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Le Livre d’esquisses/La Taverne de la Tête-de-Sanglier, Eastcheap

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LA TAVERNE DE LA TÊTE DE SANGLIER
EASTCHEAP.

RECHERCHE D’APRÈS SHAKSPEARE.
Une taverne est le rendez-vous, la Bourse, l’étape des bons garçons. J’ai ouï dire à mon grand-grand-père que son grand-grand-grand-père disait que c’était un vieux proverbe du temps que son grand-grand-père était un enfant, que c’était un bon vent celui qui poussait un homme au cabaret.
La Mère Bombie.


Il est, dans quelques pays catholiques, une pieuse coutume qui consiste à honorer la mémoire des saints par des cierges votifs que l’on brûle devant leurs tableaux. La popularité d’un saint peut alors être déterminée d’après le nombre de ces offrandes. On laisse celui-ci se morfondre dans les ténèbres de sa petite chapelle, une lampe solitaire jette obliquement sur les traits de cet autre sa lueur tremblotante, tandis que l’on prodigue toutes les splendeurs de l’adoration devant la châsse en renom de quelque père béatifié. Le faux dévot opulent apporte pour sa part de la cire en profusion ; l’ardent zélateur, son chandelier à sept branches ; jusqu’au pèlerin mendiant qui ne croira jamais que le mort soit suffisamment éclairé s’il ne suspend aussi sa petite lampe d’huile fumeuse. Qu’en résulte-t-il ? C’est que dans leur empressement à l’éclairer ils s’exposent souvent à le plonger dans l’ombre ; et j’ai vu de temps à autre un malheureux saint disparaître presque tout entier sous la fumée, grâce au zèle de ses partisans.

C’est précisément ainsi qu’on s’est conduit à l’égard de l’immortel Shakspeare. Chaque écrivain est convaincu qu’il y va de son honneur de mettre en lumière quelque côté de son caractère ou de ses œuvres, et de sauver de l’oubli quelques-uns de ses mérites. Le commentateur, riche en paroles, enfante d’immenses volumes de dissertations ; le vulgaire troupeau des éditeurs fait monter d’obscures vapeurs des notes qu’ils ont placées au bas de chaque page ; et tous ceux qui se trouvent barbouiller du papier apportent en éloges, en recherches, leur chandelle d’un liard[1], pour grossir le nuage d’encens et de fumée.

Comme je respecte tous les usages établis par mes confrères de la plume, j’ai pensé qu’il était bien juste que je fournisse mon denier d’hommage à la mémoire du grand poëte. Toutefois je fus quelque temps cruellement embarrassé pour savoir comment je m’acquitterais de cette tâche. Essayer de donner une nouvelle leçon ? Mais je m’apercevais toujours que j’avais été prévenu ; pas une ligne douteuse qui n’eût été expliquée de douze manières différentes, et torturée de manière à défier tous ceux qui voudraient l’éclaircir ; et quant aux beaux passages, ils avaient été si amplement loués par des admirateurs plus diligents ; que dis-je ? le poëte avait, tout récemment encore, si complètement disparu sous les éloges d’un célèbre critique allemand[2], qu’il était bien difficile maintenant de découvrir même une faute dont on n’eût pas trouvé moyen de faire une beauté.

Dans cette perplexité, j’étais un matin à feuilleter ses œuvres, quand le hasard me fit tomber sur les scènes comiques de Henri IV. Un moment après j’étais entièrement plongé dans les folles bacchanales de la taverne de la Tête de Sanglier. Ces scènes de franche et capricieuse gaieté sont tracées d’une manière si vive et si naturelle, et les caractères sont soutenus avec tant de force et de fidélité, qu’ils se confondent dans l’esprit avec les faits et les personnages de la vie réelle. Cette idée ne vient qu’à bien peu de lecteurs, qu’en somme il n’y a là que des créations idéales écloses dans le cerveau du poëte ; que sérieusement et à parler franc jamais semblable groupe de joyeux compagnons n’anima le pesant voisinage d’Eastcheap.

Pour ma part, j’aime à me laisser aller aux illusions de la poésie. Un héros de fiction qui n’a jamais existé vaut tout autant pour moi qu’un héros de l’histoire qui vécut il y a mille ans : et s’il est une excuse pour une semblable insouciance des liens communs de la nature humaine, je ne donnerais pas mon gros Jack pour la moitié des grands hommes des anciennes chroniques. Qu’ont-ils donc fait pour moi, ou pour des hommes comme moi, ces héros des anciens temps ? Ils ont conquis des pays dont je ne possède pas un acre ; ou bien ils ont gagné des lauriers dont je n’ai pas hérité une feuille ; ou bien ils ont fourni des exemples de prouesse extravagante que je n’ai pas plus le goût de suivre que je n’en ai l’occasion. Mais le vieux Jack Falstaff ! — le bon Jack Falstaff ! — le doux Jack Falstaff ! — il a fait le champ plus large aux jouissances humaines ; il a découvert de vastes régions d’esprit et de bonne humeur, où l’homme le plus pauvre peut venir puiser ; il nous a légué son rire si franc, héritage qui ne nous manquera jamais, qui fera le monde plus joyeux et meilleur jusqu’à la postérité la plus reculée.

Tout à coup une idée me vint : « Je vais faire un pèlerinage à Eastcheap, dis-je en fermant le livre, et je verrai si la vieille taverne de la Tête de Sanglier existe toujours. » Qui sait si je ne vais pas rencontrer par hasard quelque légende qui me mettra sur la trace de dame Quickly (Va-bon-train) et de ses hôtes ? De toute manière, il y aura pour moi, quand je foulerai les salles qui jadis ont retenti de leur gaieté, un plaisir analogue à celui que goûte le buveur à respirer le tonneau vide plein naguère d’un vin généreux.

Le projet était à peine formé qu’il était mis à exécution. Je n’ai garde de parler des diverses aventures et surprises dont je fis rencontre pendant le voyage ; des régions de Cock Lane chères aux revenants ; des gloires éteintes de la Petite Bretagne et lieux adjacents ; des dangers que je courus dans Cateaton Street et la vieille Juiverie ; du célèbre Hôtel de Ville et de ses deux géants rabougris, l’orgueil et la merveille de la Cité, en même temps que la terreur de tous les bambins récalcitrants ; comme quoi je visitai la Pierre de Londres, et la frappai de mon bâton, à l’instar de Jack Cade, cet insigne rebelle.

Qu’il me suffise de dire qu’à la fin j’arrivai dans le joyeux Eastcheap ; cette vieille contrée de l’esprit et des repas bien arrosés, où il n’était pas jusqu’aux noms des rues qui n’exhalassent un parfum de bonne chère, ainsi que Pudding Lane en témoigne encore aujourd’hui. « Car Eastcheap, dit le vieux Stowe, fut toujours fameux pour ses exploits de table. Ses cuisiniers criaient des côtes de bœuf rôties toutes bouillantes, des pâtés bien cuits, et autres provisions de bouche ; c’était un fracas de pots d’étain, de harpes, de musettes et de scies. » Hélas ! quel triste changement depuis les jours pleins de bruit de Falstaff et du vieux Stowe ! Le joyeux compagnon a fait place au laborieux artisan ; le bruit étourdissant des pots et le son « de la harpe et de la scie », au tapage des chariots, au tintement maudit de la clochette du boueur ; et l’on n’entend pas de chansons, sauf peut-être la litanie de quelque sirène de Billingsgate entonnant les louanges de quelque maquereau décédé.

Je cherchai, mais en vain, l’ancienne demeure de dame Quickly. Tout ce qu’il en reste, c’est une tête de sanglier sculptée en relief dans la pierre, et qui servait autrefois d’enseigne ; à présent elle est placée sur la ligne de séparation des deux maisons qui s’élèvent sur l’emplacement de la vieille, vieille taverne si renommée.

Pour le peu que j’ai découvert de cette histoire du bon vieux temps, on me renvoya devant la veuve d’un fabricant de chandelles, vis-à-vis. Elle était née, elle avait grandi sur le lieu même ; on la regardait comme un oracle, comme l’incontestable chronique du voisinage. Je vis une dame assise dans un petit salon de derrière, dont la fenêtre donnait sur une cour d’environ huit pieds carrés, disposée en parterre ; tandis qu’une porte vitrée en face laissait entrevoir la rue dans le lointain, derrière un horizon de savon et de chandelles de suif : deux aspects qui formaient très-probablement toutes ses perspectives dans la vie et le petit monde où elle s’était agitée, avait habité, vécu, pendant près d’un siècle.

Être versé dans l’histoire d’Eastcheap, grand et petit, depuis la Pierre de Londres jusqu’au Monument, c’était assurément, dans son opinion, s’être rendu familière l’histoire universelle. Cependant elle possédait avec tout cela la simplicité de la vraie sapience, et ce généreux penchant à l’expansion que j’ai presque toujours remarqué chez les vieilles dames intelligentes versées dans les affaires de leurs voisins.

Ses connaissances, toutefois, ne s’étendaient pas bien loin dans le passé. Elle ne pouvait jeter aucune lumière sur l’histoire de la Tête de Sanglier, depuis l’époque où dame Quickly épousa le vaillant Pistol jusqu’au grand incendie de Londres quand elle fut malheureusement détruite par les flammes. On la rebâtit bientôt, et elle continua de fleurir sous le vieux nom et sous la vieille enseigne, jusqu’à ce qu’un aubergiste mourant, touché de remords au sujet de ses notes enflées, de ses mesures défectueuses, et autres iniquités particulières à la race coupable des cabaretiers, essayât de faire sa paix avec le ciel en léguant la taverne à l’église Saint-Michel, Crooked Lane, pour l’entretien d’un chapelain. Pendant quelque temps le comité paroissial y tint régulièrement ses séances ; mais on a remarqué que jamais le vieux sanglier ne leva la tête sous le gouvernement de l’église. Il déclina graduellement, et finit par rendre le dernier soupir il y a environ trente ans. La taverne fut alors convertie en boutiques ; mais j’appris de ma vieille dame qu’une peinture en était encore conservée dans l’église Saint-Michel, qui se dressait précisément derrière. Être admis à voir cette peinture fut pour moi dès lors une idée fixe ; de sorte que m’étant informé de la demeure du sacristain, je pris congé de la vénérable chronique d’Eastcheap, après avoir, sans nul doute, grandement augmenté par ma visite l’opinion qu’elle avait de sa science légendaire, et fait époque dans l’histoire de sa vie.

J’éprouvai quelque difficulté, je dus me livrer à un examen assez attentif pour déterrer cet humble serviteur de l’Église. J’eus à explorer Crooked Lane, et je ne sais plus combien de petites ruelles, de coudes, de passages obscurs, dont cette antique Cité est trouée comme un vieux fromage ou comme un bahut mangé des vers. À la fin je le découvris dans le renfoncement d’une petite cour entourée de maisons élevées, où les habitants jouissent à peu près autant de la face du ciel qu’une communauté de grenouilles au fond d’un puits. Le sacristain était un doux et complaisant petit homme, à l’échine souple, à l’air soumis ; cependant il avait un clignotement de l’œil assez agréable, et si vous l’encouragiez, il hasardait de temps à autre une petite plaisanterie, telle qu’un homme dans sa modeste condition pouvait se permettre d’en faire dans la société de hauts marguilliers et autres puissants hommes de la terre. Je le trouvai en compagnie du commis-organiste. Assis à l’écart comme les anges de Milton, ils discouraient sans doute sur de hauts points de doctrine, et réglaient les affaires de l’église au-dessus d’un bon pot d’ale — car, en Angleterre, les basses classes délibèrent rarement sur un sujet de quelque portée sans l’assistance d’un broc bien frais pour débrouiller leur entendement. J’arrivais au moment où, à bout d’ale et d’arguments, ils se disposaient à se rendre à l’église pour la mettre en ordre ; de sorte que, leur ayant fait savoir ce que je désirais, je reçus d’eux la gracieuse permission de les accompagner.

L’église Saint-Michel, Crooked Lane, debout à peu de distance de Billingsgate, est enrichie des tombes de plusieurs poissonniers de renom ; et comme chaque profession a sa voie lactée de gloire et sa constellation de grands hommes, je présume que le monument d’un puissant poissonnier du vieux temps est regardé par les générations qui se succèdent dans la corporation avec tout autant de respect qu’en éprouvent les poëtes à contempler le tombeau de Virgile, ou des soldats devant le monument d’un Marlborough ou d’un Turenne.

Je ne puis m’empêcher de me détourner, pendant que je suis en train de parler d’hommes illustres, pour faire observer que l’église Saint-Michel, Crooked Lane, renferme aussi les cendres de ce valeureux champion, William Walworth, chevalier, qui terrassa si vaillamment le robuste Wat Tyler dans Smithfield ; héros digne des honneurs du blason, comme étant à peu près le seul lord-maire fameux dans l’histoire pour ses faits d’armes : — les souverains du cockney sont généralement réputés les plus pacifiques de tous les potentats[3].

Attenant à l’église, dans un petit cimetière, immédiatement sous les fenêtres de derrière de ce qui fut jadis la Tête de Sanglier, est la tombe de Robert Preston, autrefois garçon dans la taverne. Il y a maintenant près d’un siècle que ce brave tireur de bon vin a terminé sa bruyante carrière, et qu’on l’a placé doucement à portée de ses pratiques. Comme j’écartais les herbes qui recouvraient son épitaphe, le petit sacristain m’attira de son côté d’un air mystérieux, et m’apprit à voix basse qu’une fois, il y a bien longtemps, par une sombre nuit d’hiver, alors que le vent était déchaîné, qu’il sifflait, mugissait, battait portes et fenêtres, et faisait tournoyer les girouettes, de telle sorte que la frayeur chassait les vivants de leur lit et que les morts eux-mêmes ne pouvaient dormir paisiblement dans leur cercueil, le fantôme de l’honnête Preston, qui se trouvait prendre l’air par hasard dans le cimetière, fut attiré par l’appel bien connu de « garçon » sortant de la Tête de Sanglier, et parut soudain au milieu d’une réunion de hurleurs, juste au moment où le clerc de la paroisse était en train de chanter un couplet de la « joyeuse chanson du capitaine la Mort », au grand effroi de plusieurs capitaines de milice, et conversion d’un fripon de procureur, lequel devint, à partir de ce jour, un zélé chrétien, et qui, dit-on, ne tordit plus jamais le cou à la vérité… que lorsqu’il s’agissait d’affaires.

Que l’on veuille bien se rappeler que je ne me porte pas garant de l’authenticité de cette anecdote ; quoiqu’il soit bien avéré que les cimetières et coins obscurs de cette vieille métropole sont souvent infestés par des esprits inquiets, et qu’il n’est personne qui n’ait entendu parler du fantôme de Cock Lane, de l’apparition qui garde à la Tour les diamants de la couronne, laquelle a presque rendu fous de terreur tant de hardis factionnaires.

Quoi qu’il en soit de tout cela, ce Robert Preston semble avoir été le digne successeur du Francis à la langue agile qui servait aux orgies du prince Henri ; avoir dit aussi souvent le « On y va, on y va, Monsieur », et puis avoir eu plus d’honnêteté que son prédécesseur, car Falstaff, dont personne ne s’avisera de contester la finesse de goût, accuse tout net Francis de mettre de la chaux dans son vin de Xérès, tandis que l’épitaphe de l’honnête Preston le loue de la sobriété de sa conduite, de la pureté de son vin, et de sa bonne foi sur l’article de la mesure[4]. Les nobles dignitaires de l’église ne paraissaient pas, toutefois, immodérément captivés par la sobriété du sommelier ; le commis-organiste, dont l’œil lançait des regards humides, décocha même quelque sarcasme au sujet de la tempérance d’un homme qui a grandi parmi les poinçons ; et le petit sacristain corrobora son opinion par un clignement de l’œil très-significatif, pendant qu’il secouait la tête d’une manière assez équivoque.

Jusqu’ici mes recherches, tout en jetant beaucoup de jour sur l’histoire des sommeliers, des poissonniers et des lords-maires, ne m’avaient pas fait découvrir le grand objet de mon enquête, la peinture de la taverne de la Tête de Sanglier. Aucune peinture de ce genre ne se trouverait dans l’église Saint-Michel. « Oui dà, c’est comme cela ! me dis-je, eh bien ici finissent mes recherches ! » J’abandonnais donc mon entreprise, allongeant la mine comme un antiquaire déconcerté, quand mon ami le sacristain, s’apercevant que j’étais curieux de tout ce qui se rapportait à la vieille taverne, s’offrit à me montrer ce qu’il y avait de mieux parmi les vases de la sacristie, vases remontant à une époque éloignée, quand les assemblées paroissiales se tenaient à la Tête de Sanglier. Ils étaient déposés dans la chambre des réunions, qui, lors du déclin de l’ancien établissement, avaient été transférées dans une taverne du voisinage.

Il ne fallut que quelques pas pour nous mener à la maison, située n°12, Mile’s Lane, ayant pour enseigne : Aux armes du maçon, et tenue par maître Edward Honeyball, le formidable porte-respect de l’établissement. C’est une de ces petites tavernes qui abondent au cœur de la Cité, et qui forment le centre des cancans, des nouvelles du voisinage. Nous entrâmes dans la première pièce, qui était étroite et sombre ; car dans ces petites ruelles il n’est permis qu’à quelques rayons de lumière de descendre, par réflexion, à force de lutter, jusqu’aux habitants, dont le plein jour n’est tout au plus qu’un crépuscule passable. La salle était divisée en cabinets, dont chacun contenait une table que recouvrait une nappe d’une blancheur éblouissante. — Tout était prêt pour le dîner, ce qui prouvait que les hôtes étaient de la bonne vieille école et qu’ils partageaient le jour également, car il était à peine une heure. Plus bas, au fond de la chambre, était un joyeux feu de charbon, devant lequel rôtissait une poitrine d’agneau. Une rangée de brillants chandeliers de cuivre et de pots d’étain étincelait le long du manteau de la cheminée, et l’horloge antique faisait tic tac dans un coin. Il y avait dans ce mélange de cuisine, de salon, de salle à manger, quelque chose de primitif qui me reportait dans le passé, qui me plaisait. L’endroit était humble, c’est vrai, mais tout avait cet air d’ordre et de propreté qui fait deviner la surintendance d’une soigneuse ménagère anglaise. Un groupe d’êtres au regard amphibie, qui pouvaient être des pêcheurs ou des matelots, se régalait dans une des cases. Comme j’étais un visiteur de bien plus haute volée, je fus introduit dans une petite chambre de derrière, mal faite, ayant au moins neuf coins. Elle était éclairée au moyen d’un abat-jour, garnie de sièges de cuir antiques, ornée du portrait d’un cochon gras, et était évidemment réservée pour certains consommateurs privilégiés. J’y trouvai un gentleman à trogne fleurie, au chapeau de toile cirée, paraissant assez gueux, qui méditait, assis dans un coin, sur un pot de porter à moitié vide.

Le vieux sacristain avait pris l’hôtesse à part, et, d’un air de profonde importance, lui avait communiqué mon message. Dame Honeyball était une aimable, grassouillette, remuante petite femme, et pas trop indigne d’occuper la place de ce parangon des hôtesses, dame Quickly. Elle parut enchantée d’avoir une occasion d’obliger. Montant précipitamment l’escalier, elle courut aux archives de sa maison, où les vases précieux du comité de la paroisse étaient déposés, et nous les rapporta dans ses mains avec des sourires et des révérences.

Le premier qu’elle me présenta était une boîte à tabac en fer, vernie à la laque de Chine, et d’une taille gigantesque, dont, me fut-il dit, l’assemblée de paroissiens avait, depuis un temps immémorial, fumé lors de ses réunions périodiques ; qu’on ne permettait jamais à des mains vulgaires de profaner ; dont on n’usait que dans les grandes occasions. Je la reçus avec tout le respect qui lui était dû ; mais qu’on s’imagine mon ivresse quand j’aperçus précisément sur le couvercle la peinture dont j’étais en quête ! On y avait représenté la façade de la taverne de la Tête de Sanglier, et devant la porte se voyait tout le groupe de convives, à table, en plein banquet, peint avec cette merveilleuse fidélité, cette force que l’on retrouve sur les boîtes à tabac, dans les portraits de généraux et de commodores célèbres, au grand avantage de la postérité. Cependant, pour qu’il n’y eût pas de méprise, l’habile peintre avait eu soin d’inscrire les noms de Falstaff et du prince Henri sur le dos de leurs siéges.

Dans l’intérieur du couvercle était une inscription, presque effacée, rappelant que cette boîte était un présent de sir Richard Gore, pour l’usage des réunions de l’assemblée paroissiale à la taverne de la Tête de Sanglier, et qu’elle fut « réparée, embellie par son successeur, M. John Packard, en 1767 ». Telle est la description fidèle de cette auguste et vénérable relique ; et je doute que le savant Scriblérius ait contemplé son bouclier romain, ou les chevaliers de la Table Ronde leur saint-gréal si longtemps cherché, avec plus d’enivrement.

Tandis que je méditais en la regardant d’un air transporté, dame Honeyball, qui se trouvait amplement récompensée par l’intérêt que j’y prenais, mit dans mes mains une coupe à boire ou gobelet, qui appartenait encore à la sacristie, et qui descendait de la vieille Tête de Sanglier. L’inscription portait que c’était un présent de Francis Wythers, chevalier. Elle passait, me dit dame Honeyball, pour avoir une très-grande valeur, étant considérée comme très-antique. Cette dernière opinion fut appuyée par le gentleman aux vêtements râpés, au nez rouge et au chapeau de toile cirée, lequel je soupçonnai fortement d’être un descendant en ligne directe du vaillant Bardolphe. Il sortit tout à coup de sa méditation sur le pot de porter, et, jetant un regard de connaisseur sur le gobelet, s’écria : « Non, non, il ne souffrira plus du mal de tête celui qui fit cet article-là ! »

La grande importance qu’attachaient à ce souvenir d’anciennes bacchanales des marguilliers de notre temps ne laissa pas de m’intriguer d’abord ; mais il n’est rien qui aiguise la compréhension comme les recherches d’antiquaire ; aussi découvris-je immédiatement que, pour sûr, ce ne pouvait être autre chose que ce même « gobelet à filets d’or » sur lequel Falstaff fit sa tendre mais déloyale promesse à dame Quickly, et qui devait naturellement être soigneusement gardé comme un trésor parmi les joyaux de ses domaines, en témoignage de ce pacte solennel[5].

Mon hôtesse me fit vraiment une longue histoire pour m’expliquer comment le gobelet s’était transmis de génération en génération. Elle m’entretint aussi de maintes particularités concernant les dignes membres de l’assemblée paroissiale qui s’étaient tranquillement assis sur les tabourets des anciens viveurs d’Eastcheap, et, comme tant de commentateurs, lança d’épais nuages de fumée en l’honneur de Shakspeare. Je n’ai garde de les rapporter, de peur que mes lecteurs ne soient pas aussi curieux de ces matières que moi. Qu’il me suffise de dire que, du plus petit jusqu’au plus grand, le voisinage tout autour d’Eastcheap croit fermement que Falstaff et sa bande joyeuse y ont vécu réellement et mené joyeuse vie. Que dis-je ? il existe encore sur lui plusieurs récits légendaires parmi les plus vieux habitués des Armes du Maçon, qu’ils donnent comme leur ayant été transmis par leurs pères ; et M. M’Kash, coiffeur irlandais, dont la boutique est située sur l’emplacement de la vieille Tête de Sanglier, a du gros Jack plusieurs plaisanteries savoureuses que l’on n’a pas imprimées, et avec lesquelles il fait presque mourir de rire ses pratiques.

C’est alors que je me tournai vers mon ami le sacristain pour lui adresser quelque nouvelle question ; mais je le trouvai plongé dans une profonde méditation. Sa tête penchait légèrement d’un côté ; de gros soupirs se faisaient péniblement jour du fond de son estomac, et bien que je ne pusse voir une larme trembler dans son œil, cependant un coin de sa bouche distillait évidemment un peu d’humidité. Je suivis la direction de son regard à travers la porte, restée ouverte, et m’aperçus qu’il était ardemment fixé sur la savoureuse poitrine d’agneau qui, laissant tomber goutte à goutte une graisse succulente, rôtissait devant le feu.

Je me souvins alors que, dans les transports de mes recherches intérieures, je retenais ce pauvre homme loin de son dîner. Mes entrailles s’émurent de compassion ; et lui mettant dans la main une légère marque de ma gratitude et de mon bon vouloir, je m’en fus en le bénissant de tout mon cœur, lui, dame Honeyball et le comité paroissial de Crooked Lane ; — sans oublier mon misérable mais sentencieux ami au chapeau de toile cirée et au nez cuivré.

Voilà donc que j’ai fini « l’ennuyeusement court » récit de cette intéressante recherche. S’il se trouve qu’il est trop sommaire et peu satisfaisant, je n’en puis apporter d’autre excuse que mon inexpérience dans cette branche de la littérature, si justement populaire à notre époque. Je suis convaincu qu’un commentateur plus habile du barde immortel aurait fécondé les matériaux que je n’ai fait qu’indiquer, de manière à brasser un bon gros volume bien conditionné ; comprenant les biographies de William Walworth, de Jack Straw et de Robert Preston ; une notice sur les principaux poissonniers de Saint-Michel ; l’histoire d’Eastcheap, grand et petit ; des anecdotes particulières sur dame Honeyball et sa jolie fille, que je n’ai même pas mentionnée ; pour ne rien dire d’une jeune personne au pied bien fait, à la cheville élégante, qui veillait sur la poitrine d’agneau, et qui, j’en fis la remarque en passant, était une charmante fillette ; — le tout animé par la révolte de Wat Tyler et éclairé par le grand incendie de Londres.

Tout ceci, je le laisse comme une mine féconde, pour être exploité par de futurs commentateurs ; et je ne désespère pas de voir la boîte à tabac et le « gobelet à filets d’or » maintenant amenés au jour faire le sujet de futures gravures, et enfanter presque autant de volumineuses dissertations et de disputes que le bouclier d’Achille ou le fameux vase de Portland.

  1. Le texte dit « rush-light », chandelle de jonc. Alors le bon marché s’explique. Ce sont des morceaux de jonc que l’on trempe dans le suif ; ils s’en imprègnent et brûlent lentement en jetant une clarté pâle. Les classes pauvres, en Angleterre, font grand usage de cet éclairage économique. (Note du traducteur.)
  2. Schlegel. (Note du traducteur.)
  3. Les vers suivants formaient l’ancienne inscription placée sur le monument de ce noble chevalier, monument qui, malheureusement, fut détruit dans le grand incendie : —


    « Haut poissonnier durant sa vie,
    Porté deux fois à la mairie,
    Ci-gît un homme de renom ;
    William Walworth était son nom.
    Son grand cœur de Jack Straw qu’il tue
    Délivre Richard à sa vue.
    Le service était éminent :
    Fait chevalier incontinent,
    Ces armes disent sa prouesse ;
    Elles attestent sa noblesse.
    L’an-treize cent quatre-vingt-trois
    S’est refermé sur ses exploits. »


    Une erreur qui s’était glissée dans l’inscription qui précède a été corrigée par le vénérable Stowe. « Comme, dit-il, cette opinion s’est généralement répandue dans le vulgaire, que le rebelle si héroïquement terrassé par Sir William Walworth, le respectable lord-maire d’alors, s’appelait Jack Straw, et non pas Wat Tyler, j’ai cru bon, au moyen de témoignages tels que j’en trouve dans des documents anciens et authentiques, de rétablir le fait dans son intégrité. Les principaux chefs ou capitaines du peuple étaient : Wat Tyler, en première ligne ; le second était John ou Jack Straw, etc. »

    Stowe. — Londres.

  4. Comme cette inscription porte avec elle une excellente moralité, je la transcris pour l’édification des sommeliers coupables. C’est, sans doute, l’œuvre de quelque esprit d’élite qui fréquentait autrefois la Tête de Sanglier :

    Bacchus, pour étonner le monde des buveurs,
    Eut un fils tempérant : c’est l’objet de nos pleurs.
    Il grandit au milieu des muids pleins sans connaître
    Le joug de la bouteille — il n’eut jamais son maître.
    Lecteur, pour l’équité te sens-tu quelque amour,
    De l’honnête Preston souviens-toi chaque jour.
    Il tira du bon vin, sut contenter ses hôtes,
    Eut assez de vertus pour excuser ses fautes…
    Or çà, du dieu du vin serviteurs dégradés,
    Imitez donc de Bob les nobles procédés.

  5. Tu m’as juré sur un gobelet à filets d’or, assis dans ma chambre du dauphin, devant la table ronde, auprès d’un feu de houille, le mercredi de la semaine de la Pentecôte, quand le prince te cassa la tête pour avoir comparé son père à un chanteur ambulant de Windsor ; tu m’as juré lors, pendant que je lavais ta blessure, de m’épouser, de me faire mylady, de faire de moi ta femme. Le nieras-tu ?
    Henri IV. — Seconde partie.