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Le Livre des mères et des enfants/I/Le petit danseur

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LE PETIT DANSEUR.

Jamais je n’ai vu Édouard danser en rond avec tant de courage que le jour qu’il dansait tout seul autour d’un seau plein d’eau, planté par hasard au milieu de la cour de ses tantes.

C’étaient des bonds, des cercles, des passes, une légèreté, une vélocité, des sauts joyeux à faire envie aux jambes les plus paresseuses. Il poussait des cris de joie qui ne pouvaient sortir que de la plus belle action du monde ; ses tantes le pensaient du moins, en le regardant émerveillées de ce bal qu’il se donnait à lui-même. La curiosité les fit descendre, fort heureusement pour lui sans doute, au moment où Griffa, la chatte ordinairement paisible du logis, mais qui miaulait aussi fort qu’il chantait, poussée par l’exemple ou par un instinct de vengeance, s’élançait au visage du danseur et lui plantait ses griffes dans les cheveux, avec autant d’énergie qu’il en mettait à se réjouir. Des cris qui n’étaient plus de victoire appelèrent au secours tout ce qu’il y avait de vivant dans la maison, et ce fut avec bien de la peine, qu’on parvint à détacher les pattes du blanc animal, de la chevelure mêlée et dressée d’horreur du pauvre Édouard.

— Méchante ! criait-il, tu me griffes !

Mais vous pouvez juger de l’étonnement et de l’Indignation de ses tantes, les meilleures tantes qu’on puisse trouver, lorsqu’elles virent nager au milieu du seau d’eau, les trois petits encore aveugles de l’infortunée Griffa. Les gémissements de cette mère éperdue vous auraient assurément plus touché que les cheveux en désordre de monsieur Édouard ; car, bien qu’il ait manqué de perdre un œil dans ce combat, où Dieu se déclarait pour l’innocence, la justice l’emporta sur la tendresse dans le cœur de tous les témoins de cette mauvaise action, accourus aux clameurs des chats, des tantes et du petit cruel, qui révoltait la rue et la cour, tout sanglant qu’il était.

Je dois me hâter de vous dire que les trois victimes furent sauvées, rendues à leur mère, qui les sécha en peu de temps par l’ardeur de ses baisers et de ses caresses. Ils devinrent beaux comme Griffa, et demeurèrent étroitement unis sous ce toit qui avait failli être leur tombeau. Ils gardèrent seulement une aversion profonde pour le seau d’eau de la cour, car pour eux c’était un fleuve !

On mit un mouchoir sur l’œil d’Édouard, un bandeau qui lui allait fort mal, qui faisait rougir ses tantes et qui rappelait à tout le monde comme à lui le honteux engagement où il avait été si grièvement blessé. Il détesta depuis sincèrement cette mauvaise heure de sa vie, et il n’a jamais pu se rendre compte à lui-même de la frénésie dansante dont il avait été saisi, ni de ce goût barbare qui lui avait pris de se poser sacrificateur de chats. Il ne danse plus ainsi à contre temps ; il est tellement en garde contre ses inspirations brutales, qu’il se demande toujours avant d’agir, si ses jeux ou ses actions ne seront nuisibles à personne. Il faut faire comme Édouard.