l’on s’efforce de tout voir.

Voici un ouvrage qui, pour les connaisseurs, est un véritable chef-d’œuvre, c’est cet écran où dans deux gerbes de paille de riz suspendues à une perche, toute une volée de moineaux cherche un gîte. Les oiseaux sont du même ton que les épis entre lesquels ils se cachent, si bien qu’il faut les regarder de très près et les chercher beaucoup pour les découvrir, et c’est justement là le charme de cette sorte de laque, où des objets s’enlacent ton sur ton, ce qui est, paraît-il, d’une exécution des plus difficiles à réussir.

Un magnifique paravent déploie ses feuilles non loin de là. Le motif ornemental choisi par l’artiste est merveilleusement décoratif, c’est le sol touffu et fleuri d’une forêt. Sur le fond noir de la laque, toutes les herbes folles qui naissent du hasard dans un terrain livré à lui-même, s’élancent et s’enchevêtrent avec la plus charmante confusion, et parmi les feuillages couleur d’émeraude, d’absinthe, d’or brûlé, éclatent les tons clairs des fleurs en porcelaine, les ailes brillantes des insectes, des papillons qui peuplent cette petite forêt poussée au pied de la grande. Sur un plateau, sont figurés en relief de jolis fruits inconnus en Europe et que l’on nomme, en Japonais, Bua.

Un vase laqué imite le bronze ancien avec une telle perfection qu’il faut le toucher pour croire à la supercherie ; puis des écrans, des plateaux, des coffrets retiennent encore l’attention ; mais nous trouverons surtout la laque employée avec toutes sortes d’autres matières, telles que la nacre, l’ivoire, le bois, la porcelaine. Voici par exemple un écran en sapin du Japon sur lequel se détache un vase de laque qui contient des fleurs de nacre et d’ivoire : la bordure de cet écran semble être faite en paille de riz, mais ce sont, en effet, des lamelles d’ivoire extrêmement minces, tressées de façon à ressembler parfaitement à la paille. Sur un paravent, en bois précieux, encadré de laque sont appliqués des personnages en porcelaine ; le pantalon rayé bleu et blanc de l’un d’eux joue admirablement la soie. Les Japonais semblent d’ailleurs se plaire infiniment à ces transpositions, à ces trompe-l’œil ; on ne peut jamais bien reconnaître du premier coup la matière dont sont formés leurs délicieux bibelots.

Nous avons vu la laque imitant le bronze, l’ivoire ou la paille. Nous verrons plus loin la porcelaine imitant le fer rouillé, et voici un écran où la soie simule la plume avec un rare bonheur. On ne fait pas tout d’abord grande attention à ces deux paons perchés sur une branche de pêcher en fleurs, et que l’on croit formés de la dépouille des beaux oiseaux qu’ils reproduisent. Mais lorsque l’on s’aperçoit que le somptueux plumage est artificiel et que la soie diversement teintée est parvenue sous la main de l’homme à imiter si parfaitement la nature inimitable, on ne peut retenir une exclamation d’admiration et de surprise.

La salle qui contient des meubles est riche en merveilles. Ils sont d’une recherche bizarre, toujours élégants et intéressants comme des objets d’art. Voici sur les battants d’un buffet toute une famille de fauvettes qui vient nicher dans un creux d’arbre ; les doux oisillons battent des ailes, gonflent leurs plumes, se chamaillent avec ces délicieux mouvements que les peintres japonais savent si bien saisir. Tout autour d’eux foisonnent des fleurs de nacre peintes et des feuillages d’ivoire.

Un vieil homme à l’aspect chinois est sculpté, avec beaucoup de finesse, sur un des panneaux d’une armoire de chêne ; il est assis, les jambes croisées et semble écouter avec gravité les prières qui montent ou descendent vers lui. Ce majestueux personnage n’est autre que le dieu des enfers. Sur l’autre panneau, une jeune femme agenouillée, paraît en effet invoquer la sombre divinité. Cette belle personne, au visage d’ivoire, aux robes de laque et de métal, fut une mondaine célèbre qui portait le nom harmonieux de Itgocondeion ; lasse de sa vie méprisable, et saisie par le repentir, elle rejeta loin d’elle les pompes de Satan, et devint prêtresse. Elle est fort gracieuse, dans sa douleur, avec ses longs cheveux épars et son attitude affaissée au milieu de ses beaux vêtements peut-être un peu mondains encore. Près d’elle, hors d’un joli vase en émaux cloisonnés s’épanouissent des pivoines de porcelaine. Voici une armoire des plus originales, avec ses deux panneaux si divers d’ornementation, l’un montrant simplement le bois sculpté en bas-reliefs, l’autre tout égayé de matières diverses brillamment colorées. Une seconde armoire taillée dans une sorte de chêne parfumé, est décorée d’un buffle de laque qui se montre à mi-corps, d’une roue brisée et d’un personnage vêtu de nacre et courant à toutes jambes. Ces éléments, d’un sens parfaitement obscur aux Européens, suffisent pour remémorer aux Japonais l’aventure d’un ancien souverain dont le char s’embourba dans une rivière et qu’un buffle dételé en toute hâte d’une charrue, tira du mauvais pas.

Au fond d’un grand plat en bois de ké-a-ki, on a sculpté un beau paysage dans lequel errent quelques figures. Plus loin on voit sur un écran en sapin ancien une scène de la vie intime d’un personnage célèbre sous d’autres cieux, c’est un écrivain chinois nommé dans sa patrie Ouan-I-Tchi et au Japon O-Gui-Si ; il est assis derrière une table et trace du bout de son pinceau un passage fameux de ses œuvres. À quelques pas de lui, ses enfants broient l’encre sur l’écritoire, tandis que dans un coin, d’autres bambins tendent une écuelle pleine de pitance à deux jeunes oies. Tous les personnages sont en porcelaine, peinte avec une extrême délicatesse, les deux volatiles, surtout, sont étonnants de vie et de vérité.

Voici, enfin, un magnifique paravent qui vaut, paraît-il, cinquante mille francs. C’est une œuvre d’art d’un luxe fou. La description n’en peut donner l’idée : des fleurs de nacre et de cuivre dont chaque feuille se détache et semble frissonner au vent, des roseaux légers qui s’élancent en gerbes, des grappes de glycines, des pivoines éclatantes s’enlèvent sur le fond sombre de la laque. C’est tout ; mais il faut voir l’ampleur superbe du dessin, la délicatesse des ciselures, l’harmonie douce des couleurs, pour comprendre toute la beauté de cette œuvre incomparable.¸

Les plus belles porcelaines viennent de la Manufacture d’Arita. Il est difficile de voir une œuvre plus absolument réussie, mieux finie, plus élégante, que cette pièce exécutée avec un soin jaloux. C’est un brûle-parfums d’assez petite dimension composé d’un vase de forme cylindrique, placé dans un second vase à jour, sur lequel repose le couvercle. Le vase intérieur est simplement en terre brute, d’un blanc doux et mat comme la moelle de roseau ; la couleur eût empâté les contours et fait perdre quelque chose à l’excessive délicatesse des figures de l’ornementation : un léger bas-relief sculpté avec une finesse exquise. Ce sont des musiciens célestes, des femmes Kamis jouant de la flûte, faisant courir leurs doigts sur le semsin ou frappant le tambour sacré, tandis que leurs sœurs, avec une grâce adorable, ébauchant on ne sait quelle danse mystique, font ondoyer leurs corps sveltes, étendent les bras, renversent la tête, au milieu des plis fins de leurs écharpes envolées dans la brise. Le second vase, dans lequel le premier disparaît, est formé d’un réseau de nuées bleuâtres qui cachent sous le voile qui leur convient les harmonieuses déesses. Le bouton du couvercle est un petit éléphant, aussi en porcelaine brute, tout caparaçonné, harnaché, ornementé avec une minutie extraordinaire.

La cuisson de ces sortes de porcelaines, dont certaines parties sont à jour, est extrêmement délicate et difficile à réussir ; aussi le brûle-parfums dont il s’agit est-il, à tous les points de vue, un objet des plus rares.

Parmi les œuvres du même genre, nous avons remarqué une grande jardinière aux flancs découpés en forme de vagues, entre lesquelles se joue le Ki-Lin, cet animal fabuleux, sorte de licorne marine, qui se montre, paraît-il, lorsque l’empereur gouverne avec sagesse.

Le choix est bien difficile parmi des objets d’un mérite à peu près égal, on ne sait s’il faut préférer ce petit vase, en forme de cornet, léger, transparent, sonore comme une clochette, que décorent des fleurs de cerisier courtisées par quelques papillons, ou ce grand plat au fond duquel des dragons en relief se poursuivent parmi des flots dorés, ou bien encore ces beaux vases piriformes d’une pâte si fine, décorés de lions qui combattent et d’une chaîne de porcelaine attachée aux anses et retombant en guirlande sur les flancs.


jardin japonais.

Ce sont là les pièces les plus importantes, mais mille choses encore mériteraient l’attention, entre autres cette paire de vases, hauts de près de deux mètres, de l’espèce de porcelaine appelée au Japon Someniski, dont la décoration est bleue sur fond blanc (les autres sortes de porcelaines sont désignées, en général, sous le nom de Nisikidi) ; ces grandes potiches, à la forme élancée et gracieuse, sont d’une belle venue, sans défauts et d’une cuisson parfaite. Ce large plat, aussi en porcelaine Someniski, est plus curieux encore ; on y voit réunis tous les poissons que l’on sert sur les tables japonaises, et parmi eux, le faï, dont la chair est spécialement estimée, que l’on paye souvent des prix exorbitants et qui fait partie des cadeaux de fiançailles. Quelques-uns des poissons amassés au fond du plat sont colorés en rouge, et c’est, paraît-il, la première fois que l’on réussit une décoration d’un autre ton sur l’ensemble monochrome de la porcelaine dite Someniski.