Aller au contenu

Le Livre d’esquisses/Le Poëte-roi

La bibliothèque libre.


Traduction par Théodore Lefebvre.
Le Livre d’esquissesPoulet-Malassis (p. 85-99).

LE POËTE-ROI.


Bien que ton corps gémisse prisonnier,
Qu’il soit captif ton amour printanier,
Ton âme est belle : il n’est si rude entrave
Qui, l’étouffant, en ait fait une esclave.
Relève donc la tête noblement,
Et que tes fers soient portés fièrement.

Fletcher.


Dans le bienfaisant mois de mai, par une douce matinée pleine de soleil, je fis une excursion au château de Windsor. C’est un lieu rempli de souvenirs historiques, de poétiques associations. Du dehors, l’aspect seul de cet antique et fier édifice suffit pour inspirer des pensées élevées. Ses murailles irrégulières et ses tours massives se dressent, comme une couronne murale, sur une hauteur au front orgueilleux ; il laisse flotter dans les nuages sa royale bannière, et jette un regard de souverain sur ce monde qui s’étend à ses pieds.

Il faisait, ce matin-là, le temps le plus voluptueux et le plus enivrant, un de ces temps qui font surgir tout ce qu’une nature d’homme recèle de poésie latente, remplissent son âme de musique, et le disposent à parler poésie, à rêver de la beauté. Comme j’errais à travers les salles magnifiques du château, ses longues galeries retentissantes, je passai d’un air indifférent devant des rangées tout entières de portraits de guerriers et d’hommes d’État, mais restai longtemps dans la chambre où sont suspendus ceux des beautés qui ornèrent la joyeuse cour de Charles II ; et tandis que je dévorais des yeux ces têtes aux boucles en désordre, aux tresses amoureuses, aux regards humides de plaisir, je bénis le pinceau de sir Peter Lely de m’avoir ainsi permis de me chauffer aux rayons réfléchis de la beauté. Puis, en traversant les « grandes cours vertes », avec le soleil qui dorait les murailles grises et glissait le long du gazon velouté, mon esprit se remplit de l’image du tendre, du brave, mais infortuné Surrey, du récit qu’il fait de ses promenades solitaires autour de ces lieux, quand il était adolescent et qu’il adorait lady Géraldine. —


« L’œil ardemment fixé sur l’impassible tour,
« Prodigue de soupirs, comme on l’est en amour. »


C’est dans cette disposition de sensitivisme poétique que je visitai l’ancien donjon du château, où Jacques Ier d’Écosse, l’orgueil et le thème favori des poëtes et des historiens écossais, fut, pendant bien des années de sa jeunesse, retenu prisonnier d’État. C’est une grande tour grise qui a soutenu le choc des siècles et se trouve encore dans un bon état de conservation. Elle est assise sur une terrasse qui l’élève au-dessus des autres parties du château ; une longue série de marches conduit à l’intérieur. Dans l’arsenal, salle gothique garnie d’armes de genres divers et de diverses époques, on me montra, pendant à la muraille, une cotte d’armes qui, me dit-on, appartint autrefois au roi Jacques. De là je fus conduit, par un escalier, dans une enfilade de pièces d’une magnificence décolorée, tendues de tapisseries historiées, qui formèrent sa prison et furent le théâtre de cet amour plein de fantaisie passionnée qui a jeté sur le tissu de son histoire les teintes magiques de la poésie et de la fiction.

Toute l’histoire de cet aimable et malheureux prince est extrêmement romanesque. Dans un âge bien tendre, à onze ans, il dut quitter son pays, car son père, Robert III, l’envoyait à la cour de France pour y grandir sous les yeux du monarque français, loin de la trahison et des dangers qui se pressaient autour de la maison royale d’Écosse. Il eut le malheur, dans le cours de son voyage, de tomber entre les mains des Anglais, et fut retenu prisonnier par Henri IV, au mépris d’une trêve qui existait entre les deux pays.

La nouvelle de sa capture, arrivant pour couronner une suite de chagrins et de désastres, fut fatale à son malheureux père. « Le message », dit-on, « lui fut apporté pendant qu’il était à table, et la douleur l’écrasa tellement qu’il fut sur le point de rendre l’âme entre les bras des serviteurs qui l’entouraient. Transporté dans sa chambre à coucher, il s’abstint de toute nourriture, et mourut trois jours après de tristesse et de faim, à Rothesay[1]. »

Jacques fut retenu dans les fers pendant plus de dix-huit ans ; mais, bien que privé de la liberté de ses mouvements, il fut traité avec le respect dû à son rang. Grand soin fut pris de l’instruire dans toutes les branches des connaissances utiles cultivées à cette époque, de lui donner ces grâces de l’esprit et ces charmes personnels réputés convenir à un prince. Peut-être même que, sous ce rapport, sa captivité fut un bienfait pour lui, en ce sens qu’elle lui permit de s’appliquer plus exclusivement à son perfectionnement, de s’incorporer à loisir un riche fond de connaissances, de se prendre d’amour pour ces goûts élégants qui ont donné tant de lustre à sa mémoire. Le portrait qu’ont tracé de lui dans sa jeunesse les historiens écossais vous captive, et ressemble plutôt à la description d’un héros de roman qu’à un caractère vrai donné par l’histoire. Il avait appris, dit-on, « à combattre avec l’épée, à jouter, à rompre des lances, à lutter, à chanter et à danser ; il se connaissait en médecine, était très-habile à jouer du luth, de la harpe, et de plusieurs autres instruments de musique, et versé dans la grammaire, l’éloquence et la poésie[2]. »

Avec une semblable combinaison de qualités mâles, de talents délicats, qui le rendaient propre à briller dans la vie active aussi bien que dans la vie élégante, et qui devaient lui donner un goût prononcé pour l’existence joyeuse, l’épreuve dut être bien rude, en ce siècle bruyant et chevaleresque, de passer le printemps de ses jours dans une monotone captivité. Ce fut cependant pour Jacques une bonne fortune d’être doué d’une puissante imagination poétique, et d’être visité dans sa prison par les plus charmantes inspirations de la muse. Il est des esprits qui se corrodent et se font inactifs quand ils perdent leur liberté, d’autres qui deviennent morbides et irritables ; mais il est dans la nature du poëte de s’attendrir et de se livrer à son imagination dans la solitude des cachots. Il se nourrit du miel de ses propres pensées, et, comme l’oiseau captif, son âme se fond en mélodie.


Avez-vous vu dans une cage
Un pauvre rossignol captif ?
Regrette-t-il le frais bocage ?
Module-t-il un air plaintif ?
À sa chanson accoutumée
L’oreille se suspend charmée :
Pour lui sa cage est un bosquet,
Son juchoir un rameau coquet[3].


Oui, c’est l’attribut divin de l’imagination de ne pouvoir être comprimée, muselée. Quand on lui ferme le monde réel, elle sait s’en créer un autre. Puissante comme une magicienne, elle peut évoquer de charmants contours, des formes glorieuses, de brillantes visions, pour peupler sa solitude et inonder de lumière les ténèbres du donjon. Tel était le monde splendide et grandiose qui circulait autour du Tasse dans son affreuse cellule de Ferrare, lorsqu’il concevait les scènes magnifiques de sa Jérusalem ; et l’on peut considérer le Chant royal, composé par Jacques durant sa captivité à Windsor, comme un autre de ces beaux élans de l’âme qui se révolte contre les tortures et les ténèbres d’une prison.

Le sujet du poëme est son amour pour lady Jane Beaufort, fille du comte de Somerset et princesse du sang royal d’Angleterre, dont il s’éprit dans le cours de sa captivité. Ce qui lui donne une valeur particulière, c’est qu’il peut être regardé comme la narration fidèle des vrais sentiments de ce poëte-roi, comme l’histoire authentique de ses amours et de ses aventures. Il n’arrive pas souvent que les rois écrivent des poésies, ou que les poëtes agissent. L’amour-propre d’un homme ordinaire est chatouillé quand il voit un monarque solliciter, pour ainsi dire, l’admission dans son cabinet, et chercher à gagner ses bonnes grâces en s’efforçant de lui plaire. C’est une preuve de l’égalité absolue devant la rivalité intellectuelle : elle dépouille le candidat de tous les vains ornements de dignité factice ; elle le ramène au niveau de ses semblables, et l’oblige à chercher dans ses puissances natives le moyen de s’élever au-dessus d’eux. Il est curieux aussi de descendre dans un cœur de monarque pour en connaître l’histoire, et de trouver les affections naïves de la nature humaine palpitant sous l’hermine. Mais Jacques avait appris à être poëte avant que d’être roi ; il avait été à l’école de l’adversité, il avait grandi dans la société de ses pensées. Rarement les rois ont le temps d’écouter leur cœur, d’arriver à la poésie par la méditation ; et Jacques aurait été élevé au milieu des adulations et des plaisirs d’une cour, que nous n’aurions jamais eu, très-probablement, un poëme comme le Chant royal.

Ce qui m’a surtout intéressé, ce sont les passages du poëme qui respirent ses pensées d’alors concernant sa situation, ou qui se lient étroitement à l’appartement de la tour. Le charme en est si personnel et si local, ils sont tracés avec tant de détail et de vérité, qu’ils montrent le captif dans sa prison et font du lecteur le complice de ses rêveries.

Tel est le récit qu’il fait de sa lassitude d’esprit, et de l’incident qui d’abord lui suggéra l’idée d’écrire ce poëme. Il était minuit — tout était silencieux, et la lune brillait dans un ciel pur. Il veillait. Les étoiles, dit-il, étincelaient comme le feu sous la voûte élevée du firmament, et « Cynthie plongeait ses boucles d’or dans Aquarius ». Il était couché, en proie à une inquiète insomnie. Pour tromper les heures au pied tardif, il prit un livre, et le livre qu’il choisit fut « Les Consolations de la Philosophie », de Boëce, ouvrage populaire parmi les écrivains de cette époque, qu’avait traduit Chaucer, son illustre maître. D’après l’éloge magnifique qu’il en a fait, il est évident que ce fut un de ses livres favoris au temps de sa captivité : c’est, en effet, dans l’adversité, le texte à méditation le plus admirable. C’est le testament d’un noble et puissant esprit, purifié par le chagrin et la souffrance, léguant à ses successeurs en infortune les maximes de douce morale, la suite de raisonnements éloquents mais simples qui l’ont mis à même de se raidir contre les nombreuses misères de la vie. C’est un talisman que le malheureux peut presser sur son sein comme un trésor, ou placer, comme le bon roi Jacques, la nuit sur son oreiller.

Après avoir fermé le volume, il en agite le contenu dans son esprit, et tombe peu à peu dans un accès de méditation profonde sur l’inconstance de la fortune, les vicissitudes de sa propre existence, et les maux qui sont venus l’assaillir dès sa plus tendre jeunesse. Tout à coup il entend la cloche qui sonne pour appeler à matines ; mais ce bruit, à l’unisson de ses mélancoliques rêveries, lui semble être comme une voix qui le presse d’écrire son histoire. Suivant l’esprit de la poésie errante, il résout d’obéir à cet ordre ; il prend donc en main la plume, fait avec elle le signe de la croix pour implorer une bénédiction, et s’élance dans la terre enchantée de la poésie. Il y a dans tout ceci quelque chose d’extrêmement romanesque, et de très-intéressant, en ce qu’on y trouve un magnifique et frappant exemple de la manière bien simple dont toute une famille de pensées poétiques est parfois éveillée, dont les entreprises littéraires sont parfois suggérées à l’esprit.

Dans le cours de son poëme il déplore plus d’une fois la rigueur peu commune de ses destins. Être ainsi condamné à une vie solitaire, inactive, loin de la liberté, des plaisirs du monde, dont le plus infime des êtres peut jouir sans contrainte ! Il y a cependant une certaine douceur dans ses lamentations mêmes ; ce sont les plaintes d’un esprit aimable, né pour la société, qui ne peut pas se laisser aller ses bons et généreux penchants ; elles n’ont rien d’amer ni d’exagéré ; elles coulent avec une verve de sentiment naturel qui émeut, et peut-être que leur simplicité leur brièveté les rendent plus touchantes encore. Elles contrastent d’une façon charmante avec ces doléances élaborées et redoublées que nous rencontrons parfois chez les poëtes - effusions d’esprits malades s’affaissant sous des misères de leur propre invention et déversant leur amertume sur un monde qui n’en peut mais. Jacques parle de ses privations avec une extrême sensibilité, mais quand il les a racontées il passe outre, comme si son cœur d’homme dédaignait de se soulever contre des maux inévitables. Quand un esprit de cette trempe se répand en plaintes, ne fût-ce qu’un instant, nous pouvons être sûrs qu’elle doit être bien grande la souffrance qui lui arrache ce murmure. Nous sympathisons avec Jacques, ce prince actif, romanesque, accompli, séparé violemment, dans la vigueur de la jeunesse, de toutes les entreprises, de tous les nobles buts, de tous les énergiques plaisirs de la vie, comme nous sympathisons avec Milton, ouvert à toutes les beautés de la nature, à toutes les gloires de l’art, quand il soupire ses courtes mais profondément tristes lamentations sur sa cécité perpétuelle.

Si Jacques ne se distinguait par l’absence des artifices poétiques, nous aurions, à la rigueur, pu soupçonner que ces sombres retours sur lui-même avaient pour but de préparer à la scène la plus brillante de son histoire, et de contraster avec cet envahissement soudain de la lumière et de la beauté, ce délicieux accompagnement des oiseaux et des chants, du feuillage et des fleurs, avec toutes ces joies de l’année qui servent d’introductrices à la dame de ses pensées. C’est, en particulier, cette scène qui jette tout le magique éclat de la poésie sur le vieux donjon du château. Il s’était levé, dit-il, au point du jour, suivant sa coutume, pour échapper aux tristes méditations de l’oreiller que fuit le sommeil. « Se lamentant ainsi dans sa chambre solitaire », désespérant du bonheur et de l’espérance, « fatigué de penser, accablé de chagrin », il s’était languissamment approché de la fenêtre, pour jouir de ce misérable plaisir du captif qui consiste à dévorer des yeux le monde dont il est exclu. La fenêtre donnait sur un petit jardin s’étendant au pied de la tour. C’était un lieu bien calme, bien abrité, orné de berceaux et d’allées vertes, protégé contre l’œil du passant par des arbres et des haies d’aubépine.

 
Là s’étendait, près du mur de la tour,
Jardin charmant que l’aubépine enserre.
Quatre berceaux, gardiens de ce séjour,
De leurs massifs exilant la lumière,
Veillaient de loin sur la frêle barrière.
Partout régnait un air mystérieux,
Qui se jouait du passant curieux.
Dans chaque allée un amas de feuillage
Se suspendait, magnifique hallier ;
Et des bosquets épaississant l’ombrage,
Le verdoyant et doux genévrier
Poussait un jet si vigoureux, altier,
Qu’il paraissait abriter sous son aile,
De ses rameaux, les flancs de la tonnelle.

Le rossignol, sur la branche posé,
De son gosier, en longs flots d’harmonie,
Laissait tomber un hymne reposé,
Tout ruisselant de tendresse infinie,
Et puis bientôt, en chantre de génie,
Le long des murs, échos retentissants,
Faisait courir des sons plus éclatants.


C’était le mois de mai, quand tout était en fleur ; et il interprète le chant du rossignol dans le langage de sa passion :


Amants, amants, c’est un mois sans pareil,
Le mois de mai ! — notre bonheur commence.
Chantons l’été, le règne du soleil !
Narguons l’hiver, âpre désespérance !


Tandis qu’il contemple cette scène, qu’il prête l’oreille au chant des oiseaux, il tombe graduellement dans une de ces tendres et indéfinissables rêveries qui gonflent le sein de la jeunesse pendant cette délicieuse saison. Il se demande quel peut être cet amour dont ses lectures lui parlent si souvent et que semble respirer la brise vivifiante de mai, qui fond la nature tout entière en extases et en chansons. Si c’est réellement un si grand bonheur, s’il est à la portée de tous, et si c’est un bienfait dont jouit le plus insignifiant des êtres, pourquoi donc lui seul ne connaît-il pas ces délices ?


L’amour, mon Dieu, répand-il tant de joie ?
Suivrais-je pas une fausse lueur ?
Est-ce un bon maître, et faut-il que j’en croie
Ce que j’ai lu de son pouvoir vainqueur ?
Peut-il courber, amollir notre cœur ?
Exerce-t-il semblable tyrannie ?
Serait-ce pas mensonge et fantaisie ?

S’il est bien vrai que de tous il ait soin,
Comme un oiseau fuit sous le ciel immense,
Je dois pouvoir, moi, m’élancer au loin…
Je suis captif — quelle est donc mon offense ?


Tout en rêvant ainsi, ses yeux se portent vers la terre, et il aperçoit « la plus belle et la plus fraîche jeune fleur » qu’il eût jamais vue. C’est la charmante lady Jane, qui se promène dans le jardin pour jouir de la beauté de cette « fraîche matinée de mai ». S’offrant à ses regards d’une façon aussi soudaine, dans une heure de solitude, de sensitivisme excessif, elle captive de prime abord l’imagination de ce prince romanesque, et devient l’objet de ses désirs inquiets, la souveraine de son monde idéal.

Il y a dans cette charmante scène une ressemblance évidente avec la première partie du conte du Chevalier, de Chaucer, où Palémon et Arcite tombent amoureux d’Emilia, qu’ils voient se promener dans le jardin de leur prison. Peut-être l’analogie du fait actuel et de l’épisode qu’il avait lu dans Chaucer a-t-elle amené Jacques à s’y arrêter dans son poëme. Le portrait qu’il trace de lady Jane est dans la manière descriptive et minutieuse de son maître ; et comme le modèle a certainement posé devant lui, c’est un tableau achevé d’une beauté de l’époque. En homme épris, il s’appesantit avec amour sur toutes les parties de sa toilette, depuis le réseau de perles, tout resplendissant d’émeraudes et de saphirs, qui emprisonnait ses cheveux d’or, jusqu’à la « belle chaîne de fine orfèvrerie » qui entourait son cou, et d’où pendait un rubis en forme de cœur, qui ressemblait, dit-il, à une étincelle de feu brûlant sur son sein de neige. Sa robe, d’un blanc tissu, était relevée, pour lui permettre de marcher plus librement. Elle était accompagnée de deux femmes ; autour d’elle folâtrait un petit chien de chasse orné de clochettes, probablement le petit chien de chasse italien aux formes si délicates, le favori des salons, le chéri des belles dames de l’ancien temps. Jacques termine sa description par une série de louanges générales.


D’un air modeste elle était jeune et belle ;
Riche, elle avait la grâce et la bonté.
Je veux louer, mais ma plume peut-elle
Louer assez ! La générosité,
Le jugement, la calme dignité,
Resplendissaient jusqu’en son attitude.
Telle elle était sans soins et sans étude.


Lady Jane, en quittant le jardin, met un terme à cette passagère débauche du cœur. Avec elle s’évanouit l’illusion amoureuse qui avait répandu sur le lieu de sa réclusion un charme temporaire ; il retombe dans son isolement, rendu maintenant dix fois plus intolérable par ce rayon furtif de la beauté qu’il ne peut atteindre. Accablé de tristesse, tout le long du jour il gémit sur son malheureux sort, et quand le soir approche, que Phœbus, suivant sa belle expression, « a fait ses adieux à chaque feuille, à chaque fleur », il est encore à la fenêtre ; posant sa tête sur la pierre glacée, il laisse couler à la fois de ses lèvres l’amour et la douleur, jusqu’à ce que, graduellement bercé par la mélancolie muette de l’heure crépusculaire, il se perde, « à demi dormant, à demi évanoui », dans une vision qui remplit le reste du poëme, et dans laquelle se trouve allégoriquement et confusément retracée l’histoire de ses amours.

Quand il sort de cette extase, il abandonne son oreiller de pierre, et se promenant à pas lents dans sa chambre, plein d’amères réflexions, il demande à son esprit où il a erré ; si vraiment tout ce qu’un rêve a fait passer devant son imagination fut évoqué par un événement réel, ou si c’est une vision envoyée pour le réconforter et le tirer de son abattement. Dans ce dernier cas, il demande qu’il lui vienne un gage pour lui confirmer ce pronostic apporté par le sommeil, cette promesse de jours plus heureux. Tout à coup une tourterelle d’une blancheur éblouissante s’en vient en volant frapper à la fenêtre et s’abattre sur sa main, portant à son bec une branche de giroflée rouge, sur les feuilles de laquelle est écrite en lettres d’or la phrase suivante :

 
Allons, debout ! Bel amoureux, approche ;
Tu peux chanter, mon message joyeux.
Réjouis-toi, ta guérison est proche,
Car je l’ai vue écrite dans les cieux.


Il reçoit la branche avec un mélange d’espérance et de crainte, il la lit avec ravissement ; et ce fut, dit-il, le premier gage de son bonheur futur. Mais n’est-ce qu’une fiction poétique, ou lady Jane lui envoya-t-elle réellement une marque de bon vouloir d’une manière aussi romanesque, c’est ce qui sera déterminé suivant le plus ou moins d’imagination et de confiance de la part du lecteur. IL termine son poëme en insinuant que la promesse apportée par la vision et par la fleur est remplie, et que, rendu à la liberté, il a trouvé le bonheur dans la possession de la souveraine de ses pensées.

Tel est le récit poétique que Jacques nous a laissé de ses aventures amoureuses au château de Windsor. Combien y est-il entré de faits vrais, combien d’ornements dus à l’imagination, c’est ce qu’il est inutile de conjecturer. Cependant ne considérons pas toujours ce qui est romanesque comme incompatible avec la vie réelle ; croyons quelquefois un poëte sur parole. Je me suis contenté de noter telles parties du poëme qui se liaient immédiatement à la tour, et j’ai sauté de nombreux passages écrits dans la manière allégorique, si goûtée à cette époque. Le langage, sans doute, en est bizarre et suranné, de sorte que les beautés de plus d’une de ses phrases ciselées seront à peine remarquées de nos jours ; mais il est impossible de ne pas être charmé par la naïveté des sentiments, l’ingénuité ravissante et l’urbanité qui y dominent. Et puis les descriptions de la nature dont il est embelli sont faites avec un goût, une fraîcheur, une vérité dignes des périodes les plus cultivées de l’art.

Comme poëme érotique, il est édifiant, à cette époque de rudesse intellectuelle, de noter le naturel, le bon ton et l’exquise délicatesse qui percent de toute part ; il en a banni toute pensée grossière, toute expression immodeste, et représente la femme marchant dans sa beauté, revêtue de tous les attributs chevaleresques d’une grâce et d’une pureté presque surnaturelles.

Jacques fleurit à peu près à l’époque de Chaucer et de Gower, et fut évidemment l’admirateur passionné de leurs écrits. En effet, dans une de ses stances il reconnaît en eux des maîtres, et dans quelques passages de son poëme nous trouvons des traces de ressemblance avec leurs productions, plus spécialement avec celles de Chaucer. Cependant il y a toujours dans les ouvrages d’auteurs de la même époque des traits généraux de ressemblance, qui proviennent moins de l’imitation que de l’époque elle-même. Les écrivains, comme les abeilles, vont au loin par le monde chercher leurs sucs ; ils incorporent à leurs propres conceptions les aneedotes et les pensées qui circulent dans la société, ce qui fait que chaque génération a certains traits en commun, caractéristiques du siècle dans lequel elle a vécu.

Jacques, dans le fait, appartient à l’une des ères les plus brillantes de notre histoire littéraire ; il établit les droits de son pays à la participation de cette gloire et de ces honneurs. Tandis qu’on parle constamment d’un petit groupe d’écrivains anglais comme des pères de notre poésie, on est assez enclin à passer sous silence le nom de leur illustre frère d’Écosse ; mais il mérite évidemment d’être enrôlé dans cette petite constellation de flambeaux reculés, mais brillant toujours, qui étincellent au plus haut du firmament littéraire, et qui, semblables à autant d’étoiles du matin, ont uni leurs voix pour saluer l’aube brillante de la poésie anglaise.

Tel de mes lecteurs qui peut n’être pas familier avec l’histoire d’Écosse (bien que la manière dont elle a été de nos jours enlacée aux fictions les plus intéressantes en ait fait une étude universelle) peut être curieux d’apprendre quelque chose de l’histoire subséquente de Jacques, et du sort de ses amours. Sa passion pour lady Jane l’avait consolé d’être captif ; elle facilita son élargissement, la cour ayant imaginé qu’une alliance avec le sang royal d’Angleterre l’attacherait à ses intérêts. Il finit par recouvrer sa liberté et sa couronne, après avoir préalablement épousé lady Jane qui le suivit en Écosse, et qui fut pour lui l’épouse la plus tendre et la plus dévouée.

Il trouva son royaume dans une grande agitation, les seigneurs féodaux ayant profité des troubles et du désordre amenés par un long interrègne pour se fortifier dans leurs possessions et se placer au-dessus du pouvoir des lois. Jacques s’efforça de poser les fondements de sa puissance sur l’affection de son peuple. Il s’attacha les classes inférieures en réformant les abus, en rendant l’administration de la justice plus douce et plus uniforme, en encourageant les arts de la paix, en se faisant le promoteur de tout ce qui pouvait répandre la consolation, l’aisance et les plaisirs innocents dans les rangs les plus humbles de la société. Il se déguisait parfois pour frayer avec le menu peuple ; visitait leur intérieur, entrait dans leurs préoccupations, leurs poursuites et leurs amusements ; s’instruisait dans les arts mécaniques, s’enquérant comment il pourrait le mieux les protéger et les faire avancer ; se montrant toujours un infatigable chercheur, et veillant d’un œil de bonté sur le moindre de ses sujets. Après avoir ainsi jeté dans le cœur du peuple l’ancre de ses bienfaits, il essaya de courber le pouvoir d’une noblesse factieuse ; de la dépouiller de ces dangereuses immunités qu’elle avait usurpées ; de punir tels qui s’étaient rendus coupables d’offenses notoires ; de les faire tous rentrer dans l’obéissance due à la couronne. Pendant quelque temps ils supportèrent tout avec une apparente soumission, bien qu’avec une impatience secrète : ils couvaient leur ressentiment. Une conspiration finit par se former contre sa vie. À la tête se trouvait son propre oncle, Robert Stewart, comte d’Éthol, qui, trop vieux pour accomplir lui-même cette œuvre de sang, poussa son petit-fils, Sir Robert Stewart, ainsi que Sir Robert Graham et d’autres plus obscurs, à commettre le crime. Ils forcèrent sa chambre à coucher au couvent des Dominicains, près de Perth, où il avait établi sa résidence, et le mirent barbarement à mort en le perçant de coups redoublés. La reine, en se précipitant héroïquement pour mettre son corps délicat entre les épées et lui, fut deux fois blessée dans la vaine tentative qu’elle fit de le protéger contre les assassins ; et ce n’est que lorsqu’on l’eut violemment arrachée d’auprès de sa personne que le meurtre put s’accomplir.

C’est le souvenir de cette romanesque histoire du temps passé, du délicieux petit poëme éclos dans cette tour, qui me fit visiter le vieil édifice avec un intérêt tout particulier. L’armure complète suspendue dans la grande salle, richement dorée, chargée d’ornements, comme pour figurer dans un tournoi, fit passer d’une manière saisissante devant mon imagination le portrait de ce prince courtois et romanesque. Je traversai les chambres désertes, où il avait composé son poëme ; je m’appuyai sur la fenêtre et tâchai de me persuader à moi-même que c’était bien celle où la vision l’avait touché ; je cherchai des yeux l’endroit où pour la première fois il avait vu lady Jane. C’était le même mois, toujours joyeux et vivifiant ; les oiseaux, de leur voix limpide, rivalisaient encore de mélodie ; tout était plein de sève, tout tressaillait, et les boutons, tendre promesse de l’année, perçaient de toute part. Le temps, qui se plaît à effacer les monuments officiels de l’orgueil humain, semble avoir passé légèrement sur cette petite scène de poésie et d’amour, avoir retenu cette fois sa main qui désole. Plusieurs siècles se sont écoulés, le jardin fleurit encore au pied de la tour. Il occupe ce qui fut autrefois le fossé du donjon ; et bien que certaines parties en aient été distraites par des murs de séparation, d’autres cependant ont encore leurs berceaux, leurs promenades ombragées, comme au temps du roi Jacques, et le tout est abrité, florissant et solitaire. Il est, autour des lieux qu’ont foulés les pas de la beauté évanouie, consacrés les inspirations du poëte, un charme indélébile et qu’en fuyant les siècles font plus grand au lieu de l’altérer. C’est, en effet, le propre de la poésie de sanctifier tous les lieux où elle se meut ; de respirer autour de la nature des senteurs plus exquises que le parfum de la rose, et de laisser tomber sur elle des teintes plus magiques que les rougeurs du matin.

D’autres pourront s’appesantir sur les grandes actions de Jacques comme guerrier et comme législateur ; moi, je me suis plu à ne voir en lui que le compagnon de ses semblables, le bienfaiteur du cœur humain, descendant de sa sphère élevée pour semer les douces fleurs de la musique et de la poésie dans les sentiers de la vie commune. Il fut le premier qui cultiva l’arbre vigoureux et fier du génie écossais, qui depuis a produit tant de fruits délicieux. Emportant avec lui dans les régions sévères du nord tous les arts fécondants de la civilisation méridionale, il fit tout ce qui dépendait de lui pour gagner ses concitoyens aux arts joyeux, élégants et délicats, qui assouplissent, épurent le caractère d’un peuple, et tressent une guirlande de grâces autour de la majesté d’un esprit orgueilleux et martial. Il écrivit nombre de poëmes qui sont maintenant perdus pour le monde, et pour sa gloire, malheureusement incomplète ; cependant il en est un que l’on possède encore, intitulé : « La verdoyante église du Christ », et qui montre quel soin il avait pris de se rendre familiers les plaisirs et les passe-temps rustiques, qui constituent une source si riche de bons rapports et de sympathie mutuelle parmi les paysans écossais ; avec quelle simple et quelle heureuse humeur il prenait part à leurs joies. Il contribua beaucoup au progrès de la musique nationale ; et il existe, dit-on, des traces de ses sentiments délicats, de son goût élégant, dans ces airs enchanteurs qui se jouent encore sur la musette au milieu des montagnes agrestes et des vallons solitaires de l’Écosse. C’est ainsi qu’il a entrelacé son souvenir à ce qu’il y a de plus gracieux et de plus aimable dans le caractère national : il a embaumé sa mémoire dans des chants, et fait flotter son nom jusqu’aux siècles futurs sur les riches courants de la mélodie écossaise. Tous ces souvenirs réchauffaient mon cœur pendant que mes pas foulaient le silencieux théâtre de sa captivité. J’ai visité Vaucluse avec autant d’enthousiasme qu’un pèlerin visiterait le reliquaire de Lorette ; mais je ne me suis jamais senti une plus grande dévotion poétique que lorsque je contemplai la vieille tour et le petit jardin de Windsor, et que je rêvai doucement aux romanesques amours de lady Jane et du royal poëte d’Écosse.


  1. Buchanan.
  2. Traduit d’Hector Boyce, par Ballenden.
  3. Roger l’Estrange.