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Le Jeune Banni

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Premières publicationsOllendorf24 (p. 486-491).

LE JEUNE BANNI[1].


RAYMOND A EMMA.


élégie


Muses, qui dans ce lieu champêtre

Avec soin me fîtes nourrir, Beaux arbres qui m’avez vu naitre Bientôt vous me verrez mourir.

(CHAULIEU.)


Le bruit du vent dans le feuillage
Trouble la paix du bois désert.
Le flot expire sur la plage ;
Et dans les échos du rivage,
Prête à mourir, ma voix se perd.
Ces lieux, si chers à mon jeune âge.
Entendent mon dernier concert ;
Seul, bientôt, le bruit du feuillage
Troublera la paix du désert.



Bientôt... Lis sans retard, lis, ô vierge adorée,
Ce que trace ma main par mes pleurs égarée ;
Emma, pardonne-moi, car mon sort est fixé,

Il faut t’en avertir... A l’aurore prochaine,
Fuis, va tresser ailleurs tes longs cheveux d’ébène,
Ne viens plus sur ces bords rêver au jour passé ;
De peur, ô mon Emma, que là, sous cet ombrage,
Cette eau pure, où les yeux chercheront ton image,
Ne t’offre un cadavre glacé.

J’ose t’écrire ; hélas ! à nos ardeurs naissantes
Qu’eût servi jusqu’ici ce pénible secours ?
Les doux ; aveux de nos amours
À peine ont effleuré nos lèvres innocentes ;
Un mot faisait tous nos discours.
Mes regards te parlaient ; j’ai lu dans ton sourire.
Tu m’aimais sans transports, je t’aimais sans délire
C’est ainsi qu’on s’aime aux beaux jours.


Oui, frémis, ma charmante épouse,
Ignorant mon malheur, hélas ! si dès demain
Tu suis un chœur joyeux sur l’humide pelouse,
Un autre s’offrira pour te donner la main ;
Un autre ici viendra voir, à l’aube naissante,
Flotter à plis d’azur ton voile transparent ;
Un autre devant toi, déité bienfaisante,
Amènera l’aveugle errant.

Un autre te suivra dans tes songes paisibles ;
le soir, il remplira, tranquille à tes genoux,
Ces momens d’entretien qu’un soupir rend pénibles,
Mais qu’un sourire rend si doux,
Lorsque enfin, infidèle, aura fui ma colombe,
Sitôt que mes fleurs vont jaunir,
Quand de ton Raymond dans la tombe
Rien ne te restera, pas même un souvenir ;
Alors, oui, tu verras, rougissante, étonnée,
Un plus heureux hâter ton réveil matinal,
Et, saisissant ta main dans sa main fortunée,
Te conduire au lieu saint, non loin du lieu fatal,
Hélas ! où dormira ma cendre abandonnée ;
Et puis, il cachera ton bandeau virginal
Sous la couronne d’hyménée.

Un autre !… ô douleur ! ô tourment !
Je t’aimais sans délire, et je t’aime avec rage !…
Mon Emma, songe à moi ; respecte ton serment…
Hélas ! brûle ces vers, déchire ce message :
Un autre ne doit pas, fille innocente et sage,
Connaître ton premier amant.
Il ne faut pas qu’un jour un despote farouche,
Le soupçon dans les yeux, le reproche à la bouche,
Vienne blesser ton chaste orgueil ;
Jaloux, désespéré, cet époux que j’abhorre
Ne doit pas éprouver le feu qui me dévore…
Mais est-on jaloux d’un cercueil ?

Quoi ! j’aurais pu, comme un long rêve,
Voir, couché sur ton sein, mes jours fuir sans douleur !
À

peine commencé, ce songe heureux s’achève,
Entre nous d’un vain monde un préjugé s’élève :
Je croyais le monde meilleur.
Mon père ! oui, contre vous mon courroux se soulève :
Vous avez fait tout mon malheur.

Dès mon enfance, Emma, mon âme est asservie
À des vœux qu’il fit sans remord :
Un nœud saint m’enchaînait dès le seuil de la vie
Jusques aux portes de la mort.
Pour moi, j’ignorais tout ; moi, je t’aimais sans crainte ;
Et le sort vient d’apprendre à ce tyran jaloux
Notre amour, dont l’ardeur, par le repos contrainte,
Était presque un secret pour nous.

Ce n’est pas qu’il m’ait vu, lorsque la nuit arrive,
Errer auprès de ton séjour ;
Ou, quand tu sors des bois inquiète et pensive,
Veiller de loin sur ton retour,
Il n’a point entendu d’un oreille furtive
Ces vers pour qui ton jeune amour
M’a promis des baisers que ta pudeur craintive
Me refuse de jour en jour.


Cette nuit, en dormant, encor plein de la veille,
Je chantais à tes pieds ; mes chants te semblaient doux ;
J’en recevais le prix de ta lèvre vermeille ;
Tu me livrais ta main, et j’étais ton époux.
Mais ton nom de mon père alla frapper l’oreille ;
Mon père entendit tout. Maintenant tu peux voir
Ce qui fait les ennuis où mon âme est en proie ;
Mon réveil fut suivi du pâle désespoir,
Et mon songe emporta ma joie.

Tu n’as jamais connu mon père courroucé.
« Va, fuis loin de ces bords, fils ingrat et profane !
« Apprends, puisque j’ai su ton amour insensé,
« Le vœu sacré qui te condamne.
« Choisis un cloître obscur qui garde ton secret,
« Ou pour quitter ces lieux nous t’accordons une heure.
« Ta mère, comme moi, te bannit sans regret
« De sa vue et de sa demeure… »
Ma mère, hélas ! elle pleurait.

J’ai fui : mais, chère Emma, sous le coup qui m’afflige,
Sous quels cieux puis-je aller souffrir ?
Croit-on qu’aux champs du nord le rossignol voltige ?
Et, lorsqu’un vent cruel l’arrache de sa tige,
Le lis ailleurs sait-il fleurir ?
Non, banni loin de toi, la tombe est ma retraite ;
Et ton Raymond qui te regrette
Vient ici pleurer et mourir.

Pourtant, j’aurais voulu, vierge aimable et trop chère,
Te revoir avant mon trépas.
Bientôt le dur sommeil va presser ma paupière :
La mort, ô mon Emma, m’eût été moins amère,
De mourir presque dans tes bras.
J’ai contemplé long-temps ta paisible chaumière ;
Incliné vers ton seuil, j’ai cherché sûr la pierre
L’empreinte humide de tes pas.
Et même, en revenant vers ce lieu solitaire,
Bien souvent j’ai tourné mes regards en arrière,
Pour voir si tu ne venais pas.


Je vais m’éteindre, avant que la vieillesse austère
Imprime à mon front sa langueur,
Demain mes vieux parens iront rendre à la terre
Ce corps jeune et plein de vigueur.
Je vais m’éteindre. Enfans du beau ciel d’Ausonie,
Si mes vers imparfaits montrent quelque génie,
Mon nom ne vivra pas toujours.
Ô mon maître chéri, pardonne, amant de Laure,
Car Raymond expirant n’a point conquis encore
La fleur d’or des Sept Troubadours [2].

Oui, comme toi, triste, je pourrais vivre,
N’ayant qu’un luth pour charmer mes ennuis,
Fuyant Emma, dont l’aspect seul m’enivre, .
Et dans les pleurs passant mes longues nuits,
À la douleur mon âme accoutumée
Dans sa prison resterait pour souffrir...
Dis, ô Pétrarque, et toi, ma bien-aimée,
N’est-il pas vrai qu’il vaut bien mieux mourir ?

Adieu, ma belle amante ; adieu, ma tendre mère,
Vous qui m’avez nourri, vous qui m’avez pleuré,
Daignez couvrir encor du linceul funéraire
Ce corps pâle et défiguré ;
Et si, près du cercueil qu’un saint deuil environné,
Un père trop cruel s’arrête avec effroi,
Dites-lui que je lui pardonne,
Et pardonnez-lui comme moi.
Infortuné Pétrarque, isolé dans Vaucluse,
Reçois mon cantique de mort ;
À vivre sans Emma ton Raymond se refuse,
Et je meurs en plaignant ton sort.
Adieu, bords de l’Arno, Toulouse, et toi, Florence,
Adieu, frères, parens, amis ;
Ma jeune épouse, adieu ! l’instant fatal s’avance ;
Adieu surtout, hélas ! la trop douce espérance
Des baisers que tu m’as promis.

  1. Vers le milieu du XIVe siècle, Raymond d’Ascoli, jeune poète, diciple de Pétrarque, voué dès son enfance, par son père, à l’état ecclésiastique, devint amoureux d’Emma Giovanna Stravaggi. Son père, ayant décou vert cette passion par des mots entrecoupés, qu’il lui entendit proférer dans son sommeil, le chassa de sa présence. Raymond, désespéré, s’alla donner la mort dans le lieu même où venait chaque matin sa maîtresse.
    Ce jeune poète, mort à dix-huit ans, était le neveu de ce Cecco d’Ascoli, ami de Pétrarque, médecin de Jean XXII à Avignon, professeur à l’université de Bologne, qui, ayant composé un poeme sur la morale cl l’histoire naturelle, fut accusé d’hérésie et de sacrilège par Dino et Thomas del GarLo ; et brûlé à Florence par le Saint-Office. (Chronique de Lambert, moine du XVe siècle.)
  2. Sept troubadours qui composaient le Corps des Jeux Floraux, dans son origine, donnaient, au lauréat une violette D’OR FIN.