Le Japon (Humbert)/06

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Le seuil d’une auberge de village au Japon. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.


LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFEDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



Une excursion à Kanasawa.

L’été au Japon présente rarement une longue succession de beaux jours. Pendant les mois de juin et de juillet, des pluies, parfois torrentielles, alternent avec des chaleurs accablantes. Je n’ai pas remarqué que les orages fussent fréquents ni particulièrement dangereux. Le plus souvent je les voyais se former autour du Fousi-Yama et s’avancer sur la baie avec une apparence menaçante ; mais, après deux ou trois coups de tonnerre, ils ne tardaient pas à prendre la direction de la haute mer, en laissant derrière eux de brillants arcs-en-ciel et bientôt un azur de la plus grande pureté. Je n’ai jamais été témoin du spectacle de ces trombes effrayantes connues sous le nom de typhons dans les parages de l’extrême Orient. Les tremblements de terre, auxquels le Japon est fort exposé, se sont succédé, pendant la saison chaude, dans la proportion de deux par trimestre, en moyenne, mais ils n’ont pas causé de désastre.

La fin de juin et la première quinzaine de juillet furent le temps le plus calme que j’aie passé au Japon. Aucun événement ne vint troubler la tranquillité dont nous jouissions à Benten. J’avais dû abandonner cette solitaire résidence pendant les quelques semaines d’agitation qui suivirent les réclamations de l’Angleterre relatives au meurtre de Richardson. L’on put se croire un instant à la veille d’une rupture générale entre le Japon et les puissances de l’Occident. Après avoir séjourné, au milieu de ces circonstances critiques, tantôt à Yédo, tantôt à Yokohama, je rentrai à Benten avec l’un de mes compagnons d’aventures diplomatiques. Je m’y trouvai le maître du logis. Le consul général des Pays-Bas, appelé temporairement à Nagasaki, m’avait fait savoir, en partant, que la seule considération qui l’empêchât de me remettre même les clefs de sa maison, c’est que justement sa maison n’avait pas de clefs.

L’installation ne fut pas difficile : depuis le portier jusqu’à ma table de travail et à mon fauteuil de bambou, tout le personnel de service, tout le mobilier de la Légation était exactement à la place ou je l’avais laissé. Seul, mon lit avait changé de forme. Il ne se composait plus que d’un matelas, étendu sur les nattes du plancher et revêtu d’un simple drap de lin, sans autre couverture. Ce frais sommier était entouré d’une spacieuse moustiquaire de gaze blanche, tendue sur quatre hauts châssis disposés en carré. Une porte, joignant à merveille, donnait accès dans cette enceinte si ingénieusement combinée pour la protection de mon repos. Et pourtant, que de fois, après avoir franchi le seuil avec toutes les précautions requises, après m’être enveloppé du léger costume que l’on revêt dans les Indes pour se coucher tout habillé, à l’instant même où je croyais pouvoir enfin céder au sommeil, j’ai dû me relever en sursaut pour me défaire de l’ennemi qui s’était introduit avant moi ou avec moi dans la place !

Les nuits des tropiques et celles de la saison chaude au Japon sont excessivement pénibles pour les Européens. La transpiration et les moustiques font de toute occupation sédentaire un véritable supplice. La promenade n’a plus de charme quand le crépuscule est passé. Le sommeil fuit, pendant des heures interminables, la couche où l’on s’obstine à l’appeler.

De guerre lasse, nous allions chercher un refuge aérien sur le belvédère de notre toit. Tô avait eu soin d’y transporter le tabacco-bon, c’est-à-dire le brasero des fumeurs, accompagné d’une ample provision de cigares de Manille, et même d’une petite cave de liqueurs destinées à faire des grogs américains.

La première impression qui nous accueillait sur cette haute retraite, c’était un sentiment de délivrance et d’apaisement : l’immensité du ciel parsemé d’étoiles, le calme de la rade, où se dessinaient les sombres silhouettes des vaisseaux de guerre, le silence des rues de la ville japonaise, sillonnées, par intervalles, des falots chancelants de la ronde de nuit, tout ce qui nous entourait disposait l’esprit à une rêveuse contemplation. Mais bientôt quelque incident fortuit venait nous en distraire : la chute d’une étoile filante, la traînée lumineuse d’une fusée tirée dans quelque jardin public, la lueur phosphorique des lucioles qui voltigeaient dans notre voisinage. Puis il fallait bien s’avouer que nous n’étions pas tout à fait hors d’atteinte des assauts de l’ennemi. Ensuite, on s’apercevait que l’humidité de l’air commençait à pénétrer les habits ; quelquefois de grosses gouttes de rosée nous tombaient sur la figure. Enfin la lassitude et le froid nous forçaient de rentrer sous la lourde atmosphère de nos dortoirs hermétiquement fermés.

Nous imaginâmes des parties de navigation sur la rade, dans le sampan du consulat, mais ce fut pour nous en tenir aux deux premiers essais. Comme nous rentrions à marée basse, notre lourd sampan ne manquait pas de toucher, à une distance plus ou moins considérable du débarcadère de Benten, et nous avions l’ennui de devoir franchir l’intervalle qui nous en séparait, montés à califourchon sur les épaules de nos bateliers.

Le constable, à cette occasion, crut devoir obligeamment nous avertir que l’inconvénient dont nous nous plaignions ne se produirait pas si nous prolongions notre promenade jusqu’au lever du soleil. Sa naïve observation eut un succès auquel il était loin de s’attendre. Nous avions dans ce moment quelques amis à notre table. Il ne fut question pendant le repas, que de grandes conceptions nautiques, s’étendant peu à peu vers le cap Sagami, et même le doublant pour gagner l’île d’Inosima.

Tout à coup, arrivés à ce point, nos projets prirent une consistance sérieuse. Une route, qui traverse diagonalement la presqu’île formée par le cap Sagami, nous permettait, en effet, d’atteindre Inosima sans courir les risques d’une longue navigation. L’on convint qu’une partie de la société se rendrait, en bateau, et l’autre, à cheval, au village de Kanasawa, situé à quinze kilomètres au sud de Yokohama ; et que, de là, par la voie de terre, on se dirigerait sur Inosima, sans omettre de visiter, en route, les monuments de Kamakoura, ancienne ville de résidence, à sept kilomètres au sud-ouest de Kanasawa.

Le constable fut chargé d’aviser à tous les préparatifs de la section maritime de l’expédition.

Le soir du départ étant arrive, les amis, au nombre de deux seulement, qui s’étaient décidés à m’accompagner dans la traversée de Kanasawa, se rencontrèrent avec moi sur la terrasse de Benten, au moment où le vaisseau de garde des escadres mouillées en rade donnait, par un coup de canon, le signal de l’extinction des feux. Des sons de trompettes et de sifflets retentirent à la fois sur les bâtiments de guerre, puis tout rentra dans le silence. Il était neuf heures ; aucun souffle de vent ne se faisait sentir. Nous vîmes la lune se lever sur la ligne de la mer, au delà des collines du Bluff. Peu de temps après, le constable vint nous annoncer que les sendos nous attendaient.

Deux sentinelles japonaises, en faction sur la berge, armées d’un fusil sans baïonnette, nous saluèrent, au passage, d’un pacifique bonsoir ! Nous y répondîmes sur un ton approprié à l’âge d’innocence de leur consigne militaire.

De toutes les barques amarrées sur la rive sortait, comme un gémissement cadencé, la monotone prière des pêcheurs au suprême intercesseur et patron des âmes : « Amida, ayez pitié de moi ! » L’efficacité de cette oraison est en rapport avec le nombre de minutes que l’on doit y consacrer, sans interruption, conformément aux prescriptions des bonzes.

L’équipage de notre expédition se composait des cinq bateliers, du constable, de deux coskeis et du comprador chinois, préposé au commissariat des vivres. Tout ce monde était posté ou installé sur le pont du sampan, dont la cabine demeurait à notre disposition. Nous y arrangeâmes trois couchettes, au moyen de divers sacs, caisses et couvertures que notre prévoyance ou le hasard nous avait mis sous la main ; et pleinement rassurés quant aux conditions au milieu desquelles nous passerions la nuit, nous allâmes nous établir sur la toiture de notre dortoir improvisé, en attendant que le sommeil nous invitât à redescendre.

Nous traversâmes à la rame toute l’étendue de la baie occupée par la flotte.

Les bateliers japonais sont toujours debout, à l’arrière, deux d’un côté, deux de l’autre, appuyés sur de lourdes et longues rames plongeantes, auxquelles ils impriment un mouvement de demi-rotation, à la manière des gondoliers vénitiens. Le cinquième, et c’est ordinairement le patron de la barque, manie l’aviron qui tient lieu de gouvernail. Le jeu combiné des quatre premières rames produit les effets du mécanisme de l’hélice. Lorsque le travail devient plus pénible que de coutume, les rameurs s’encouragent mutuellement par un sifflement doux et prolongé, qu’ils provoquent en aspirant l’air et serrant les dents.

Guet de nuit. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Parmi les bruits confus qui nous parvenaient encore de la ville européenne, nous nous intéressâmes spécialement à un solo de clarinette, qui traduisait, selon toute apparence, les sentiments mélancoliques dont débordait un jeune cœur allemand, à la suite d’une journée de comptoir marquée par 45 à 50 degrés centigrades.

En approchant de l’Euryalus, vaisseau amiral de l’escadre anglaise, nous entendîmes tout à coup les accords de la musique du bâtiment. Elle jouait l’hymne national : c’était le signal solennel de la clôture d’une fête qui se célébrait à bord.

Au même instant, devant la porte de notre propre cabine, une pièce à musique, dont nous ignorions l’existence, répondit cavalièrement par l’air : « Ah ! quel plaisir d’être soldat ! » La lune éclairant en plein la figure triomphante du constable, nous comprîmes à qui nous devions cette burlesque surprise. Il s’empressa de nous apprendre que la pièce était sa propriété, qu’il l’avait achetée sur ses économies, et qu’elle ne jouait pas moins de huit airs. Il fallut les entendre tous à la file, et même recommencer jusqu’au dernier tour du ressort.

Cependant une petite brise s’étant levée, nos bateliers retirèrent les rames et hissèrent la voile. Bientôt nous cinglâmes au large, à perte de vue des côtes et de toute embarcation. Le ciel se couvrait peu à peu de blanchâtres vapeurs. La lune ne donnait plus qu’une pâle clarté. Il ne nous restait rien de mieux à faire que de nous retirer dans la cabine, et y chercher le sommeil. Hélas ! à notre vive stupéfaction, des moustiques, venus l’on ne sait d’où, nous y avaient précédés. Après d’infructueux essais de se garer, de se couvrir les mains et la figure, et même de s’endormir héroïquement, nous dûmes, l’un après l’autre, abandonner la place et reprendre nos anciennes positions.

Comme une embarcation japonaise a toujours un foyer et les ustensiles nécessaires pour faire un peu de cuisine, nous commandâmes à notre Chinois de nous préparer du thé, et nous passâmes les dernières heures de la nuit, accroupis auprès de la flamme du foyer, qui brillait à l’avant du bateau et se reflétait sur les ondes.

Au moment où nous étions à bout de résignation et de forces, nous nous aperçûmes d’un changement de direction dans la marche de notre sampan. Les bateliers descendirent la voile et ramèrent avec ardeur. Nous allions toucher au terme de notre traversée.

Dans le demi-jour fantastique de la lune, flottant sur des bancs de nuages, et de l’aube qui commençait à blanchir l’horizon, nous distinguons, à notre droite, un promontoire escarpé, pittoresque, revêtu de beaux groupes d’arbres, et, vis-à-vis de nous, les dômes de feuillage qui couronnent l’île Webster.

Nous la côtoyons au pied de hautes parois de rochers qui font face au promontoire. De sonores échos signalent, sur l’une et l’autre rive, le bruit de notre passage.

Un instant après, nous étions à l’entrée du havre de Kanasawa. Pour éviler les atterrissements qui s’étendent autour du promontoire, nous décrivîmes un grand arc de cercle jusqu’à ce que nous eussions atteint l’autre plage, à l’extrémité de laquelle l’îlot de Sivosima se dresse comme une tour. C’est par là que, virant de bord, nous pénétrâmes dans la passe, dont le peu de profondeur permit à nos gens de pousser le bateau à la perche.

Un sampan. — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.

Ce canal est bordé, sur les deux rives, de chaumières et de petites embarcations amarrées dans leur voisinage.

Nous croisons plusieurs bateaux de pêche qui partent sans bruit pour le coup de filet du matin.

Peu à peu l’on découvre les sinueux contours de la baie. À notre gauche, des rochers, des pins, des bois touffus, se dessinent sur le ciel, au-dessus des groupes de maisons que l’on devine à leurs murailles blanches. De l’autre côté, nous voyons se dérouler sous nos yeux une plage sablonneuse, un village, une longue chaussée traversant un bras de mer : elle est entrecoupée de deux ponts cintrés dont les noirs contours se détachent sur la paisible nappe d’eau où nous voguons lentement. Enfin nous sommes en face de Kanasawa.

Cette jolie bourgade, dont les blanches maisons animent le fond de la baie, s’étend au pied de collines couvertes d’épais ombrages, parmi lesquels on remarque les toitures d’édifices destinés au culte. Bien qu’elle semble, au premier abord, enfermée et resserrée dans l’enceinte d’un cirque montagneux, elle présente, à mesure que l’on s’en approche, de charmantes échappées de vue. Ici, un bras de mer se perd dans les rizières, au delà des ponts qui relient la chaussée au débarcadère vers lequel nous nous dirigeons. À une autre extrémité du village, on distingue une crique profonde, au milieu

d’une étendue de marais salants. À l’entrée du port, un
Paysage de la presqu’île de Sagami. — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.
petit temple, entouré d’arbres fruitiers, occupe le centre

d’une île basse, qu’une jetée met en communication avec la place du marché ; plus loin, sur un haut massif de rochers, qui domine un groupe de bâtiments sacrés, l’on découvre une maison de thé avec un belvédère d’où le regard doit embrasser tout le panorama de la baie, et même plonger sur les lignes lointaines du golfe de Yédo, par-dessus les îles Webster et Sivosima.

Les Japonais ont un sentiment très-vif de la beauté de leur pays. Il n’est, pour ainsi dire, pas un site pittoresque qu’ils n’aiment à signaler à l’attention publique, en y élevant une chapelle, un tori, une maison de thé, un pavillon, un reposoir quelconque. Nulle part le voyageur n’est si fréquemment sollicité à s’arrêter en route, à se délasser de ses fatigues sous quelque toit hospitalier ou sous de frais ombrages, à se laisser aller aux molles séductions d’un gracieux paysage ; en un mot, à oublier la fuite des heures et les soucis du chemin.

Kanasawa est, par excellence, une de ces calmes retraites que l’on voudrait choisir, non pour y faire simplement une excursion hâtive, avec l’impatience qui caractérise les distractions et les plaisirs des jeunes colonies, mais pour s’y livrer à une cure de repos. Il est vrai cependant que l’on n’y trouve plus, au même degré que dans les endroits peu fréquentés, la simplicité de mœurs et la naïve bonhomie des populations campagnardes du Japon. Ces qualités devaient inévitablement s’altérer au contact des étrangers.

L’hôtellerie où nous descendîmes est située sur le port, non loin de la jetée qui aboutit à la petite île sacrée.

La section équestre de notre expédition y arriva vers le milieu du jour, sans autre mésaventure que l’embarras d’un cheval fourbu, qui trépassa le soir même, entre les mains des vétérinaires de la contrée et sous les yeux d’un grand concours de peuple.

Au reste, les curieux ne manquèrent pas d’affluer jusque dans l’intérieur de l’auberge. On avait mis à notre disposition une galerie assez spacieuse, au-dessus du rez-de-chaussée. Quelques planches étendues sur des chevalets, deux bancs, et des caisses vides, nous fournirent le mobilier nécessaire pour nous mettre à table à la mode d’Europe.

Entrée du havre de Kanasawa (rive droite). — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.

Nous déjeunâmes de nos provisions, auxquelles l’hôtesse ajouta le saki, le thé, le riz, des poissons frits et du soya. Elle était secondée par deux jeunes servantes proprement vêtues et coiflées avec une certaine recherche. Vers la fin du repas, les enfants de la maison se montrèrent timidement au haut de l’escalier. Le plus jeune, auquel je faisais signe de s’approcher, se mit à pousser des cris. Je l’apaisai en sortant de ma poche de petites estampes, dont j’avais toujours soin de me munir dans mes promenades. Un instant après, il vint, de lui-même, m’en demander ; et un peu plus tard, ce fut le tour de sa mère, des filles de l’auberge, des femmes du voisinage avec leurs enfants. Une vieille grand-mère, pour sa part, exprima le désir de goûter du sucre blanc : l’on ne connaît au Japon que le sucre brut, provenant des îles Liou-Kiou. Ce fut l’occasion d’une nouvelle distribution, plus abondante que la première.

Cependant nous fîmes comprendre à l’assistance que, malgré le plaisir qu’elle nous causait, nous éprouvions le besoin de nous reposer. Aussitôt les visiteurs et les visiteuses se retirèrent le plus doucement possible pour nous témoigner combien ils allaient respecter notre sommeil.

On nous improvisa un dortoir au rez-de-chaussée en faisant usage des châssis de deux grandes pièces, pour subdiviser celles-ci et y créer une quantité convenable de places réservées. Je dis places réservées, plutôt que fermées ; car de simples parois de papier collé ne sauraient manquer d’être quelque peu trouées par-ci par-là : aussi, quand je fus étendu sur les nattes, la tête reposant sur un coussin de voyage, eus-je l’occasion de remarquer qu’il n’était pas rare de voir briller un œil à la place où il manquait un morceau de papier.

Je m’endormis néanmoins, mais ce ne fut pas pour longtemps. Il paraît que les nattes des cabanes japonaises servent de repaire à des hordes de ces parasites que Tœpffer a désignés sous le nom de Kangourous domestiques. Mes camarades firent la même observation. Nous nous trouvâmes bientôt tous réunis sur la galerie supérieure, notre quartier général.

Une promenade entreprise à la recherche des curiosités de Kanasawa que nous n’avions pas visitées le matin, fut abrégée par la pluie, qui survint au moment où nous sortions d’une bonzerie connue par ses bosquets de bambous. De retour à l’auberge, nous agitâmes la question du départ ; mais les bateliers déclarèrent que le vent nous empêcherait de sortir de la baie. On fit jouer la pièce à musique du constable ; on but du thé ; je me mis à dessiner le portail d’un temple voisin. Sur ces entrefaites, l’hôtesse, avec sa suite, entre, apportant un paquet d’estampes japonaises à vendre : c’étaient des vues de Kanasawa et de Kamakoura, et des images de divinités nationales.

Son mari vint nous offrir du poisson. Nous descendîmes avec lui au vivier, savant labyrinthe en pierres de taille, mis en communication avec la mer, et néanmoins parfaitement à l’abri de l’agitation des vagues. Nous fîmes notre choix pour le dîner, qui fut le triomphe de l’ichthyophagie : soupe au poisson, poisson bouilli, poisson frit, et même fines tranches de poisson cru, noyées dans le soya, que l’on sert en hors-d’œuvre, comme les anchois.

Kasanawa : L’auberge et l’île sacrée. — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.

Au dessert, je demandai si quelqu’un, dans l’hôtellerie, savait jouer du samsin. L’hôtesse me rappela que l’étude du samsin est une partie intégrante de l’éducation féminine au Japon ; mais je vais, ajouta-t-elle, vous faire entendre une personne qui enseigne cet instrument.

Elle nous amena, en effet, une voisine d’un certain âge, professeur émérite des maisons de thé de la capitale, qui, sur notre invitation, prit place à notre table avec toutes les formes de la plus exquise politesse. La pièce à musique du constable la transporta d’admiration, et, chose remarquable, tandis qu’il nous est très-difficile de saisir les mélodies japonaises, l’habile artiste non-seulement sut mettre sa guitare au ton de nos airs européens et les accompagner, mais elle parvint même à en reproduire un ou deux avec assez d’exactitude.

Nous nous retirâmes de bonne heure dans nos compartiments nocturnes. Le mien était muni d’une moustiquaire japonaise, sorte de tente en grosse serge de soie verte, que l’on suspend au plafond par des attaches. J’y dormis assez bien, malgré l’air étouffé que l’on y respirait. Mais l’hôtesse n’avait pu fournir des moustiquaires à toute la société. Aussi ne fallait-il pas s’étonner d’entendre encore retentir dans une chambre voisine, aux premières lueurs du matin, le bruit des verres, les sons de quelques voix enrouées, et les notes métalliques de l’inévitable ritournelle : « Ah ! quel plaisir d’être soldat ! »


La résidence des siogouns.

Notre projet de faire une expédition en commun à l’île d’Inosima n’ayant pu se réaliser, je ne voulus pas renoncer à visiter Kamakoura, dont nous n’étions qu’à trois heures de marche.

Je m’y rendis, à pied, avec deux de mes compagnons et le constable.

Il était quatre heures du matin, lorsque nous sortîmes de l’hôtellerie. Nous traversâmes les rues désertes de Kanasawa dans la direction du sud, jusqu’au dernier massif de la chaîne de collines auxquelles cette bourgade est adossée. Là, des constructions, d’un style particulier, annoncent une demeure seigneuriale. De fortes murailles entourent ou soutiennent des terrasses de jardin. Un portail, formé de deux piliers et d’une traverse en bois de chêne, taillés à angles droits, vernis en noir et revêtus d’ornements de cuivre, donne accès dans une grande cour. L’on y distingue un corps de garde et quelques autres bâtiments, derrière lesquels s’élèvent de grands arbres, qui ajoutent au caractère antique de cette résidence. J’appris qu’elle est habitée par un daïmio de-la famille des Hossokawa, l’une" des plus illustres du Japon, et que ce prince est seigneur de Kanasawa et autres lieux, sous la haute souveraineté du taïkoun.

Galerie au premier étage d’une hôtellerie japonaise. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. Roussin.

Plus loin, passant un pont jeté sur une rivière au cours rapide, et marchant vers l’ouest, nous nous approchons de cette chaîne de montagnes boisées qui divise en deux versants la presqu’île de Sagami. Autour de nous tout le sol est en cultures ; les champs de fèves ont remplacé le froment, récolté au mois de juin ; les champs de riz ondulent, encore verdoyants mais déjà chargés de graine. Les sentiers qui les longent ne laissent de place que pour mettre un pied devant l’autre. Quant à la route que nous suivons, deux chevaux à peine y chemineraient de front. Nous y rencontrons un obstacle singulier : un bon vieux et sa femme ont fait choix de ce gîte pour passer économiquement la nuit. Ils y dorment sur deux nattes de bambou qui sont probablement leurs manteaux de voyage. Un monceau de cendres fumantes indique qu’ils ont fait un feu de roseaux pour éloigner les moustiques de leur couche champêtre.

Depuis le pied des collines, la route serpente parmi des roches de grès, parfois taillées à pic, le plus souvent percées de grottes où l’on découvre de petites idoles, des autels, des ex-voto.

Au sommet du col, il y a une cabane de planches et de nattes adossée à une paroi de rocher et contenant quelques bancs, un foyer, des ustensiles destinés à servir le thé et le riz. À cette heure matinale, elle est encore déserte, et son mobilier reste abandonné à la bonne foi publique. J’ai vu quelque chose de pareil dans les pasangrahans des montagnes de Java.

La descente est rapide. Un beau faisan doré nous regarde de la lisière d’un petit bois. L’un de mes compagnons ne peut résister à la tentation de lui lâcher un coup de revolver. Le faisan, qui n’a pas été touché, ne se dérange pas pour si peu. Cependant, toute réflexion faite, il trouve bon, pour mieux observer, de se percher au sommet d’un chêne, où, à ma vive satisfaction, il est hors de portée de nos armes.

Nous traversons, à mi-côte, un village coquettement groupé parmi les arbres et les fleurs, sur les bords d’un torrent que l’on a canalisé pour amener de l’eau à des moulins à riz. Quelques indigènes sont occupés autour de leurs habitations. En nous apercevant, une femme se hâte de rappeler ses deux enfants qui faisaient leurs ablutions matinales dans une anse du torrent, et les petits sauvages rentrent, à toutes jambes, à la maison.

Peu à peu la route s’anime de piétons et de chevaux de somme.

La contrée qui nous environne offre une succession non interrompue de gracieuses ondulations de terrain, descendant par degrés jusqu’à la mer. Celle-ci forme, en face de nous, un golfe arrondi, azuré, où brillent les falaises de l’île d’Inosima. La cime blanche du Fousi-Yama décore, au loin, le fond vaporeux du tableau.

Un dortoir dans une auberge du Japon. — Dessin de Thérond d’après un croquis de M. Roussin.

Partout la campagne est cultivée, parsemée de bosquets, entrecoupée d’eaux bondissantes sur lesquelles sont jetés de légers ponts cintrés. Des chaumières rustiques et des maisons de belle apparence, fraîchement vernies, ornées de jardins de fleurs, sont répandues en grand nombre le long de la route ou au penchant des collines, ainsi que des chapelles, des candélabres sacrés, des idoles de granit et des monuments funéraires.

Les abords de Kamakoura sont ceux d’une grande ville, mais la grande ville n’existe plus. Une végétation vigoureuse dessine çà et là les accidents d’un sol tourmenté, qui recouvre évidemment des décombres, des murs renversés, des canaux envasés. D’antiques allées d’arbres aboutissent à des terrains vagues, que les ronces ont envahis. Ces avenues conduisaient autrefois à des palais, dont il ne reste plus de trace. Au Japon les palais mêmes, étant en majeure partie construits en bois, ne laissent pas de ruines après leur chute.

C’est en ces lieux que les siogouns avaient établi leur résidence. On désignait sous le nom de siogouns, les généraux en chef, lieutenants temporels de l’empereur théocratique. Ils ont gouverné le Japon, sous la suprématie du mikado, de la fin du douzième siècle au commencement du dix-septième, depuis Minamoto Yoritomo, qui fut le fondateur de leur puissance, jusqu’à Hiéyas, surnommé Gongensama : celui-ci, qui était le trente deuxième siogoun, fit de Yédo la capitale politique du Japon et créa une nouvelle dynastie, dont les derniers représentants ont adopté, à dater de 1854 seulement, le titre de taïkouns.

Yoritomo, né de famille princière, dut à l’éducation d’une mère ambitieuse les qualités qui firent de lui le (dominateur et le vrai chef de l’empire. Élevé à la cour de Kioto, il apprit à connaître l’état d’affaissement et de débilité dans lequel était tombé le pouvoir du daïri. Le mikado, enfermé dans son sérail, ne s’occupait que des intrigues du palais. Les courtisans s’abandonnaient à la fainéantise, ou vivaient plongés dans la dissolution. Les anciennes familles qui étaient en rapports de parenté, d’alliance ou d’office avec l’empereur, se montraient jalouses d’exploiter dans l’intérêt de leurs enfants, le rang qu’elles tenaient à la cour. Elles s’efforçaient d’ouvrir aux aînés la carrière des hautes dignités ; elles faisaient entrer les cadets dans les ordres. Quant aux filles, plutôt que de les mettre au couvent, on sollicitait leur admission au rang des cinquante dames d’honneur de l’impératrice, qui toutes devaient prononcer le vœu de chasteté. L’ambition des matrones de haut parage trouvait, à son tour, l’occasion de s’exercer dans les puériles cérémonies qui accompagnaient la naissance de l’héritier présomptif et la nomination de sa nourrice : on la choisissait parmi les quatre-vingts dames de la vieille noblesse féodale, qui paraissaient le mieux qualifiées pour postuler cette éminente fonction.

Une servante d’auberge. — Dessin de A. de Neuville d’après une aquarelle de M. Roussin.

Pendant que ces choses se passaient à Kioto, les daïmios qui vivaient retirés dans leurs provinces se relâchaient peu à peu de leur fidélité dans l’accomplissement des obligations qu’ils avaient contractées envers la couronne. Quelques-uns s’arrogèrent un pouvoir absolu dans le gouvernement de leurs fiefs impériaux. D’autres agrandirent leurs domaines aux dépens de leurs voisins. Des guerres de familles, des actes de vengeance et de représailles ensanglantèrent pendant nombre d’années les rustiques forteresses des principaux dynastes du Japon. L’anarchie gagnait de proche en proche. Yoritomo, dont la famille avait beaucoup souffert de ces troubles, obtint du mikado, à la suite de diverses vicissitudes, un commandement supérieur et des pouvoirs très-étendus pour rétablir l’ordre dans l’empire. À cette époque le mikado, non plus que les seigneurs bardés de fer, n’avait d’autres troupes à mettre en campagne que des milices territoriales. Lorsqu’une expédition était terminée, les hommes rentraient dans leurs foyers. Yoritomo se créa une armée permanente, perfectionna l’art des campements, l’utilisa pour discipliner ses soldats, et ne négligea rien de ce qui pouvait leur faire perdre les habitudes de la vie domestique : c’est à lui, par exemple, que remonte l’organisation officielle de la plus honteuse des industries, devenue au Japon une institution sociale réglementée par le gouvernement.

Yoritomo vint à bout de ses desseins. Il soumit les daïmios qui avaient tenté de se rendre indépendants et les força de lui prêter le serment de foi et d’hommage, en sa qualité de lieutenant du mikado. Quelques-uns se refusant à lui reconnaître ce titre, il les extermina avec toute leur famille et confisqua leurs propriétés. Plus d’une fois, exaspéré par une résistance inattendue, il livra ses ennemis aux plus cruels supplices.

D’un autre côté, il ne cessa d’avoir, par ses agents, la main dans les intrigues du daïri. Il avait commencé sa carrière sous le soixante-seizième mikado, il la termina sous le quatre-vingt-troisième. Les empereurs qui lui faisaient obstacle furent contraints d’abdiquer. L’un d’eux prit la tonsure et s’enferma dans un cloître.

C’est sous le quatre-vingt-deuxième mikado seulement, que Yoritomo fut officiellement revêtu du titre de siogoun. Il en a exercé, de fait, les fonctions durant vingt années. Son fils aîné lui succéda.

Il y eut dès lors deux cours distinctes dans l’empire du Japon : celle du mikado à Kioto, et celle du siogoun à Kamakoura.

Dans l’origine le nouveau pouvoir n’était pas héréditaire. Il arriva même que des fils de mikados en furent revêtus. Loin de prendre ombrage de ce qui se faisait à Kamakoura, la cour sacerdotale et littéraire de Kioto y trouvait avec plaisir toutes sortes de sujets propres à exercer sa verve railleuse : tantôt c’étaient les grands airs que se donnait la femme du siogoun, le mauvais goût des toilettes de son entourage, le jeu trivial des acteurs, le genre guindé des danseuses ; tantôt l’on s’en prenait au bariolage des uniformes militaires que Yoritomo avait mis en honneur, ou à la vulgarité de propos et de manières de ces illustrations de fraîche date qui se posaient en sauveurs de l’empire et restaurateurs du trône pontifical.

Une circonstance imprévue vint donner une importance soudaine à la cour de Kamakoura et concentrer sur elle les regards et les sympathies de la nation.

Le douzième mois de l’an 1268, une ambassade mongole aborda au Japon. Elle se présentait au nom de ce Koublaï-Khan qui, digne petit-fils des conquérants tartares, devait, douze ans plus tard, s’emparer de la Chine, faire de Pékin sa résidence et fonder la dynastie Yuen, sous laquelle fut construit le grand canal. C’est le même souverain qui retint à sa cour le Vénitien Marco Polo ; et celui-ci est le premier voyageur qui ait fourni à l’Europe des notions exactes sur la Chine et le Japon. Ses relations, assure-t-on, exercèrent une influence si décisive sur Christophe Colomb, qu’on leur doit, en quelque sorte, la découverte de l’Amérique.

L’île Webster et l’îlot de Sivosima (vue prise de Kanasawa). — Dessin de Léon Sabatier d’après un croquis de M. A. Roussin.

Koublaï-Khan écrivait à l’empereur du Nippon :

« Je suis le chef d’un État autrefois sans importance. Aujourd’hui l’on ne saurait énumérer les villes et les pays qui reconnaissent mon pouvoir. Je m’efforce d’entretenir de bons rapports avec les princes qui m’avoisinent. J’ai fait cesser les hostilités dont les terres de Kaoli étaient le théâtre. Le chef de ce petit royaume s’est présenté à ma cour pour me témoigner sa gratitude. Je l’ai traité comme un père traite son enfant. Je n’agirais pas autrement envers les princes du Nippon. Il n’est encore arrivé aucune ambassade de votre côté pour s’aboucher avec moi. Je crains que l’on ne se rende pas compte dans votre pays, du véritable état des choses. Je vous envoie donc cette lettre par des délégués qui vous feront connaître mes intentions. Le sage a dit que le monde ne devait faire qu’une famille. Mais si l’on n’entretient pas, les uns avec les autres, des relations amicales, comment parviendra-t-on à réaliser ce principe ? Pour ma part, je suis décidé à en poursuivre l’exécution, dussé-je, au besoin, y employer la force des armes ! Maintenant c’est au souverain du Nippon de voir ce qu’il lui convient de faire. »

Le mikado énonça l’intention de répondre favorablement aux ouvertures de Koublaï-Khan.

Le siogoun, au contraire, se déclara hostile à toute idée d’alliance avec les hordes des Mongols. Il fit convoquer à Kamakoura une assemblée des daïmios, leur soumit ses objections et les entraîna dans son parti.

L’ambassade fut congédiée avec des paroles évasives.

L’année suivante, le chef mongol proposa vainement de concerter une entrevue de délégués des deux empires, sur l’île de Tsousima dans le détroit de Corée. En 1271, une nouvelle missive de sa part demeura sans réponse. En 1273, il envoya deux ambassadeurs à Kamakoura ; le siogoun les fit éconduire.

Peu de temps après, l’on apprit que deux généraux de Koublaï-Khan allaient attaquer le Japon, à la tête d’une expédition de trois cents grosses jonques de guerre, trois cents voiliers rapides et trois cents barques de transport. Le mikado ordonna des prières publiques et des processions aux principaux temples de Kamis. Le siogoun organisa la défense nationale. Sur tous les points des côtes de Tsousima et de Kiousiou, où les Mongols tentèrent d’opérer leur descente, ils furent battus et repoussés.

Leur khan essaya inutilement de renouer des négociations. Deux ambassadeurs qu’il envoya au siogoun en 1275 furent immédiatement évincés. Un troisième s’étant présenté en 1279, on lui trancha la tête.

Alors, s’il faut en croire les annales du Japon, ce pays fut menacé de la plus formidable expédition qui se soit jamais faite dans les mers de l’extrême Orient. La flotte mongole comptait quatre mille voiles et transportait une armée de deux cent quarante mille hommes. Elle cinglait sur Firando, vers l’entrée de la mer intérieure, lorsque un typhon la dispersa et la brisa sur les côtes. Tout ce qui ne périt pas dans les vagues tomba sous les coups des Japonais. Ceux-ci n’épargnèrent que trois prisonniers, qu’ils renvoyèrent de l’autre côté du détroit, pour porter la nouvelle.

À la suite de pareils événements, il ne fut plus possible d’envisager les siogouns comme de simples fonctionnaires de la couronne, ni même comme les protecteurs attitrés du mikado. La nation tout entière leur devait son salut. Dès ce moment la cour de Kioto put voir dans celle de Kamakoura une rivale qui ne tarderait pas à l’éclipser, à la supplanter même dans le maniement des affaires de l’empire.

Kanasawa : Le belvédère. — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.

De nos jours encore c’est à Kamakoura que se trouve le panthéon des gloires du Japon. Il se compose d’un majestueux ensemble de bâtiments sacrés, que la fureur des guerres civiles a constamment respectés. Ils sont placés sous l’invocation d’Hatchiman, l’un des grands Kamis nationaux. Hatchiman appartient aux temps héroïques de l’empire des mikados. Sa mère était l’impératrice Zingou, qui fit la conquête des trois royaumes de la Corée, et à laquelle on rend aussi les honneurs divins : chaque année, le neuvième jour du neuvième mois, une procession solennelle célèbre la mémoire de ses hauts faits, auprès du tombeau qui lui est consacré à Fousimi, dans la contrée de Yamasiro. Zingou elle-même surnomma son fils Fatsman, « les huit bannières, » à cause du signe qui lui était apparu dans le ciel à la naissance de cet enfant. Grâce à l’éducation qu’elle lui donna, elle fit de lui le plus brave de ses soldats et le plus habile de ses généraux.

Lorsque l’impératrice eut atteint l’âge de cent ans, elle transmit à son fils le sceptre et la couronne des mikados, l’an 270 de notre ère : il était alors âgé de soixante et onze ans. Il eut, sous le nom de Woozin, un règne glorieux, de quarante-trois ans, et fut élevé, après sa mort, au rang des génies protecteurs de l’empire. On le révère spécialement comme le patron des soldats. Dans les fêtes annuelles qui lui sont dédiées, on célèbre la mémoire des héros morts pour la patrie. Les processions que l’on fait à cette occasion rappellent les anciennes pompes funèbres du culte des Kamis. On y voit figurer jusqu’à des chevaux parés pour le sacrifice ; mais au lieu de les immoler, on les lâche tout à coup en liberté dans le champ des courses.

La plupart des grandes villes du Japon possèdent un
Vallée de rizières sur la route de Kanasawa à Kamakoura. — Dessin de Léon Sabatier d’après une photographie.
temple d’Hatchiman. Celui de Kamakoura se distingue

de tous les autres par les glorieux trophées qu’il renferme.

Deux vastes bâtiments servent à l’étalage de ces richesses nationales. C’est là, dit-on, que sont accumulées les dépouilles de la Corée et des invasions mongoles, ainsi que les objets enlevés des colonies portugaises et des communautés chrétiennes du Japon, lorsque les Portugais furent expulsés et les chrétiens japonais exterminés, par ordre des siogouns.

Aucun Européen n’a pu encore entrevoir les trophées de Kamakoura.

Tandis que les États de l’Europe aiment à faire parade, aux yeux du monde entier, de tout le bronze qu’ils ont pu s’enlever réciproquement dans leurs guerres de frontières et de dynasties, le Japon cache aux étrangers les monuments de sa gloire militaire. Il les tient en réserve, comme un trésor de famille, dans de vénérables sanctuaires dont nul profane ne saurait obtenir l’accès.

Campement sur les hauteurs — Dessin de Émile Bayard d’après une gravure japonaise.

En approchant du temple d’Hatchiman, il ne nous fut pas difficile de remarquer que notre arrivée avait été signalée, et que des bonzes accouraient en toute hâte dans les parvis pour fermer les contrevents des bâtiments du trésor.


Les temples de Kamakoura.

Le temple d’Hatchiman s’annonce par de longues allées de ces grands cèdres qui forment la plus noble décoration des lieux de culte du Japon.

À mesure que l’on s’avance dans l’avenue qui est du côté de Kanasawa, 1’on voit se multiplier au bord de la

route et à gauche, sur des collines sacrées, les chapelles,
Yoritomo repousse l’invasion des Mongols. — Dessin de A. de Neuville d’après une gravure japonaise.
les oratoires, les pierres commémoratives, qui marquent

les stations des processions.

Peu après avoir passé une rivière sur un beau pont de bois, l’on se trouve tout à coup à l’issue d’une autre allée qui vient du côté de la mer et occupe le centre d’une large rue. C’est ici l’avenue principale, car elle est entrecoupée de trois toris gigantesques, et elle débouche sur la grande place, directement en face des terrasses, des escaliers et des bâtiments du temple.

L’enceinte même du lieu sacré est toute ouverte sur la rue et bordée des trois autres côtés par un massif de maçonnerie peu élevé, surmonté d’une barrière de bois peinte en rouge et en noir.

Investiture d’un commandement. — Dessin de Gilbert d’après une gravure japonaise.

Deux marches conduisent au premier parvis. L’on n’y distingue que des maisons de bonzes, échelonnées comme des coulisses de théâtre parmi les arbres plantés le long du mur d’enceinte, tandis que deux grands étangs de forme ovale occupent le centre de la place. Ils communiquent entre eux par un large canal, sur lequel sont jetés deux ponts parallèles, également remarquables, chacun dans son genre. Celui de droite est en pierre de taille, de granit blanchâtre, et il s’en faut peu qu’il ne décrive un demi-cercle parfait, en sorte que l’on se demande involontairement à quels exercices d’équilibre il peut être destiné ; celui de gauche est tout plat, construit en bois revêtu de laque rouge, avec des chapiteaux de balustres et d’autres ornements en vieux cuivre vernissé. L’étang du pont de pierre est couvert de magnifiques fleurs de lotus blanc ; l’étang du pont de bois resplendit de lotus rouge. Parmi les feuilles et les fleurs on voit nager, dans une eau cristalline, des dorades, des poissons rouges, d’autres encore aux ailerons nacrés. La tortue noire chemine de tige en tige, et fait ployer doucement les larges plantes aquatiques le long desquelles flottent et s’accrochent des crustacés bizarres.

Après avoir joui, avec un plaisir enfantin, de cet attrayant spectacle, nous nous dirigeons vers le second parvis. Il est exhaussé de quelques marches au-dessus du premier. Comme une clôture le protége, on ne peut y pénétrer qu’en traversant la loge des divins gardiens du sanctuaire.

A. Humbert.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 1, 17, 33, 49 et 65.