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Le Livre des mères et des enfants/I/L’enfant aux pieds nus

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L’ENFANT AUX PIEDS NUS.

On a vu un garçon, qui paraissait avoir au moins trois ans, faire une chose qui étonna beaucoup ceux qui le regardaient et qui le blâmaient, comme vous le ferez aussi.

Il avait de beaux souliers qui empêchaient que ses pieds ne fussent meurtris par les pierres dures, ou mouillés par l’eau du puits qui rend les cours humides, il pouvait donc courir en sûreté et en joie : mais il prit dans sa tête qu’il serait mieux d’aller sans souliers, quoiqu’il ait vu quelques enfants pauvres aux pieds tors et sanglants, par la privation d’un bien si utile. Le voilà donc qui commence par rompre les forts cordons de sa chaussure, et qui livre au ruisseau d’abord un soulier, puis un autre, les regardant fuir et dériver le long de la rue, avec des battements de mains, et des regards joyeux. Cette petite flotte lui parut être le modèle d’un bateau de cuir ; un brevet d’invention l’eût rendu moins fier. Les souliers, submergés et pleins d’eau, s’arrêtèrent par bonheur devant une pauvre femme, qui les fit sécher au soleil remerciant Dieu de lui envoyer pour son enfant cette parure salutaire. Dieu n’avait pas voulu qu’ils fussent perdus pour tout le monde.

L’inventeur de bateau courut alors, ici dans l’herbe, là sur le gravier, ne manquant pas de s’humecter à chaque trou plein d’eau qu’il avait le bonheur de rencontrer et d’y faire des bulles. Ses bons bas chauds et bleus ne furent bientôt que des lambeaux malsains et noirs à ne pas les reconnaître.

Alors il se blessa : alors son pied saigna de la rencontre d’un verre brisé. Alors il revint un peu boiteux sur ses jambes froides comme la neige et rampa le long de l’escalier d’où sa mère le regardait venir.

— Pieds nus !… dit-elle, avec surprise.

— Non, maman, j’ai mes bas, dit le prodigue en osant les montrer pour sa justification !

— Fol enfant ! reprit sa mère inquiète et fâchée ; venez d’abord que je vous ôte ces bottes de boue et que je lave ce sang qui fait tourner le mien. Quand vous serez guéri, ah ! que je vous gronderai »

Mais elle ne le gronda que longtemps après, car il fut très malade, criant la nuit, avec la fièvre ; souffrant une triste punition de sa faute. Après qu’il fut guéri et grondé ; on lui racheta de beaux et bons souliers. Il n’en fit plus de bateaux, mais il les porta reconnaissant et soumis.