Le Jugement de Dieu

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Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(p. 143-209).

CHAPITRE PREMIER.

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Le duc Guillaume Breysach semblait avoir dérogé à son rang en épousant la comtesse Catherine de Heersbruck, de la maison du Haut-Huningen. Depuis lors il vivait dans la plus grande inimitié avec son frére le comte Jacob de Rothbart.

Vers la fin du quatorzième siècle, dans la nuit de la Saint-Rémighius, à son retour de Worms, où il était allé solliciter de l’empereur la légitimation de son seul enfant, le comte Philippe de Huningen, qu’il avait eu de sa femme avant le mariage, il fut atteint d’un trait en traversant le parc de son château. Transporté dans ses appartemens par les seigneurs de sa suite, il eut encore la force de lire, en présence de sa femme et des nobles ses vassaux, l’acte de légitimation qu’il avait reçu de l’empereur, et après avoir obtenu d’eux qu’ils reconnaîtraient son fils comme ayant seul le droit d’hériter de son trône, qui, selon la loi, devait passer à son frère, il nomma sa femme régente et tutrice du jeune Philippe ; puis succombant à la flèche cruelle qui lui avait percé le sein, il expira.

La duchesse monta immédiatement sur le trône, et fit aussitôt prévenir le comte Jacob, son beau-frère, de ce qui venait de se passer. Mais il parut prendre les choses d’une manière toute contraire à celle qu’avaient redoutée plusieurs chevaliers qui connaissaient la violence de son caractère : Jacob de Rothbart, se consolant du tort que lui avait fait son frère, ne tenta aucune démarche pour annuler ses dernières volontés, et fit souhaiter de tout son cœur longue vie et félicité à son jeune neveu sur le trône qu’il lui enlevait.

Il reçut gaîment et amicalement l’ambassadeur de la duchesse, et lui raconta comment, depuis la mort de sa femme, dont il avait hérité des biens immenses, il vivait libre et indépendant dans son château, n’aimant plus que la chasse, les femmes de ses voisins et le vin de sa cave ; n’ayant plus d’autres projets pour l’avenir que celui de faire en Palestine un pélerinage par lequel il espérait racheter les péchés de sa jeunesse, qui malheureusement, disait-il, n’avaient fait qu’augmenter avec l’âge.

En vain ses deux fils, qui avaient été élevés dans l’espérance du trône, lui firent-ils les plus amers reproches pour son indifférence et son insensibilité ; il ne leur répondit que par des paroles moqueuses, et l’ordre de l’accompagner à la ville le jour de l’enterrement, pour suivre à ses côtés, comme c’était leur devoir, le convoi de leur oncle le duc.

Après avoir prêté hommage, ainsi que tous les grands du duché, à son jeune neveu en présence de la duchesse, il repartit pour son château, déchargé de toutes les dignités qu’il avait conservées jusqu’à ce jour, et accompagné des bénédictions du peuple, ravi de sa générosité et de sa modération.

La duchesse, très-satisfaite de ce bonheur inespéré, ne songea plus qu’à s’acquitter de son second devoir de régente, qui était de faire des recherches sur le meurtre du duc, dont toute la suite avait été témoin dans le parc. Elle examina, avec son chancelier, le seigneur Godwin de Heerthal, la flèche qui avait mis fin à la vie de son noble époux. Sans y trouver rien qui pût indiquer son possesseur, ils remarquèrent qu’elle était travaillée avec un luxe et une élégance admirables. Des plumeaux touffus et frisés étaient enchâssés dans un manche de bois de noyer mince et modelé ; le haut bout était revêtu d’un cuivre éclatant, et la pointe, aiguë comme une arête de poisson, brillait du plus bel acier. Elle paraissait sortir de la salle d’armes d’un homme riche et puissant, ennemi secret du duc, ou peut-être seulement ami de la chasse. La date gravée sur un des nœuds du bois annonçait qu’elle avait été fabriquée peu de temps auparavant. La duchesse se décida, d’après les conseils du chancelier, à renvoyer, sous le sceau de l’État, dans tous les ateliers de l’Allemagne, afin de découvrir le maître qui l’avait tournée, et d’apprendre de lui le nom de celui qui lui en avait donné l’ordre.

Cinq mois après, le chancelier, auquel la duchesse avait confié tout le soin de ces recherches, apprit d’un armurier de Strasbourg qu’il avait fabriqué, trois ans auparavant, un faisceau de flèches semblables pour le carquois du comte Jacob de Rothbart. Le chancelier, effrayé d’un tel renseignement, le laissa secret pendant plusieurs semaines, en partie parce qu’il connaissait trop bien la noblesse que le comte avait montrée dernièrement, pour le soupçonner capable d’avoir assassiné son frère, en partie aussi parce qu’il ne voulait agir qu’avec la plus grande prudence dans une affaire qui concernait les premiers intérêts de la duchesse, et où il s’agissait de la vie de son plus grand ennemi.

Il fit des recherches secrètes, et ayant appris que le comte Jacob, qui s’éloignait rarement de son château, en avait été absent la nuit du meurtre, il pensa qu’il était de son devoir de ne plus garder le silence et d’instruire la duchesse, à la première assemblée du conseil, des deux chefs d’accusation portés contre son beau-frère.

La duchesse, qui s’estimait heureuse de se trouver dans des relations amicales avec le comte Jacob, et qui ne craignait rien tant que de blesser sa sensibilité par des démarches inconsidérées, ne donna, au grand étonnement du chancelier, aucun signe de joie à ces deux nouvelles ; au contraire, après avoir une seconde fois parcouru les papiers avec attention, elle témoigna vivement son mécontentement de ce qu’il avait parlé d’une telle chose devant tout le conseil. Elle prétendit qu’il avait été abusé par une erreur ou un mensonge, et lui ordonna de ne faire aucun usage de ces dénonciations devant le tribunal.

La vénération exagérée et presque fanatique que le peuple avait vouée au comte depuis son exclusion du trône, lui faisait regarder ce simple rapport comme très-dangereux.

Avant que le bruit pût s’en répandre, elle envoya au comte, avec une générosité vraiment héroïque, les deux chefs d’accusation portés contre lui ; lui écrivant en même temps qu’elle le priait de prouver par toutes les réfutations nécessaires son innocence, dont elle était déjà convaincue.

Le comte était à table avec ses amis, lorsqu’il reçut le chevalier qui lui apportait le message de sa belle-sœur ; il se leva et l’accueillit avec empressement ; mais à peine eut-il lu la lettre dans l’embrasure de la fenêtre, qu’il changea de couleur, et que, donnant les papiers à ses amis, il s’écria : « Mes frères, voyez quelle horrible accusation est tramée contre moi. »

Puis, prenant la flèche des mains du chevalier, et cherchant à cacher le trouble de son âme, il ajouta, en se plaçant au milieu de ses amis consternés, qu’en effet ce trait lui avait appartenu, et qu’il ne pouvait nier son absence du château pendant la nuit de Saint-Rémighius.

Ses amis, jurant contre ces malicieuses et perfides insinuations, rejetèrent le soupçon du meurtre contre l’accusateur lui-même, et ils allaient insulter l’envoyé de la duchesse, lorsque le comte, ayant relu les papiers, se tourna vers eux, et s’écria : « Paix ! mes amis ; » puis tirant son sabre du fourreau, il le remit au chevalier, et lui dit qu’il était son prisonnier.

Sur la question de celui-ci, qui ne savait s’il avait bien entendu, et qui lui demanda s’il reconnaissait la vérité des deux accusations portées contre lui par le chancelier, le comte répondit qu’oui.

En vain les chevaliers, mécontens de cet aveu, lui représentèrent-ils qu’il ne devait rendre compte qu’à l’empereur seul de la suite des événemens qui semblaient l’accuser, le comte, persistant à vouloir prouver son innocence devant un conseil choisi par la duchesse, s’approcha de la fenêtre, et ordonna à ses gens de seller son cheval, parce qu’il allait partir avec le chevalier. Mais ses compagnons d’armes le forçant enfin à écouter leurs puissantes représentations, il se décida à rester, et consentit à ce qu’ils écrivissent ensemble un acte par lequel ils demandaient à la duchesse, comme un droit que chaque chevalier pouvait réclamer alors, un sauf-conduit contre la somme de 20,000 marcs d’argent.

La duchesse, à cette déclaration inattendue et incompréhensible pour elle, pensa que le meilleur moyen de faire cesser les bruits que cette plainte faisait élever parmi le peuple, était de remettre tout le débat entre les mains de l’empereur.

Elle lui envoya, d’après les conseils du chancelier, les papiers qui contenaient l’acte d’accusation, et le pria, comme chef du royaume, de se charger de la poursuite d’une affaire dans laquelle elle était elle-même partie. L’empereur, qui se trouvait à Bâle pour des négociations avec la confédération suisse, consentit à son désir, nomma un conseil de trois comtes, douze chevaliers et deux juges assesseurs, et, après avoir accordé au comte Jacob, selon la demande de ses amis, un sauf-conduit contre la caution de 20,000 marcs d’argent, il l’invita à venir répondre, devant les juges qu’il lui avait choisis, aux deux points de l’accusation. Il fallait qu’il expliquât comment la flèche qui, selon son aveu, lui avait appartenu, s’était trouvée entre les mains du meurtrier, et qu’il dît dans quel lieu il avait passé la nuit de Saint-Rémighius.

Ce fut le lundi après la Trinité que le comte Jacob de Rothbart se présenta à Bâle, avec une brillante suite de chevaliers, devant la barrière du tribunal. Passant sur la première question, qui était, disait-il, absolument inexplicable, il répondit de la manière suivante au second point :

« Nobles seigneurs, » et il promena sur l’assemblée ses petits yeux brillans tout gonflés par les larmes qu’ils avaient versées : « vous m’accusez, moi, dont l’indifférence pour le trône et la couronne a été publiquement reconnue ; vous m’accusez du plus horrible de tous les forfaits, du meurtre de mon frère, qui, bien qu’il eût peu d’amour pour moi, ne m’en était pas moins cher. Et l’une des preuves que vous avancez est fondée sur mon absence inaccoutumée de mon château, la nuit de Saint-Rémighius, pendant l’accomplissement du crime. Maintenant, quoique je connaisse tout ce qu’un chevalier d’honneur doit à la dame dont il est secrètement favorisé, je me vois forcé, pour satisfaire aux questions que sa majesté l’empereur m’adresse par votre bouche, de divulguer un secret qui, sans cela, je le jure, serait mort avec moi, pour ne se réveiller dans mon sein qu’au premier appel de la trompette des anges du Seigneur. Pour que vous sachiez donc qu’il n’est ni vraisemblable ni possible que j’aie pris part au meurtre de mon frère, apprenez que, dans la nuit de Saint-Rémighius, au moment même où il s’accomplissait, j’avais un secret entretien avec la fille du seigneur Winfried de Bréda, la belle Wittib Littegarde d’Auerstein, dont je possède tout l’amour. »


Il faut savoir que madame Wittib Littegarde d’Auerstein avait été considérée jusqu’à ce moment comme la femme la plus sage et la plus irréprochable, quoique la plus belle du pays. Elle vivait tranquille et retirée dans le château de son père depuis la mort de son époux, qui avait succombé à une fièvre violente peu de mois après son mariage. Pour plaire au vieillard, qui désirait qu’elle formât de nouveaux nœuds, elle consentait quelquefois à paraître dans les fêtes et parties de chasse qui se donnaient chez les seigneurs du voisinage, et particulièrement chez le comte Jacob de Rothbart. Plusieurs seigneurs des premières familles du pays saisirent ces occasions de la rechercher, et parmi eux, elle donna bientôt la préférence au chambellan Frédérich de Trota, qui lui avait une fois sauvé la vie au péril de la sienne, en la défendant de l’attaque d’un sanglier blessé. Néanmoins, dans la crainte de déplaire à ses frères, qui étaient chargés du gouvernement de sa fortune, et malgré les pressantes sollicitations de son père, elle ne s’était point encore décidée à lui accorder sa main, lorsque l’aîné de ses frères, qui avait épousé une riche demoiselle du voisinage, devint, à la grande joie de la famille, père d’un fils qui en perpétuerait le nom. Alors Littegarde envoya à son amant, le seigneur Frédérich, une lettre baignée de ses larmes, où elle prenait congé de lui, s’étant décidée à conserver l’unité de la maison, et à se retirer, selon les conseils de son frère, comme abbesse dans un couvent de femmes situé non loin du château de son père, sur les bords du Rhin.

Ce fut précisément sur ces entrefaites, et au moment où l’archevêque de Strasbourg venait d’être instruit de ce projet, que le seigneur suzerain Winfried de Bréda reçut, de la part du conseil nommé par l’empereur, l’avis de la honte de sa fille Littegarde, et l’ordre de l’envoyer aussitôt à Bâle pour répondre à l’accusation du comte Jacob. On lui indiquait, avec les plus grands détails, le lieu et l’heure auxquels le comte prétendait s’être rendu secrètement chez dame Littegarde sur son invitation, et on lui envoya un anneau ayant appartenu à son défunt mari, que le comte prétendait avoir reçu d’elle comme souvenir de cette nuit.

Le seigneur Winfried, déjà affaibli par les infirmités de son âge, se promenait dans sa chambre, appuyé sur le bras de sa fille, et réfléchissait tristement au destin commun à tout ce qui respire, lorsqu’il reçut le message du tribunal. À peine eut-il lu la lettre qu’il tomba frappé d’apoplexie. Ses fils, qui étaient présens, le relevèrent et firent aussitôt appeler le médecin ; mais tous les secours de l’art furent inutiles, et l’on ne put le rappeler à la vie. Littegarde, qui s’était évanouie dans les bras de ses femmes, n’eut pas même l’amère consolation de le convaincre de son innocence avant qu’il partît pour l’éternité.

Ce malheureux événement causa un grand effroi aux deux frères, et la faute honteuse de leur sœur, qui paraissait l’avoir produit, les anima contre elle d’une colère inexprimable. Ils savaient parfaitement que le comte de Rothbart lui avait fait la cour pendant toute l’année précédente, et que maintes fêtes et tournois avaient été donnés par lui en son honneur. Ils se rappelèrent aussi que leur sœur avait prétendu que la bague qui maintenant se trouvait en la possession du comte s’était perdue à la promenade précisément le jour de la Saint-Rémighius. De manière qu’ils ne doutèrent pas un seul instant de sa culpabilité.

En vain les conjura-t-elle de l’écouter, Rodolphe, enflammé de colère, lui demanda quelle preuve elle pouvait donner de son innocence ; et comme elle répondait en tremblant qu’elle n’avait à alléguer que la pureté de toute sa vie, sa femme de chambre, par un malheureux hasard, s’étant absentée cette nuit même pour aller visiter ses parens, il la repoussa de son pied, et, salissant son sabre, il lui ordonna, en appelant les chiens et les valets, de quitter à l’instant l’appartement et le château.

Littegarde, pâle et froide comme du marbre, se releva en demandant le temps nécessaire aux préparatifs de son départ ; mais son frère, hors de lui, et repoussant d’un coup de sabre sa femme qui se jetait à ses pieds pour implorer sa clémence, répéta : « Hors du château à l’instant ! » Alors la malheureuse Littegarde, plus morte que vive, quitta la chambre, et descendit dans la cour, où son frère lui fit porter un paquet de linge avec quelque argent, puis il ferma sur elle la porte du château en l’accablant de ses malédictions.

Ce passage subit du faîte d’un bonheur presque sans nuages dans l’abîme d’une misère infinie et sans ressources, était beaucoup plus que ne pouvait supporter la pauvre femme. Ne sachant où elle devait aller, elle suivit le sentier qui descendait au travers des rochers, afin de chercher un abri pour la nuit qui s’approchait ; mais avant qu’elle eût atteint l’un des villages épars dans la vallée, ses forces l’abandonnèrent, et elle tomba privée de sentiment.

Une heure après, lorsqu’elle revint à elle, il faisait nuit, et plusieurs habitans des environs étaient réunis autour d’elle, car un enfant qui jouait sur les rochers l’ayant aperçue, avait aussitôt couru chez ses parens les informer de cette singulière apparition ; et ceux-ci, qui avaient reçu plus d’un bienfait de la main généreuse de Littegarde, apprenant avec effroi dans quel état elle se trouvait, se hâtèrent de venir la secourir.

Les soins de ces bonnes gens lui ayant rendu les forces, et la vue du château fermé derrière elle ranimant tous ses souvenirs, elle demanda à deux femmes qui voulaient la reconduire au château, d’avoir la complaisance de lui procurer un guide pour l’aider à continuer sa course. En vain elles lui représentèrent qu’elle n’était point en état d’entreprendre un voyage, Littegarde persista, sous le prétexte que sa vie serait en danger jusqu’à ce qu’elle eût quitté les limites du comté.

La foule qui s’augmentait toujours autour d’elle, voyant qu’elle se disposait à continuer seule sa route malgré les ténèbres de la nuit, se décida à céder à son désir, dans la crainte qu’il ne lui arrivât quelque malheur, et lui donna un guide et une voiture.

Littegarde demanda qu’on la conduisît à Bâle ; mais à peine arrivée au village, elle changea sa décision et ordonna à son conducteur de se diriger vers la seigneurie de Trotenburg, car elle sentait bien qu’elle ne pouvait paraître seule et sans avocat devant le tribunal de Bâle, contre un antagoniste aussi puissant que le comte Jacob de Rothbart, et il lui parut que personne n’était plus digne d’être appelé à défendre son honneur que son vaillant ami, toujours brûlant d’amour pour elle, le noble chambellan Frédérich de Trota.

Il était environ minuit, et des lumières brillaient encore dans le château lorsqu’elle y arriva, épuisée de fatigue. Elle envoya un domestique de la maison annoncer son arrivée à la famille ; mais avant qu’il eût fait son message, Bertha et Cunégonde, les sœurs de Frédérich, qui étaient occupées dans l’antichambre, s’approchèrent de la porte, et reconnaissant leur amie Littegarde, elles la firent descendre de voiture en la saluant amicalement, et la conduisirent, non sans quelque surprise, auprès de leur frère, qui, assis à une table, employait toute son attention à débrouiller les diverses pièces d’un procès.

Mais comment peindre l’étonnement qu’il éprouva lorsque, distrait par le bruit qu’il entendait derrière lui, il se retourna et vit Littegarde, pâle et défaite, véritable image du désespoir, se jeter à ses genoux.

« Ma chère Littegarde, s’écria-t-il en la relevant, que vous est-il arrivé ? »

Littegarde, après s’être assise, lui raconta tout ce qui s’était passé, puis elle le pria de la faire accompagner jusqu’à Bâle, et de lui indiquer quelque avocat qui pût paraître devant le tribunal nommé par l’empereur, et la justifier de cette honteuse accusation. Elle ajouta qu’elle n’eût pas été plus surprise de se voir accusée d’une telle chose par un Parthe ou un Perse qui ne l’aurait jamais vue, que par le comte Rothbart, qu’elle avait toujours détesté, soit à cause de sa mauvaise réputation, soit à cause de sa figure étrange, et pour lequel elle avait toujours montré la plus grande froideur.

« C’est assez, ma chère Littegarde, » s’écria le seigneur Frédérich ; et prenant sa main, il y appliqua ses lèvres avec l’expression de l’amour le plus respectueux ; « ne perdez pas vos paroles en justifications inutiles à votre ami. La voix qui s’élève pour vous dans mon cœur est plus forte que toutes les assertions, et même que toutes les preuves que vous vous disposez à donner de votre innocence devant les juges de Bâle. Puisque vos frères vous ont abandonnée, permettez que je vous en tienne lieu ; accordez-moi la grâce de vous servir d’avocat. Je veux rétablir tout l’éclat de votre honneur devant le monde entier. »

Ensuite il conduisit Littegarde, qui, touchée de tant de noblesse, versait des larmes de joie et de reconnaissance, auprès de dame Héléna sa mère, et la lui présenta comme une amie que des dissensions de famille forçaient à chercher pour quelque temps une demeure dans son château. On lui prépara aussitôt une des ailes du vaste manoir ; les sœurs de Frédérich remplirent les armoires qui s’y trouvaient de linge, de vêtemens, et de tout ce dont elle pouvait avoir besoin, avec le luxe et la magnificence dignes de leur rang.

Trois jours après, Frédérich de Trota, sans avoir dit de quelle manière il comptait se présenter devant les juges, partit pour Bâle avec une suite nombreuse.


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CHAPITRE II.

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Cependant, soit que les frères de Littegarde tinssent vraiment leur sœur pour coupable, ou qu’ils fussent seulement animés par le désir de la perdre, ils répondirent au tribunal de Bâle qu’ils la regardaient comme une infâme, méritant la punition des lois. Ils ajoutèrent avec la plus vile fausseté qu’elle s’était enfuie volontairement du château, n’ayant rien à dire pour sa justification, et que sans doute elle courait le monde avec un nouvel aventurier pour mettre le comble à sa honte.

Pour sauver l’honneur de leur famille humiliée, ils firent effacer son nom de la table généalogique de la maison de Bréda, et ils voulaient la frustrer de toute sa part à l’héritage de leur père ; mais les juges de Bâle s’opposèrent à une motion qui leur semblait s’éloigner beaucoup des devoirs qu’ils avaient à remplir.

Le comte Jacob, à cette nouvelle, donna les preuves les plus fortes de l’intérêt que lui inspirait Littegarde : on apprit qu’il avait envoyé plusieurs chevaliers la chercher de tous côtés pour lui offrir un asile dans son château. Ses juges n’ayant plus aucun doute sur la vérité de son témoignage, résolurent unanimement de retirer la plainte qui l’accusait du meurtre de son frère.

Cette tendre pitié qu’il avait montrée pour l’infortunée dans son malheur, lui regagna toute la bienveillance du peuple ; on excusait maintenant ce que l’on avait premièrement blâmé avec aigreur, et livrer au mépris du monde une femme dont il possédait l’amour ne sembla plus, dans des circonstances si extraordinaires, et où il s’agissait de la vie et de l’honneur, qu’une explication indispensable et pleine de franchise des événemens de la nuit de Saint-Rémighius. En conséquence, le comte Jacob de Rothbart fut invité, par l’ordre de l’empereur, à paraître encore une fois devant le tribunal pour y recevoir en public et les portes ouvertes la solennelle justification du soupçon du meurtre de son frère.

Le héraut venait de lire d’une voix éclatante la lettre écrite par les seigneurs de Bréda, et le président du tribunal allait commencer son discours, lorsque Frédéric de Trota, s’approchant de la barrière, demanda, selon le droit commun, à tous les spectateurs impartiaux, à jeter un coup d’œil sur la lettre.

On consentit à son désir, et la lettre lui fut remise, tandis que tous les yeux se tournaient sur lui. Mais à peine l’eût-il regardée, que, la déchirant du haut en bas, il la froissa dans ses mains et la jeta avec son gant au visage du comte Jacob de Rothbart, en déclarant qu’il le tenait pour un infâme menteur, et qu’il était prêt à prouver l’innocence de dame Wittib Littegarde par le jugement de Dieu.

Le comte pâlit, et relevant le gant, il s’écria : « Aussi vrai que Dieu est juste dans le jugement par les armes, je veux te prouver dans un combat singulier, la vérité de ce que j’avance sur dame Littegarde ! Nobles seigneurs, ajouta-t-il en se tournant vers les juges, informez l’empereur de l’opposition du chambellan, et décidez ensuite l’heure et le lieu où nous devrons nous rencontrer l’épée à la main. »

Les juges ayant envoyé une députation à l’empereur, celui-ci, très-incertain sur l’innocence du comte en voyant que le chambellan de Trota se déclarait le défenseur de Littegarde, fit dire à cette dame de se trouver à Bâle le jour de Sainte-Marguerite, sur la place du château, où cet inconcevable mystère serait éclairci par le jugement de Dieu dans le combat qui aurait lieu en sa présence entre le seigneur Frédéric de Trota et le comte Jacob de Rothbart.

Le jour de la Sainte-Marguerite, à midi, une foule immense se pressait dans la ville de Bâle, et chacun allait prendre place sur les banquettes rangées autour de la place du château pour les spectateurs du combat. À l’appel trois fois répété des deux hérauts, les deux seigneurs Frédéric de Trota et Jacob de Rothbart entrèrent dans la lice.

Presque toute la chevalerie de la Souabe et de la Suisse était placée sur la rampe du château, et sur le balcon ; on y voyait l’empereur lui-même avec sa femme et les princes et princesses ses enfans.

Pendant que les juges disposaient tout pour le combat, dame Héléna et ses deux filles Bertha et Cunégunde, qui avaient accompagné Littegarde à Bâle, se présentèrent à l’entrée de la place, et prièrent les gardes qui s’y trouvaient de leur permettre de parler à dame Littegarde qui, selon l’usage établi, était assise sur un échafaud au milieu de la barrière.

Quoique ces nobles dames fussent persuadées de la pureté de Littegarde et pleines de respect pour elle, cependant l’anneau produit par le comte Jacob, et l’absence extraordinaire de la femme-de-chambre durant la nuit de Saint-Rémighius, les jetait dans un trouble inexprimable ; elles résolurent d’éprouver encore une fois la conscience de l’accusée avant l’instant décisif, en lui représentant tout l’aveuglement et le sacrilège qu’il y aurait, si son âme était oppressée d’une faute, à laisser chercher la vérité par le moyen sacré des armes.

Littegarde, se levant à l’approche de la mère et des sœurs de Frédéric, leur demanda ce qui les amenait auprès d’elle en un pareil moment.

« Ma chère fille, dit dame Héléna, voulez-vous épargner à une mère, qui n’a d’autres consolations dans sa vieillesse que son fils bien-aimé, le chagrin de pleurer sur sa tombe ; voulez-vous renoncer au combat qui va commencer, et vous retirer dans un de nos châteaux situé au-delà du Rhin, et que nous vous donnons avec joie et reconnaissance ? »

Littegarde, après l’avoir regardée quelques instans, se jeta à ses genoux : « Noble et respectable dame, s’écria-t-elle, la crainte que Dieu ne se déclare pas pour moi dans l’heure décisive qui va prouver mon innocence, se serait-elle emparée du cœur de votre noble fils ? Oh ! dans ce cas, je le conjure de poser l’épée qu’il prend sans confiance, et de quitter le lieu du combat sous quelque prétexte ; mais qu’il m’abandonne à mon destin, qui est dans la main de Dieu, sans m’accabler d’une inutile pitié.

— Non, dit Héléna touchée, mon fils ne sait rien ; il croit fermement à votre innocence, et il est prêt, comme vous le voyez, à combattre son adversaire ; cette offre que je viens de vous faire, je l’ai imaginée avec mes filles pour chercher à prévenir tout malheur.

— Eh bien ! dit Littegarde en couvrant de baisers et de larmes la main de la vieille dame, laissez-le accomplir sa promesse. Aucune faute ne pèse sur ma conscience, et lors même qu’il irait au combat sans casque et sans cuirasse, il n’aurait rien à craindre, Dieu et les anges le protégeraient. » À ces mots, elle se releva et conduisit Héléna et ses filles sur un siége placé derrière celui qui lui était destiné.

À un signal de l’empereur le héraut appela au combat les deux chevaliers, qui s’avancèrent l’un vers l’autre l’épée et le bouclier à la main. Frédéric blessa le comte du premier coup, la pointe de son sabre pénétra entre le bras et la main au défaut de la cuirasse. Mais le comte, effrayé par le mal qu’il ressentait, s’éloigna et regarda sa blessure dont le sang sortait abondamment, quoiqu’elle fût très-légère. Une conduite si contraire aux règles, fit élever un murmure parmi les chevaliers assemblés sur la rampe ; et le comte, comme s’il était en pleine santé, reprit le combat avec de nouvelles forces. Les deux adversaires se frappaient sans cesse comme deux nuages orageux dont le contact produit l’éclair, et qui sans se mêler jamais tournent l’un autour de l’autre au bruit du tonnerre qu’ils portent dans leurs flancs. Le seigneur Frédéric restait ferme sur le terrain comme s’il eût prit racine ; il parait tout les coups que le comte cherchait à lui porter. Le combat, dont chacun attendait la fin avec anxiété, durait depuis près d’une heure, lorsqu’un nouveau murmure s’éleva parmi les spectateurs. Frédéric, au moment où il semblait devoir triompher de son ennemi affaibli et fatigué, s’embarrassa le pied avec son éperon et tomba à genoux sur la poussière ; le comte, profitant avec aussi peu de générosité que de courtoisie de cet accident, enfonça son sabre dans le flanc de son adversaire. Frédéric cependant se releva en poussant un cri ; il replaça son casque sur ses yeux et parut vouloir continuer le combat ; mais tandis que sa vue se couvrait de ténèbres et que son corps chancelait, le comte lui enfonça sa flamberge dans le sein. Alors il retomba en abandonnant son épée et son bouclier.

Le comte, tandis que la trompette sonnait la victoire, posa le pied sur la poitrine du chambellan, et dame Héléna suivie de ses filles se précipita dans la lice sur le corps de son cher fils, en présence de toute la foule des spectateurs parmi lesquels s’élevaient des accens de pitié et d’effroi. « Ô mon Frédéric ! » s’écria-t-elle ; puis se tournant vers Littegarde, privée de ses sens et que des archers entraînaient en prison : « Misérable, ajouta-t-elle, tu avais le sentiment de ta faute, et tu as pu souffrir que le plus noble des amis prît les armes pour une cause injuste ! »

Puis elle souleva son fils bien-aimé à l’aide de ses filles, et l’ayant débarrassé de sa cuirasse elle chercha à arrêter le sang qui coulait de la blessure de son noble sein ; mais des archers vinrent, par l’ordre de l’empereur, s’assurer de la personne du chambellan, que l’on transporta en prison, où il fut remis aux soins de quelques médecins et où sa mère et ses sœurs reçurent la permission de l’accompagner et de rester auprès de lui jusque sa mort, dont personne ne doutait.

Cependant les médecins déclarèrent bientôt que ses blessures, quoique dans des parties délicates, n’étaient point mortelles et qu’il en guérirait sans en conserver aucune incommodité. Dès qu’il eut repris ses sens, il demanda à sa mère ce qu’était devenue Littegarde, et ne put retenir ses larmes lorsqu’il apprit qu’elle était dans la solitude d’une prison, livrée aux plus affreux désespoir. Caressant ses sœurs avec tendresse, il les pria d’aller la voir et de la consoler.

Dame Hélèna, affligée de ses instances, lui demanda d’oublier cette vile et indigne créature, qui n’avait pas craint d’exposer au jugement de Dieu le seul ami qui lui restât.

« Ah ! ma mère, dit le chambellan, quel est le mortel, eût-il la sagesse de tous les temps, qui puisse expliquer la sentence pleine de mystère que Dieu a prononcée par ce combat ?

— Quoi ! s’écria dame Hélèna ! n’est-elle pas assez claire ? n’as tu pas succombé sous le glaive de ton adversaire ?

— C’est vrai, répondit Frédéric : j’ai succombé pour un instant. Mais le comte m’a-t-il vaincu ? n’ai-je pas déjà repris mes forces comme la fleur raffraîchie par le zéphir, et ne serai-je pas bientôt en état de recommencer le combat avec une double vigueur.

— Insensé ! s’écria sa mère, et ne sais-tu pas que la loi défend à celui contre lequel l’arrêt s’est prononcé de reparaître jamais dans aucune affaire de ce genre ?

— C’est égal, reprit le chambellan avec calme ; que m’importe cette institution des hommes ? Un combat qui n’est point suivi de la mort d’un des adversaires ne doit point être regardé comme décisif

— Mais, dit sa mère, ces lois que tu méprises sont en vigueur, elles règnent, quelque déraisonnables qu’elles puissent être, et vous livrent, elle et toi, comme des criminels, à toute la rigueur d’un jugement.

— Hélas ! c’est précisément ce qui fait mon désespoir. L’appui sur lequel elle comptait s’est brisé, et moi qui voulais montrer son innocence au monde entier, je l’entraîne dans l’abîme. Un malheureux faux pas causé par la chaîne de mon éperon livre son corps aux flammes et son souvenir à une honte éternelle. Ah ! certainement Dieu a voulu par là me punir des péchés de ma vie ! »

En parlant ainsi, des larmes vinrent baigner ses yeux, et il se tourna vers la muraille en se couvrant de son drap ; sa mère et ses sœurs, dans un triste silence, s’agenouillèrent devant son lit et mêlèrent leurs larmes aux siennes.

Le gardien de la tour ayant apporté le repas des prisonniers, Frédéric lui demanda des nouvelles de Littegarde. Il apprit par ses réponses brèves et entrecoupées qu’elle était couchée sur un tas de paille et n’avait pas prononcé une parole depuis le jour où on l’avait conduite en prison. Pénétré du plus amer chagrin, il chargea cet homme de dire à la dame que, par une disposition miraculeuse du ciel, il marchait à grands pas vers la guérison, et il le pria de lui demander la permission de lui faire une visite, avec le consentement du châtelain, lorsqu’il serait rétabli. Mais le gardien lui répondit, après avoir hésité un instant, qu’elle était comme une folle, sans voir et sans entendre, et qu’elle avait écrit au châtelain de défendre qu’on lui laissât voir qui que ce fût, surtout le chambellan de Trota.

Frédéric ne pouvant calmer son inquiétude, rendue plus violente encore par le retour de ses forces, se décida à se rendre, avec la permission du châtelain, auprès de Littegarde. Bien certain de son pardon, il entra dans sa chambre avec sa mère et ses sœurs, sans s’être fait annoncer.

Qui pourrait dépeindre l’effroi de l’infortunée Littegarde, qui, le sein à demi découvert et les cheveux épars, se leva de dessus sa couche de paille au bruit que fit la porte en s’ouvrant, lorsque, au lieu du gardien qu’elle attendait, elle vit entrer son noble et digne ami, portant toutes les traces de la souffrance et soutenu par ses deux sœurs.

« Loin de moi ! s’écria-t-elle avec l’accent du désespoir, en se jetant sur sa couche ; loin de moi, si vous avez dans le cœur une étincelle de pitié !

— Comment, ma chère Littegarde ! » répondit Frédéric en se penchant sur elle avec la plus vive émotion, et il saisit sa main.

« Loin de moi ! répéta-t-elle en tombant à genoux. Oh ! ne me touche pas, ou je deviendrai folle ! Tu me remplis d’horreur ; le feu dévorant me ferait moins de mal que toi !

— Moi, je te cause de l’effroi ! Oh ! comment ton Frédéric l’a-t-il mérité ?

— Au nom de Jésus ! s’écria-t-elle en se traînant à ses pieds, quitte cette chambre, mon bien-aimé, et laisse-moi ; j’embrasse tes genoux, je baigne tes pieds de mes larmes ; je te prie en rampant de m’accorder cette seule grâce ; quitte cette chambre aussitôt, et laisse-moi ! »

Frédéric vivement ébranlé, lui demanda pourquoi sa vue lui était si pénible.

« Elle m’est insupportable, répondit Littegarde en cachant son visage dans ses mains ; l’enfer et toutes ses horreurs serait pour moi un spectacle plus doux que ton beau regard tourné vers moi avec amour et bonté.

— Dieu du ciel ! s’écria le chambellan, que dois-je penser du trouble de ton âme ? Le jugement de Dieu a-t-il parlé vrai ; serais-tu coupable de ce dont le comte t’accuse !

— Coupable et damnée pour le temps et l’éternité, dit Littegarde en se frappant le sein avec violence : Dieu est vrai ; mais va, mes sens s’égarent, mes forces se brisent ; laisse-moi seule à ma douleur et à mon désespoir ! »

À ces mots, le chambellan tomba évanoui, et tandis que Littegarde couvrait sa tête d’un voile, et retournait sur sa couche, Bertha et Cunégonde coururent à leur frère pour le rappeler à la vie.

« Que tu sois maudite ! s’écria Hélèna, maudite dans ce monde et dans l’autre, non pas pour la faute que tu as commise, mais pour l’inhumanité avec laquelle tu as entraîné à sa perte mon fils innocent ! Malheureuse que je suis, continua-t-elle, pourquoi n’ai-je su pas plus tôt le récit du prieur des Augustins, qui m’a dit quelques jours après le combat, que le comte s’était confessé à lui, et lui avait juré sur l’hostie la vérité de ce qu’il a déclaré devant les juges. Il lui a montré la porte du jardin par laquelle il a pénétré dans la nuit convenue jusqu’à la chambre où elle l’attendait sur des coussins magnifiques. Un serment fait dans un pareil moment ne peut contenir un mensonge. Ah ! si j’en avais eu connaissance avant le combat, j’aurais dissipé l’aveuglement de mon fils, et je l’aurais empêché de se jeter dans cet abîme. Mais, viens, ajouta-t-elle en baisant doucement Frédéric, l’expression de notre colère est encore un honneur dont elle n’est pas digne ; éloignons-nous, et que les reproches que nous lui épargnerons causent son désespoir.

— Le misérable ! reprit Littegarde en se levant, je me souviens que mes frères et moi nous allâmes chez lui trois jours avant la Saint-Remighius ; il donnait une fête à mon honneur, et mon père, qui voyait avec plaisir célébrer les charmes de ma jeunesse, m’engagea à accepter son invitation. Le soir, après le bal, lorsque je montai à ma chambre à coucher, je trouvai sur ma table un billet sans signature, écrit par une main étrangère et qui contenait une déclaration d’amour. Mes frères étant venus pour parler de notre départ, je leur fis voir cet étrange billet. Ils reconnurent aussitôt la main du comte, ils furent transportés de colère, et l’aîné voulait à l’instant même aller le trouver dans sa chambre ; mais le plus jeune lui représenta que le comte avait eu la prudence de ne pas signer le billet. Alors, indignés d’une manière d’agir si peu courtoise, nous partîmes dans la nuit même avec la résolution de ne plus jamais honorer son château de notre présence. C’est là la seule relation qui ait existé entre moi et cet homme faux et indigne, ajouta-t-elle en pleurant.

— Quoi ! dit le chambellan en considérant son visage inondé de larmes, tes paroles sont pour moi une musique céleste. Ah ! répète-les, ajouta-t-il, après une pause en se mettant à genoux devant Littegarde et en serrant sa main, tu ne m’as pas trahi pour ce misérable ? tu es pure de la faute dont il t’accuse ?

— Comme l’enfant qui vient de naître, murmura-t-elle en posant ses lèvres sur la main de son amant.

« Ô Dieu tout puissant ! je te remercie, s’écria Frédérich en embrassant les genoux de Littegarde. Tes paroles me rendent la vie ; la mort ne m’effraie plus, et l’éternité qui se présentait tout-à-l’heure à ma pensée, semblable à une mer de misère sans bornes, m’apparaît maintenant comme le règne de la félicité éclairée par mille brillans soleils.

— Ô malheureux ! dit Littegarde en s’éloignant, comment peux-tu croire ce que ma bouche prononce ? Insensé ! le jugement de Dieu n’est-il pas contre moi ? N’as-tu pas été vaincu par le comte dans ce combat mystérieux qui devait décider de mon sort ?

— Ma bien-aimée Littegarde, s’écria le chambellan, préserve tes sens du désespoir ; combats le sentiment qui pèse sur ton âme comme un lourd rocher ; soutiens-toi, ne chancelle point, lors même que le ciel et la terre s’écrouleraient autour de toi. Choisissons de deux idées qui troublent nos esprits la plus vraisemblable, et plutôt que de te croire coupable, figure-toi que j’ai vaincu dans le combat. Dieu, mon maître, ajouta-t-il en joignant les mains au-dessus de sa tête, préserve aussi mon âme de toute erreur ! Il me semble que je n’ai point été blessé par le glaive de mon adversaire, et que, tombé dans la poussière, j’ai déjà senti que j’existais encore. Pourquoi la sagesse céleste serait-elle forcée de montrer la vérité dès le premier instant de son assistance ? Ô Littegarde ! mourons ensemble, et passons ensemble de la mort à l’éternité ; crois fermement à ton innocence, et le soleil le plus serein brillera sur le combat que j’ai soutenu pour toi ! »

Dans ce moment le châtelain entra, et prévenant dame Héléna, qui pleurait appuyée sur la table, qu’un si long entretien pourrait être nuisible à son fils, ils reprirent le chemin de leur prison, mais non sans que Frédérich eût reçu et donné encore bien des paroles de consolation.


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CHAPITRE III.

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Cependant le tribunal formé à Bâle par l’empereur prononça, contre le chambellan de Trota aussi bien que contre son amie Littegarde de Auerstein, la sentence réservée par les lois aux coupables qui invoquaient le jugement de Dieu. Ils furent condamnés à périr par le feu. On envoya une députation de conseillers informer les prisonniers de leur arrêt, qui aurait été exécuté aussitôt, vu le parfait rétablissement du chambellan, si l’empereur n’avait conservé contre le comte Jacob quelque méfiance qui lui faisait désirer sa présence.

Mais celui-ci, comme par miracle, souffrait encore d’une manière bien remarquable de la légère blessure qu’il avait reçue au commencement du combat ; l’état d’irritation de ses humeurs aggravait le mal de jour en jour, et les talens réunis de tous les médecins de la Souabe et de la Suisse n’y apportaient aucun soulagement. Un venin rongeur, inconnu jusqu’alors, pénétrant de la manière la plus funeste jusqu’à l’os, se répandit dans tout le système de la main, et l’on se vit obligé, au grand effroi de ses amis, de la couper, et ensuite le bras. Mais ces amputations, loin de guérir le mal, ne firent que l’augmenter encore ; les médecins déclarèrent enfin qu’il n’y avait plus d’espoir, et que le comte mourrait avant la fin de la semaine. En vain le prieur du cloître des Augustins, qui croyait reconnaître dans tout cela la main de Dieu, le supplia-t-il de lui avouer la vérité. Le comte jura de nouveau, sur le Saint-Sacrement, de la sincérité de sa déclaration, et il voua son âme à la damnation éternelle, s’il avait accusé injustement Littegarde.

Malgré l’irrégularité de sa vie, on avait deux raisons pour ajouter foi à ses attestations. D’abord on lui connaissait une espèce de piété, qui n’aurait pu lui permettre un faux serment dans un tel moment ; et puis le gardien qui veillait à la tour du château de Bréda avait avoué que le comte était vraiment entré dans le château la nuit de Saint-Rémighius. Il ne resta plus au prieur qu’à croire à l’erreur du comte, qui sans doute avait pris pour Littegarde une personne inconnue.

Le comte, long-temps avant de porter ses vues sur Littegarde, avait vécu avec Rosalie sa femme de chambre, sur un très-mauvais pied. Pendant toutes les visites qu’il faisait au château en qualité de seigneur, il attirait cette jeune fille légère et sans principes dans sa chambre à coucher.

Lorsque Littegarde reçut le billet qui la décida, ainsi que son frère, à ne plus retourner chez le comte, la jalousie de cette jeune fille s’alluma ; avant de suivre sa maîtresse, elle écrivit au comte, en son nom, que la colère de ses frères ne lui permettait pas de le voir pour le moment ; mais qu’elle l’invitait à venir dans son appartement au château de son père, la nuit de Saint-Rémighius. Celui-ci, plein de joie sur le succès de sa déclaration, écrivit aussitôt à Littegarde une seconde lettre, où il la priait de lui donner quelqu’un de sûr pour le conduire jusqu’à sa chambre. La femme de chambre, profondément artificieuse, s’était arrangée de manière à recevoir elle-même cette réponse qu’elle prévoyait ; par une seconde fausse lettre, elle lui fit savoir qu’elle l’attendrait à la porte du jardin. C’est pourquoi le soir de cette nuit elle avait demandé à Littegarde la permission d’aller dans son pays visiter sa sœur malade. Elle partit en effet après midi avec un petit paquet sous le bras, et s’achemina vers le village où demeurait sa sœur. Mais, au lieu d’accomplir son voyage, elle revint à la nuit sous le prétexte d’un orage qui l’effrayait ; et pour ne point troubler sa maîtresse, son projet étant de se remettre en route de grand matin, elle alla se coucher dans une des chambres vides de la tour peu habitée du château. Le comte, qui, après avoir acheté du gardien de la tour l’entrée du château, trouva à la porte du jardin une personne voilée, ne se douta point du tour qu’on lui jouait ; la jeune fille lui donna un baiser sur la bouche, et le conduisit par plusieurs escaliers dans la partie inhabitée du château, où elle avait choisi un appartement magnifique dont elle avait eu soin de fermer les fenêtres. Là, après lui avoir dit à demi voix de se taire à cause du voisinage de la chambre de ses frères, elle s’assit à ses côtés sur un lit de repos. Le comte, séduit par ses charmes, resta jusqu’au jour, et lui donna en la quittant un anneau qu’il avait reçu de sa femme le jour de ses noces. Rosalie lui mit au doigt celui de Littegarde, qu’elle avait su dérober pendant le jour. Craignant vraisemblablement d’être découverte, Rosalie ne lui fit plus rien dire, et elle éluda un nouveau rendez-vous qu’il lui demandait. Plus tard, la jeune fille, soupçonnée de vol fut renvoyée chez ses parens qui habitaient les bords du Rhin. Au bout de neuf mois elle devint mère, et racontant tout le secret de son jeu avec le comte Jacob de Rothbart, elle le déclara le père de son enfant. Heureusement qu’elle n’avait point vendu l’anneau du comte, et que ses parens, à cette preuve irrécusable de la vérité de son récit, se décidèrent à recourir à la justice pour établir les droits de l’enfant.

Les juges de l’endroit étant instruits de la cause qui se plaidait à Bâle, envoyèrent dans cette ville un conseiller chargé d’une lettre de Rosalie, contenant l’aveu de toutes ses intrigues ; l’énigme qui occupait toute la Souabe et la Suisse se trouva ainsi expliquée.

Ce fut précisément au jour fixé pour le supplice de Frédérich et de Littegarde, que ce conseiller se présenta devant le comte Jacob, qui se livrait au désespoir que lui causaient ses douleurs affreuses.

« C’est assez, s’écria-t-il après avoir lu la lettre et reconnu l’anneau qu’elle renfermait ; je suis las de la lumière du jour. Qu’on me prépare une litière, ajouta-t-il en se tournant vers le prieur, et conduisez-moi sur la place du supplice, afin que je ne meure point sans avoir empêché une injustice. »

Le prieur, profondément frappé par cet ordre, le fit aussitôt mettre à exécution, et il accompagna l’infortuné, qui portait un crucifix dans ses mains, jusque sur la place, où la foule, appelée par le son lugubre des cloches, se pressait autour du bûcher auquel étaient fortement liés Littegarde et Frédérich.

« Arrêtez, s’écria le prieur au balcon de l’empereur ; avant de mettre le feu à ce bûcher, écoutez un mot de la bouche de ce pécheur.

— Quoi ! s’écria l’empereur en se levant de son siége, le jugement de Dieu n’a-t-il pas prouvé la justice de sa cause, et peut-on croire encore à l’innocence de Littegarde ? »

En prononçant ces mots, il descendit avec trouble du balcon, et s’approcha du malade, suivi de cent chevaliers et de tout le peuple qui avait quitté les banquettes.

« Elle est innocente, répondit le comte en se soulevant avec l’aide du prieur : Dieu l’a décidé aux yeux de tous les bourgeois de Bâle dans le jour mystérieux du combat ; car mon adversaire, après avoir reçu trois blessures mortelles, est plein de vigueur et de santé, tandis que le seul coup de sa main, qui semblait à peine avoir effleuré ma peau, a bientôt attaqué le principe de ma vie, et j’ai succombé comme le chêne battu par la tempête. Mais voici encore d’autres preuves : c’est Rosalie, sa femme de chambre, qui me reçut au château dans la nuit de Saint-Rémighius, et moi, misérable, dans l’aveuglement le plus complet, je crus tenir dans mes bras celle qui n’avait jamais répondu que par le mépris à toutes mes prévenances. »

L’empereur, à ces mots, envoya un chevalier délier le chambellan, ainsi que Littegarde, qui, privée de ses sens, était appuyée sur Héléna.

« Maintenant chacun des cheveux de leur tête est gardé par un ange, » s’écria-t-il au moment où Littegarde, conduite par son amant, s’approcha de lui au milieu de la foule qui les considérait avec étonnement et respect. Il les baisa tous deux au front, et jetant sur les épaules de Littegarde l’hermine de sa femme qu’il tenait, il prit son bras, en présence des chevaliers, pour la conduire dans son palais. Pendant que les habits de condamné du chambellan se changeaient en un manteau de chevalier et en un chapeau à plumes, il se tourna vers le comte malade, et plein d’un sentiment de pitié pour celui que le combat avait conduit à sa perte, quoiqu’il ne l’eût point mérité par le crime et le mensonge, il demanda au médecin placé à côté du lit s’il n’y avait aucun espoir de salut.

« Non, répondit Jacob, en retombant sur la poitrine du médecin avec d’horribles convulsions, et j’ai mérité la mort que je souffre, car sachez, à présent que je n’ai plus rien à redouter de la justice du monde, sachez que je suis le meurtrier du noble duc Guillaume de Breysach ; l’assassin qui le perça d’un trait sorti de mon arsenal était depuis six semaines payé par moi pour cette action qui me livrait le trône. » Après avoir donné cet éclaircissement, il retomba sur la litière, et son âme s’enfuit chargée de ses forfaits.

« Ah ! s’écria la régente, qui se trouvait sur le balcon du château avec la suite de l’empereur, tel était le pressentiment de mon noble époux, et il l’exprima avant sa mort par des paroles entrecoupées.

— Que le bras de la justice accomplisse son devoir sur ce cadavre, » dit l’empereur ; et il ordonna qu’il fût brûlé sur le bûcher qui, par sa faute, avait risqué de devenir l’instrument du supplice de deux innocens ; et tandis que les flammes rouges et ardentes s’étendaient au loin, poussées par le vent du nord, il conduisit Littegarde au château.

Il la réintégra dans ses droits à l’héritage de son père, que lui avaient enlevés ses frères dans le but peu généreux de s’en emparer, et trois semaines après, le mariage des deux amans fut célébré au château de Breysach. La régente, très-satisfaite de la manière dont les choses avaient tourné, fit cadeau à Littegarde, comme présent de noces, d’une grande partie des biens du comte. L’empereur, après les fiançailles, mit une chaîne d’or autour du cou de Frédérich, et dès que les affaires qui l’avaient appelé en Suisse lui permirent de retourner à Worms, il fit ajouter dans tous les statuts où il était dit que le combat singulier faisait immédiatement reconnaître un coupable : Si telle est la volonté de Dieu.


FIN DU DERNIER VOLUME.