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Le Livre d’esquisses/La Diligence

La bibliothèque libre.
Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 194-201).

LA DILIGENCE.


Omne bene.
Sine pœnâ
Tempus est ludendi.
Venit hora
Absque morâ
Libros deponendi.

Vieille chanson de réjouissance scolaire.


J’ai, dans le précédent article, fait quelques observations générales sur les réjouissances de Noël en Angleterre ; il me prend envie de les illustrer par quelques anecdotes d’une fête de Noël passée à la campagne. Mais j’inviterai le plus poliment possible mon lecteur à mettre de côté, quand il les parcourra, l’austérité de la sagesse ; à revêtir cette naïve et joviale humeur qui tolère la folie et n’est soucieuse que de son amusement.

Dans le cours d’une excursion que je fis, au mois de décembre, à travers le Yorkshire, je voyageai pendant une longue distance dans une voiture publique, la veille du jour de Noël. La diligence était pleine, au dedans et au dehors, de voyageurs qui, d’après leur conversation, semblaient pour la plupart se rendre chez des parents ou des amis, à cette fin de manger le dîner de Noël ; elle était en outre chargée de bourriches de gibier, de paniers et de boîtes de friandises, et des lièvres pendaient, balançant leurs longues oreilles autour du siège du cocher — présents d’amis éloignés pour la fête qui se préparait. J’avais pour compagnons de voyage, dans l’intérieur, trois gentils écoliers aux joues vermeilles, doués de cette santé brillante et de cette virilité d’humeur que j’ai remarquées dans les enfants de ce pays. Ils retournaient à la maison pour les vacances, transportés de joie, se promettant un monde de jouissances. C’était charmant d’entendre les gigantesques plans de plaisir que faisaient ces petits coquins, et les exploits impossibles qu’ils devaient accomplir pendant leur émancipation de six semaines de l’esclavage abhorré des livres, de la férule et du pédagogue. Ils jouissaient pleinement par avance du bonheur qui les attendait ils allaient revoir la famille, toute la maison, chien et chat y compris, et de la joie qu’allaient causer à leurs petites sœurs les présents dont leurs poches étaient bourrées. Mais l’entrevue qu’ils semblaient désirer avec le plus d’impatience était celle qu’ils auraient avec Bantam, lequel je découvris être un poney, et, d’après leur babil, doué de plus de qualités que n’en posséda jamais coursier depuis les jours de Bucéphale. Comme il trottait ! comme il courait ! et puis quels sauts il faisait ! — Il n’y avait pas, dans tout le pays, de haie qu’il ne pût franchir.

Ils étaient sous la tutelle particulière du conducteur, à qui, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, ils adressaient une multitude de questions, et qu’ils déclaraient être l’un des meilleurs enfants qui fussent au monde. Quant à moi, je ne pus m’empêcher de remarquer l’air d’activité, d’importance inaccoutumées de cet homme, qui portait son chapeau tant soit peu sur l’oreille, et avait un gros bouquet de verdure de Noël planté dans la boutonnière de son habit. C’est toujours un personnage d’une remarquable sollicitude et très-occupé ; mais il est spécialement ainsi pendant cette période, ayant tant de commissions à exécuter par suite de la grande réciprocité de présents ! Et peut-être ici ne sera-t-il pas désagréable à ceux de mes lecteurs qui n’ont point voyagé d’avoir une esquisse qui leur donne une idée générale de cette très-nombreuse et très-importante classe de fonctionnaires, lesquels ont un costume, des façons, un langage, un air particuliers à eux-mêmes et en honneur dans toute la confrérie ; de telle sorte que, partout où puisse se voir un conducteur de diligence anglais, on ne puisse se tromper et le prendre pour un homme appartenant à n’importe quelle autre profession, ou corporation.

Il a communément une large et pleine figure, curieusement tachetée de rouge, comme si, par le travail assidu des mâchoires, le sang avait été refoulé dans chacun des vaisseaux de la peau ; il a en outre pris d’assez confortables dimensions par suite de fréquents entretiens avec les chopes, et son volume est encore augmenté par la multiplicité de ses vêtements, dans lesquels il est enseveli comme un chou-fleur dans ses feuilles, et dont le plus apparent lui descend jusqu’aux talons. Il porte un chapeau bas de forme et à larges bords ; un mouchoir de couleur s’enroule volumineusement autour de son cou, savamment noué, disparaissant à la poitrine ; et pendant la saison d’été s’étale à sa boutonnière un énorme bouquet, très-probablement un cadeau de quelque amoureuse fillette de village. Son gilet est ordinairement de quelque couleur voyante, à raies, et son haut de chausses s’étend bien plus bas que les genoux, pour aller rejoindre une paire de bottes de postillon, qui lui viennent à peu près jusqu’à mi-jambe.

Tout ce costume se maintient avec une rigoureuse précision. Il met son orgueil à avoir ses vêtements d’une excellente étoffe, et, malgré la grossièreté apparente de sa mise, on peut cependant remarquer chez lui cette propreté, cette correction de la tenue qui sont presque innées dans un Anglais. Il est l’homme important, et jouit d’une grande considération le long de la route ; a de fréquentes conférences avec les ménagères de village, qui le regardent comme un homme de haute confiance et sur lequel on peut compter, et paraît s’entendre le mieux du monde avec toutes les fillettes de campagne aux yeux vifs. Dès qu’on arrive à l’endroit où l’on doit changer de chevaux, il jette de haut les rênes avec un certain petit air, et abandonne ses bêtes aux soins du garçon d’écurie, son service consistant uniquement à conduire d’un relais à l’autre. N’est-il plus sur son siége, ses mains sont enfoncées dans les poches de son grand habit, et il arpente majestueusement la cour de l’auberge d’un air de dignité des plus absolus. Il est ici généralement entouré d’une foule d’admirateurs, garçons d’écurie, palefreniers, décrotteurs, et ces parasites sans nom qui infestent les auberges et les tavernes, se chargent des commissions, et font toutes sortes de besognes étranges pour avoir le privilège de vivre sur les graisses de rôtis et les fuites de la cave. Tout ce monde a les yeux fixés sur lui comme sur un oracle, recueille comme un trésor ses phrases d’argot, se fait l’écho de ses opinions sur les chevaux et autres thèmes du répertoire des maquignons, et par-dessus tout s’efforce d’imiter son air et sa démarche. Pas un gueux ayant un habit sur le dos qui n’enfonce ses mains dans ses poches, ne prenne des allures de pacha, ne parle argot, bref ne soit un cocher à l’état d’embryon.

Peut-être cela tenait-il à l’heureuse sérénité qui régnait dans mon esprit ; mais je m’imaginai lire le contentement sur toutes les physionomies le long de la route. Il est vrai qu’une diligence porte toujours l’animation avec elle, et que le bruit des roues met chacun en mouvement sur son passage. Le cornet, embouché chaque fois que l’on entre dans un village, produit une agitation générale. Les uns se précipitent pour recevoir des amis ; d’autres accourent avec des paquets et des cartons pour s’assurer des places, et, dans la confusion du moment, peuvent à peine prendre congé du groupe qui les accompagne. Pendant ce temps-là le conducteur a tout un monde de petites commissions à remplir. Parfois il remet un lièvre ou un faisan ; parfois il lance un petit paquet ou un journal à la porte d’un établissement public ; parfois il tend, avec le regard en coulisse d’un connaisseur et des mots à double entente, à quelque moitié rougissante moitié rieuse servante le billet doux à forme étrange de quelque rustique admirateur. Comme la voiture roule avec fracas le long du village, chacun court à la fenêtre, et de chaque côté vous avez une rangée de frais visages de campagne, un bouquet de jeunes filles au rire épanoui. En haut et en bas sont réunis des groupes de paresseux de village et de philosophes, lesquels ont établi là leur quartier général dans l’important dessein de voir passer du monde ; mais le cercle le plus sérieux se tient généralement devant la boutique du forgeron, pour qui le passage de la diligence est un événement important, une source de spéculation. Le forgeron, un sabot de cheval dans son tablier, lorsque se rapproche le bruit de la voiture, s’arrête ; les cyclopes qui entourent l’enclume ne font pas retomber leurs marteaux retentissants, et laissent le fer se refroidir ; tandis que le spectre enfumé, au bonnet de papier gris, occupé au soufflet, s’appuie sur la poignée pendant un instant, et permet à l’asthmatique machine de pousser un soupir venu de loin, afin de lancer un coup d’œil perçant à travers la noire fumée, les lueurs sulfureuses de la forge.

Peut-être aussi l’approche de la fête avait-elle répandu sur le pays une animation extraordinaire, car il me sembla que chacun avait le regard bon et le cœur joyeux. Gibier, volaille et autres superfluités de la table circulaient vivement dans les villages ; les boutiques d’épiciers, de bouchers et de fruitiers étaient assiégées par les chalands. Les ménagères couraient affairées çà et là, mettaient leur logis en ordre ; et les branches de houx, avec leurs baies d’un rouge brillant, commençaient à paraître aux croisées. La scène rappelait exactement le récit que fait un vieil auteur des préparatifs de Noël : — « Maintenant les chapons et les poules, sans parler des dindons, des oies et des canards, sans préjudice du bœuf et du mouton — tout doit mourir — car ce n’est pas une petite affaire que de nourrir pendant douze jours une multitude de gens. Maintenant des raisins secs et des épices, du sucre et du miel, et que le tout s’équarrisse en gâteaux savoureux. Maintenant ou jamais les instruments doivent être d’accord, car les jeunes gens doivent danser et chanter à en prendre chaud, pendant que les vieux resteront assis auprès du feu. La fille de ferme abandonne la moitié de sa vente, et doit encore retourner si elle oublie un paquet de cartes, la veille de Noël. Grande est la dispute entre le houx et le lierre, si c’est le maître ou la maîtresse qui porte les culottes. Les dés et les cartes sont le profit du sommelier, et si le cuisinier n’est pas un sot, il pourra se lécher agréablement les doigts. »

Je fus tiré de cet accès de voluptueuse rêvérie par un cri que poussèrent mes petits compagnons de voyage. Ils avaient eu la tête hors de la voiture pendant les quelques derniers milles, reconnaissant chaque arbre, chaque chaumière à mesure qu’ils approchaient de la maison, et maintenant c’était un élan de joie général. — Voici John ! et voici le vieux Carlo ! et voici Bantam ! » criaient tout transportés les petits espiègles en battant des mains .

Au bout du chemin se trouvait un vieux domestique en livrée, à l’air grave, qui les attendait ; il était accompagné d’un chien couchant arrivé à la plus extrême vieillesse, et du redoutable Bantam ; un petit et vieux poney gros comme un rat, à la crinière cotonneuse, possesseur d’une longue queue couleur de rouille, lequel, assoupi, se tenait tranquillement au bord de la route, ne songeant guère aux bruyants loisirs qui lui étaient réservés.

Je fus touché de la tendresse avec laquelle les petits drôles cabriolaient autour du vieux et robuste laquais et caressaient le chien couchant, qui se tortillait de joie tout le corps. Mais Bantam était le grand objet d’intérêt ; tous voulaient le monter à la fois, et ce ne fut pas sans peine que John les fit consentir à le monter tour à tour, en commençant par l’aîné.

Enfin ils se mirent en route, l’un sur le poney, escorté du chien, qui bondissait et aboyait devant lui, les autres donnant la main à John ; tous deux parlant à la fois et l’accablant de questions sur la maison, d’anecdotes scolaires. Je les suivis du regard avec un sentiment où je ne sais pas lequel prédominait, du plaisir ou de la mélancolie ; car ils me rappelaient le temps où, comme eux, je ne connaissais ni souci ni chagrin, et où un congé était pour moi le nec plus ultrà des félicités humaines. Quelques instants après on s’arrêta pour faire boire les chevaux ; et comme nous nous remettions en marche, un tournant de la route nous amena en vue d’une coquette maison de campagne. Je pouvais même distinguer les formes d’une dame et de deux petites filles sous le portique, et je vis mes petits compagnons, avec Bantam, Carlo et le vieux John, s’avançant de front sur la route suivie par la voiture. Je me penchai en dehors de la fenêtre de la diligence, dans l’espoir que je serais témoin de l’heureuse rencontre, mais un massif d’arbres vint les dérober à ma vue.

Dans la soirée, nous atteignîmes un village où j’avais résolu de passer la nuit. Comme nous enfilions la grande porte de l’auherge, j’avisai la lumière d’un feu de cuisine ragaillardissant qui dardait ses rayons à travers une fenêtre. J’entrai, j’admirai pour la centième fois cette scène d’harmonie, de propreté coquette et de jouissances larges et honnêtes : la cuisine d’une auberge anglaise. Elle était de vaste dimension, tapissée d’ustensiles de cuivre et d’étain admirablement polis, décorée çà et là de verdure de Noël. Des jambons, des langues, des flèches de lard, étaient suspendus au plafond ; un tournebroche modulait son éternel tintement auprès du foyer, et l’horloge faisait tic-tac dans un coin. Une table en sapin bien lavée s’étendait sur tout un côté de la cuisine, chargée d’un magnifique morceau de bœuf froid, et autres viandes substantielles, auprès desquelles deux grands pots à couvercle pleins d’une ale écumeuse semblaient monter la garde. Des voyageurs de bas étage se préparaient à attaquer ce formidable repas, tandis que d’autres étaient assis, fumant et commérant au-dessus de leur ale, sur deux bancs de chêne à dos élevés, au coin du feu. Des servantes proprettes couraient affairées çà et là, d’après les instructions d’une fraîche et remuante hôtesse, mais qui saisissait encore à l’occasion un moment pour échanger un mot badin et provoquer un rire général dans le groupe autour du feu. La scène réalisait complètement l’humble idéal du pauvre Robin au sujet des jouissances du cœur de l’hiver :


Le bois au front feuillu se découvre à présent
Pour honorer Hiver et ses cheveux d’argent ;
Un hôte pas trop triste, une hôtesse jolie,
Et puis un bon pot d’ale avec une rôtie,
Du tabac, et dans l’âtre un grand feu de charbon,
Sont choses que réclame une triste saison[1].


À peine venais-je d’arriver à l’auberge qu’une chaise de poste s’arrêta devant la porte. Un jeune gentleman en sortit, et, à la lueur des lampes, un regard me permit d’entrevoir une physionomie que je crus reconnaître. Je faisais quelques pas en avant pour le voir de plus près, lorsque ses yeux rencontrèrent les miens. Je ne m’étais pas trompé : c’était Frank Bracebridge, jeune homme plein d’entrain et de gaieté, avec lequel j’avais autrefois voyagé sur le continent. La reconnaissance fut extrêmement cordiale, car la vue d’un ancien compagnon de voyage évoque toujours le souvenir d’une foule de scènes agréables, d’aventures singulières et d’excellentes plaisanteries. Agiter tout cela dans une passagère entrevue, à l’auberge, était chose impossible ; aussi, découvrant que je n’étais pas pressé par le temps, que je faisais simplement une tournée d’observation, il insista pour que je lui donnasse un jour ou deux à la maison de campagne de son père, où il allait passer les fêtes, et qui n’était éloignée que de quelques milles. « Cela vaudra mieux que de manger solitairement votre dîner de Noël dans une auberge, me dit-il, et je puis vous garantir une franche bienvenue, quelque chose dans le style d’autrefois. » Son raisonnement était pressant ; et puis, je l’avouerai, les préparatifs que j’avais vu faire pour une fête universelle et des réjouissances en commun m’avaient fait éprouver un peu d’impatience de mon isolement. Je me hâtai donc d’accepter son invitation ; la chaise fut amenée devant la porte, et quelques instants après j’étais en route pour la résidence de famille des Bracebridge.



  1. Almanach du pauvre Robin. 1684.