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Le Livre des ballades/Le mal d’Amour est le plus rigoureux

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Sur le mal d’amour

De tant de maux qui traverſent la vie,
Lequel de tous donne plus d’embarras ?
De grands malheurs la famine eſt ſuivie ;
La guerre auſſi cauſe bien des fracas ;
La peſte encore eſt un dangereux cas ;
Femme fâcheuſe eſt un méchant partage ;
Faute d’argent cauſe bien du ravage ;
Mais pas ne ſont là les plus douloureux ;
Si m’en croyez, auſſi bien que le ſage,
Le mal d’amour eſt le plus rigoureux.

De l’éprouver un jour me prit envie,
Mais auſſitôt adieu joie & ſoulas ;
Ennuis cuiſans, noirs ſoupçons, jalouſie,
Cent autres maux je vois venir à tas,
Tous mes déduits furent de grands hélas !
Liberté fit place à honteux ſervage,

Tu us d’abord, pauvre cœur, mis en rage,
D’où bien voudrois ſortir, mais tu ne peux ;
Lors tu chantas ſur un piteux ramage
Le mal d’amour eſt le plus rigoureux,

Quand la beauté que vous avez ſervie
A vos déſirs parfois ne répond pas
C’eſt bien alors que c’eſt la diablerie ;
Prendre on voudroit le parti de Judas.
On ſe pendroit pour moins de deux ducats ;
Sans ceſſe au cœur on a fureur & rage :
Fer & poiſon, on met tout en uſage
Pour ſe tirer d’un pas ſi malheureux,
Qui peut après douter de cet adage :
Le mal d’amour eſt le plus rigoureux ?

J’excepte amour qui ſe traite en Turquie
Dans les ſérails de ces heureux bachas
D’où cruauté fut de tout temps bannie,
Où douceur gît toujours entre deux draps ;
Plaiſirs y ſont ſur des lits de damas,
Chagrins jamais ; jamais dame sauvage.
Jusqu’aux tendrons qui font l’apprentiſſage,
Tout eſt galant, traitable & gracieux ;

Partout ailleurs, dont de bon cœur j’enrage,
Le mal d’amour eſt des plus rigoureux,


ENVOI.


Objet charmant, de qui la belle image
Tient dès longtemps mon cœur en eſclavage,
Soulage un peu mon tourment amoureux.
Si tu me fais un tour ſi généreux,
Plus ne tiendrai ce déplaiſant langage :
Le mal d’amour eſt le plus rigoureux.


Jean de La Fontaine.