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Le Libéralisme/Que les libertés sont nécessaires à l'Etat

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CHAPITRE XVI

QUE LES LIBERTÉS SONT NÉCESSAIRES A l’ÉTAT

Et pourtant, si les libertés sont nécessaires à l’homme pour développer son activité et donner tout ce qu’il peut donner, elles sont encore plus nécessaires à l’Etat.

Elles ne sont contraires ou elles ne sont désagréables qu’aux partis, et c’est bien précisément le paradoxe du gouvernement parlementaire, qui est le gouvernement des partis, que dans ce système le gouvernement n’étant en réalité qu’un parti et étant par fiction l’Etat, le gouvernement par sa nature même fait tout ce qu’il y a de plus contraire à l’Etat ; et l’on a le spectacle d’un gouvernement qui, comme parti, se sert et, comme État, se ruine, et en dernière analyse d’un État qui est ennemi de l’Etat et destructeur de l’Etat.

Car les libertés sont nécessaires à l’Etat autant qu’à l’individu. Elles lui sont nécessaires d’abord parce qu’elles sont nécessaires à l’individu et que l’Etat a besoin de citoyens déployant toute leur activité et toutes leurs forces, ce qu’ils ne peuvent faire qu’en état de liberté. Elles lui sont nécessaires ensuite pour lui-même, pour qu’il soit agréable aux citoyens, pour qu’il soit aimé, et il n’est fort, et il n’est actif, il n’est fécond, il n’est valide, il ne peut faire quelque chose, je dirai très exactement : il n’est réel, il n’est, que s’il est aimé.

Je dis que les libertés sont nécessaires à l’Etat en tant que nécessaires à l’individu, l’Etat ayant besoin de citoyens libres. En effet, il n’y a pas d’illusion plus saugrenue et plus stupide que celle qui consiste à croire que plus le citoyen est étroitement enchaîné à l’Etat, plus il lui est utile. C’est l’illusion à très peu près de tous les gouvernements ; mais c’est une ânerie. Au fond, le gouvernement voudrait que tous les citoyens fussent fonctionnaires du gouvernement. A la mollesse, à la nonchalance, à l’activité endormie, au petit train-train régulier et inoffensif, mais infécond, de l’immense majorité de ses fonctionnaires, l’Etat ne devrait-il pas s’apercevoir qu’il raisonne au rebours de la vérité ? Le citoyen utile, c’est le citoyen qui donne à l’Etat ce dont l’Etat a besoin, soit comme argent, soit comme services, et qui, en dehors de cela, se développe largement, énergiquement, puissamment, selon sa nature et selon sa loi, qui cherche, qui invente, qui découvre, qui s’applique à l’industrie, au commerce, à l’agriculture, à l’enseignement tel qu’il l’entend, à la recherche scientifique, philosophique, morale, religieuse, telle qu’il l’entend, qui s’associe pour une œuvre nouvelle, fausse peut-être, vraie et bonne peut-être ; qui se déploie dans toute l’ampleur qu’il peut avoir et atteindre.

Ce citoyen-là est la cellule vivante et vivace de l’État. Ne craignez donc rien : de son activité et des résultats de son activité il reviendra toujours quelque chose et beaucoup à l’État. Qu’il y ait quelques millions de ces citoyens-là dans un État, cet État sera le plus éclatant, le plus influent, le plus riche enfin de tous les États du monde.

Or cette activité de l’individu ne peut entrer en acte, ne peut s’exercer que dans la liberté, qu’avec toutes les libertés, qu’avec tous les droits de l’homme.

C’est ce qu’exprime admirablement M. Léon Bourgeois dans un passage justement célèbre de son livre très judicieux, la Solidarité. Il écrit : « Dans l’histoire des sociétés comme dans celle des espèces, la lutte pour le développement individuel est la condition première de tout progrès. Le libre exercice des facultés personnelles peut donner seul le mouvement initial ; enfin plus s’accroît cette liberté de chacun des individus, plus l’activité sociale en peut et doit être accrue à son tour. »

C’est la même idée qui inspirait au même homme d’État ces belles paroles dans son discours présidentiel du 10 juin 1902 : « La nation ne voit pas seulement dans la République la forme d’une constitution politique ; elle en attend des réalités bienfaisantes ; elle en veut faire l’instrument des réformes nécessaires à l’organisation d’une démocratie. Elle veut que la République soit une société vraiment équitable, où, dans un commun respect pour toutes les lois, le citoyen puisse avec sûreté jouir de tous ses droits, exercer toutes ses activités, trouver la juste récompense de son travail et de son mérite, enfin développer en toute liberté sa conscience et sa raison sous la sauvegarde de la neutralité absolue de l’Etat. »

Ceci, c’est le programme libéral lui-même, pensé par un homme qui se place surtout au point de vue de l’intérêt de l’Etat. Il me semble être la vérité sociale elle-même.

Je sais bien l’objection des autoritaires. Ils ne sont frappés — et qui pourrait s’en étonner ? — ils ne sont frappés que des emplois inutiles et stériles de cette activité libre que M. Léon Bourgeois et moi nous exaltons. Ils disent : « La liberté, cela ne sert qu’à quelques journalistes et à quelques orateurs de réunions publiques. Pour quelques mauvais écrivains qui n’écriront pas et quelques faiseurs de fautes de français qui ne parleront pas, le pays n’est pas affaibli, il n’est que plus tranquille. »

Il est vrai ; mais les emplois ridicules de la liberté ne sont que la rançon des excellents effets, plus obscurs d’abord, éclatants à la longue, qu’elle produit. Cette même liberté qui permet à ce raté d’écrire sur les choses du gouvernement et à ce maroufle d’exciter cinq cents alcooliques, elle permet à Descartes d’écrire, à la condition qu’il soit en Hollande ; elle permet à Spencer d’écrire, à la condition qu’il soit en Angleterre ; elle permet à Voltaire d’écrire, à la condition qu’il soit à Ferney ; elle permet à l’Encyclopédie de s’imprimer, à la condition qu’elle soit protégée par un ministre accidentellement libéral ; elle permet surtout à des milliers, à des millions d’hommes moins brillants, aussi énergiques, de tirer d’eux, par eux-mêmes, aussi par la communication libre, par l’entente libre, par la réunion libre, par l’association libre, par la propagande libre, tout ce qu’ils avaient en eux d’utile pour eux-mêmes d’abord et pour le bien commun ensuite.

La liberté, c’est la fécondité. La liberté individuelle, c’est la fécondité individuelle ; la liberté de communication, d’entente, de réunion, d’association, c’est la fécondité individuelle multipliée. De la fécondité individuelle multipliée naît la prospérité générale de l’États. En frappant les libertés, l’État établit peut-être un niveau agréable à l’œil ; mais il tarit ses sources. Il évolue vers le désert. On a une certaine pudeur à rédiger des vérités si élémentaires ; mais je ferai remarquer que ce n’est pas ma faute si on les méconnaît.

Et je dis encore que l’État a besoin des libertés des citoyens pour lui-même, pour qu’il soit aimé, et qu’il n’est fort que s’il est aimé. Ceci est plus délicat, ceci n’est pas d’une vérité éternelle ; ceci n’a pas toujours été vrai. Dans les sociétés antiques il n’y avait aucune liberté, et certes l’Etat était fort. C’est ce qui « crève les yeux agréablement » aux gouvernements modernes. On peut dire que dans beaucoup de pays, en Russie, en Allemagne, en France, en Italie, ils sont hypnotisés par l’Etat ancien. « Que c’était beau ! Point de libertés ! Une seule âme, l’âme de l’Etat. Le citoyen ne vit que dans l’Etat. Il a la religion, les doctrines, les idées, les maximes, les mœurs de l’Etat. Il n’a rien à lui ; il n’a rien d’individuel. Il est dévoué à l’Etat, purement et simplement. Il vit pour lui, meurt pour lui. C’est tout. Et l’on ne dira pas que l’Etat fût faible ! O Rome ! »

En admettant pour un instant que le tableau soit rigoureusement exact, c’est un beau tableau ; ce n’est pas une raison. L’Etat est fort quand il est aimé, voilà ce qui est de vérité absolue, de vérité éternelle. Mais l’Etat ancien était aimé sans qu’il fût nécessaire que la liberté y régnât, et l’Etat moderne ne peut l’être que si la liberté y règne. Voilà la différence.

Cela tient à ce que les choses ne sont pas toujours la même chose et qu’il y a eu beaucoup de changements depuis deux mille ans. Parce qu’il n’y avait pas chez les anciens beaucoup de façons diverses de sentir, de penser, de croire ; parce qu’il n’y avait pas beaucoup de connaissances diverses, de notions scientifiques, philosophiques, morales, religieuse, produisant des caractères, des tempéraments, des âmes différentes les unes des autres ; parce qu’un Romain ressemblait à un Romain, non pas exactement et à les confondre, mais beaucoup plus, mais incomparablement plus qu’un Français ne ressemble à un Français ou un Allemand à un Allemand ; pour ces raisons le Romain ne sentait pas ou ne sentait guère le besoin de liberté individuelle, ou de liberté d’enseignement, ou de liberté d’association, ou de liberté de la presse ; il pensait socialement, il croyait socialement, il agissait socialement ; et l’État lui était une religion ; et l’État, étant aimé et adoré, était fort, comme tout État aimé et adoré sera fort.

Depuis, la civilisation a marché un peu. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? ce n’est pas le moment d’en délibérer ; mais c’est un fait qu’après le christianisme, qu’après le développement scientifique des xve, xvie xviie xviiie et xixe siècles, qu’après les développements philosophique et moral de la Réforme, qu’après le développement philosophique des xviiie et xixe siècles, dans toute nation il y a des tournures d’esprit, des états d’âme, des caractères essentiellement différents les uns des autres, des façons de penser, de sentir, de croire et en vérité des façons d’être, essentiellement diverses et même contraires. Or ces hommes si profondément différents les uns des autres, comment d’abord les faire vivre en paix dans le même Etat, ensuite, et c’est le plus important, faire qu’ils aiment l’Etat, pour que l’Etat soit fort, puisque l’Etat n’est fort que quand il est aimé ? voilà le problème. Il est évident que ce ne peut pas être de la même façon que dans l’Etat antique.

« Mais si ! répond quelqu’un, M. Hervieu par exemple, s’il fut sérieux dans le propos de lui que nous avons rapporté. Mais si ! que l’Etat nous force à tous penser comme lui. » — Il faut bien reconnaître cependant qu’il y aurait quelque difficulté à cela et que, par exemple, depuis trois cents ans l’Etat français s’épuise un peu à vouloir successivement rendre tous les Français catholiques, puis tous les Français déistes, puis tous les Français protestants ou libres penseurs ; qu’il s’épuise un peu à vouloir successivement que tous les Français soient royalistes, puis républicains, puis bonapartistes, puis royalistes, puis royalistes parlementaires, puis républicains, puis bonapartistes, et ainsi de suite, sans atteindre jamais un autre résultat que d’avoir pour lui la moitié du pays et contre lui l’autre moitié. Apprendre ou forcer les gens à être d’accord avec vous ou même entre eux n’est plus désormais très facile, et il est à peu près prouvé que cela ne dépend ni d’une école philosophique, ni d’une Eglise, ni même d’un gouvernement, si fort ou si prestigieux qu’on le suppose.

À ce jeu ou à ce bel effort on ne réussit qu’à rendre le gouvernement odieux à la moitié au moins du peuple qu’il gouverne, et le gouvernement ne peut être fort que s’il est aimé.

Que faire donc ? Puisque les conditions sont le contraire de ce qu’elles étaient dans l’ancienne Rome, il est probable qu’il faut faire le contraire de ce qu’on faisait dans la Rome ancienne. Les choses se sont en quelque sorte retournées. Le citoyen ancien ne pouvait aimer son pays que dans le despotisme, c’est-à-dire dans l’absorption intime de l’individu par l’Etat. Le citoyen moderne ne peut aimer son pays que dans la liberté, qu’en tant que l’Etat lui assure la liberté et respecte sa liberté. Il aime l’Etat qui ne le gêne pas, qui ne lui demande pas le sacrifice de sa croyance, de sa pensée et de son activité personnelle. Il aime l’Etat en raison de la liberté dont il y jouit. Dès qu’il se sent gêné, molesté, opprimé, il demande pourquoi.

Il n’y a pas d’autre différence d’une part entre l’antiquité et les temps modernes, d’autre part entre l’ancienne monarchie et les modernes monarchies ou modernes républiques que ce « pourquoi ? » Mais elle est sensible. A Rome on obéissait au peuple, dans l’ancienne monarchie on obéissait au roi sans demander pourquoi. « Pourquoi obéissez-vous au peuple romain ? — Parce que j’aime Rome. — Pourquoi obéissez-vous au roi ? — Parce que je l’aime ; parce que Vive le Roi ! » Mais dès que l’obéissance au chef n’est plus une religion, elle raisonne, et le « pourquoi » intervient. Il est probable que le gouvernement actuel de la République française ne demande pas aux citoyens qu’ils lui obéissent par amour pour lui, par religion à l’égard de M. le Président de la République ou par dévotion à l’égard de M. le président du conseil.

Dès lors l’amour dans le despotisme n’existe plus ; mais l’amour dans la liberté peut exister. Dès lors le citoyen demandera : « Pourquoi obéir ? » Et toutes les fois que vous lui démontrerez que c’est dans l’intérêt évident de tout le monde, que c’est dans l’intérêt du bon ordre à l’intérieur ou de la défense à l’étranger, il obéira. Toutes les fois qu’il verra bien que c’est dans l’intérêt du gouvernement seul, c’est-à-dire d’un parti, il obéira, s’il le faut, mais avec irritation et sourde résistance, en sentant qu’il est lésé, qu’on abuse de lui, qu’on abuse contre lui de la force, qu’on le vole ; car c’est exactement la vérité ; qu’on soustrait au profit, non de tous, ce qu’il accepte, mais d’un groupe, d’une coterie, d’une camarilla, d’un syndicat, une portion de ses forces, de son bien et de son être. Résultat : il se désaffectionnera de l’Etat, comme on se désaffectionne d’une société financière où l’on est lésé au profit des directeurs.

Or l’Etat a besoin d’être aimé pour être fort. Si l’on croit que c’est fortifier l’Etat que de lui aliéner des provinces entières qui estiment, à tort ou à raison, qu’il faut donner aux enfants une éducation catholique, je crois qu’on se trompe.

Au contraire, dans un État qui ne demande aux citoyens que juste ce qu’il faut à l’État pour que l’État subsiste et ne craigne rien de l’étranger, le citoyen aime l’État. Il ne l’aime pas à la façon d’un Romain ou d’un Français du xviie siècle. Cela, c’est fini. N’y comptez plus. Ne comptez plus que cela revienne. Il l’aime autrement, il l’aime à l’inverse, si vous voulez, mais profondément. Il y a aimer son pays et aimer l’État. On aime son pays pour des raisons de tradition, de communautés de souvenirs, de communautés de langue, de mœurs et d’habitudes. On aime l’État par religion pendant une certaine période de l’histoire, par reconnaissance seulement pendant une autre période de l’histoire qui est depuis longtemps commencée. Désormais on aimera les États en raison de la liberté, de l’aisance, du bien-être intellectuel et moral qu’on sera reconnaissant qu’ils vous assurent.

Faire du despotisme, c’est donc — oh ! comme c’est intelligent ! — créer des étrangers à l’intérieur.

Remarquez qu’à l’inverse, pratiquer la liberté dans un État, c’est rendre les conquêtes faciles. Je n’aime pas les conquêtes ; mais je dis cela parce que c’est la vérité. S’il est évident que les États-Unis s’agrandiront autant qu’ils voudront, c’est d’abord parce qu’ils sont forts ; mais c’est aussi, et s’il est évident qu’ils garderont facilement leurs conquêtes, c’est aussi, parce qu’il n’est pas très dur à un homme, quel qu’il soit et si attaché qu’il soit à son ancienne patrie, de devenir citoyen libre de la république la plus libre qui soit au monde. Qu’a-t-il à regretter ? Au point de vue sentimental beaucoup de choses, et la blessure sera vive au premier jour. Mais elle sera vite cicatrisée, parce qu’au point de vue de sa dignité d’homme et de sa liberté de citoyen, il n’a rien à regretter du tout et se trouve au contraire dans une situation meilleure.

C’est pour cela que les peuples qui se traînent dans les vieilles ornières boueuses du despotisme sont condamnés, d’abord à ne pas s’agrandir, n’exerçant aucune de ces attractions qui facilitent les conquêtes et presque les justifient ; ensuite sont condamnés à s’affaiblir et à décroître, faisant cette folie de créer des étrangers à l’intérieur et des hommes qui au sein de l’Etat n’aiment point l’Etat ; enfin, ainsi affaiblis et dissociés, sont condamnés à être la proie d’un ou plusieurs vainqueurs, avides, habiles ou heureux.

C’est ainsi qu’en dernière analyse le libéralisme, s’il est de la justice, s’il est de la charité, s’il est la vérité sociale, est aussi du patriotisme. Aux temps modernes, le libéralisme et le patriotisme se confondent. Le libéralisme c’est le patriotisme lui-même. Il ne l’a pas toujours été, non ; et c’est de cela qu’on abuse pour crier haro sur le libéralisme au nom de l’unité morale du pays et d’un patriotisme à la mode de 1630 ; mais aujourd’hui il ne peut y avoir de patriotisme que dans le libéralisme.

L’esprit despotique moderne consiste à gouverner pour un parti, pour un groupe de passions ou d’intérêts, pour un syndicat, et à lui sacrifier l’intérêt général du pays que l’on gouverne ; il est donc, comme forcément, le contraire même du patriotisme. L’esprit libéral, qui semble ne s’inquiéter que de l’individu, par ceci d’abord qu’il se met en dehors des partis et des syndicats, est sinon au-dessous d’eux, du moins aussi loin d’eux que possible, et qu’ils lui sont profondément indifférents ; par ceci ensuite qu’il rêve d’un État où chaque homme serait plus libre que dans tout autre État de l’univers, et par conséquent se trouverait bien dans cet État, et par conséquent l’aimerait d’une profonde reconnaissance et d’un profond amour ; reconstitue dans la liberté le dévouement que le citoyen ou le sujet ancien avait pour son État dans le despotisme ; — et ainsi il est patriote de la seule façon dont on doit l’être et dont on peut l’être dans les temps modernes, et en dernière analyse il est le patriotisme lui-même.

Je ne sais pas si je suis patriote parce que je suis libéral, ou si je suis libéral parce que je suis patriote. Je suis libéral certainement par amour de moi, pour avoir dans mon pays, quand j’ai donné à l’Etat ce dont il a besoin, la pleine disposition de ma pensée et de mes actes et le libre déploiement de mon activité physique, intellectuelle et morale ; mais je le suis aussi par amour de mon pays, pour que mon pays soit hospitalier et habitable et pour que le gouvernement y soit aimé, y soit considéré non comme un maître exigeant, tracassier et impérieux, mais comme un simple gardien vigilant de la rue, du champ et de la frontière.

Je suis patriote certainement par amour de mon pays, de ses habitants qui sont mes frères, de ses mœurs, de ses traditions, de ses souvenirs, de ses beautés, de ses grandeurs et de ses gloires ; mais je le suis aussi parce que mon pays, s’il n’est pas du tout le pays des Droits de l’homme, est du moins celui qui les a proclamés ; et, profondément patriote pour tout ce qui me reste d’existence, dès que mon pays abandonne les principes de liberté, je sens que je le suis moins ; dès qu’il empiète sur des droits à moi que d’autres pays respectent, je sens, malgré moi-même, que je le suis moins ; dès que, dans l’intérêt de quelques ambitieux bornés entourés d’une clientèle avide, il me gêne, m’inquiète et me froisse sans aucun profit pour l’intérêt général et au détriment de l’intérêt général, je sens que je le suis moins ; et je comprends qu’un homme plus jeune, moins attaché au pays par les liens de l’habitude, puisse arriver assez vite à ne l’être pas du tout.

Voilà comment, aux temps modernes, patriotisme et libéralisme s’enchaînent étroitement et ne font qu’un. Dans l’ancien régime le despotisme, accepté de tous, était le patriotisme ramassé en un seul homme. Aujourd’hui l’esprit despotique n’est et ne peut être que l’esprit d’un parti, d’un autre ou d’un troisième, qui veut imposer à toute une nation sa façon de penser, ou bien plutôt qui veut exploiter toute la nation à son exclusif profit. Je n’en vois ni la nécessité ni l’avantage et je ne suis d’aucun parti. Tout parti est un syndicat qui sait ou sent vaguement que l’intérêt du pays est la liberté, mais qui, sachant et sentant mieux encore que son intérêt à lui est dans le despotisme, préfère délibérément son intérêt à celui du pays et se préfère délibérément lui-même à la nation. Je n’en vois ni la nécessité ni l’avantage et je ne suis d’aucun parti. Tout homme de parti est, quelquefois sans le savoir, un antilibéral et un antipatriote ; est, quelquefois sans le savoir, disons le plus souvent sans le savoir, un ennemi à la fois de la liberté et du pays. Le libéralisme consiste à mépriser profondément tous les partis, excepté le parti libéral s’il arrive à exister, à n’aimer que la patrie et la liberté, la patrie pour elle-même et parce qu’elle a enseigné la liberté au monde, la liberté pour elle-même et parce qu’elle seule peut rendre la patrie forte et aimable, et grande — grande non pas pour dix ou quinze années éclatantes, mais pour toujours.