Aller au contenu

Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 05/Texte entier

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 5p. 3-TdM).


LE LIVRE
DES
MILLE NUITS
ET UNE NUIT


TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE
par le Dr J. C. MARDRUS


TOME V


HISTOIRE DE KAMARALZAMÂN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR, LA PLUS BELLE LUNE D’ENTRE TOUTES LES LUNES. — HISTOIRE DE BEL-HEUREUX ET DE BELLE-HEUREUSE. — HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ.


PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, boulevard des italiens, 23
1900






À défaut de l’Œuvre totale, je dépose ce livre de Joie et de Rires entre les mains de l’Adolescente de France qui charmera demain la terre occidentale, mieux encore, je l’affirme, que ne l’a fait Schahrazade pour l’Orient,


LUCIE DELARUE
(Mme J. C. M.)
mon amie
J. C. M.




LES MILLE NUITS ET UNE NUIT




HISTOIRE DE KAMARALZAMÂN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR, LA PLUS BELLE LUNE D’ENTRE TOUTES LES LUNES


LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

La petite Doniazade, qui n’en pouvait plus d’impatience, se leva du tapis où elle était blottie, et dit à Schahrazade :

« Ô ma sœur, je t’en prie, hâte-toi de nous conter l’histoire promise dont le seul titre déjà me secoue toute de plaisir et d’émotion ! »

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : « Justement ! Mais j’attends, pour commencer, le bon plaisir du Roi. »

Alors le roi Schahriar qui, cette nuit-là, s’était dépêché de faire sa chose ordinaire avec Schahrazade, tant il désirait cette histoire avec ardeur, dit :

« Ô Schahrazade, tu peux, certes ! commencer l’histoire féerique dont tu m’as promis de grandes joies ! »

Et Schahrazade aussitôt raconta ainsi cette histoire :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps, dans le pays de Khaledân, un roi nommé Schahramân, maître de puissantes armées et de richesses considérables. Mais ce roi, bien qu’il fût heureux à l’extrême et qu’il eût soixante-dix favorites, sans compter ses quatre femmes légitimes, souffrait en son âme de sa stérilité en fait d’enfants ; car il était déjà parvenu à un âge avancé et ses os et sa moelle commençaient à s’amincir, et Allah ne le dotait point d’un fils qui pût lui succéder sur le trône du royaume.

Or, un jour il se décida à mettre son grand-vizir au courant de ses peines secrètes et, l’ayant fait appeler, lui dit : « Ô mon vizir, je ne sais vraiment plus à quoi attribuer cette stérilité dont je souffre énormément ! » Et le grand-vizir réfléchit pendant une heure de temps ; après quoi il releva la tête et dit au roi : « Ô roi, en vérité, c’est là une question bien délicate et que ne peut dénouer qu’Allah le Tout-Puissant. Aussi je ne trouve, après avoir bien réfléchi, qu’une seule façon de remédier à la chose. » Et le roi lui demanda : « Et quelle est-elle ? » Le vizir répondit : « Voici ! Cette nuit, avant d’entrer dans le harem, prends soin de remplir scrupuleusement les devoirs prescrits par le rite : fais tes ablutions avec ferveur et ta prière d’un cœur soumis à la volonté d’Allah le Bienfaiteur. Et de la sorte ton union avec une épouse de choix sera fertilisée par la bénédiction ! »

À ces paroles de son vizir le roi Schahramân s’écria : « Ô vizir aux paroles de sagesse, tu m’indiques là un remède admirable ! » Et il remercia beaucoup le grand-vizir de ce conseil et lui fit don d’une robe d’honneur. Puis, le soir venu, il entra dans l’appartement des femmes, après avoir toutefois minutieusement rempli les devoirs du rite ; et il choisit la plus jeune de ses femmes, celle qui avait les hanches les plus somptueuses, une vierge de race, et s’introduisit en elle cette nuit-là. Et du coup il la féconda, à l’heure et à l’instant. Et au bout de neuf mois, jour pour jour, elle accoucha d’un enfant mâle, au milieu des réjouissances et au son des clarinettes, des fifres et des cymbales.

Or, l’enfant qui venait de naître fut trouvé si beau, et il était tellement comme la lune, que son père, émerveillé, l’appela Kamaralzamân[1].

Et de fait, cet enfant était bien la plus belle des choses créées ! On le constata surtout quand il devint un adolescent et que la beauté eut secoué sur ses quinze ans toutes les fleurs qui charment l’œil des humains. Avec l’âge, en effet, ses perfections étaient arrivées à leur limite ; ses yeux étaient devenus plus magiciens que ceux des anges Harout et Marout, ses regards plus séducteurs que ceux de Taghout, et ses joues plus plaisantes que les anémones. Quant à sa taille, elle s’était faite plus souple que la tige du bambou et plus fine qu’un fil de soie. Mais pour ce qui est de sa croupe, elle s’était alourdie si considérablement qu’on l’eût prise pour une montagne de sable mouvant, et que les rossignols, en la voyant, se mettaient à chanter.

Aussi il ne faut point s’étonner que sa taille si délicate se soit tant de fois plainte du poids énorme qui la suivait, et qu’elle ait si souvent, lasse de sa charge, fait la moue à ces fesses.

Avec tout cela, il avait continué à être aussi frais que la corolle des roses et aussi délicieux que la brise du soir. Et justement les poètes de son temps ont-ils essayé de rendre, en cadence, la beauté qui les frappait, et l’ont lui-même chanté en des vers nombreux, dont ceux-ci entre mille :

« Quand les humains le voient ils s’écrient : « Ah ! ah ! » Quand ils le voient, ils peuvent lire ces mots que la beauté a tracés sur son front : « J’atteste qu’il est le seul beau ! »

« Ses lèvres sont, si elles sourient, des cornalines ; sa salive est du miel fondu ; ses dents un collier de perles ; ses cheveux viennent en boucles noires s’arrondir sur ses tempes, tels des scorpions qui mordent le cœur des amoureux.

« C’est d’une rognure de ses ongles qu’a été fait le croissant de la lune ! Mais sa croupe fastueuse qui tremble, mais les fossettes de ses fesses, mais la souplesse de sa taille ! elles sont au-dessus de toutes paroles ! »

Aussi le roi Schahramân aimait-il beaucoup son fils, et tellement qu’il ne pouvait s’en séparer un instant. Et comme il craignait de le voir dissiper dans les excès ses qualités et sa beauté, il souhaitait fort le marier de son vivant et se réjouir ainsi de sa postérité. Et un jour que cette idée le préoccupait plus que de coutume, il s’en ouvrit à son grand-vizir qui lui répondit : « L’idée est excellente ! car le mariage adoucit les humeurs. » Alors le roi Schahramân dit au chef eunuque : « Va vite dire à mon fils Kamaralzamân de venir me parler ! » Et sitôt que l’eunuque eut transmis l’ordre, Kamaralzamân se présenta devant son père, et, après lui avoir souhaité respectueusement la paix, s’arrêta entre ses mains, les yeux baissés avec modestie, comme il convient de la part d’un fils soumis à son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… les yeux baissés avec modestie, comme il convient de la part d’un fils soumis à son père.

Alors le roi Schahramân lui dit : « Ô mon fils Kamaralzamân, j’aimerais beaucoup te marier de mon vivant pour me réjouir de toi et me dilater le cœur de tes noces ! »

À ces paroles de son père, Kamaralzamân changea extrêmement de teint et, d’une voix altérée, répondit : « Sache, ô mon père, que vraiment je n’éprouve aucun penchant pour le mariage ; et mon âme n’incline guère vers les femmes ! Car, outre l’aversion que d’instinct je me sens pour elles, j’ai lu dans les livres des sages tant de traits de leurs méchancetés et de leurs perfidies, que j’en suis maintenant arrivé à préférer la mort à leur approche ! Et d’ailleurs, ô mon père, voici ce que disent à leur sujet nos poètes les plus estimés :

« Malheur à celui que le Destin dote d’une femme ! Il est perdu, même s’il se bâtit, pour s’y enfermer, mille forteresses aux pierres liées par des crocs d’acier ! Les roueries de cette créature les secoueraient comme des roseaux !

« Ah ! malheur à cet homme ! La perfide a de beaux yeux allongés de kohl noir, de belles tresses lourdement nattées ; mais elle lui fera dans le gosier glisser tant de chagrins que sa respiration en sera coupée !

« Un autre a dit :

« Vous m’interrogez sur ces créatures que vous appelez des femmes ! Vous me savez, hélas ! versé dans la connaissance de leurs méfaits, usé de toute l’expérience que j’ai acquise !

« Que vous dirais-je, ô jeunes gens ?… Fuyez-les ! Ma tête a blanchi, vous le voyez ! Et vous pouvez deviner si leur amour m’a réussi !

« Et un autre a dit :

« Même la vierge qui se dit neuve n’est qu’un cadavre dont ne voudraient pas les vautours !

« La nuit tu crois la posséder, parce qu’elle t’a chuchoté câlinement des secrets qui n’en sont pas ! Erreur ! demain à d’autres qu’à toi appartiendront ses cuisses et ses parties les mieux gardées !

» Elle est une auberge, ô mon ami, crois-moi ! Elle est ouverte à tout venant ! Pénètre en elle, si tu veux, mais, le lendemain, sors et va-t’en sans tourner la tête ! À d’autres, la place qu’à leur tour ils devront quitter, si la sagesse leur est connue !

» Donc, ô mon père, bien que cela risque de te chagriner beaucoup, je n’hésiterai pas à me tuer si tu veux me forcer à me marier ! »

Lorsque le roi Schahramân eut entendu ces paroles de son fils, il fut surpris et affligé excessivement, et la lumière se changea en ténèbres devant son visage. Mais comme il affectionnait son fils à l’extrême et qu’il ne voulait pas lui causer de chagrin, il se contenta de lui dire : « Kamaralzamân, je ne veux point insister sur ce sujet qui, je le vois, ne t’est point agréable. Mais, comme tu es encore jeune, Tu as le temps de réfléchir et aussi de penser à la joie que j’aurais de te voir marié et père d’enfants ! »

Et ce jour-là il ne lui dit rien de plus à ce sujet; mais il le cajola et lui fit de beaux présents et agit de la sorte avec lui la longueur d’une année.

Mais au bout de l’année il le fit appeler, comme la première fois, et lui dit : « Te rappelles-tu, Kamaralzamân, ma recommandation, et as-tu réfléchi à ce que je te demandais, et au bonheur que tu me procurerais en te mariant ? » Alors Kamaralzamân se prosterna devant le roi son père et lui dit : « ô mon père, comment pourrais-je oublier tes conseils et sortir de ton obéissance, alors qu’Allah lui-même me commande le respect et la soumission ? Mais pour ce qui est du mariage, j’y ai réfléchi tout ce temps, et plus que jamais je suis résolu à ne jamais m’en approcher, et plus que jamais les livres des anciens et des modernes m’apprennent à éviter la femme, coûte que coûte, car ce sont des rouées, des sottes et des dégoûtantes ! Qu’Allah m’en préserve par la mort même, s’il le faut ! »

À ces paroles, le roi Schahramân comprit qu’il serait nuisible, cette fois encore, d’insister davantage ou de contraindre à l’obéissance ce fils qu’il chérissait. Mais sa peine fut si grande qu’il se leva, désolé, et fit appeler en particulier son grand-vizir, auquel il dit : « Ô mon vizir, qu’ils sont fous, les pères qui souhaitent avoir des enfants ! Ils n’en recueillent que du chagrin et des déceptions ! Voici que Kamaralzamân est résolu, plus encore que l’an dernier, à fuir les femmes et le mariage ! Quel malheur, ô mon vizir, est le mien ! Et comment y remédier ? »

Alors le vizir pencha la tête et réfléchit longuement ; après quoi il releva la tête et dit au roi : « Ô roi du siècle, voici le remède à employer : prends patience encore une année ; et alors, au lieu de lui parler en secret de la chose, tu assembleras tous les émirs, les vizirs et les grands de la cour ainsi que tous les officiers du palais et, devant eux tous, tu lui déclareras ta résolution de le marier sans délai. Et alors il n’osera guère te désobéir devant cette honorable assemblée ; et il te répondra par l’ouïe et la soumission !

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … et il te répondra par l’ouïe et la soumission ! »

À ce discours du grand-vizir, le roi fut tellement satisfait qu’il s’écria : « Par Allah ! voilà une idée réalisable ! » Et il en témoigna sa joie en offrant au vizir une des plus belles robes d’honneur. Après quoi il patienta durant le temps indiqué, et fit alors réunir l’assemblée en question et venir son fils Kamaralzamân. Et l’adolescent entra dans la salle qui en fut illuminée ; et quel grain de beauté sur son menton ! et quel parfum, ya Allah ! sur son passage ! Et lorsqu’il fut devant son père, il embrassa trois fois la terre entre ses mains et se tint debout, attendant que son père lui parlât le premier. Le roi lui dit : « Ô mon enfant, sache que je ne t’ai fait venir au milieu de cette assemblée que pour exprimer ma résolution de te marier avec une princesse digne de ton rang, et me réjouir ainsi de ma postérité avant que de mourir ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles de son père, il fut pris soudain d’une sorte de folie qui lui dicta une réponse si peu respectueuse que tous les assistants baissèrent les yeux de confusion et que le roi fut mortifié à l’extrême limite de la mortification ; et comme il était de son devoir de relever une pareille insolence en public, il cria à son fils d’une voix terrible : « Tu vas voir ce qu’il en coûte aux enfants qui désobéissent et manquent d’égards à leur père ! » Et aussitôt il ordonna aux gardes de lui lier les bras derrière le dos et de l’entraîner hors de sa présence et d’aller l’enfermer dans la vieille tour de la citadelle en ruines qui attenait au palais. Ce qui fut immédiatement exécuté. Et l’un des gardes resta à la porte, pour veiller sur le prince et répondre à son appel en cas de besoin.

Lorsque Kamaralzamân se vit ainsi enfermé il fut bien attristé et se dit : « Peut-être aurait-il mieux valu obéir à mon père et me marier contre mon gré, pour lui plaire. J’aurais ainsi du moins évité de le chagriner et d’être gardé dans cette sorte de cachot, au haut de cette vieille tour ! Ah ! femmes maudites, vous êtes encore la cause première de mon infortune ! » Voilà pour Kamaralzamân.

Mais pour ce qui est du roi Schahramân, il se retira dans ses appartements et, en pensant que son fils qu’il aimait tant était en ce moment seul, triste et enfermé, peut-être désespéré, il se mit à se lamenter et à pleurer. Car son amour pour son fils était bien grand et lui faisait oublier l’insolence dont il s’était publiquement rendu coupable. Et il fut extrêmement furieux contre le vizir, qui avait été l’instigateur de cette idée d’assembler le conseil ; aussi, l’ayant fait appeler, il lui dit : « C’est toi qui es le plus coupable ! Sans ton conseil de malheur, je ne me serais pas vu forcé de sévir contre mon enfant ! Parle maintenant, voyons ! Qu’as-tu à répondre ? Et comment faire, dis-le ! Car je ne puis m’accoutumer à l’idée de la punition dont souffre à l’heure qu’il est mon fils, la flamme de mon cœur ! » Alors le vizir lui dit : « Ô roi, aie seulement la patience de le laisser quinze jours enfermé, et tu verras comme il se hâtera de se soumettre à ton désir ! » Le roi dit : « Es-tu bien sûr ? » Le vizir dit : « Certainement ! » Alors le roi poussa plusieurs soupirs et alla s’étendre sur son lit, où il passa une nuit d’insomnie, tant son cœur travaillait au sujet de ce fils unique qui était sa plus grande joie ; il dormit d’autant moins qu’il s’était habitué à le faire dormir à côté de lui, sur le même lit, et à lui donner son bras comme oreiller, veillant ainsi lui-même sur son sommeil. Aussi cette nuit-là il eut beau se tourner et se retourner en tous sens, il ne put réussir à fermer l’œil. Et voilà pour le roi Schahramân.

Pour revenir au prince Kamaralzamân, voici ! À la tombée de la nuit, l’esclave qui était chargé de garder la porte entra avec un flambeau allumé qu’il déposa au pied du lit ; car il avait pris soin de dresser dans cette chambre un lit bien conditionné pour le fils du roi ; et, cela fait, il se retira. Alors Kamaralzamân se leva, fit ses ablutions, récita quelques chapitres du Koran, et songea à se déshabiller pour passer la nuit. Il se dévêtit donc entièrement, ne gardant sur le corps que la chemise, et il s’entoura le front d’un foulard de soie bleue. Et il devint ainsi, plus que jamais, aussi beau que la lune de la quatorzième nuit. Il s’étendit alors sur le lit où, bien qu’il fût désolé à la pensée d’avoir chagriné son père, il ne tarda pas à s’endormir profondément.

Or, il ne savait pas (il ne pouvait même pas s’en douter) ce qui allait lui arriver durant cette nuit, dans cette vieille tour hantée par les génies de l’air et de la terre.

En effet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

En effet, cette tour où était enfermé Kamaralzamân était abandonnée depuis nombre d’années et datait du temps des antiques Romains ; et au bas de cette tour il y avait un puits, également très ancien et de construction romaine ; et c’était justement ce puits qui servait d’habitation à une jeune éfrita, nommée Maïmouna.

L’éfrita Maïmouna, de la postérité d’Éblis, était la fille du puissant éfrit Domriatt, chef principal des génies souterrains. Maïmouna était une éfrita fort agréable, une croyante soumise, illustre entre toutes les filles des génies, par ses propres vertus et celles de son ascendance, fameuse dans les régions de l’inconnu.

Or, cette nuit-là, vers minuit, l’éfrita Maïmouna, sortit du puits, selon sa coutume, pour prendre l’air, et s’envola légère vers les étages du ciel pour de là se porter vers tel endroit où elle se sentirait attirée. Et comme elle passait près du sommet de la tour, elle fut très étonnée de voir une lumière là, où depuis de si longues années elle ne voyait jamais rien. Elle pensa donc en elle-même : « Sûr ! cette lumière n’est pas là sans motif ! Il me faut entrer là-dedans voir ce que c’est. » Alors elle fit un crochet et pénétra dans la tour ; et elle vit l’esclave couché à la porte ; mais, sans s’y arrêter, elle passa par-dessus et entra dans la chambre. Et quelle ne fut point sa surprise charmée à la vue de l’adolescent qui était couché demi-nu sur le lit ! Elle s’arrêta d’abord sur la pointe des pieds et, pour le mieux regarder, s’approcha tout doucement, après avoir abaissé ses ailes qui la gênaient un peu dans cette chambre étroite. Et elle releva tout à fait la couverture qui cachait le visage de l’adolescent et demeura stupéfaite de sa beauté. Et elle cessa de respirer pendant une heure de temps, de crainte de le réveiller avant d’avoir pu admirer à son aise toutes les délicatesses dont il était pétri. Car, en vérité, le charme qui se dégageait de tout lui, la rougeur délicate de ses joues, la tiédeur de ses paupières aux cils pleins d’ombre pâle et allongés, la courbe adorable de ses sourcils, tout cela, y compris l’odeur enivrante de sa peau et les reflets si doux de son corps, devait-il point émouvoir la gentille Maïmouna qui, de sa vie entière d’excursions à travers la terre habitable, n’avait vu pareille beauté ?… Or, vraiment c’était bien à lui que pouvait s’appliquer ce cri du poète :

« Au toucher de mes lèvres je vis noircir ses prunelles qui sont ma folie et rougir ses joues qui sont toute mon âme,

« Et je m’écriai : « Ô mon cœur, dis à ceux qui osent blâmer ta passion : « Ô censeurs, montrez-moi un objet aussi beau que mon bien-aimé ! »

Donc, lorsque l’éfrita Maïmouna, fille de l’éfrit Domriatt, se fut bien rempli les yeux de ce spectacle merveilleux, elle loua Allah en s’écriant : « Béni soit le Créateur qui modèle la perfection ! » Puis elle pensa : « Comment le père et la mère de cet adolescent peuvent-ils ainsi se séparer de lui pour renfermer seul dans cette tour en ruines ? Ne craignent-ils donc pas les maléfices des mauvais génies de ma race qui habitent les décombres et les endroits déserts ? Mais, par Allah ! s’ils ne se soucient pas de leur enfant, je jure, moi, Maïmouna, de le prendre sous ma protection et de le défendre contre tout éfrit qui, attiré par ses charmes, voudrait en abuser ! » Puis elle se pencha sur Kamaralzamân et, bien délicatement, elle le baisa sur les lèvres, sur les paupières et sur chaque joue, ramena sur lui la couverture, sans le réveiller, étendit ses ailes et s’envola par la haute fenêtre vers le ciel.

Or, comme elle était arrivée dans la moyenne région pour y prendre le frais et qu’elle y planait tranquille, en pensant au jeune homme endormi, elle entendit soudain, non loin de là, un bruit d’ailes, par battements précipités, qui la fit se tourner de ce côté. Et elle reconnut que l’auteur de ce bruit était l’éfrit Dahnasch, un génie de la mauvaise espèce, l’un des rebelles qui ne croient point et ne reconnaissent pas la suprématie de Soleimân ben-Daoûd. Et ce Dahnasch était fils de Schamhourasch, lequel était, parmi les éfrits, le plus rapide dans les courses aériennes.

Quand Maïmouna eut aperçu ce mauvais Dahnasch, elle craignit beaucoup que le coquin ne vît la lumière de la tour et n’allât perpétrer qui sait quoi là-bas ! Aussi elle fondit sur lui d’un élan semblable à celui de l’épervier, et allait l’atteindre et l’abîmer quand Dahnasch lui fit signe qu’il se rendait à discrétion et lui dit, en tremblant de peur : « Ô puissante Maïmouna, fille du roi des génies, je t’adjure par le Nom Auguste et par le talisman sacré du sceau de Soleimân de ne point user de ton pouvoir pour me nuire ! Et de mon côté je te promets de ne rien faire de répréhensible ! » Alors Maïmouna dit à Dahnasch, fils de Schamhourasch : « Soit ! Je veux bien t’épargner. Mais hâte-toi de me dire d’où tu viens à cette heure, ce que tu fais là et où tu penses aller ! Et sois surtout véridique dans tes paroles, ô Dahnasch, sans quoi je suis prête à t’arracher, avec mes mains, les plumes des ailes, à t’écorcher la peau et à te casser les os pour ensuite te précipiter comme une masse ! Ne crois donc pas pouvoir t’échapper par le mensonge, ô Dahnasch ! » Alors l’éfrit dit : « Ô ma maîtresse Maïmouna, sache qu’en ce moment tu me rencontres juste à propos pour entendre quelque chose de tout à fait extraordinaire ! Mais promets-moi, au moins, de me laisser aller en paix si je satisfais à ton désir, et de me donner un sauf-conduit qui désormais me mît à l’abri du mauvais vouloir de tous les éfrits, mes ennemis de l’air, de la mer et de la terre, ô toi qui es la fille de notre roi à tous, Domriatt le redoutable ! » Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

Alors Maïmouna, fille de Domriatt, dit : « Je te le promets, sur la gemme gravée du sceau de Soleimân ben-Daoûd (sur eux deux la prière et la paix !). Mais parle enfin, car je pressens que ton aventure est très étrange ! » Alors l’éfrit Dahnasch ralentit sa course, tourna sur lui-même et vint se ranger aux côtés de Maïmouna. Puis il lui raconta ainsi son aventure :

« Je te dirai, ô glorieuse Maïmouna, que je viens en ce moment du fin fond de l’intérieur lointain, des extrémités de la Chine, pays où règne le grand Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, où s’élèvent de nombreuses tours, tout autour et alentour, où se trouve sa cour, ses femmes avec leurs atours et ses gardes dans les détours et tout le pourtour ! Et c’est là que mes yeux ont vu la plus belle chose de tous mes voyages et de mes tours, sa fille unique, El-Sett Boudour !

« Or, comme il est impossible à ma langue, au risque même de devenir poilue, de te dépeindre la beauté de cette princesse, je vais simplement essayer de t’énumérer ses qualités, approximativement. Écoute donc, ô Maïmouna !

« Je le parlerai de sa chevelure ! Puis je te dirai son visage ! puis ses joues, puis ses lèvres, sa salive, sa langue, sa gorge, sa poitrine, ses seins, son ventre, ses hanches, sa croupe, son milieu, ses cuisses et enfin ses pieds, ô Maimouna !

« Bismillah !

« Sa chevelure, ô ma maîtresse ! Elle est si brune qu’elle en est plus noire que la séparation des amis ! Et quand elle est accommodée en trois tresses qui s’éploient jusqu’à ses pieds, il me semble voir trois nuits à la fois !

« Son visage ! Il est aussi blanc que le jour où se retrouvent les amis ! Si je le regarde au moment où brille la pleine lune, je vois deux lunes à la fois.

« Ses joues sont formées d’une anémone divisée en deux corolles ; ses pommettes c’est la pourpre même des vins, et son nez est plus droit et plus fin qu’une lame de choix.

« Ses lèvres c’est de l’agate colorée et du corail ; sa langue — quand elle la remue — secrète l’éloquence ; et sa salive est plus désirable que le jus des raisins : elle désaltère la soif la plus brûlante ! Telle est sa bouche !

« Mais sa poitrine ! béni soit le Créateur ! c’est une séduction vivante ! Elle porte des seins jumeaux de l’ivoire le plus pur, arrondis et pouvant tenir dans les cinq doigts de la main.

« Son ventre a des fossettes pleines d’ombre et disposées avec autant d’harmonie que les caractères arabes sur le cachet d’un scribe cophte d’Égypte ! Et ce ventre donne naissance à une taille élastique, ya Allah ! et fuselée ! Mais voici sa croupe…

« Sa croupe ! heu ! heu ! j’en frémis ! C’est une masse si pesante qu’elle oblige sa propriétaire à se rasseoir quand elle se lève et à se relever quand elle se couche ! Et je ne puis vraiment, ô ma maîtresse, t’en donner une idée qu’en recourant à ces vers du poète :

« Elle a un derrière énorme et fastueux qui demanderait une taille moins frêle que celle où il est suspendu !

« Il est, pour elle et moi, un objet de tortures sans relâche et d’émoi, car

« Il l’oblige, elle, à se rasseoir quand elle se lève et me met le zebb, quand j’y pense, toujours debout !

« Telle est sa croupe ! Et d’elle se détachent, de marbre blanc, deux cuisses de gloire, solides et d’un seul jet, unies, vers le haut, sous leur couronne. Puis viennent les jambes et les pieds gentils et si petits que je suis stupéfait qu’ils puissent porter tant de poids superposés !

« Quant à son milieu et à son fondement, ô Maïmouna, pour dire la vérité, je désespère de pouvoir t’en parler, comme il sied, car l’un est total et l’autre est absolu ! C’est, pour le moment, tout ce que ma langue peut t’en révéler ; et même par gestes il me serait impossible de t’en faire apprécier toutes les somptuosités !

« Et telle est à peu près, ô Maïmouna, l’adolescente princière, fille du roi Ghaïour, El-Sett Boudour ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, remit la suite au lendemain.

AUSSI QUAND FUT
LA CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« Et telle est, à peu près, l’adolescente, fille du roi Ghaïour, la princesse Boudour !

« Mais je dois également te dire, ô Maïmouna, que le roi Ghaïour aimait considérablement sa fille El-Sett Boudour, celle dont je viens de t’énumérer simplement les perfections, et il l’aimait d’un amour si vif que son plaisir était de s’ingénier à lui trouver chaque jour une distraction nouvelle. Mais comme, au bout d’un certain temps, il avait épuisé pour elle toutes les espèces d’amusements, il songea à lui donner des joies différentes encore en lui bâtissant des palais miraculeux. Il commença la série par la construction de sept palais, chacun d’un style différent et d’une matière précieuse différente. En effet, il fit bâtir le premier palais entièrement de cristal, le second d’albâtre diaphane, le troisième de porcelaine, le quatrième tout entier de mosaïques de pierreries, le cinquième d’argent, le sixième d’or et le septième entièrement de perles et de diamants. Et le roi Ghaïour ne manqua pas de faire orner chaque palais de la manière qui convenait le mieux au style dont il était bâti ; et il y réunit tous les agréments qui pouvaient en rendre le séjour encore plus charmant, soignant, par exemple, et surtout, la beauté des pièces d’eau et des jardins.

« Et c’est dans ces palais que, pour distraire sa fille Boudour, il la fit habiter, mais une année seulement dans chaque palais, pour qu’elle n’eût pas le temps de s’en lasser et que le plaisir succédât sans fatigue au plaisir.

« Aussi la beauté de l’adolescente, au milieu de toutes ces belles choses, ne pouvait que s’affiner et parvenir enfin à l’état suprême qui m’a charmé !

« De telle sorte qu’il ne faudrait point t’étonner, ô Maïmouna, si je te disais que tous les rois, voisins des états du roi Ghaïour, désiraient ardemment obtenir en mariage l’adolescente aux fastueuses fesses. Mais je dois me hâter, pourtant, de te rassurer sur sa virginité, car jusqu’à présent elle a refusé avec horreur les propositions que son père lui transmettait ; et chaque fois, pour toute réponse, elle se contentait de lui dire : « Je suis ma propre reine et ma seule maîtresse ! Comment souffrirais-je voir un homme froisser un corps qui tolère à peine le contact des soieries ? »

« Et le roi Ghaïour, qui eût préféré mourir plutôt que de contrarier Boudour, ne trouvait rien à répliquer ; et il était obligé de décliner les demandes des rois, ses voisins, et des princes qui venaient à cette fin dans son royaume du plus profond lointain ! Et même un jour qu’un jeune roi, plus beau et plus puissant que les autres, s’était présenté avec, avant son arrivée, beaucoup de cadeaux préparatoires, le roi Ghaïour en parla à Boudour qui, indignée cette fois, éclata en reproches et s’écria : « Je vois bien qu’il ne me reste plus qu’un seul moyen d’en finir avec ces tortures continuelles. Je vais saisir ce glaive qui est là et m’en enfoncer la pointe dans le cœur et la faire sortir par mon dos ! Par Allah ! c’est mon seul recours ! » Et comme elle se disposait vraiment à user de cette violence sur elle-même, le roi Ghaïour fut tellement épouvanté qu’il tira la langue et secoua la main et roula autour de lui des yeux blancs ; puis il se hâta de confier Boudour à dix vieilles fort sages et pleines d’expérience dont l’une était la propre nourrice de Boudour. Et depuis ce moment les dix vieilles ne la quittent pas un seul instant et veillent même à tour de rôle à la porte de son appartement.

« Et voilà, ô ma maîtresse Maïmouna, où en sont les choses maintenant. Et moi je ne manque certes pas d’aller, toutes les nuits, contempler la beauté de la princesse et me dilater les sens à la vue de ses splendeurs. Aussi crois bien que ce n’est point la tentation qui me fait défaut de la monter et de me délecter de son derrière ; mais je pense vraiment que ce serait dommage de porter atteinte, contre le gré de la propriétaire, à une somptuosité si bien gardée. Seulement, ô Maïmouna, je me contente d’elle discrètement, pendant son sommeil ; je l’embrasse, par exemple, entre les deux yeux, tout doucement, bien qu’une considérable envie me pousse à le faire fortement. Mais je me méfie de moi-même, me sachant sans retenue, une fois la chose en train ; je préfère donc m’abstenir complètement, de peur d’endommager l’adolescente.

« Je t’adjure donc, ô Maïmouna, de venir avec moi voir mon amie Boudour dont la beauté te charmera, à n’en pas douter, et dont les perfections te raviront, je m’en porte garant ! Allons, ô Maïmouna, admirer El-Sett Boudour, au pays du roi Ghaïour ! »

Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

Ainsi parla l’éfrit Dahnasch, fils du rapide Schamhourasch.

Lorsque la jeune éfrita Maïmouna eut entendu cette histoire, au lieu de répondre, elle eut un rire moqueur, allongea un coup d’aile dans le ventre de l’éfrit, lui cracha à la figure et lui dit : « Tu es bien dégoûtant avec ta jeune pisseuse ! Et vraiment je me demande comment tu as osé m’en parler, alors que tu dois bien savoir qu’elle ne saurait supporter un instant la comparaison avec l’adolescent si beau que j’aime ! » Et l’éfrit s’écria, en s’essuyant la figure : « Mais, ô ma maîtresse, j’ignore totalement l’existence de ton jeune ami, et, tout en te demandant pardon, je ne demande pas mieux que de le voir, bien que j’hésite fort à croire qu’il puisse égaler la beauté de ma princesse ! » Alors Maïmouna lui cria : « Veux-tu te taire, maudit ! Je te répète que mon ami est si beau que, si tu le voyais, fût-ce en rêve, tu tomberais en épilepsie et tu baverais comme un chameau ! » Et Dahnasch demanda : « Mais où est-il donc et qui peut-il être ? » Maïmouna dit : « Ô coquin, sache qu’il est dans le même cas que ta princesse, et il est enfermé dans la vieille tour au bas de laquelle j’ai ma demeure souterraine. Mais ne va pas te flatter de l’espoir de le contempler sans moi ; car je connais ta turpitude et je ne te confierais même pas la garde d’un cul de santon ! Pourtant je veux bien consentir à te le montrer moi-même pour avoir ton opinion, tout en te prévenant que si tu avais l’audace de mentir, en parlant contre la réalité de ce que tu vas voir, je t’arracherais les yeux et ferais de toi le plus misérable des éfrits ! De plus j’entends bien que tu me payes une forte gageure si mon ami se trouve être plus beau que ta princesse ; et, pour être juste, je consens aussi à t’en payer une si c’est le contraire ! » Et Dahnasch s’écria : « J’accepte la condition. Viens donc avec moi voir El-Sett Boudour, dans le pays de son père, le roi Ghaïour ! » Mais Maïmouna dit : « C’est plus vite fait d’aller à la tour, qui est là sous nos pieds, pour juger d’abord de la beauté de mon ami ; après nous comparerons ! » Alors Dahnasch répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et aussitôt tous deux descendirent en ligne droite du haut des airs jusqu’au sommet de la tour et pénétrèrent, par la fenêtre, dans la chambre de Kamaralzamân.

Alors Maïmouna dit à l’éfrit Dahnasch : « Ne bouge plus ! et surtout sois convenable ! » Puis elle s’approcha de l’adolescent endormi et souleva le drap qui le couvrait en ce moment. Et elle se tourna du côté de Dahnasch et lui dit : « Regarde, ô maudit ! Et fais attention de ne pas tomber tout de ton long ! » Et Dahnasch avança la tête et recula stupéfait ; puis il allongea de nouveau le cou et inspecta longuement le visage et le corps du bel adolescent ; après quoi il hocha la tête et dit : « Ô ma maîtresse Maïmouna, je vois maintenant que tu es fort excusable de penser que ton ami est incomparable en beauté ; car, en vérité, je n’ai jamais vu autant de perfections dans un corps d’adolescent ; et tu sais que je connais les plus beaux parmi les fils des humains. Mais, ô Maïmouna, le moule qui l’a fabriqué ne s’est cassé qu’après avoir donné un échantillon femelle ; et c’est justement la princesse Boudour ! »

À ces paroles, Maïmouna fondit sur Dahnasch et lui asséna sur la tête un coup d’aile qui lui cassa une corne, et lui cria : « Ô le plus vil d’entre les éfrits, je te somme d’aller sur l’heure à ce pays du roi Ghaïour, au palais de Sett Boudour, et de transporter de là-bas la princesse jusqu’ici ; car je ne veux pas me déranger en t’accompagnant chez cette petite. Une fois que tu l’auras portée ici, nous la ferons coucher à côté de mon jeune ami, et nous comparerons avec nos propres yeux. Et reviens vite, Dahnasch, ou je te mets le corps en lambeaux et te jette en pâture aux hyènes et aux corbeaux ! » Alors l’éfrit Dahnasch ramassa sa corne qui gisait et, lamentable, s’en alla en se grattant le derrière. Puis il traversa l’espace comme un javelot et ne tarda pas à revenir, au bout d’une heure, chargé de son fardeau.

Or, la princesse endormie sur les épaules de Dahnasch n’avait sur elle que la chemise, et son corps palpitait dans sa blancheur. Et sur les larges manches de cette chemise, tramée de fils d’or et de soie multicolore, étaient brodés ces vers qui s’entrelaçaient agréablement :

Trois choses l’empêchent d’accorder aux humains un regard qui dise « oui » : la crainte de l’inconnu, l’horreur du connu et sa beauté !

Alors Maïmouna dit à Dahnasch : « Il me semble que tu as dû t’amuser en route avec cette jeune fille, car tu es en retard, et il ne faut pas une heure de temps aux bons éfrits pour aller du pays de Khaledân au fond de la Chine et revenir par le plus droit chemin ! Soit ! mais hâte-toi d’étendre cette petite aux côtés de mon ami pour que nous fassions notre examen ! » Et l’éfrit Dahnasch, avec des précautions infinies, déposa doucement la princesse sur le lit, et lui enleva sa chemise.

Or, en vérité, l’adolescente était fort belle et telle que l’avait dépeinte l’éfrit Dahnasch. Et Maïmouna put constater que la ressemblance des deux jeunes gens était si parfaite qu’on les eût pris pour deux jumeaux, et qu’ils ne différaient seulement que par leur milieu et leur fondement ; mais c’était le même visage de lune, la même taille délicate et la même croupe arrondie et pleine de richesse ; et elle put également se rendre compte que si la jeune fille manquait en son milieu de ce qui faisait l’ornement de l’adolescent, elle le remplaçait avantageusement par les deux tétines merveilleuses qui attestaient son sexe succulent.

Elle dit donc à Dahnasch : « Je vois qu’il est permis d’hésiter un instant sur la préférence à accorder à l’un ou à l’autre de nos amis ; mais il faut être aveugle ou insensé, comme tu l’es, pour ne pas convenir qu’entre deux jeunes gens également beaux, dont l’un est mâle et l’autre femelle, le mâle l’emporte sur la femelle ! Qu’en dis-tu, ô maudit ? » Mais Dahnasch répondit : « Pour ma part, je sais ce que je sais et je vois ce que je vois, et le temps ne me ferait pas croire le contraire de ce que mon œil a vu ! Mais, ô ma maîtresse, si tout de même tu tenais à ce que je mentisse, je mentirais pour te faire plaisir ! »

Lorsque l’éfrita Maïmouna eut entendu ces paroles de Dahnasch, elle fut prise d’une telle fureur qu’elle éclata de rire. Et pensant qu’elle ne pourrait jamais, par le moyen d’un simple examen, tomber d’accord avec l’entêté Dahnasch, elle lui dit : « Il y a peut-être moyen de savoir qui de nous deux a raison, c’est de recourir à notre inspiration ! Celui qui dira les plus beaux vers à la louange de son préféré, aura certainement la vérité de son côté ! Y consens-tu ? Ou bien n’es-tu pas capable de cette subtilité propre aux délicats seulement ? » Mais l’éfrit Dahnasch s’écria : « C’est justement, ô ma maîtresse, ce que je voulais te proposer ! Car mon père Schamhourasch m’a enseigné les règles des constructions poétiques et l’art des vers légers aux rythmes parfaits. Mais à toi d’abord la priorité, ô charmante Maïmouna ! »

Alors Maïmouna s’approcha de Kamaralzamân endormi, et se pencha sur ses lèvres et les baisa doucement ; puis elle lui caressa le front et, la main dans ses cheveux, elle dit en le regardant :

« Ô corps clair où les rameaux ont mis leur souplesse et les jasmins leur bouquet, quel corps de vierge vaudrait ta senteur ?

« Yeux où le diamant a mis sa lumière et la nuit ses étoiles, quels yeux de femme égaleraient votre feu ?

« Baiser plus doux de sa bouche que le miel aromatique, quel féminin baiser atteindrait ta fraîcheur ?

« Ô ! caresser ta chevelure et tressaillir de toute ma chair sur ta chair, puis voir dans tes yeux se lever les étoiles ! »

Lorsque l’éfrit Dahnasch eut entendu ces vers de Maïmouna, il s’extasia à la limite de l’extase, puis se convulsa à la limite de la convulsion, tant pour rendre hommage au talent de l’éfrita que pour exprimer son émotion de ces rythmes si justes ; mais il ne tarda pas à s’approcher à son tour de son amie Boudour pour se pencher sur ses seins nus et délicatement y déposer une caresse ; et, inspiré de ses charmes, il dit en la regardant :

« Les myrtes de Damas, ô jeune fille, m’exaltent l’âme quand ils sourient ; mais ta beauté…

« Les roses de Baghdad, de clair de lune et de rosée nourries, me grisent l’âme quand elles sourient ; mais tes lèvres nues…

« Tes lèvres nues, ô bien-aimée, et ta beauté fleurie, me rendent fou quand elles sourient ! Et tout le reste a disparu ! »

Lorsque Maïmouna eut entendu cette odelette si délicieuse, elle ne fut pas peu surprise de voir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… cette odelette si délicieuse, elle ne fut pas peu surprise de voir chez ce Dahnasch tant de talent uni à tant de laideur ; et, comme elle était, bien que femme, douée d’une certaine dose de jugement, elle ne manqua d’en faire son compliment à Dahnasch qui se dilata extrêmement. Mais elle lui dit : « En vérité, ô Dahnasch, tu as une âme assez fine dans cette charpente où tu habites ; mais ne crois point que tu l’emportes dans l’art des vers, pas plus que Sett Boudour ne l’emporte en beauté sur Kamaralzamân ! » Et Dahnasch, suffoqué, s’écria : « Crois-tu vraiment ! » Elle dit : « Certainement ! » Il dit : « Je ne crois pas ! » Elle dit : « Attrape ça ! » et d’un coup d’aile lui pocha un œil. Il dit : « Ça ne prouve rien ! » Elle dit : « Tiens ! voilà mon derrière ! « Il dit : « Il est assez maigre ! »

À ces paroles, Maïmouna, doublement irritée, voulut se précipiter sur Dahnasch et lui abîmer quelque partie de son individu ; mais Dahnasch, qui avait prévu le cas, en un clin d’œil se changea en puce et se réfugia sans bruit dans le lit, sous les deux adolescents ; et comme Maïmouna craignait de les réveiller, elle fut obligée, pour avoir une solution, de jurer à Dahnasch qu’elle ne lui ferait plus de mal ; et, Dahnasch, devant son serment, redevint comme il était, mais en se tenant toujours sur ses gardes. Alors Maïmouna lui dit : « Écoute, Dahnasch, je ne vois pas d’autre moyen de terminer l’affaire que de recourir à l’arbitrage d’un tiers ! » Il dit : « Je veux bien ! »

Alors Maïmouna frappa du pied le sol qui s’entr’ouvrit et laissa sortir un épouvantable éfrit immensément hideux. Il avait une tête surmontée de six cornes longues chacune de quatre mille quatre cent quatre-vingt coudées, et trois queues fourchues, longues d’autant ; il était boiteux et bossu, et ses yeux étaient plantés au milieu de sa figure dans le sens de la longueur ; il avait des bras dont l’un était long de cinq mille cinq cent cinquante-cinq coudées et l’autre d’une demi-coudée seulement ; et ses mains, plus larges que des chaudrons, étaient terminées par des griffes de lion ; et ses jambes qui finissaient par des sabots le faisaient marcher comme un pied bot ; et son zebb quarante fois plus gros que celui de l’éléphant plongeait derrière son dos et surgissait triomphant ! Il s’appelait Kaschkasch ben-Fakhrasch ben-Atrasch, de la postérité d’Éblis Abou Hanfasch !

Or, lorsque le sol se fut refermé, l’éfrit Kaschkasch aperçut Maïmouna, et aussitôt il embrassa la terre entre ses mains, se tint devant elle humblement, les bras croisés, et lui demanda : « Ô ma maîtresse Maïmouna, fille de notre roi Domriatt, je suis l’esclave qui attend tes ordres ! » Elle dit : « Je veux, Kaschkasch, que tu sois juge dans la dispute survenue entre moi et ce maudit Dahnasch. Il y a telle et telle chose. À toi donc d’être impartial et, après avoir jeté les yeux sur ce lit, de nous dire qui te parait plus beau de mon ami ou de cette jeune fille ! »

Alors Kaschkasch se tourna du côté du lit où les deux jeunes gens dormaient tranquilles et nus, et à leur vue il fut dans une émotion telle qu’il saisit de la main gauche son outil qui se raidissait au-dessus de sa tête et se mit à danser en tenant sa queue à trois branches de la main droite. Après quoi il dit à Maïmouna et à Dahnasch : « Par Allah ! à les bien considérer, je vois qu’ils sont égaux en beauté, et qu’ils diffèrent par le sexe seulement. Mais tout de même je connais un moyen, le seul qui puisse trancher le différend ! » Ils dirent : « Hâte-toi de nous l’indiquer ! » Il répondit : « Laissez-moi d’abord chanter quelque chose en l’honneur de cette adolescente qui m’émeut à l’extrême ! » Maïmouna dit : « Il n’y a guère le temps ! À moins que tu ne veuilles nous dire quelques vers sur ce bel adolescent ! » Et Kaschkasch dit : « Ce sera peut-être un peu extraordinaire ! » Elle répondit : « Chante tout de même, pourvu que les vers soient justes et courts ! » Alors Kaschkasch chanta ces vers obscurs et compliqués :

« Adolescent, tu me rappelles qu’à se vouer à l’amour unique les soins et les soucis étoufferaient la ferveur ! Sois prudent, ô mon cœur !

« Aime le sucre des baisers sur la lèvre virginale ; mais pour te rendre propice l’avenir, ne laisse point se rouiller la porte de sortie : le goût de sel est délicieux sur les lèvres moins faciles ! »

Alors Maïmouna dit : « Je ne veux point chercher à comprendre. Mais dis-nous vite le moyen de savoir qui a la vérité de son côté ! » Et l’éfrit Kaschkasch dit : « Mon avis est que l’unique moyen à employer, c’est de les réveiller l’un après l’autre, pendant que nous trois nous resterons invisibles ; et vous conviendrez que celui des deux qui témoignera un amour plus ardent à l’autre et manifestera plus de passion dans ses gestes et dans son attitude sera certainement le moins doué de beauté, puisqu’il se sera ainsi lui-même reconnu subjugué par les charmes de son compagnon ! »

À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

À ces paroles de l’éfrit Kaschkasch, Maïmouna s’écria : « Ô l’idée admirable ! » Et Dahnasch également s’exclama : « C’est tout à fait très bien ! » Et aussitôt il se changea de nouveau en puce, mais cette fois pour aller piquer au cou le beau Kamaralzamân.

À cette piqûre, qui fut de première force, Kamaralzamân se réveilla en sursaut et porta vivement la main à l’endroit piqué ; mais nécessairement il ne put rien attraper ; car le rapide Dahnasch, qui s’était ainsi un peu vengé sur la peau de l’adolescent de tous les affronts de Maïmouna, qu’il avait essuyés en silence, eut tôt fait de reprendre sa forme d’éfrit invisible, pour être témoin de ce qui allait se passer.

Or, vraiment ce qui se passa est bien remarquable.

En effet, Kamaralzamân, encore somnolent, laissa retomber la main qui n’avait pas atteint la puce, et cette main alla justement toucher la cuisse nue de la jeune fille. À cette sensation, le jeune homme ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt d’éblouissement et d’émotion. Et il sentit contre lui ce corps plus tendre que le beurre et cette haleine plus agréable que le parfum du musc. Aussi sa surprise fut extrême, mais non dénuée d’agrément, et il finit par lever la tête et considérer l’incomparable beauté de celle qui dormait, inconnue, à ses côtés.

Il s’appuya donc du coude sur les coussins et, oubliant en un instant l’aversion qu’il avait jusque-là éprouvée pour le sexe, il se mit à détailler avec des yeux charmés les perfections de la jeune fille. Il la compara d’abord en son âme à une belle citadelle surmontée d’une coupole, puis à une perle, puis à la rose : car il ne pouvait du premier coup faire des comparaisons bien justes, vu qu’il s’était toujours refusé à regarder les femmes et qu’il était fort ignorant de leurs formes et de leurs grâces. Mais il ne tarda pas à remarquer que sa dernière comparaison était la plus juste et l’avant-dernière la plus vraie ; quant à la première, il en sourit bien vite.

Donc Kamaralzamân se pencha sur la rose et sentit que le parfum de sa chair était délicieux, et tellement qu’il promena son nez sur toute sa surface. Or, cela lui fut si agréable qu’il se dit : « Si je la touchais, pour voir ! » Et il promena ses doigts sur tous les contours de la perle et constata que cet attouchement lui mettait le feu au corps et provoquait en lui des mouvements et des battements, selon telles ou telles parties de son individu ; si bien qu’il éprouva violemment le besoin de donner libre cours à cet instinct de nature si spontané. Et il s’écria : « Tout arrive avec la volonté d’Allah ! » Et il se disposa à la copulation.

Donc il prit la jeune fille, tout en pensant : « C’est bien étonnant qu’elle soit sans caleçon ! » et la tourna et la retourna et la palpa ; puis, émerveillé, il s’écria :

« Ya Allah ! quel gros derrière ! » Puis il caressa son ventre et dit : « C’est une merveille de tendresse ! » Après quoi les seins le tentèrent et il les prit et éprouva, à s’en remplir les deux mains, un frémissement d’une volupté telle qu’il s’écria : « Par Allah ! il faut absolument que je la réveille pour bien faire les choses ! Mais comment se fait-il qu’elle ne se soit pas encore réveillée depuis le temps que je la touche ? »

Or, ce qui empêchait la jeune fille de se réveiller c’était la volonté de Dahnasch l’éfrit qui l’avait plongée ainsi dans ce sommeil si lourd pour faciliter l’action de Kamaralzamân.

Donc Kamaralzamân mit ses lèvres sur les lèvres de Sett Boudour et leur prit un long baiser ; et, comme elle ne se réveillait pas, il en prit encore un second puis un troisième, sans qu’elle eût marqué le moindre sentiment. Alors il se mit à lui parler, disant : « Ô mon cœur ! ô mon œil ! ô mon foie ! Réveille-toi ! Je suis Kamaralzamân ! » Mais la jeune fille ne fit pas un seul mouvement.

Alors Kamaralzamân, voyant l’inanité de son appel, se dit : « Par Allah ! je ne puis plus attendre ! il faut que je pénètre en elle, tout m’y pousse ! J’essaierai, pour voir si je puis réussir, pendant qu’elle dort ! » Et il s’étendit sur elle.

Tout cela ! Et Maïmouna et Dahnasch et Kaschkasch regardaient. Et Maïmouna commençait à s’inquiéter fort et déjà s’apprêtait, en cas de consommation, à trouver que ça ne comptait pas !

Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Donc Kamaralzamân s’étendit sur la jeune fille qui dormait sur le dos, et qui n’avait pour tout vêtement que ses cheveux épars, et il l’enlaça de ses bras et il allait faire un premier essai de ce qu’il allait faire, quand soudain il tressaillit et la désenlaça et hocha la tête et pensa : « C’est sûrement le roi mon père qui a fait placer cette adolescente dans mon lit pour expérimenter l’effet du contact des femmes sur moi ; et il doit être maintenant derrière ce mur, l’œil à un trou, à me regarder pour voir si cela réussit. Et demain il entrera chez moi et me dira : « Kamaralzamân, tu disais avoir le mariage et les femmes en répulsion ! Qu’as-tu fait cette nuit avec cette adolescente ? Ah ! Kamaralzamân, tu veux bien forniquer en secret, mais tu te refuses à te marier, bien que tu saches tout le bonheur que j’aurais de voir ma descendance assurée et mon trône transmis à mes enfants ! » Et moi alors je serai considéré comme un fourbe et un menteur ! Il vaut donc mieux m’abstenir cette nuit de copuler, malgré toute l’envie que j’en ai, et attendre jusqu’à demain ; et alors je demanderai à mon père cette belle adolescente en mariage. Et de la sorte mon père sera heureux et moi je pourrai, tout à mon aise, user de ce corps béni ! »

Et là-dessus, à la grande joie de Maïmouna qui avait commencé à avoir de si terribles inquiétudes et à l’ennui considérable de Dahnasch qui, au contraire, avait pensé que l’adolescent copulerait et s’était d’abord mis à danser de joie, Kamaralzamân se pencha encore une fois sur Sett Boudour et, après l’avoir baisée sur la bouche, il lui enleva du petit doigt une bague surmontée d’un beau diamant, et se la passa lui-même au petit doigt pour bien marquer qu’il considérait désormais la jeune fille comme son épouse ; puis, après avoir mis au doigt de la jeune fille sa bague à lui, il lui tourna le dos, bien qu’avec un regret extrême, et ne tarda pas à se rendormir.

À cette vue Maïmouna exulta tout à fait et Dahnasch fut bien confus ; mais il ne tarda pas à dire à Maïmouna : « Ce n’est que la moitié de l’épreuve. À ton tour maintenant ! »

Alors Maïmouna se changea aussitôt en puce et sauta sur la cuisse de Sett Boudour, et, de là, monta jusqu’à son nombril, puis revint sur ses pas de quatre travers de doigt, et s’arrêta juste sur le sommet du monticule qui domine le vallon des roses, et là, d’une seule piqûre dans laquelle elle mit toute sa jalousie et sa vengeance, elle fit sauter de douleur la jeune fille qui ouvrit les yeux et se leva vivement sur son séant en portant les deux mains sur son devant ! Mais aussitôt elle jeta un cri de terreur et d’étonnement en apercevant près d’elle le jeune homme couché sur le flanc. Mais, dès le premier regard qu’elle lui jeta, elle ne tarda pas à passer de la frayeur à l’admiration et de l’admiration au plaisir et du plaisir à un épanchement de joie qui atteignit bientôt au délire.

En effet, dans sa frayeur première, elle pensa en son âme : « Infortunée Boudour, tu es compromise pour toujours ! Voici dans ton lit un jeune étranger que tu n’as jamais vu ! Quelle audace est la sienne ! Ah ! je vais crier aux eunuques d’accourir et de le jeter du haut de mes fenêtres dans le fleuve ! Pourtant, ô Boudour, qui sait si ce n’est point là le mari que ton père t’a choisi ? Regarde-le d’abord, ô Boudour, avant de recourir à la violence ! »

Et c’est alors que Boudour jeta un coup d’œil sur l’adolescent, et de ce rapide examen elle fut éblouie de sa beauté et s’écria : « Ah ! mon cœur ! qu’il est gentil ! » Et, à l’instant même, elle fut si entièrement captivée, qu’elle se pencha sur cette bouche souriante de sommeil et l’exprima d’un baiser entre ses lèvres en s’écriant : « Que c’est bon ! Par Allah ! celui-là, oui, je le veux pour époux ! Pourquoi mon père a-t-il si longtemps tardé à me l’amener ! » Puis elle prit, en tremblant, la main du jeune homme et la mit entre ses deux mains et lui parla fort gentiment pour le réveiller, disant : « Ô gentil ami, ô lumière de mes yeux, ô mon âme, lève-toi ! lève-toi ! Viens m’embrasser, viens ! mon chéri, viens ! par ma vie sur toi ! réveille-toi ! »

Mais comme Kamaralzamân, par l’effet de l’enchantement opéré sur lui par la vindicative Maïmouna, ne faisait pas un mouvement indicateur de réveil, la belle Boudour s’imagina que c’était sa faute à elle et qu’elle ne mettait pas assez de chaleur dans son appel. Aussi, sans plus se soucier de savoir si on la regardait ou non, elle entr’ouvrit la chemise de soie qu’elle s’était d’abord hâtée de jeter sur elle à son premier mouvement, et se glissa tout contre le jeune homme et l’entoura de ses bras et appliqua ses cuisses contre les siennes et, éperdument, lui dit dans l’oreille : « Tiens ! prends-moi toute ! vois comme je suis obéissante et gentille ! Voici les narcisses de mes seins et le parterre de mon ventre qui est très doux, regarde ! Voici mon nombril qui aime la caresse fine, viens t’en réjouir ! Puis tu goûteras à la primeur des fruits qui sont en moi ! La nuit ne sera pas assez longue pour nos ébats ! Et jusqu’au matin nous nous dulcifierons… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … et jusqu’au matin nous nous dulcifierons ! »

Mais comme Kamaralzamân, plus que jamais enfoncé dans le sommeil, continuait à ne point répondre, la belle Boudour s’imagina un instant que ce n’était là qu’une feinte de sa part pour lui donner plus de surprise ; et, moitié rieuse, elle lui dit : « Allons ! allons, gentil ami, ne fais pas le fourbe comme ça ! Serait-ce mon père qui t’aurait donné ces leçons de malice pour vaincre mon orgueil ? C’est peine inutile vraiment ! Car ta beauté, ô jeune daim svelte et charmant, à elle seule a fait de moi la plus soumise des esclaves d’amour ! »

Mais comme Kamaralzamân restait toujours immobile, Sett Boudour, de plus en plus subjuguée, reprit : « Ô maître de la beauté, regarde ! Moi aussi je passe pour belle : autour de moi tout vit dans l’admiration de mes charmes froids et sereins. Toi seul as su allumer le désir dans le regard calme de Boudour ! Que ne te réveilles-tu, ô adorable garçon ! Que ne te réveilles-tu ! dis ! me voici ! Je me sens mourir ! »

Et la jeune fille enfouit sa tête sous le bras de l’adolescent, et câlinement le mordilla au cou et à l’oreille, mais sans résultat. Alors ne pouvant plus résister à la flamme allumée en elle pour la première fois, elle se mit de la main à fureter entre les jambes et les cuisses du jeune homme et les trouva si lisses et si pleines qu’elle ne put empêcher sa main de glisser sur leur surface. Alors, comme par hasard, elle rencontra en route, dans l’intervalle, un objet si nouveau pour elle qu’elle le considéra avec de grands yeux et constata que, sous sa main, il changeait de forme à chaque instant. Elle fut d’abord bien effrayée, mais comprit sans retard son usage particulier : car de même que le désir chez les femmes est de beaucoup plus intense que chez les hommes, de même leur intelligence est infiniment plus prompte à saisir les rapports des organes charmants. Elle le prit donc à pleines mains et, tandis qu’elle embrassait les lèvres du jeune homme avec ardeur, il arriva ce qui arriva !

Apres quoi Sett Boudour couvrit de baisers son ami endormi, sans laisser un seul endroit sur lequel elle n’eût imprimé ses lèvres. Puis, calmée tant soit peu, elle lui prit les mains et les baisa l’une après l’autre sur la paume ; puis elle le souleva lui-même et le prit dans son sein et lui entoura le cou de ses bras ; et, dans cet enlacement, membre contre membre et leurs haleines mêlées, elle s’endormit en souriant.

Tout cela ! Et, invisibles, les trois éfrits ne perdaient pas un geste ! Aussi, la chose ayant été consommée si péremptoirement, Maïmouna fut à la limite de la jubilation et Dahnasch ne fit aucune difficulté pour convenir que Boudour avait été beaucoup plus loin dans les manifestations de son ardeur et lui faisait ainsi perdre la gageure. Mais Maïmouna, assurée maintenant de la victoire, fut magnanime et dit à Dahnasch : « Pour ce qui est de la gageure que tu me dois, je t’en fais grâce, ô maudit ! Et même je vais te donner le sauf-conduit qui désormais t’assurera toute tranquillité dans tes courses aériennes. Mais prends bien garde d’en abuser, et ne manque jamais plus aux convenances ! »

Après quoi la jeune éfrita se tourna vers Kaschkasch et, gentiment, lui dit ; « Kaschkasch, je te remercie beaucoup pour ton conseil ! Je te nomme, en conséquence, chef de mes émissaires ; et je me charge de faire approuver ma décision par mon père Domriatt ! » Puis elle ajouta : « Maintenant avancez tous deux, et prenez cette jeune fille et transportez-la vite au palais de son père Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour ! Après les progrès si rapides qu’elle vient d’accomplir sous mes yeux, je lui donne mon amitié et désormais j’ai toute confiance dans son avenir ! Vous verrez qu’elle accomplira de belles choses ! » Et les deux éfrits répondirent : « Inschallah ! » puis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Et les deux éfrits répondirent : « Inschallah ! » puis s’approchèrent du lit, prirent l’adolescente qu’ils chargèrent sur leurs épaules, et s’envolèrent avec elle vers le palais du roi Ghaïour où ils ne tardèrent pas à arriver, et la déposèrent délicatement sur son lit pour s’en aller ensuite chacun de son côté.

Quant à Maïmouna, elle s’en retourna à son puits, après avoir déposé un baiser sur les yeux de son ami.

Et voilà pour eux trois.

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, il finit par se réveiller de son sommeil, avec le matin, le cerveau encore hanté par son aventure de la nuit. Et il se tourna à droite et il se tourna à gauche, mais bien entendu sans trouver la jeune fille. Alors il se dit : « J’avais bien deviné que c’était mon père qui avait préparé tout cela pour m’éprouver, et pour me pousser au mariage. J’ai donc bien fait d’attendre, pour lui demander, en bon fils, son consentement. » Puis il héla l’esclave couché à la porte, en lui criant : « Hé ! maraud, lève-toi ! » Et l’esclave se leva en sursaut et se hâta, encore à moitié endormi, d’apporter à son maître l’aiguière et la cuvette. Et Kamaralzamân prit l’aiguière et la cuvette et alla aux cabinets pour faire ses besoins, puis fit soigneusement ses ablutions, et revint faire sa prière du matin et mangea un morceau et lut un chapitre du Koran. Puis, tranquillement, et d’un air détaché, il demanda à l’esclave : « Saouab, où as-tu emmené la jeune fille de cette nuit ? » L’esclave, interloqué, s’exclama : « Quelle jeune fille, ô mon maître Kamaralzamân ? » Il dit, en haussant la voix : « Je te dis, chenapan, de me répondre sans détours ! Où est la jeune fille qui a passé la nuit avec moi, sur mon lit ? » Il répondit : « Par Allah ! ô mon maître, je n’ai vu ni jeune fille, ni jeune garçon ! Et d’ailleurs nul n’a pu entrer ici, puisque j’étais couché contre la porte ! » Kamaralzamân s’écria : « Eunuque de malheur, toi aussi maintenant tu oses me contrarier et me faire du mauvais sang ! Ah ! maudit, ils t’ont appris les ruses et le mensonge ! Encore une fois je te somme de me dire la vérité ! » Alors l’esclave leva les bras au ciel et s’écria : « Allah est le seul grand ! ô mon maître Kamaralzamân, je ne comprends rien à ce que tu me demandes ! »

Alors Kamaralzamân lui cria : « Approche-toi, maudit ! » Et l’eunuque s’étant approché, il le saisit au collet et le renversa et le piétina si furieusement que l’eunuque péta ! Alors Kamaralzamân continua à le rouer de coups de pied et de coups de poing jusqu’à le laisser à demi-mort. Et comme l’eunuque lançait des cris inarticulés, pour toute explication Kamaralzamân lui dit : « Attends un peu ! » et courut chercher la grosse corde de chanvre qui servait à monter l’eau du puits, la lui passa sous les aisselles, noua solidement, et le traîna jusqu’à l’orifice supérieur du puits où il le fit descendre, et le plongea entièrement dans l’eau.

Or, c’était l’hiver, et l’eau était fort désagréable, et l’air bien froid. Aussi l’eunuque se mit-il à éternuer éperdument en demandant grâce. Mais Kamaralzamân l’immergea à plusieurs reprises en lui criant chaque fois : « Tu ne sortiras qu’en m’avouant la vérité. Ou bien tu es un noyé ! » Alors l’eunuque pensa : « Sûrement il le fera comme il le dit ! » puis il cria : « Ô mon maître Kamaralzamân, tire-moi de là et je te dirai la vérité ! » Alors le prince le hissa et le vit qui tremblait comme un roseau au vent et, tant de froid que d’épouvante, il claquait des dents ; et il était dans un état bien dégoûtant, ruisselant d’eau et le nez saignant !

L’eunuque qui se sentit de ta sorte momentanément hors de danger, ne perdit pas un instant et dit au prince : « Permets-moi d’abord d’aller changer de vêtements et m’essuyer le nez ! » Et Kamaralzamân lui dît : « Va-t’en ! Mais ne perds pas de temps ! Et reviens vite me renseigner ! » Et l’eunuque sortit en courant et alla au palais trouver le père de Kamaralzamân.

Or, le roi Schahramân, en ce moment, conversait avec son grand-vizir, disant : « Ô mon vizir, j’ai passé une bien mauvaise nuit, tant mon cœur est inquiet sur l’état de mon fils Kamaralzamân. Et j’ai bien peur qu’il ne lui soit arrivé malheur dans cette vieille tour si mal aménagée pour un jeune homme aussi délicat que mon fils ! » Mais le vizir lui répondait : « Sois donc tranquille ! Par Allah, il ne lui arrivera rien là-dedans ! Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, pour dompter sa morgue et réduire son orgueil ! »

Et là-dessus se présenta l’eunuque dans l’état où il était, et il tomba aux pieds du roi et s’écria : « Ô notre maître le sultan ! le malheur est entré dans ta maison ! Mon maître Kamaralzamân vient de se réveiller complètement fou ! Et, pour te donner une preuve de sa folie, voici : il me fit telle et telle chose et me dit telle et telle chose ! Or, moi, par Allah ! je n’ai vu entrer chez le prince ni jeune fille, ni jeune garçon ! »

À ces paroles, le roi Schahramân ne douta plus de ses pressentiments et cria à son vizir : « Malédiction ! c’est ta faute, ô vizir des chiens ! C’est toi qui m’a suggéré cette idée calamiteuse d’enfermer mon fils, la flamme de mon cœur ! Ah ! fils de chien, lève-toi et cours vite voir ce dont il s’agit, et reviens ici m’en rendre compte à l’instant ! »

Aussitôt le grand-vizir sortit, accompagné de l’eunuque et se dirigea vers la tour tout en demandant des détails que l’esclave lui donna bien inquiétants. Aussi le vizir n’entra-t-il dans la chambre qu’après des précautions infinies, la tête d’abord et le corps ensuite, mais lentement. Et combien ne fut-il point surpris de voir Kamaralzamân tranquillement assis dans son lit et lisant avec attention le Koran !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le malin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Kamaralzamân tranquillement assis dans son lit et lisant avec attention le Koran ! Il s’approcha et, après le salam le plus respectueux, il s’assit par terre, près de son lit, et lui dit : « Dans quelle inquiétude ne nous a-t-il pas mis, cet eunuque de poix ! Imagine-toi que ce fils de putain est venu, bouleversé et dans un état de chien galeux, nous effrayer en nous racontant des choses qu’il serait indécent de répéter devant toi ! Il a troublé notre quiétude d’une telle façon que tu m’en vois encore ému ! » Kamaralzamân dit : « En vérité, il n’a guère pu vous troubler autant qu’il m’a troublé tout à l’heure moi-même ! Mais, ô vizir de mon père, je serais bien aise de savoir ce qu’il a pu vous rapporter ! » Le vizir répondit : « Qu’Allah préserve ta jeunesse ! Qu’Allah consolide ton entendement ! Qu’il éloigne de toi les actions sans mesure et garde ta langue des paroles sans sel ! Ce fils d’enculé prétend que tu es devenu subitement fou, que tu lui as parlé d’une adolescente qui aurait passé la nuit avec toi et qui t’aurait ensuite été ravie, et autres insanités semblables, et que tu as fini par le rouer de coups et par le jeter dans le puits ! Ô Kamaralzamân, mon maître, quelle impudence, n’est-ce pas, de la part de ce nègre pourri ! »

À ces paroles, Kamaralzamân sourit d’un air entendu, et dit au vizir : « Par Allah ! as-tu fini, vieux sale, cette plaisanterie, ou bien veux-tu également sentir si l’eau du puits peut servir au hammam ? Je te préviens que si tout de suite tu ne me dis pas ce que mon père et toi avez fait de mon amoureuse, la jeune fille aux beaux yeux noirs, aux joues si fraîches et rosées, tu me payeras ta ruse plus cher que l’eunuque ! » Alors le vizir, saisi de nouveau par une inquiétude sans limite, se leva à reculons et dit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Ya Kamaralzamân, pourquoi parles-tu de la sorte ? Si c’est un rêve que tu as fait, par suite de mauvaise digestion, de grâce ! hâte-toi de le dissiper ! Ya Kamaralzamân, vraiment ce ne sont pas là des propos raisonnables ! »

À ces paroles, le jeune homme s’écria : « Pour te prouver, ô cheikh de malédiction, que ce n’est point avec mon oreille que j’ai vu la jeune fille, mais avec cet œil-ci et cet œil-là, et que ce n’est point avec mes yeux que j’ai palpé et senti les roses de son corps, mais avec ces doigts-ci et ce nez-là, attrape ça ! » Et il lui asséna un coup de tête dans le ventre qui l’allongea sur le sol, puis il lui saisit la barbe (elle était fort longue) et se l’enroula autour du poignet et, certain que de la sorte il ne lui échapperait pas, il tomba dessus à coups redoublés aussi longtemps que ses forces le lui permirent.

Le malheureux grand-vizir, voyant que sa barbe s’en allait poil à poil et que son âme était également sur le point de lui dire adieu, se dit en lui-même : « Il me faut maintenant mentir ! C’est le seul moyen de me tirer des mains de ce jeune fou ! » Il lui dit donc : « Ô mon maître, je te demande bien pardon de t’avoir trompé. Mais la faute en est à ton père qui m’a en effet recommandé, sous peine de pendaison immédiate, de ne point te révéler encore le lieu où l’on a mis la jeune fille en question. Mais si tu veux bien me lâcher je vais courir prier le roi ton père de te retirer de cette tour ; et je lui ferai part de ton désir de te marier avec cette jeune fille : ce qui le réjouira à la limite de la réjouissance ! »

À ces paroles, Kamaralzamân le lâcha et lui dit : « Dans ce cas, cours vite aviser mon père, et reviens m’apporter immédiatement la réponse ! »

Lorsque le vizir se sentit libre, il se précipita hors de la chambre, en prenant soin de refermer la porte à double tour, et courut, hors de lui et les habits déchirés, vers la salle du trône.

Le roi Schahramân vit son vizir dans cet état lamentable et lui dit : « Je te vois bien piteux et sans turban ! Et tu m’as l’air bien mortifié ! Quelque chose de fâcheux a dû t’arriver, ça se voit ! » Le vizir répondit : « Ce qui m’arrive est moins fâcheux que ce dont est atteint ton fils, ô roi ! » Il demanda : « Mais quoi donc alors ? » Il dit : « Il est fou absolument, la chose est claire ! »

À ces paroles, le roi vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage et dit : « Qu’Allah m’assiste ! Dis-moi vite les caractères de la folie dont est atteint mon enfant ! » Et le vizir répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il narra au roi tous les détails de la scène, y compris la manière dont il avait pu échapper aux mains de Kamaralzamân.

Alors le roi entra dans une grande colère et s’écria : « Ô le plus calamiteux d’entre les vizirs, cette nouvelle que tu m’annonces vaut ta tête ! Par Allah ! si vraiment tel est l’état de mon enfant, je te ferai crucifier sur le plus haut minaret pour t’apprendre à me donner des conseils aussi détestables que ceux qui ont été la cause première de ce malheur ! » Et il s’élança vers la tour et, suivi du vizir, pénétra dans la chambre de Kamaralzamân.

Lorsque Kamaralzamân vit entrer son père, il se leva vivement en son honneur et sauta à bas du lit et se tint respectueusement debout devant lui, les bras croisés, après lui avoir, en bon fils, baisé la main. Et le roi, heureux de voir son fils si paisible, lui jeta tendrement les bras autour du cou et l’embrassa entre les deux yeux, en pleurant de joie.

Après quoi il le fit s’asseoir à côté de lui sur le lit, puis se tourna, indigné, du côté du vizir et lui dit : « Tu vois bien que tu es le dernier des derniers d’entre les vizirs ! Comment as-tu osé venir me raconter que mon fils Kamaralzamân était comme ça et comme ça, et me jeter l’épouvante au cœur et me réduire en miettes le foie ! » Puis il ajouta : « D’ailleurs tu vas entendre de tes propres oreilles les réponses pleines de bon sens que va me faire mon fils bien-aimé ! » Il regarda alors paternellement le jeune homme et lui demanda :

« Kamaralzamân, sais-tu quel jour nous sommes aujourd’hui ? » Il répondit : « Certainement ! C’est samedi ! » Le roi jeta un regard plein de colère et de triomphe à son vizir atterré et lui dit : « Tu entends bien, n’est-ce pas ? » Puis il continua :

« Et demain, Kamaralzamân, quel jour serons-nous ? Le sais-tu ? » Il répondit : « Certainement !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Certainement ! ce sera dimanche, et ensuite lundi, puis mardi, mercredi, jeudi et enfin vendredi, le jour saint ! » Et le roi, au comble du bonheur, s’écria : « Ô mon enfant, ô Kamaralzamân, loin de toi tout mauvais augure ! Mais dis-moi encore comment s’appelle en arabe le mois où nous sommes. » Il répondit : « Il s’appelle en arabe le mois de Zoul-Klidat. Après lui vient le mois de Zoul-Hidjat, puis viendra Môharram suivi de Safar, de Rabialaoûal, de Rabialthani, de Gamadialouala, de Gamadialthania, de Ragab, de Schâabân, de Ramadan et enfin de Schaoûal ! »

Alors le roi fut à l’extrême limite de la joie et, tranquillisé de la sorte sur l’état de son fils, se tourna vers le vizir et lui cracha à la figure et lui dit : « Il n’y a d’autre fou que toi, vieux de malheur ! » Et le vizir hocha la tête et voulut répondre ; mais il s’arrêta et se dit : « Attendons un peu la fin ! » Or, le roi dit ensuite à son fils : « Mon enfant, imagine-toi que ce cheikh-là et cet eunuque de poix sont venus me rapporter telles et telles paroles que tu leur aurais dites au sujet d’une prétendue jeune fille qui aurait passé la nuit avec toi ! Dis-leur donc à la figure qu’ils ont menti ! »

À ces paroles, Kamaralzamân eut un sourire amer et dit au roi : « Ô mon père, sache qu’en vérité je n’ai plus ni la patience nécessaire ni l’envie pour endurer plus longtemps cette plaisanterie qui a, ce me semble, assez duré comme ça ! De grâce, épargne-moi cette mortification et n’ajoute pas un mot de plus à ce sujet : car je sens que mes humeurs sont fort desséchées de tout ce que tu m’as déjà fait endurer ! Pourtant, ô mon père, sache aussi que maintenant je suis bien résolu à ne plus te désobéir, et je consens à me marier avec cette belle adolescente que tu as bien voulu m’envoyer cette nuit me tenir compagnie au lit. Je l’ai trouvée parfaitement désirable, et sa seule vue m’a mis tout le sang en mouvement ! »

À ces paroles de son fils, le roi s’écria : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô mon enfant ! Qu’il te préserve des maléfices et de la folie ! Ah ! mon fils, quel cauchemar as-tu donc fait pour tenir un pareil langage ! Et qu’as-tu donc mangé de si lourd hier au soir pour que ta digestion ait eu une si néfaste influence sur ton cerveau ! De grâce, mon enfant, tranquillise-toi ! Jamais plus de ma vie je te contrarierai ! Et maudits soient le mariage et l’heure du mariage et ceux qui parleront encore de mariage ! »

Alors Kamaralzamân dit à son père : « Tes paroles sont sur ma tête, ô mon père ! Mais jure-moi d’abord, par le grand serment, que tu n’as aucune connaissance de mon aventure de cette nuit avec la belle fille qui a, comme je vais te le prouver, laissé sur moi plus d’une trace d’une action partagée ! » Et le roi Schahramân s’écria : « Je te le jure par la vérité du saint nom d’Allah, dieu de Moussa et d’Ibrahim, qui a envoyé Mohammad parmi les créatures comme gage de leur paix et de leur salut. Amin ! » Et Kamaralzamân répéta : « Amin ! » Mais il dit à son père : « Maintenant que dirais-tu si je te donnais les preuves du passage entre mes bras de la jeune fille ? » Le roi dit : « J’écoute ! » Et Kamaralzamân continua :

« Si quelqu’un, ô mon père, te disait : « La nuit dernière je me réveillai en sursaut et vis devant moi quelqu’un prêt à lutter avec moi jusqu’au sang. Alors moi, bien que je ne voulusse pas le perforer, je fis, à mon insu, un mouvement qui poussa mon glaive au milieu de son ventre nu. Et le matin je me réveillai et vis que mon glaive était en effet teinté de sang et d’écume ! » — Que dirais-tu, ô mon père, à celui qui, t’ayant tenu ce langage, te montrerait son glaive ensanglanté ? » Le roi dit : « Je lui dirais que le sang seul, sans le corps du partenaire, ne donne qu’une moitié de preuve ! »

Alors Kamaralzamân dit : « Ô mon père, moi aussi, ce matin, en me réveillant, je me vis tout le bas-ventre couvert de sang : la cuvette qui est encore aux cabinets t’en donnera la preuve. Mais, preuve plus convaincante encore, voici la bague de l’adolescente ! Quant à la mienne, elle a disparu, comme tu le vois ! »

À ces paroles, le roi courut aux cabinets et vit qu’en effet la cuvette en question contenait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Le roi courut aux cabinets et vit qu’en effet la cuvette en question contenait une quantité énorme de sang, et il pensa en lui-même : « C’est là un indice, de la part de la partenaire, d’une santé merveilleuse et d’un écoulement loyal et franc ! » Et il pensa encore : « Je vois là la main du vizir certainement ! » Puis il revint en toute hâte près de Kamaralzamân en s’écriant : « Voyons la bague maintenant ! » Et il la prit, la tourna et la retourna, puis la rendit à Kamaralzamân, en disant : « C’est là une preuve qui me trouble absolument ! » Et il resta sans dire un mot de plus durant une heure de temps. Puis tout d’un coup il s’élança sur le vizir et lui cria : « C’est toi, vieil entremetteur, qui as arrangé toute cette intrigue-là ! » Mais le vizir tomba aux pieds du roi et jura sur le Livre Saint et sur la Foi qu’il n’était pour rien dans cette affaire-là. Et l’eunuque fit le même serment.

Alors le roi, se refusant davantage à comprendre, dit à son fils : « Allah seul débrouillera ce mystère ! » Mais Kamaralzamân, fort ému, répondit : « Ô mon père, je te supplie de faire des recherches et des enquêtes pour me rendre la délicieuse jeune fille dont le souvenir me met l’âme en émoi. Je t’adjure d’avoir compassion de moi et de me la retrouver, ou je mourrai ! » Le roi se mit à pleurer et dit à son fils : « Ya Kamaralzamân, Allah est le seul grand, et lui seul connaît l’inconnu ! Quant à nous, nous n’avons plus qu’à nous affliger ensemble, toi de cet amour sans espérance et moi de ton affliction même et de mon impuissance à y porter remède ! »

Puis le roi, bien désolé, prit son fils par la main et l’emmena de la tour au palais où il s’enferma avec lui. Et il refusa de s’occuper des affaires de son royaume pour rester à pleurer avec Kamaralzamân qui s’était mis au lit, à la limite du désespoir d’aimer ainsi de toute son âme une jeune fille inconnue qui, après des preuves si marquées d’amour, avait si étrangement disparu.

Puis le roi, pour être encore plus à l’abri des gens et des choses du palais, et pour n’avoir plus à s’occuper que des soins à donner à son fils qu’il aimait tant, fit bâtir au milieu de la mer un palais qui n’était relié à la terre que par une jetée large de vingt coudées, et le fit meubler à son usage et à celui de son enfant. Et tous deux l’habitèrent seuls, loin du bruit et des tracas, pour ne songer qu’à leur malheur. Et pour se consoler un tant soit peu, Kamaralzamân ne trouvait rien de mieux que la lecture des beaux livres sur l’amour, et la récitation des vers des poètes inspirés, dont ceux-ci entre mille :

« Ô guerrière habile au combat des roses, le sang délicat des trophées, qui frangent ton front triomphal teinte de pourpre ta profonde chevelure ; et le parterre natal de toutes ses fleurs s’incline pour baiser tes pieds enfantins !

« Si doux, ô princesse, ton corps surnaturel, que l’air charmé s’aromatise à le toucher ; et si la brise curieuse sous ta tunique pénétrait elle s’y éterniserait.

« Si belle, ta taille, ô houri, que le collier sur ta gorge nue se plaint de n’être point ta ceinture ! Mais tes jambes subtiles, où les chevilles sont enserrées par les grelots, font craquer d’envie les bracelets sur tes poignets ! »

Et voilà pour ce qui est de Kamaralzamân et de son père, le roi Schahramân !

Quant à la princesse Boudour, voici ! Lorsque les deux éfrits l’eurent déposée dans son lit, au palais de son père le roi Ghaïour, la nuit était presque écoulée. Aussi, trois heures après, apparut l’aurore et Boudour se réveilla. Elle souriait encore à son bien-aimé et s’étirait de plaisir dans ce moment délicieux du demi-réveil aux côtés de l’amoureux qu’elle croyait près d’elle. Et comme elle tendait les bras vaguement, avant que d’ouvrir les yeux, pour lui en entourer le cou, elle n’attrapa que l’air vide. Alors elle se réveilla tout à fait et ne vit plus le bel adolescent qu’elle avait aimé dans la nuit. Aussi son cœur trembla, et sa raison faillit s’envoler et elle poussa un grand cri, qui fit accourir les dix femmes préposées à sa garde et, parmi elles, sa nourrice. Elles entourèrent le lit, bien anxieuses, et la nourrice lui demanda d’un ton effrayé : « Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… d’un ton effrayé : « Qu’y a-t-il donc, ô ma maîtresse ? » Boudour s’écria : « Tu me le demandes, comme si tu ne le savais pas, ô pleine d’astuce ! Dis-moi vite ce qu’est devenu le jeune homme adorable qui a couché cette nuit dans mes bras, et que j’aime de toutes mes forces ! » La nourrice, scandalisée à l’extrême limite, tendit le cou pour mieux comprendre et dit : « Ô princesse, qu’Allah te préserve de toutes choses inconvenantes ! Ce ne sont pas là des paroles dont tu sois coutumière ! De grâce explique-toi davantage, et si c’est un jeu que tu fais pour plaisanter, hâte-toi de nous le dire ! » Boudour se dressa à moitié sur le lit et, menaçante, lui cria : « Nourrice de malheur, je t’ordonne de me dire tout de suite où est le bel adolescent, à qui librement cette nuit j’ai livré mon corps, mon cœur et ma virginité ! »

À ces paroles, la nourrice vit le monde entier se rétrécir devant ses yeux ; elle se donna de grands coups sur la figure et se jeta à terre ainsi que les dix autres vieilles ; et toutes se mirent notoirement à crier : « Quelle matinée noire ! ô la chose énorme ! ô notre perte ! ô goudron ! »

Mais la nourrice tout de même, en se lamentant, demanda : « Ya Sett Boudour, par Allah ! reviens à la raison, et cesse ce discours si peu digne de ta noblesse ! » Mais Boudour lui cria : « Veux-tu te taire, maudite vieille, et me dire enfin ce que vous toutes avez fait de mon amoureux aux yeux noirs, aux sourcils arqués et relevés vers le coin, celui qui a passé toute la nuit avec moi jusqu’au matin et qui avait sous le nombril une chose que je n’avais pas ? »

Lorsque la nourrice et les dix autres femmes eurent entendu ces paroles, elles levèrent les bras au ciel et s’écrièrent : « Ô confusion ! ô notre maîtresse, préservée sois-tu de la folie et des embûches malignes et du mauvais œil ! Tu dépasses vraiment les limites de la plaisanterie, ce matin ! » Et la nourrice, en se frappant la poitrine, dit : « Ô ma maîtresse Boudour, quel discours ! Par Allah sur toi ! si ces propos plaisants parvenaient aux oreilles du roi, il ferait sortir nos âmes à l’heure même ! Et aucune puissance ne saurait nous sauvegarder de son courroux ! » Mais Sett Boudour, les lèvres frémissantes, s’écria : « Encore une fois, je te demande si, oui ou non, tu veux me dire où se trouve maintenant le beau garçon dont je porte encore les traces sur le corps ? » Et Boudour voulut faire le geste d’entr’ouvrir sa chemise.

À cette vue, toutes les femmes se jetèrent le visage contre terre et s’écrièrent : « Quel dommage pour sa jeunesse qu’elle soit devenue folle ! » Or, ces paroles mirent la princesse Boudour dans une colère telle qu’elle décrocha du mur une épée et se précipita sur les femmes pour les transpercer. Alors, affolées, elles se précipitèrent dehors en se bousculant et en hurlant, et arrivèrent, pêle-mêle et le visage défait, dans l’appartement du roi. Et la nourrice, les larmes aux yeux, mit le roi au courant de ce que venait de dire Sett Boudour, et ajouta : « Elle nous eût toutes tuées ou assommées si nous n’avions pris la fuite ! » Et le roi s’écria : « La chose est assez énorme ! Mais as-tu vu toi-même si vraiment elle a perdu ce qu’elle a perdu ? » La nourrice se cacha le visage entre les doigts et dit en pleurant : « J’ai vu ! Il y avait beaucoup de sang ! » Alors le roi dit : « C’est tout à fait énorme ! » Et, bien qu’en ce moment il fût pieds nus et eût la tête couverte du turban de nuit seulement, il s’élança dans la chambre de Boudour.

Le roi regarda sa fille d’un regard très sévère et lui demanda : « Boudour, est-ce vrai que tu aies, selon le dire de ces vieilles folles, couché cette nuit avec quelqu’un et que tu portes encore sur toi les traces de son passage : ce qui t’aurait fait perdre ce que tu as perdu ? » Elle répondit : « Mais certainement, ô mon père, puisque c’est toi seul qui l’as voulu, et que d’ailleurs le jeune homme était parfaitement choisi et si beau que je brûle de savoir pourquoi tu me l’as ensuite enlevé ! Voici d’ailleurs sa bague qu’il m’a donnée après qu’il m’eut pris la mienne ! » Alors le roi, père de Boudour, qui avait déjà cru sa fille à moitié folle, se dit : « Elle a maintenant atteint la limite de la folie ! » et il lui dit : « Boudour, veux-tu enfin me dire ce que signifie cette conduite étrange et si peu digne de ton rang ? » Alors Boudour ne put plus se contenir et se déchira la chemise de bas en haut et se mit à sangloter en se donnant des coups sur le visage.

À cette vue le roi ordonna aux eunuques et aux vieilles de lui saisir les mains pour l’empêcher de se faire du mal, et, en cas de récidive, de l’enchaîner même et de lui passer au cou un collier de fer et de l’attacher à la fenêtre de sa chambre.

Puis le roi Ghaïour, au désespoir, se retira chez lui en pensant aux moyens à employer pour obtenir la guérison de cette folie dont il pensait sa fille atteinte. Car il continuait, malgré tout, à l’aimer aussi vivement que par le passé, et il ne pouvait se faire à l’idée qu’elle était folle pour toujours.

Il assembla donc dans son palais tous les savants de son royaume, les médecins, les astrologues, les magiciens, les hommes versés dans les livres anciens, et les droguistes, et leur dit à tous : « Ma fille El-Sett Boudour est dans tel et tel état. Celui d’entre vous qui la guérira, l’obtiendra de moi comme épouse et sera l’héritier de mon trône après ma mort ! Mais celui qui sera entré chez ma fille et n’aura pas réussi à la guérir, aura la tête coupée ! »

Puis il fit crier la chose par toute la ville et envoya des courriers dans tous ses États pour la publier également.

Or, beaucoup de médecins, de savants, d’astrologues, de magiciens et de droguistes se présentèrent ; mais on voyait une heure après leur tête coupée apparaître suspendue au-dessus de la porte du palais. Et il y eut ainsi, en peu de temps, quarante têtes de médecins et autres marchands de drogues, symétriquement rangées, le long de la façade du palais. Alors les autres se dirent : « C’est là un mauvais signe ! Et la maladie doit être incurable ! » Et personne n’osa plus se présenter, pour ne point s’exposer à se faire couper le cou. Et voilà pour les médecins et le châtiment à leur appliquer en de semblables cas !

Mais pour ce qui est de Boudour, elle avait un frère de lait, fils de la nourrice, et dont le nom était Marzaouân. Or, Marzaouân, bien que musulman orthodoxe et bon croyant, avait étudié la magie et la sorcellerie, les livres des Hindous et des Égyptiens, les caractères talismaniques et la science des étoiles ; après quoi, n’ayant plus rien à apprendre dans les livres, il s’était mis à voyager et avait ainsi parcouru les contrées les plus reculées et consulté les hommes les plus versés dans les sciences secrètes ; et il avait de la sorte rendu siennes toutes les connaissances humaines. Et alors il s’était mis en route pour rentrer dans son pays, où il était arrivé en bonne santé.

Or, la première chose que vit Marzaouân, en entrant dans la ville, fut les quarante têtes coupées des médecins, suspendues au-dessus de la porte du palais ; et, sur sa demande, les passants lui apprirent toute l’histoire et l’ignorance notoire des médecins justement exécutés…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… l’ignorance notoire des médecins justement exécutés.

Alors Marzaouân entra chez sa mère et, après les effusions du retour, lui demanda des détails sur la question ; et sa mère lui confirma ce qu’il avait avait appris : ce qui attrista beaucoup Marzaouân, vu qu’il avait été élevé avec Boudour et qu’il l’aimait d’un amour plus fort que n’en ressentent d’ordinaire les frères pour leurs sœurs. Il réfléchit donc pendant une heure de temps ; après quoi il releva la tête et demanda à sa mère : « Pourrais-tu me faire entrer en secret chez elle, pour que j’essaye si je puis connaître l’origine de son mal et voir s’il y a remède ou non ! » Et sa mère lui dit : « C’est difficile, ô Marzaouân. En tout cas, puisque tu le souhaites, hâte-toi de t’habiller en femme et de me suivre. » Et Marzaouân se prépara sur le champ et, déguisé en femme, suivit sa mère au palais.

Quand ils furent arrivés à la porte de l’appartement, l’eunuque préposé à la garde voulut défendre l’entrée à celle des deux qu’il ne connaissait pas ; mais la vieille lui glissa un bon cadeau dans la main et lui dit : « Ô chef du palais, la princesse Boudour qui est si malade m’a exprimé le désir de revoir ma fille que voici et qui est sa sœur de lait ! Laisse-nous donc passer, ô père de la politesse ! » Et l’eunuque, aussi flatté de ces paroles que satisfait du cadeau, répondit : « Entrez vite, mais ne vous attardez pas ! » Et ils entrèrent tous deux.

Lorsque Marzaouân arriva en présence de la princesse, il releva le voile qui lui cachait le visage, s’assit par terre et sortit de dessous son vêtement un astrolabe, des grimoires et une chandelle, et se disposait à tirer d’abord l’horoscope de Boudour avant de l’interroger, quand soudain la jeune fille se jeta à son cou et l’embrassa tendrement, car elle l’avait sans peine reconnu. Puis elle lui dit : « Comment, mon frère Marzaouân, toi aussi, tu crois à ma folie, comme tous ceux-là ! Ah ! désabuse-toi, Marzaouân ! Ne sais-tu donc ce que dit le poète ? Écoute ces paroles et réfléchis ensuite sur leur portée :

« Ils ont dit : « Elle est folle ! Ô sa jeunesse perdue ! »

« Je leur dis : « Heureux les fous ! Ils jouissent autrement de la vie, et diffèrent en cela de la foule chétive qui se rit de leurs actions ! »

« Je leur dis aussi : « Ma folie n’a qu’un remède et c’est l’approche de mon ami ! »

Lorsque Marzaouân eut entendu ces vers il comprit aussitôt que Sett Boudour était amoureuse, simplement, et que c’était là son seul mal. Il lui dit : « L’homme subtil n’a besoin que d’un signe pour comprendre. Hâte-toi de me raconter ton histoire, et, si Allah veut, je serai pour toi une cause de consolation et l’intermédiaire du salut ! » Alors Boudour lui raconta par le menu toute l’aventure, qui ne gagnerait rien à être répétée. Et elle fondit en larmes, en disant : « Voilà mon triste sort, ô Marzaouân ; et je ne vis plus qu’en pleurant la nuit comme le jour, et c’est à peine si les vers d’amour que je me récite arrivent à mettre un peu de fraîcheur sur la brûlure de mon foie ! »

À ces paroles, Marzaouân baissa la tête pour réfléchir et s’enfonça pendant une heure de temps dans ses pensées. Après quoi il releva la tête et dit à la désolée Boudour : « Par Allah ! je vois clairement que ton histoire est en tous points exacte ; mais, en vérité, la chose m’est fort difficile à comprendre. Mais j’ai espoir de guérir ton cœur en te donnant la satisfaction que tu désires. Seulement par Allah ! fais en sorte que la patience soit ton soutien jusqu’à mon retour. Et sois bien sûre que le jour où de nouveau je serai près de toi sera celui où je t’aurai amené ton bien-aimé par la main ! » Et, sur ces paroles, Marzaouân se retira brusquement de chez la princesse, sa sœur de lait, et, le jour même, il quitta la ville du roi Ghaïour.

Une fois hors des murs, Marzaouân se mit à voyager pendant un mois entier de ville en ville et d’île en île, et partout il n’entendait les gens parler, pour tout sujet de conversation, que de l’histoire étrange de Sett Boudour. Mais au bout de ce mois de voyage, Marzaouân arriva dans une grande ville, située sur le bord de la mer et dont le nom était Tarab, et il cessa d’entendre les gens parler de Sett Boudour ; mais, par contre, il n’était question que de l’histoire surprenante d’un prince, fils du roi de ces contrées, et que l’on nommait Kamaralzamân. Et Marzaouân se fit raconter les détails de cette histoire, et les trouva si semblables en tous points à ceux qu’il connaissait au sujet de Sett Boudour, qu’il s’informa aussitôt de l’endroit où se trouvait exactement ce fils du roi. On lui dit que cet endroit était situé fort loin et que deux chemins y conduisaient, l’un par terre et l’autre par mer ; par le chemin de terre on mettait six mois pour arriver à ce pays de Khaledân où se trouvait Kamaralzamân ; et par le chemin de mer on ne mettait qu’un mois seulement, Alors Marzaouân, sans hésiter, prit le chemin de mer sur un navire qui partait justement pour ces îles du royaume de Khaledân.

Le navire sur lequel Marzaouân s’était embarqué eut un vent favorable durant toute la traversée ; mais le jour même où il arrivait en vue de la ville, capitale du royaume, une tempête formidable souleva les lames de la mer et projeta en l’air le navire qui tourna sur lui-même et sombra irrémédiablement sur un rocher à pic. Mais Marzaouân, entre autres qualités, savait parfaitement nager ; aussi, de tous les passagers, fut-il le seul à pouvoir se sauver en s’accrochant au grand mât qui était tombé à la mer. Et la force du courant l’entraîna justement du côté de la langue de terre où était bâti le palais qu’habitait Kamaralzamân avec son père.

Or, le destin voulut qu’à ce moment le grand-vizir, qui était venu rendre compte au roi de l’état du royaume, regardât par la fenêtre qui donnait sur la mer ; et, voyant ce jeune homme aborder ainsi, il ordonna aux esclaves d’aller à son secours et de le lui amener, après lui avoir toutefois donné des habits de rechange et fait boire un verre de sorbet pour lui calmer les esprits.

Aussi, peu d’instants après, Marzaouân entra dans la salle où se trouvait le vizir. Et comme il était bien fait et gentil d’aspect, il plut tout de suite au grand-vizir, qui se mit à l’interroger et fut bientôt édifié de l’étendue de ses connaissances et de sa sagesse. Aussi il se dit en lui-même : « Sûrement il doit être versé dans la médecine ! » et il lui demanda : « Allah t’a conduit ici pour guérir un malade qui est très aimé de son père… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … un malade qui est très aimé de son père et qui est pour nous tous un sujet d’affliction continuelle ! » Et Marzaouân lui demanda : « De quel malade parles-tu ? » Il répondit : « Du prince Kamaralzamân, fils de notre roi Schahramân, qui habite ici même. »

À ces paroles, Marzaouân se dit : « Le destin me favorise au delà de mes souhaits ! » Puis il demanda au vizir : « Et quelle est la maladie dont souffre le fils du roi ? » Le vizir dit : « Pour ma part je suis persuadé que c’est tout bonnement la folie. Mais son père prétend que c’est le mauvais œil ou quelque chose d’approchant, et n’est pas loin de croire à l’étrange histoire que lui a racontée son fils ! » Et le vizir raconta à Marzaouân l’aventure entière dès son origine.

Lorsque Marzaouân eut entendu ce récit, il fut à la limite de la joie, car il ne doutait plus que le prince Kamaralzamân ne fût le jeune homme même qui avait passé la fameuse nuit avec Sett Boudour, et qui avait laissé à son amoureuse un souvenir si vivace. Mais il se garda bien de s’en expliquer au grand-vizir, et lui dit seulement : « Je suis sûr qu’en voyant le jeune homme je jugerai mieux du traitement à lui appliquer et grâce auquel je le guérirai, si Allah veut ! » Et le vizir, sans tarder, l’introduisit auprès de Kamaralzamân.

Or, la première chose qui frappa Marzaouân, en regardant le prince, fut sa ressemblance extraordinaire avec Sett Boudour. Et il en fut tellement stupéfait qu’il ne put s’empêcher de s’exclamer : « Ya Allah ! Béni soit Celui qui crée des beautés si semblables, en leur donnant les mêmes attributs et les mêmes perfections ! »

En entendant ces paroles, Kamaralzamân qui était étendu dans son lit, bien languissant et les yeux à demi-fermés, ouvrit complètement les yeux et tendit l’oreille. Mais déjà Marzaouân, mettant à profit cette attention de l’adolescent, improvisait ces vers pour lui faire comprendre, d’une manière enveloppée, ce que le roi Schahramân et le grand-vizir ne devaient pas comprendre :

« Je vais essayer de chanter les mérites d’une beauté, cause de mes souffrances, pour faire revivre le souvenir de ses charmes anciens.

« On me dit : « Ô toi qu’a blessé la flèche de l’amour, lève-toi ! Voici la coupe pleine et la guitare pour te réjouir ! »

« Je leur dis : « Comment pourrais-je me réjouir, puisque j’aime ! Y a-t-il plus grande joie que celle de l’amour et que la souffrance d’amour ?

« Tant j’aime mon amie que je jalouse même la chemise qui touche ses flancs, quand la chemise serre de trop près ses beaux flancs bénis et si doux !

« Tant j’aime mon amie que je jalouse la coupe qui touche ses lèvres gentilles, quand la coupe s’attarde trop sur ses lèvres taillées pour le baiser.

« Ne me blâmez pas de l’aimer si passionnément ; déjà je souffre assez de mon amour lui-même.

« Ah ! si vous saviez ses mérites ! Elle est aussi séduisante que Joseph chez Pharaon, aussi mélodieuse que David devant Saül, aussi modeste que Marie, mère de Christ.

« Et moi je suis aussi triste que Jacob loin de son fils, aussi malheureux que Jonas dans la baleine, aussi éprouvé que Job sur la paille, aussi déchu qu’Adam poursuivi par l’Ange !

« Ah ! rien ne me guérira, que l’approche de l’amie ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers, il sentit une grande fraîcheur entrer en lui, et lui apaiser l’âme, et il fit signe à son père de faire asseoir le jeune homme près de lui et de le laisser seul avec lui. Et le roi, ravi de constater que son fils s’intéressait à quelque chose, se hâta d’inviter Marzaouân à prendre place près de Kamaralzamân et sortit de la salle après avoir cligné de l’œil au vizir pour lui dire de le suivre.

Alors Marzaouân se pencha vers l’oreille du prince et lui dit :

« Allah m’a conduit jusqu’ici pour servir d’intermédiaire entre toi et celle que tu aimes. Et pour t’en donner la preuve, voici ! » Et il donna de tels détails à Kamaralzamân sur la nuit passée avec la jeune fille que le doute ne pouvait guère se produire. Et il ajouta : « Et cette jeune fille se nomme Boudour, et c’est la fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour. Et c’est ma sœur par l’allaitement ! »

À ces paroles, Kamaralzamân fut tellement soulagé de sa langueur qu’il sentit les forces lui revivifier l’âme ; et il se leva du lit et prit le bras de Marzaouân et lui dit : « Je vais partir tout de suite avec toi pour le pays du roi Ghaïour ! » Mais Marzaouân lui dit : « Il est un peu loin, et il te faut d’abord regagner tes forces complètement ! Puis nous irons ensemble là-bas, et toi seul guériras Sett Boudour ! »…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … et toi seul guériras Sett Boudour ! »

Sur ces entrefaites, le roi, poussé par la curiosité, rentra dans la salle et vit la figure rayonnante de son fils. Alors, de joie, sa respiration s’arrêta dans son gosier ; et cette joie arriva au délire quand il entendit son fils lui dire : « Je vais tout de suite m’habiller pour aller au hammam ! »

Alors le roi se jeta au cou de Marzaouân et l’embrassa, sans même songer à lui demander la recette du remède dont il s’était servi pour obtenir en si peu de temps un si grand résultat. Et aussitôt, après avoir comblé Marzaouân de cadeaux et d’honneurs, il ordonna d’illuminer toute la ville en signe de joie, distribua une prodigieuse quantité de robes d’honneur et de largesses à ses dignitaires et à tous les gens du palais et fit ouvrir les cachots et élargir tous les prisonniers. Et de la sorte toute la ville et tout le royaume furent dans la joie et le bonheur.

Lorsque Marzaouân jugea que la santé du prince était complètement rétablie, il le prit en particulier et lui dit : « C’est le moment de partir, puisque tu ne peux plus attendre. Fais donc tes préparatifs et allons-nous en ! » Il répondit : « Mais mon père ne me laissera pas partir ; car il m’aime tant que jamais il ne se résoudra à se séparer de moi ! Ya Allah ! Quelle sera alors ma désolation ! Sûrement je retomberai plus malade qu’avant ! » Mais Marzaouân répondit : « J’ai déjà prévu la difficulté ; et je ferai en sorte que rien ne nous retarde. Pour cela voici ce que j’ai imaginé : un mensonge bienfaisant. Tu diras au roi que tu as envie de respirer le bon air dans une partie de chasse de quelques jours en ma compagnie, que ta poitrine est bien rétrécie depuis le temps que tu gardes la chambre. Et sûrement le roi ne te refusera pas la permission ! »

À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit à l’extrême et alla sur-le-champ demander la permission à son père qui, en effet, pour ne point l’affliger, n’osa pas la lui refuser. Mais il lui dit : « Pour une nuit seulement ! Car ton absence, plus prolongée, me causerait un chagrin dont je mourrais ! » Puis le roi fit préparer pour son fils et Marzaouân deux magnifiques chevaux et six autres de relais, plus un dromadaire chargé des équipements et un chameau chargé des vivres et des outres d’eau.

Après quoi, le roi embrassa son fils Kamaralzamân et Marzaouân, et les recommanda l’un à l’autre, en pleurant ; et, après les adieux les plus touchants, les laissa s’éloigner de la ville avec tout leur campement.

Une fois hors des murs, les deux compagnons, pour donner le change aux palefreniers et aux conducteurs, firent semblant de chasser tout le jour ; et quand vint la nuit, ils firent dresser leurs tentes et mangèrent et burent et dormirent jusqu’à minuit. Alors Marzaouân réveilla doucement Kamaralzamân et lui dit : « Il faut profiter du sommeil de nos gens pour nous en aller ! » Ils montèrent donc chacun sur un des chevaux frais de relais et se mirent en route sans attirer l’attention.

Ils marchèrent de la sorte à une très bonne allure jusqu’à la pointe du jour. À ce moment Marzaouân arrêta son cheval et dit au prince : « Arrête-toi également et descends ! » Et lorsqu’il fut descendu, il lui dit : « Enlève vite ta chemise et ton caleçon ! » Et Kamaralzamân se dévêtit, sans réplique, de sa chemise et de son caleçon. Et Marzaouân lui dit : « Maintenant donne-les-moi et attends-moi un peu ! » Et il prit la chemise et le caleçon et s’éloigna jusqu’à un endroit où le chemin se divisait en quatre. Alors il prit un cheval qu’il avait eu la précaution de traîner derrière lui, et le mena au milieu d’une forêt qui s’étendait jusque-là et l’égorgea et teignit de son sang la chemise et le caleçon. Après quoi il revint à l’endroit où la route se partageait et jeta ces habits dans la poussière du chemin. Puis il revint vers Kamaralzamân qui l’attendait sans bouger et qui lui demanda : « Je voudrais bien savoir tes projets. » Il répondit : « Mangeons d’abord un morceau. » Ils mangèrent et burent, et Marzaouân dit alors au prince : « Voici ! Lorsque le roi verra s’écouler deux jours sans que tu sois de retour, et lorsque les conducteurs lui auront dit que nous sommes partis au milieu de la nuit, il enverra tout de suite à notre recherche des gens qui ne manqueront pas de voir, là où la route se divise en quatre, ta chemise et ton caleçon ensanglantés, et dans lesquels j’ai d’ailleurs pris la précaution de mettre quelques morceaux de viande de cheval et deux os cassés. Et de la sorte nul ne doutera qu’une bête sauvage t’ait dévoré et que moi j’aie pris la fuite de terreur. » Puis il ajouta : « Sans doute cette nouvelle effroyable sera un coup assommant pour ton père, mais aussi combien vive sera sa joie plus tard quand il apprendra que tu es vivant et marié à Sett Boudour ! » À ces paroles, Kamaralzamân ne trouva rien à répliquer et dit : « Ô Marzaouân, ton idée est excellente et ton stratagème ingénieux ! Mais comment ferons-nous pour les dépenses ? » Il répondit : « Qu’à cela ne tienne ! J’ai pris avec moi les plus belles pierreries, dont la moins précieuse vaut plus de deux cent mille dinars. »

Alors ils continuèrent à voyager de la sorte pendant un long espace de temps, jusqu’à ce qu’enfin leur apparût la ville du roi Ghaïour. Ils mirent alors leurs chevaux au grand galop et franchirent les murs et entrèrent par la grande porte des caravanes.

Kamaralzamân voulut aller tout de suite au palais ; mais Marzaouân lui dit de patienter encore et le mena au khân où descendaient les riches étrangers, et y resta avec lui trois jours pleins, pour que l’on fût bien reposé des fatigues du chemin. Et Marzaouân profita de ce temps pour faire confectionner à l’usage du prince un attirail complet d’astrologue, le tout en or et en matières précieuses ; il le conduisit ensuite au hammam et le vêtit, après le bain, de l’habit d’astrologue. Alors seulement, après lui avoir donné les instructions nécessaires, il le mena jusque sous le palais du roi et le quitta pour aller aviser la nourrice sa mère de son arrivée, afin qu’elle avertît la princesse Boudour.

Quant à Kamaralzamân, il s’avança jusque sous le portail du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… il s’avança jusque sous le portail du palais et, devant la foule massée sur la place et devant les gardes et les portiers, à haute voix il clama :

« Je suis l’astrologue notoire, le magicien digne de mémoire !

« Je suis la corde qui relève les rideaux les plus noirs et la clef qui ouvre les armoires et les tiroirs !

« Je suis la plume qui trace les caractères sur les amulettes et les grimoires !

« Je suis la main qui étend le sable divinatoire et tire la guérison du fond de l’écritoire !

« Je suis celui qui donne leurs vertus aux talismans, et qui obtient par la parole toutes les victoires !

« Je fais dévier les maladies vers les émonctoires ; je ne me sers ni d’inflammatoires, ni de vomitoires, ni de sternutatoires, ni d’infusoires, ni de vésicatoires !

« Je n’use que d’oraisons jaculatoires, de mots évocatoires, de formules propitiatoires, et j’obtiens ainsi des cures péremptoires et méritoires !

« Je suis le magicien notoire, digne de mémoire : accourez tous me voir ! Je ne demande ni pourboire ni obole rémunératoire ; car je fais tout pour la gloire ! »

Lorsque les habitants de la ville, les gardes et les portiers eurent entendu ce boniment, ils furent stupéfaits ; car depuis l’exécution sommaire des quarante médecins ils croyaient cette race-là éteinte, d’autant qu’ils n’avaient jamais plus revu de médecin ou de magicien.

Aussi ils entourèrent tous le jeune astrologue ; et, à la vue de sa beauté et de son teint si frais et de ses autres perfections, ils furent charmés et en même temps bien désolés ; car ils eurent peur qu’il ne subît le même traitement que ses prédécesseurs. Ceux qui étaient les plus proches du char recouvert de velours sur lequel il se tenait debout, le supplièrent de s’éloigner du palais et lui dirent : « Seigneur magicien, par Allah ! ne sais-tu donc pas le sort qui t’attend si tu t’attardes par ici ? Le roi va te faire appeler pour que tu essayes ta science sur sa fille. Malheur à toi ! tu subiras le sort de tous ceux-là dont la tête coupée est suspendue juste au-dessus de toi ! »

Mais à toutes leurs objurgations Kamaralzamân ne répondait qu’en criant plus haut :

« Je suis le magicien notoire, digne de mémoire ! Je n’emploie ni clysoirs, ni suspensoirs, ni fumigatoires ! vous tous ! venez me voir ! »

Alors tous les assistants, bien que convaincus de son savoir, ne tremblèrent pas moins de le voir échouer devant cette maladie sans espoir.

Ils se mirent donc à se frapper la main sur la paume de l’autre main, on se disant : « Quel dommage pour sa jeunesse ! »

Or, le roi, sur ces entrefaites, entendit le tumulte sur la place et vit la foule qui entourait l’astrologue. Il dit à son vizir : « Va vite me chercher celui-là ! » Et le vizir immédiatement s’exécuta.

Lorsque Kamaralzamân arriva dans la salle du trône, il baisa la terre entre les mains du roi et lui fit d’abord ainsi son compliment :

« En toi sont réunies les huit qualités qui obligent à se courber le front des plus sages :

« La science, la force, la puissance, la générosité, l’éloquence, la subtilité, la fortune et la victoire. »

Lorsque le roi Ghaïour eut entendu cette louange il fut charmé et regarda attentivement l’astrologue. Or, sa beauté était telle qu’il ferma un instant les yeux, puis les ouvrit et lui dit : « Viens t’asseoir à côté de moi ! » Puis il lui dit : « Vois-tu, mon enfant, tu serais bien mieux sans ces habits de médecin ! Et je serais vraiment bien heureux de te donner ma fille comme épouse si tu parvenais à la guérir ! Mais je doute fort de ta réussite ! Et comme j’ai juré que nul ne devait rester vivant après avoir vu le visage de la princesse, à moins qu’il ne l’ait obtenue comme épouse, je me verrais forcé à contrecœur de te faire subir le même sort que les quarante qui t’ont précédé ! Réponds-moi donc. Consens-tu aux conditions posées ? »

À ces paroles, Kamaralzamân dit : « Ô roi fortuné, je viens de si loin vers ce pays prospère pour exercer mon art et non pour me taire ! Je sais ce que je risque, mais je ne reviendrai pas en arrière ! » Alors le roi dit au chef eunuque : « Conduis-le chez la prisonnière, puisqu’il persévère ! »

Alors tous deux s’en allèrent chez la princesse, et l’eunuque voyant le jeune homme hâter le pas, lui dit : « Misère ! crois-tu vraiment que le roi sera ton beau-père ? » Kamaralzamân dit : « Je l’espère ! Et d’ailleurs je suis tellement sûr de mon affaire que je puis guérir la princesse d’ici même, pour montrer à toute la terre mon habileté et mon savoir-faire ! »

À ces paroles, l’eunuque, à la limite de l’étonnement, lui dit : « Comment ! peux-tu vraiment la guérir sans la voir ! Si cela est, quel mérite ne sera pas le tien ! » Kamaralzamân dit : « Bien que le désir de voir la princesse qui doit être mon épouse me pousse à pénétrer au plus vite chez elle, je préfère obtenir sa guérison en restant derrière le rideau de sa chambre. » Et l’eunuque lui dit : « La chose n’en sera que plus étonnante ! »

Alors Kamaralzamân s’assit par terre derrière le rideau de la chambre de Sett Boudour, tira de sa ceinture une feuille de papier et l’écritoire et écrivit la lettre suivante…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… tira de sa ceinture une feuille de papier et l’écritoire, et écrivit la lettre suivante :

« Ces lignes de la main de Kamaralzamân, fils du sultan Schahramân, roi des terres et des océans dans les pays musulmans aux îles de Khaledân,

« À Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, pour lui exprimer ses peines d’amour.

« Si je devais te dire, ô princesse, toute la brûlure de ce cœur que tu frappas, il n’y aurait guère sur la terre de roseaux assez durs pour tracer une chose si hardie sur le papier. Mais sache bien, ô ! adorable, que si l’encre venait à tarir, mon sang ne tarirait pas, et t’exprimerait par sa couleur ma flamme du dedans, cette flamme qui me consume depuis la nuit magicienne où dans le sommeil tu m’apparus et pour toujours me captivas !

« Voici sous ce pli la bague qui t’appartenait. Je te la renvoie comme la preuve certaine que c’est bien moi le brûlé de tes yeux, le jaune comme le safran, le bouillonnant comme le volcan, le secoué par les malheurs et l’ouragan, qui crie vers toi Amân, en signant de son nom, Kamaralzamân.

« Je loge en ville dans le Grand-Khân. »

Cette lettre écrite, Kamaralzamân la plia, y glissa adroitement la bague, et la cacheta, puis la remit à l’eunuque qui entra immédiatement la remettre à Sett Boudour, en lui disant : « Il y a là, ô ma maîtresse, derrière le rideau, un jeune astrologue si téméraire qu’il prétend guérir les gens sans les voir. Voici d’ailleurs ce qu’il m’a remis pour toi ! »

Or, à peine la princesse Boudour eut-elle ouvert la lettre qu’elle reconnut sa bague et poussa un grand cri ; puis, affolée, elle bouscula l’eunuque et courut écarter le rideau et, d’un coup d’œil, reconnut dans le jeune astrologue le bel adolescent à qui elle s’était donnée tout entière pendant son sommeil.

Aussi sa joie fut telle qu’elle faillit devenir cette fois réellement folle. Elle se jeta au cou de son amoureux, et tous deux s’embrassèrent comme deux pigeons longtemps séparés.

À cette vue, l’eunuque alla en toute hâte avertir le roi de ce qui venait de se passer, en lui disant : « Ce jeune astrologue est le plus savant de tous les astrologues. Il vient de guérir ta fille sans même la voir, en se tenant derrière le rideau, sans plus ! » Et le roi s’écria : « Est-ce bien vrai ce que tu me dis là ? » L’eunuque dit : « Ô mon maître, tu n’as qu’à venir constater la chose avec ton propre œil ! »

Alors le roi se rendit aussitôt dans l’appartement de sa fille, et vit qu’en effet la chose était réelle. Il en fut si réjoui qu’il baisa sa fille entre les deux yeux, car il l’aimait beaucoup ; et il embrassa également Kamaralzamân, puis lui demanda de quel pays il était. Kamaralzamân répondit : « Des îles de Khaledân, et je suis le fils même du roi Schahramân ! » Et il raconta au roi Ghaïour toute son histoire avec Sett Boudour !

Lorsque le roi eut entendu cette histoire, il s’écria : « Par Allah ! cette histoire est si étonnante et si merveilleuse que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle serait un sujet d’ébahissement à ceux qui la liraient avec attention ! » Et il la fit immédiatement écrire dans les annales par les scribes les plus habiles du palais pour qu’elle fût transmise de siècle en siècle à toutes les générations de l’avenir.

Aussitôt après, il fit venir le kâdi et les témoins et écrire sur l’heure le contrat de mariage de Sett Boudour avec Kamaralzamân. Et l’on fit décorer et illuminer la ville pendant sept nuits et sept jours ; et l’on mangea et l’on but et l’on se réjouit ; et Kamaralzamân et Sett Boudour furent au comble de leurs souhaits et s’entr’aimèrent pendant un long espace de temps, au milieu des fêtes, en bénissant Allah le Bienfaiteur !

Or, une nuit, après un festin où avaient été conviés les principaux notables des îles extérieures et des îles intérieures, et que Kamaralzamân avait usé d’une façon encore plus merveilleuse que de coutume des somptuosités de son épouse, il eut après cela, une fois endormi, un songe où il vit son père, le roi Schahramân, lui apparaître le visage baigné de larmes, et lui dire tristement :

« Est-ce ainsi que tu m’abandonnes, ya Kamaralzamân ? Regarde ! je vais mourir de douleur ! »

Alors Kamaralzamân se réveilla en sursaut, et réveilla également son épouse, et se mit à pousser de grands soupirs. Et Sett Boudour, anxieuse, lui demanda : « Qu’as-tu, ô mon œil ? Si tu as mal au ventre, je vais tout de suite te faire une décoction d’anis et de fenouil. Et si tu as mal à la tête, je vais te mettre sur le front des compresses de vinaigre. Et si tu as trop mangé hier au soir, je te mettrai sur l’estomac un pain chaud enveloppé dans une serviette et je te ferai boire un peu d’eau de roses mêlée à de l’eau de fleurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

»… et je te ferai boire un peu d’eau de fleurs mêlée à de l’eau de roses ! » Kamaralzamân répondit : « Il nous faut partir dès demain, ô Boudour, pour mon pays où le roi mon père est malade. Il vient de m’apparaître en songe et m’attend là-bas en pleurant ! » Boudour répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, bien qu’il fît encore nuit noire, elle se leva aussitôt et alla trouver son père, le roi Ghaïour, qui était dans son harem, et lui fit dire par l’eunuque qu’elle avait à lui parler.

Le roi Ghaïour, en voyant apparaître la tête de l’eunuque à cette heure-là, fut stupéfait et dit à l’eunuque : « Qu’as-tu à m’annoncer de désastreux, ô visage de goudron ! » L’eunuque répondit : « C’est la princesse Boudour qui désire te parler ! » Il répondit : « Attends que je mette mon turban. » Après quoi, il sortit et demanda à Boudour : « Ma fille, quelle espèce de poivre as-tu donc avalée pour être à cette heure en mouvement ? » Elle répondit : « Ô mon père, je viens te demander la permission de partir dès l’aube pour le pays de Khaledân, royaume du père de mon époux Kamaralzamân ! » Il dit : « Je ne m’y oppose nullement, pourvu que tu reviennes au bout d’un an. » Elle dit : « Certainement ! » Et elle remercia son père de la permission en lui baisant la main, et appela Kamaralzamân qui le remercia également.

Or, dès le lendemain, à l’aube, les préparatifs étaient faits, et les chevaux harnachés, et les dromadaires et les chameaux chargés. Alors le roi Ghaïour fit ses adieux à sa fille Boudour et la recommanda beaucoup à son époux ; puis il leur fit cadeau de nombreux présents en or et en diamants, et les accompagna pendant un certain temps. Après quoi il revint vers la ville, non sans leur avoir encore fait ses dernières recommandations, en pleurant, et les laissa continuer leur chemin.

Alors Kamaralzamân et Sett Boudour, après les larmes des adieux, ne songèrent plus qu’à la joie de voir le roi Schahramân. Et ils voyagèrent de la sorte le premier jour, puis le second jour et le troisième jour, et ainsi de suite jusqu’au trentième jour. Ils arrivèrent alors à une prairie fort agréable qui les tenta si bien qu’ils y firent dresser le campement pour s’y reposer un jour ou deux. Et lorsque sa tente fut prête, dressée pour elle à l’ombre d’un palmier, Sett Boudour, fatiguée, y entra aussitôt, mangea un morceau, et ne tarda pas à s’endormir.

Lorsque Kamaralzamân eut fini de donner ses ordres et de faire dresser les autres tentes beaucoup plus loin, pour qu’ils pussent jouir à eux deux du silence et de la solitude, il pénétra à son tour dans la tente et vit sa jeune épouse endormie. Et cette vue lui rappela la première nuit miraculeuse passée avec elle dans la tour.

En effet Sett Boudour, à ce moment, était étendue sur le tapis de la tente, la tête posée sur un oreiller de soie écarlate. Elle n’avait sur elle qu’une chemise couleur d’abricot, en gaze fine, ainsi que l’ample caleçon en étoffe de Mossoul. Et la brise entr’ouvrait de temps en temps la chemise légère jusqu’au nombril ; et, de la sorte, tout le beau ventre apparaissait blanc comme neige, avec, dans les endroits délicats, des fossettes assez larges pour contenir chacune une once de noix muscades.

Aussi Kamaralzamân charmé ne put faire autrement que de se rappeler d’abord ces vers délicieux du poète :

« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claire est comme l’aurore, et tes yeux tels les cieux marins.

« Quand ton corps vêtu de narcisses et de roses, s’étire debout ou s’allonge délié, ne l’égalerait le palmier qui croit en Arabie.

« Quand tes fins cheveux où brillent les pierreries retombent massifs ou se déploient légers, nulle soie ne vaudrait leur tissu naturel ! »

Puis il se rappela également ce poème admirable qui acheva de le transporter à la limite de l’extase :

« Dormeuse ! L’heure est magnifique où les palmes étalées boivent la clarté. Midi est sans haleine ! Un frelon d’or suce une rose en pâmoison ! Tu rêves. Tu souris ! Ne bouge plus…

« Ne bouge plus ! Ta peau délicate et dorée colore de ses reflets la gaze diaphane ; et les rais du soleil, victorieux des palmes, te pénètrent, ô diamants et t’éclairent au travers. Ah ! ne bouge plus…

« Ne bouge plus ! Mais laisse ainsi tes seins respirer qui s’élèvent et s’abaissent comme les vagues de la mer. Ô ! tes seins neigeux ! Que je les hume telle l’écume marine et le sel blanchissant. Ah ! Laisse tes seins respirer…

« Laisse tes seins respirer ! Le ruisseau rieur réprime son rire ; le frelon sur la fleur arrête son fredon ; et mon regard brûle les deux grains grenats de raisin de tes seins. Ô ! laisse brûler mes yeux…

« Laisse brûler mes yeux ! Mais que mon cœur s’épanouisse, sous les palmes fortunées, de ton corps macéré dans les roses et le santal, de tout le bienfait de la solitude et de la fraîcheur du silence ! »

Après s’être récité ces vers, Kamaralzamân se sentit brûler du désir de son épouse endormie, dont il ne pouvait se lasser, de même que le goût frais de l’eau pure est toujours délicieux au palais de l’altéré. Il se pencha donc sur elle et lui dénoua le cordon de soie qui retenait son caleçon ; et il tendait déjà la main vers l’ombre chaude des cuisses, quand il sentit un petit corps dur rouler sous ses doigts. Il le retira et vit que c’était une cornaline qui était attachée à un fil de soie juste au-dessus du vallon des roses. Et Kamaralzamân fut extrêmement étonné et pensa en lui-même : « Si cette cornaline n’avait pas des vertus extraordinaires, et si ce n’était pas un objet très cher aux yeux de Boudour, Boudour ne l’aurait point conservée si jalousement et cachée juste à l’endroit le plus précieux de son corps ! C’est pour n’être jamais obligée de s’en séparer ! Sûrement c’est son frère Marzaouân, le magicien, qui a dû lui donner cette pierre, pour la préserver du mauvais œil et des avortements ! »

Puis Kamaralzamân, avant de pousser plus loin les caresses commencées, fut tenté tellement de mieux examiner la pierre, qu’il dénoua la soie qui la retenait, la prit et sortit de la tente pour la regarder à la lumière. Et il vit que cette cornaline, taillée sur quatre faces, était gravée de caractères talismaniques et de figures inconnues. Et comme il la tenait à la hauteur de son œil, pour en mieux considérer les détails, un grand oiseau soudain fondit du haut des airs et, dans une volte rapide comme l’éclair, la lui arracha de la main.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… et, dans une volte rapide comme l’éclair, la lui arracha de la main. Puis il alla se poser, un peu plus loin, sur la cime d’un grand arbre, et le regarda, immobile et narquois, en tenant au bec le talisman.

À cet accident désastreux, la stupeur de Kamaralzamân fut si profonde qu’il ouvrit la bouche et resta quelques instants sans pouvoir bouger ; car devant ses yeux passa toute la douleur dont il voyait déjà Boudour affligée en apprenant la perte d’une chose qui devait sans doute lui être si chère. Aussi Kamaralzamân, revenu de son saisissement, n’hésita pas à prendre sa résolution. Il ramassa donc un caillou et courut vers l’arbre où se tenait perché l’oiseau. Il arriva à la distance nécessaire pour lancer la pierre sur le ravisseur, et il levait le bras pour le viser, quand l’oiseau sauta de l’arbre et alla se percher sur un second arbre un peu plus éloigné. Alors Kamaralzamân se mit à sa poursuite, et l’oiseau déguerpit et alla sur un troisième arbre. Et Kamaralzamân se dit : « Il a dû voir dans ma main la pierre. Je vais la jeter pour lui montrer que je ne veux pas le blesser. » Et il jeta la pierre loin de lui.

Lorsque l’oiseau vit Kamaralzamân jeter ainsi la pierre, il descendit à terre, mais à une certaine distance tout de même. Et Kamaralzamân se dit : « Le voilà qui m’attend ! » Et il s’en approcha vivement ; et comme il allait le toucher de la main, l’oiseau sauta un peu plus loin ; et Kamaralzamân sauta derrière lui. Et l’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et l’oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et ainsi de suite pendant des heures et des heures, de vallée en vallée, et de colline en colline, jusqu’à la tombée de la nuit. Alors Kamaralzamân s’écria : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Tout-Puissant ! » et il s’arrêta, hors d’haleine. Et l’oiseau également s’arrêta, mais un peu plus loin, sur le sommet d’un monticule.

À ce moment, Kamaralzamân se sentit le front moite, encore plus de désespoir que de fatigue, et délibéra s’il ne devait pas plutôt retourner au campement. Mais il se dit : « Ma bien-aimée Boudour serait capable de mourir de chagrin si je lui annonçais la perte sans recours de ce talisman aux vertus pour moi si inconnues, mais qu’elle doit tenir pour essentielles. Et puis si je retournais, maintenant que tes ténèbres sont si épaisses, je risquerais fort de m’égarer ou d’être attaqué par les bêtes de la nuit. » Alors abîmé dans ces pensées désolantes, il ne sut plus quel parti prendre et, dans sa perplexité, il s’étendit à terre à la limite de l’anéantissement.

Il ne cessa pourtant pas d’observer l’oiseau dont les yeux brillaient étrangement dans la nuit ; et chaque fois qu’il faisait un geste ou qu’il se levait dans la pensée de le surprendre, l’oiseau battait des ailes et lançait un cri pour lui dire qu’il le voyait. Aussi Kamaralzamân, succombant à la fatigue et à l’émotion, se laissa jusqu’au matin aller au sommeil.

À peine réveillé, Kamaralzamân, décidé coûte que coûte à attraper l’oiseau ravisseur, se remit à sa poursuite ; et la même course recommença, mais avec aussi peu de succès que la veille. Et Kamaralzamân, le soir venu, se donna de grands coups en s’écriant : « Je le poursuivrai tant qu’il me restera un souffle de vie ! » Et il ramassa quelques plantes et quelques herbes et s’en contenta pour toute nourriture. Et il s’endormit, guetteur de l’oiseau, et guetté lui-même par les yeux qui brillaient dans la nuit.

Or, le lendemain, les mêmes poursuites eurent lieu, et cela jusqu’au dixième jour, depuis le matin jusqu’au soir ; mais, au matin du onzième jour, attiré toujours par le vol de l’oiseau, il arriva aux portes d’une ville située sur la mer.

À ce moment, le grand oiseau s’arrêta ; il déposa la cornaline talismanique devant lui, poussa trois cris qui signifiaient « Kamaralzamân », reprit la cornaline dans son bec, s’éleva dans les airs, et monta toujours en s’éloignant et disparut sur la mer.

À cette vue, Kamaralzamân fut dans une rage telle qu’il se jeta à terre, le visage sur le sol, et pleura longtemps, secoué par les sanglots.

Au bout de plusieurs heures de cet état d’angoisse, il se décida à se lever et alla au ruisseau qui coulait près de là se laver les mains et le visage et faire ses ablutions ; puis il s’achemina vers la ville en songeant à la douleur de sa bien-aimée Boudour et à toutes les suppositions qu’elle devait faire sur sa disparition et celle du talisman ; et il se récitait des poèmes sur la séparation et les peines d’amour, dont celui-ci entre mille :

« Pour ne point écouter les envieux qui me blâmaient, qui me disaient : « Tu subis ton sort, ô toi qui aimes un être trop beau ! Quand on est beau, comme il est, on se préfère à tout amour ! »

« Pour ne point les écouter, j’ai bouché toutes les ouvertures de mes oreilles, et je leur ai dit : « Je l’ai choisi entre mille, c’est vrai ! Quand la destinée nous tient sous sa puissance, nos yeux deviennent aveugles et notre choix se fait dans les ténèbres ! »

Puis Kamaralzamân franchit les portes et entra dans la ville. Il se mit à marcher par les rues sans qu’aucun des nombreux habitants qu’il croisait le regardât avec affabilité, comme le font les musulmans à l’égard des étrangers. Aussi il continua son chemin et arriva de la sorte à la porte opposée de la ville, par où l’on sortait pour aller aux jardins.

Comme il trouva ouverte la porte d’un jardin plus vaste que les autres, il entra et vit venir à lui le jardinier qui, le premier, le salua en se servant de la formule des musulmans. Et Kamaralzamân lui rendit son souhait de paix, et respira d’aise en entendant parler arabe. Et, après l’échange des salams, Kamaralzamân demanda au vieillard : « Mais qu’ont-ils, tous ces habitants, à avoir une figure si farouche et une froideur d’allures si glaçante et si peu hospitalière ? » Le bon vieillard répondit : « Qu’Allah soit béni, mon enfant, pour t’avoir tiré sans dommage de leurs mains ! Les gens qui habitent cette ville sont des envahisseurs venus des pays noirs de l’Occident ; ils sont venus par mer, un jour, ont débarqué ici à l’improviste et ont massacré tous les musulmans qui habitaient notre ville. Ils adorent des choses extraordinaires et incompréhensibles, parlent un langage obscur et barbare, et mangent des choses pourries qui sentent mauvais, par exemple le fromage pourri et le gibier faisandé ; et ils ne se lavent jamais ; car, à leur naissance, des hommes fort laids et vêtus de noir leur arrosent le crâne avec de l’eau, et cette ablution, accompagnée de gestes étranges, les dispense de toutes autres ablutions durant le reste de leurs jours. Aussi ces gens, pour ne jamais être tentés de se laver, ont commencé par détruire les hammams et les fontaines publiques ; et ils ont construit sur leur emplacement des boutiques tenues par des putains qui vendent, en guise de boisson, un liquide jaune avec de l’écume qui doit être de l’urine fermentée, ou pis encore ! Quant à leurs épouses, ô mon fils, c’est la calamité la plus abominable ! Comme leurs hommes, elles ne se lavent guère, mais elles se blanchissent seulement la figure avec de la chaux éteinte et des coquilles d’œufs pulvérisées ; de plus, elles ne portent point de linge, ni de caleçon qui puisse les garantir, par en bas, contre la poussière du chemin. Aussi leur approche, mon fils, est-elle pestilentielle ; et le feu de l’enfer ne suffirait pas pour les nettoyer ! Voilà, ô mon fils, au milieu de quelles gens je termine une existence que j’ai eu grand’peine à sauver du désastre. Car, tel que tu me vois, je suis le seul musulman ici encore en vie ! Mais remercions le Très-Haut qui nous a fait naître dans une croyance aussi pure que le ciel d’où elle nous est venue ! »

Ayant dit ces paroles, le jardinier jugea, à la mine fatiguée du jeune homme, qu’il devait avoir besoin de nourriture, le conduisit à sa modeste maison, au fond du jardin, et, de ses propres mains, lui donna à manger et à boire. Après quoi il l’interrogea discrètement sur l’événement qui motivait son arrivée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… l’événement qui motivait son arrivée.

Kamaralzamân, ému de reconnaissance pour la générosité du jardinier, ne lui déguisa rien de toute son histoire, et termina son récit en fondant en larmes.

Le vieillard fit de son mieux pour le consoler et lui dit : « Mon enfant, la princesse Boudour a dû certainement te précéder au royaume de ton père, le pays de Khaledân. Ici, dans ma maison, tu trouveras chaleur d’affection, asile et repos, jusqu’à ce qu’un jour Allah envoie un navire qui puisse te transporter à l’île la plus proche d’ici et qu’on nomme l’île d’Ebène. Et alors de l’île d’Ébène jusqu’au pays de Khaledân la distance n’est pas bien grande, et tu trouveras là beaucoup de navires pour t’y transporter. Je vais donc dès aujourd’hui me rendre au port, et tous les jours je recommencerai, jusqu’à ce que je voie un marchand qui consente à faire avec toi le voyage à l’île d’Ébène ; car pour en trouver un qui veuille aller jusqu’au pays de Khaledân, il faudrait des années et des années ! »

Et le jardinier ne manqua pas de faire comme il avait dit ; mais des jours et des mois se passèrent sans qu’il pût trouver un navire en partance pour l’île d’Ébène.

Et voilà pour Kamaralzamân !

Mais pour ce qui est de Sett Boudour, il lui arriva des choses si merveilleuses et si étonnantes, ô Roi fortuné, que je me hâte de revenir à elle. Voici !

En effet, lorsque Sett Boudour se réveilla, son premier mouvement fut d’ouvrir les bras pour serrer contre elle Kamaralzamân. Aussi son étonnement fut-il très vif de ne le point trouver à côté d’elle ; et sa surprise fut extrême de constater que son caleçon à elle était dénoué et que le cordon de soie avait disparu avec la cornaline talismanique. Mais elle pensa que Kamaralzamân, qui ne l’avait pas encore vue, avait dû l’emporter dehors pour la mieux regarder. Et elle attendit patiemment.

Lorsque, au bout d’un certain temps, elle vit que Kamaralzamân ne revenait pas, elle commença à s’inquiéter fort, et fut bientôt dans une affliction inconcevable. Et lorsque le soir fut venu sans amener le retour de Kamaralzamân, elle ne sut plus que penser de cette disparition, mais elle se dit : « Ya Allah ! Quelle chose assez extraordinaire a pu ainsi obliger Kamaralzamân à s’éloigner, lui qui ne peut s’absenter une heure loin de moi ! Mais comment se fait-il qu’il ait également emporté le talisman ? Ah ! maudit talisman, tu es la cause de notre malheur. Et toi, maudit Marzaouân, mon frère, qu’Allah te confonde de m’avoir fait cadeau d’une chose si funeste ! »

Mais quand Sett Boudour vit, au bout de deux jours, que son époux ne revenait pas, au lieu de s’affoler comme toute femme l’eût fait en pareille circonstance, elle trouva dans le malheur une fermeté dont les personnes de son sexe sont d’ordinaire bien dénuées. Elle ne voulut rien dire à personne au sujet de cette disparition, de peur d’être trahie ou mal servie par ses esclaves ; elle enfonça sa douleur dans son âme, et défendit à la jeune suivante qui la servait d’en rien dire. Puis, comme elle savait combien sa ressemblance était parfaite avec Kamaralzamân, elle quitta aussitôt ses habits de femme, et prit dans la caisse les effets de Kamaralzamân, et commença à s’en vêtir.

Elle mit d’abord une belle robe rayée, bien ajustée à la taille et laissant le cou dégagé ; elle s’entoura d’une ceinture en filigrane d’or où elle passa un poignard à poignée de jade incrustée de rubis ; elle s’enveloppa la tête d’un foulard de soie multicolore qu’elle serra autour de son front avec une triple corde en poil soyeux de jeune chameau et, ces préparatifs faits, elle prit un fouet à la main, se cambra les reins et ordonna à sa jeune esclave de s’habiller des vêtements qu’elle venait elle-même de quitter et de marcher derrière elle. De la sorte tout le monde, en voyant la suivante, pouvait se dire : « C’est Sett Boudour ! » Elle sortit alors de la tente et donna le signal du départ.

Sett Boudour, déguisée de la sorte en Kamaralzamân, se mit à voyager, suivie de son escorte, pendant des jours et des jours, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée devant une ville située sur le bord de la mer.

Elle fit alors dresser les tentes aux portes de la ville et demanda : « Quelle est cette ville ? » On lui répondit : « C’est la capitale de l’île d’Ébène. » Elle demanda : « Et quel en est le roi ? » On lui répondit : « Il s’appelle le roi Armanos. » Elle demanda : « A-t-il des enfants ? » On lui répondit : « Il n’a qu’une fille unique, la plus belle vierge du royaume, et son nom est Haïat-Alnefous…[3]

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … la plus belle vierge du royaume, et son nom est Haïat-Alnefous ! »

Alors Sett-Boudour envoya un courrier porteur d’une lettre au roi Armanos, pour lui annoncer son arrivée ; et dans cette lettre elle se faisait toujours passer pour le prince Kamaralzamân, fils du roi Schahramân, maître du pays de Khaledân.

Lorsque le roi Armanos eut appris cette nouvelle, comme il avait toujours eu les meilleurs rapports avec le puissant roi Schahramân, il fut heureux de pouvoir faire les honneurs de sa ville au prince Kamaralzamân. Aussitôt, suivi d’un cortège composé des principaux de sa cour, il alla vers les tentes, au-devant de Sett Boudour et la reçut avec tous les égards et les honneurs qu’il croyait rendre au fils d’un roi ami. Et, malgré les hésitations de Boudour qui essayait de ne pas accepter le logement qu’il lui offrait gracieusement au palais, le roi Armanos la décida à l’accompagner. Et ils firent ensemble leur entrée en ville, solennellement. Et, trois jours durant, des festins magnifiques régalèrent toute la cour, avec une somptuosité extraordinaire.

Alors seulement le roi Armanos se réunit avec Sett Boudour pour lui parler de son voyage et lui demander ce qu’elle comptait faire. Or, ce jour-là, Sett Boudour, toujours sous le déguisement de Kamaralzamân, était allée au hammam du palais, où elle n’avait voulu accepter les services d’aucun masseur. Et elle en était sortie si miraculeusement belle et si brillante, et ses charmes avaient un attrait tellement surnaturel sous cet aspect d’adolescent, que tout le monde, sur son passage, s’arrêtait de respirer et bénissait le Créateur.

Donc le roi Armanos vint s’asseoir à côté de Sett Boudour et causa avec elle pendant un long espace de temps. Et il fut tellement subjugué par ses charmes et son éloquence qu’il lui dit : « Mon fils, en vérité, c’est Allah lui-même qui t’envoie dans mon royaume, pour que tu sois la consolation de mes vieux jours et me tiennes lieu de fils à qui je puisse léguer mon trône ! Veux-tu donc, mon enfant, m’accorder cette consolation, en acceptant de te marier avec ma fille unique Haïat-Alnefous ? Nul au monde n’est aussi digne que toi de ses destinées et de sa beauté ! Elle vient à peine d’être nubile, car le mois dernier elle est entrée dans sa quinzième année. C’est une fleur exquise que j’aimerais te voir respirer ! Accepte-la, mon fils, et tout de suite j’abdique en ta faveur le trône dont mon grand âge ne me permet plus de supporter les fatigantes charges ! »

Cette proposition, et cette offre généreuse si spontanée jetèrent la princesse Boudour dans un embarras fort gênant. Elle ne sut d’abord que faire pour ne point trahir le trouble qui l’agitait ; et elle baissa les yeux et réfléchit un bon moment, tandis qu’une sueur froide lui glaçait le front. Elle pensa en elle-même : « Si je lui répondais que je suis déjà, en tant que Kamaralzamân, marié avec Sett Boudour, il me répondrait que le Livre permet quatre femmes légitimes ; si je lui disais la vérité sur mon sexe, il serait capable de me forcer à me marier avec lui ; ou bien encore la nouvelle serait connue de tout le monde et j’en aurais une grande honte ; si je refusais cette offre paternelle, son affection se changerait en haine farouche contre moi, et il serait capable, une fois que j’aurais quitté son palais, de me tendre des embûches pour me faire périr. Il vaut donc mieux accepter la proposition, en laissant s’accomplir la destinée ! Et qui sait ce que l’insondable me cache ? En tout cas, en devenant roi, j’aurai acquis un royaume fort beau pour le céder à Kamaralzamân, à son retour. Mais pour ce qui est de la consommation de l’acte avec la jeune Haïat-Alnefous, mon épouse, il y aurait peut-être moyen ; je réfléchirai. »

Donc elle releva la tête et, le visage coloré d’une rougeur que le roi attribua à une modestie et à un embarras compréhensibles chez un adolescent si candide, elle répondit : « Je suis le fils soumis qui répond par l’ouïe et l’obéissance au moindre des souhaits de son roi ! »

À ces paroles, le roi Armanos fut à la limite de l’épanouissement et voulut que la cérémonie du mariage eût lieu le jour même. Il commença par abdiquer le trône en faveur de Kamaralzamân, devant tous ses émirs, ses notables, ses officiers et ses chambellans ; il fit annoncer cet événement à toute la ville par les crieurs publics, et dépêcha des courriers par tout son empire pour annoncer la chose aux populations.

Alors une fête sans précédent fut organisée en un clin d’œil dans la ville et dans le palais, et, au milieu des cris de joie et au son des fifres et des cymbales, fut écrit le contrat de mariage du nouveau roi avec Haïat-Alnefous.

Le soir venu, la vieille reine, entourée de ses suivantes qui poussaient des « lu-lu-lu » de joie, amena la jeune épousée Haïat-Alnefous à Sett Boudour, dans son appartement : car elles la prenaient toujours pour Kamaralzamân. Et Sett Boudour, sous son aspect de roi adolescent, s’avança gentiment vers son épouse et lui releva, pour la première fois, la voilette du visage.

Alors toutes les assistantes, à la vue de ce couple si beau, furent si captivées qu’elles en pâlirent de désir et d’émoi.

La cérémonie terminée, la mère de Haïat-Alnefous et toutes les suivantes, après avoir formulé des milliers de vœux de félicité et après avoir allumé tous les flambeaux, se retirèrent discrètement et laissèrent les nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… les nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale.

Sett Boudour fut charmée de l’aspect plein de fraîcheur de la jeune Haïat-Alnefous, et, d’un coup d’œil rapide, elle la jugea vraiment désirable avec ses grands yeux noirs effarés, son teint limpide, ses petits seins qui se dessinaient enfantins sous la gaze. Et Haïat-Alnefous sourit timidement d’avoir plu à son époux, bien qu’elle tremblât d’émotion contenue et baissât les yeux, osant à peine bouger sous ses voiles et ses pierreries. Et elle aussi avait pu tout de même remarquer la beauté souveraine de cet adolescent aux joues vierges de poil qui lui paraissait plus parfait que les plus belles filles du palais. Aussi ce ne fut point sans être remuée dans tout son être qu’elle le vit tout doucement s’approcher et s’asseoir à côté d’elle sur le grand matelas étendu sur les tapis.

Sett Boudour prit les petites mains de la fillette dans ses mains et se pencha lentement et la baisa sur la bouche. Et Haïat-Alnefous n’osa pas lui rendre ce baiser si délicieux, mais ferma les yeux complètement et poussa un soupir de félicité profonde. Et Sett Boudour lui prit la tête dans la courbe de ses bras, l’appuya contre sa poitrine, et, à mi-voix, lui chanta doucement des vers d’un rythme si berceur que l’enfant peu à peu s’assoupit avec, sur les lèvres, un sourire heureux.

Alors Sett Boudour lui enleva ses voiles et ses ornements, la coucha, et s’étendit près d’elle en la prenant dans ses bras. Et toutes deux s’endormirent ainsi jusqu’au matin.

À peine réveillée, Sett Boudour, qui s’était couchée avec presque tous ses vêtements et même avec son turban, se hâta de faire promptement de sommaires ablutions, vu qu’elle prenait ailleurs des bains nombreux en secret pour ne pas se trahir, s’orna de ses attributs royaux, et alla à la salle de justice recevoir les hommages de toute la cour, régler les affaires, supprimer les abus, nommer et destituer. Entre autres suppressions qu’elle jugea urgentes, elle abolit les octrois, les douanes et les prisons, et distribua de grandes largesses aux soldats, au peuple et aux mosquées. Aussi l’aimèrent beaucoup tous ses nouveaux sujets et firent des vœux pour sa prospérité et sa longue vie.

Quant au roi Armanos et à son épouse, ils se hâtèrent d’aller prendre des nouvelles de leur fille Haïat-Alnefous, et lui demandèrent si son époux avait été bien gentil, et si elle n’était pas trop fatiguée ; car ils ne voulaient pas d’abord l’interroger sur la question la plus importante. Haïat-Alnefous répondit : « Mon époux a été délicieux ! Il m’a baisée sur la bouche, et je me suis endormie dans ses bras, au rythme des chansons ! Ah ! comme il est gentil ! » Alors Armanos dit ; « C’est là tout ce qui s’est passé, ma fille ? » Elle répondit : « Mais oui ! » Et la mère demanda : « Alors tu ne t’es même pas complètement déshabillée ? » Elle répondit : « Mais non ! » Alors le père et la mère se regardèrent, mais ne dirent plus rien ; puis ils s’en allèrent. Et voilà pour eux !

Quant à Sett Boudour, une fois les affaires terminées, elle rentra dans son appartement retrouver Haïat-Alnefous, et lui demanda : « Que t’ont-ils dit, ma gentille, ton père et ta mère ? » Elle répondit : « Ils m’ont demandé pourquoi je ne m’étais pas déshabillée ! » Boudour répondit : « Qu’à cela ne tienne ! Je vais tout de suite t’y aider ! » Et, pièce par pièce, elle lui enleva tous ses vêtements, y compris la dernière chemise, et la prit toute nue dans ses bras et s’étendit avec elle sur le matelas.

Alors, bien doucement, Boudour déposa un baiser sur les beaux yeux de l’enfant, et lui demanda : « Haïat-Alnefous, mon agneau, dis-moi, aimes-tu beaucoup les hommes ? » Elle répondit : « Je n’en ai jamais vu, excepté, bien entendu, les eunuques du palais. Mais il paraît que ce ne sont que des demi-hommes seulement ! Que leur manque-t-il donc pour être complets ? » Boudour répondit : « Juste ce qui te manque à toi, mon œil ! » Haïat-Alnefous, surprise, répondit : « À moi ? Et que me manque-t-il, par Allah ? » Boudour répondit : « Un doigt ! » À ces paroles, la petite Haïat-Alnefous, épouvantée, lança un cri étouffé et sortit ses deux mains de dessous la couverture et étendit ses dix doigts en les regardant avec des yeux dilatés par la terreur. Mais Boudour la serra contre elle et la baisa dans les cheveux et lui dit : « Par Allah ! ya Haïat-Alnefous, je plaisantais seulement ! » Et elle continua à la couvrir de baisers jusqu’à ce qu’elle l’eût complètement calmée. Alors elle lui dit : « Ma gentille, embrasse-moi ! » Et Haïat-Alnefous approcha ses lèvres fraîches des lèvres de Boudour, et toutes deux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’au matin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… et toutes deux, ainsi enlacées, s’endormirent jusqu’au matin.

Alors Boudour sortit présider aux affaires du royaume ; et le père et la mère de Haïat-Alnefous entrèrent prendre des nouvelles de leur fille.

Le roi Armanos, le premier, demanda : « Eh bien, mon enfant, qu’Allah soit béni ! Je te vois encore sous la couverture ! N’es-tu pas trop brisée ? »

Elle répondit : « Mais pas du tout ! Je me suis bien reposée dans les bras de mon bel époux, qui cette fois m’a mise toute nue et m’a baisée sur tout le corps par petits baisers délicats. Ya Allah ! que c’était délicieux ! J’avais partout des fourmillements nombreux et des frissons ! Pourtant il m’a bien fait peur un moment en me disant qu’il me manquait un doigt ! Mais il plaisantait seulement. Aussi ses caresses m’ont-elles ensuite donné tant de plaisir, et ses mains étaient si douces sur ma peau nue, et ses lèvres sur mes lèvres je les sentais si chaudes et si pleines que je me suis ainsi oubliée jusqu’au matin, me croyant au paradis ! »

Alors la mère lui demanda : « Mais où sont les serviettes ? As-tu perdu beaucoup de ton sang, ma chérie ? » Et la jeune fille, étonnée, répondit ; « Je n’ai rien perdu du tout ! »

À ces paroles, le père et la mère, à la limite du désespoir, se frappèrent le visage, en s’écriant : « Ô notre honte ! ô notre malheur ! Pourquoi ton époux nous méprise-t-il, et te dédaigne-t-il à ce point ?

Puis le roi peu à peu entra dans une grande colère et se retira en criant à son épouse d’une voix assez forte qui fut entendue de la petite : « Si la nuit prochaine Kamaralzamân ne remplit pas son devoir en prenant la virginité de notre fille et en sauvant ainsi notre honneur à tous, je saurai bien châtier son indignité ! Je le chasserai du palais, après l’avoir fait descendre du trône que je lui ai donné, et je ne sais même si je ne lui infligerai pas un châtiment encore plus terrible ! » Ayant dit ces paroles, le roi Armanos sortit de la chambre de sa fille consternée, suivi de son épouse dont le nez s’allongeait jusqu’à ses pieds.

Aussi lorsque, la nuit venue, Sett Boudour fut entrée dans la chambre de Haïat-Alnefous, elle la trouva toute triste, la tête enfouie dans les coussins et secouée par des sanglots. Elle s’approcha d’elle et la baisa sur le front, lui essuya les larmes et l’interrogea sur le sujet de sa peine ; et Haïat-Alnefous lui dit d’une voix émue : « Ô mon seigneur aimé, mon père veut te reprendre le trône qu’il t’a donné et te renvoyer du palais ; et je ne sais ce qu’il veut encore te faire ! Et tout cela parce que tu ne veux pas prendre ma virginité, et sauver ainsi l’honneur de son nom et de sa race ! Il veut absolument que la chose soit faite cette nuit même ! Et moi, ô mon maître bien-aimé, si je te dis cela, ce n’est point pour te pousser à prendre ce que tu dois prendre, mais pour te garantir du danger dont il te menace. Car toute la journée je n’ai fait que pleurer en pensant à la vengeance que mon père prémédite contre toi ! Ah ! de grâce, hâte-toi de ravir ma virginité, et de faire en sorte, comme le veut ma mère, que les serviettes blanches deviennent toutes rouges ! Et moi je me confie entièrement à ton savoir, et je mets mon corps et toute mon âme entre tes mains ! Mais c’est à toi de décider ce qu’il me faut faire pour cela ! »

À ces paroles, Sett Boudour se dit : « C’est le moment ! Je vois bien qu’il n’y a plus moyen de différer ! Je mets ma foi en Allah ! » Et elle dit à la jeune fille : « Mon œil, m’aimes-tu beaucoup ? » Elle répondit : « Comme le ciel ! » Boudour la baisa sur la bouche et lui demanda : « Combien encore ? » Elle répondit, déjà frissonnante sous le baiser : « Je ne sais pas ! Mais beaucoup ! » Elle lui demanda encore : « Puisque tu m’aimes tant que cela, aurais-tu été heureuse si, au lieu d’être ton époux, j’avais été seulement ton frère ? » L’enfant battit des mains et répondit : « Je serais morte de bonheur ! » Boudour dit : « Et si j’avais été, ma gentille, non pas ton frère, mais ta sœur ; si j’avais été comme toi une jeune fille, au lieu d’être un jeune homme, m’aurais-tu autant aimée ? » Haïat-Alnefous dit : « Encore plus, parce que j’aurais été toujours avec toi, j’aurais toujours joué avec toi, couché dans le même lit que toi, sans que nous nous séparions jamais ! » Alors Boudour attira la jeune fille tout contre elle et lui couvrit les yeux de baisers et lui dit : « Eh bien, Haïat-Alnefous, serais-tu capable de garder pour toi seule un secret, et de me donner ainsi une preuve de ton amour ? » La jeune fille s’écria : « Puisque je t’aime, tout m’est facile ! »

Alors Boudour prit l’enfant dans ses bras et la tint sous ses lèvres à en perdre toutes deux la respiration, puis elle se leva, toute droite, et dit : « Regarde-moi, Haïat-Alnefous, et sois donc ma sœur ! »

Et, en même temps, d’un geste rapide elle entr’ouvrit sa robe, depuis le col jusqu’à la ceinture, et fit saillir deux seins éclatants couronnés de leurs roses ; puis elle dit : « Comme toi, ma chérie, je suis femme, tu le vois ! Et si je me suis déguisée en homme, c’est à la suite d’une aventure étrange extrêmement et que je vais te raconter sans retard ! »

Alors elle s’assit de nouveau, prit la jeune fille sur ses genoux et lui narra toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Lorsque la petite Haïat-Alnefous eut entendu cette histoire, elle fut à la limite de l’émerveillement et, comme elle était toujours assise dans le sein de Sett Boudour, elle lui prit le menton dans sa petite main et lui dit : « Ô ma sœur, quelle vie délicieuse nous allons vivre ensemble en attendant le retour de ton bien-aimé Kamaralzamân ! Fasse Allah hâter son arrivée, afin que notre bonheur soit complet ! » Et Boudour lui dit : « Qu’Allah entende tes vœux, ma chérie, et moi je te donnerai à lui comme seconde épouse, et tous trois nous serons ainsi dans la plus parfaite félicité ! » Puis elles s’embrassèrent longuement et jouèrent ensemble à mille jeux, et Haïat-Alnefous s’étonnait de tous les détails de beauté qu’elle trouvait en Sett Boudour. Elle lui prenait les seins et disait : « Ô ma sœur, comme tes seins sont beaux ! Begarde ! Ils sont bien plus gros que les miens ! Tu vois comme ils sont petits, les petits miens ! Crois-tu qu’ils grandiront ? » Et elle la détaillait partout et elle l’interrogeait sur les découvertes qu’elle faisait ; et Boudour, entre mille baisers, lui répondait en l’instruisant avec une clarté parfaite, et Haïat-Alnefous s’exclamait : « Ya Allah ! je comprends maintenant ! Imagine-toi que lorsque je demandais aux esclaves : « À quoi sert ceci ? à quoi sert cela ? » ils clignaient de l’œil mais ne répondaient pas ! D’autres, à ma grande fureur, claquaient de la langue, mais ne répondaient pas ! Et moi, de rage, je m’égratignais les joues et je criais de plus en plus fort : « Dites-moi à quoi sert cela ? » Alors, à mes cris, ma mère accourait et s’informait, et toutes les esclaves disaient : « Elle crie parce qu’elle veut nous obliger à lui expliquer à quoi sert cela ! » Alors la reine ma mère, à la limite de l’indignation, malgré mes protestations de repentir, mettait nu mon petit cul et me donnait une fessée furieuse en disant : « Voilà à quoi sert cela ! » Et moi je finis par être tout à fait persuadée que cela ne servait qu’à recevoir la fessée ; et ainsi de suite pour tout le reste. »

Puis elles continuèrent toutes deux à dire et faire mille folies, si bien qu’avec le matin Haïat-Alnefous n’avait plus rien à apprendre et avait pris conscience du rôle charmant que devaient remplir désormais tous ses organes délicats…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… conscience du rôle charmant que devaient remplir désormais tous ses organes délicats.

Alors, comme l’heure approchait où le père et la mère allaient entrer, Haïat-Alnefous dit à Boudour : « Ma sœur, que faut-il dire à ma mère qui va me demander de lui montrer le sang de ma virginité ? » Boudour sourit et dit : « La chose est facile ! » Et elle alla en cachette prendre un poulet et l’égorgea et barbouilla de son sang les cuisses de la jeune fille et les serviettes, et lui dit : « Tu n’auras qu’à leur montrer cela ! Car la coutume s’arrête là et ne permet pas de recherches plus profondes. » Elle lui demanda : « Ma sœur, mais pourquoi ne veux-tu pas me l’enlever toi-même, par exemple avec le doigt ? » Boudour répondit : « Mais, mon œil, parce que je te réserve, comme je te l’ai dit, à Kamaralzamân ! »

Là-dessus, Haïat-Alnefous fut satisfaite tout à fait, et Sett Boudour sortit présider la séance de justice.

Alors entrèrent chez leur fille le roi et la reine, prêts à éclater de fureur, contre elle et contre son époux, si tout n’était pas consommé. Mais à la vue du sang et des cuisses rougies, ils s’épanouirent tous deux et se dilatèrent et ouvrirent toutes grandes les portes de l’appartement. Alors entrèrent toutes les femmes, et éclatèrent les cris de joie et les « lu-lu-lu » de triomphe ; et la mère, à la limite de la fierté, mit sur un coussin de velours les serviettes rougies, et, suivie de tout le cortège, fit ainsi le tour du harem. Et tout le monde apprit de la sorte l’heureux événement ; et le roi donna une grande fête et fit immoler, pour les pauvres, un nombre considérable de moutons et de jeunes chameaux.

Quant à la reine et aux invitées, elles rentrèrent chez la jeune Haïat-Alnefous, et la baisèrent chacune entre les deux yeux, en pleurant, et restèrent avec elle jusqu’au soir, après l’avoir conduite au hammam, enveloppée de foulards pour qu’elle ne prît pas froid.

Quant à Sett Boudour elle continua ainsi tous les jours à siéger sur le trône de l’île d’Ébène et à se faire aimer par ses sujets qui la croyaient toujours un homme et faisaient des vœux pour sa longue vie. Mais, le soir venu, elle allait retrouver avec bonheur sa jeune amie Haïat-Alnefous, la prenait dans ses bras et s’étendait avec elle sur le matelas. Et toutes deux, enlacées jusqu’au matin comme un époux avec son épouse, se consolaient par toutes sortes d’ébats et de jeux délicats, en attendant le retour de leur bien-aimé Kamaralzamân. Et voilà pour tous ceux-là !

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, voici ! Il était resté dans la maison du bon jardinier musulman, située hors des murs de la ville habitée par les envahisseurs si inhospitaliers et si malpropres venus des pays de l’Occident. Et son père le roi Schahramân, dans les îles de Khaledân, ne douta plus, après avoir vu dans la forêt les membres sanglants, de la perte de son bien-aimé Kamaralzamân ; et il prit le deuil, lui et tout son royaume, et fit bâtir un monument funèbre où il s’enferma pour pleurer dans le silence la mort de son enfant.

Et, de son côté, Kamaralzamân, malgré la compagnie du vieux jardinier qui faisait de son mieux pour le distraire et lui faire espérer l’arrivée d’un navire qui pût le transporta à l’île d’Ébène, vivait tristement et se rappelait avec douleur les beaux jours passés.

Or, un jour que le jardinier était allé, selon son habitude, faire son tour du côté du port dans le but de trouver le navire qui consentît à prendre son hôte, Kamaralzamân était assis bien triste dans le jardin et se récitait des vers, en regardant s’ébattre les oiseaux, quand soudain son attention fut attirée par les cris rauques de deux grands oiseaux. Il leva la tête vers l’arbre d’où venait ce bruit, et vit une dispute acharnée à coups cruels de bec, de griffes et d’ailes. Mais bientôt, juste devant lui, l’un des deux oiseaux dégringola sans vie, alors que le vainqueur prenait son vol vers le loin.

Mais, au même moment, deux oiseaux bien plus grands, perchés sur un arbre du voisinage, et qui avaient vu le combat, vinrent se poser aux côtés du mort ; l’un se plaça à la tête du défunt et l’autre à ses pieds ; puis tous deux inclinèrent tristement la tête et se mirent notoirement à pleurer.

À cette vue, Kamaralzamân fut ému à l’extrême et pensa à son épouse Sett Boudour, puis se mit, par sympathie pour les larmes des oiseaux, à pleurer également.

Au bout d’un certain temps, Kamaralzamân vit les deux oiseaux creuser une fosse avec leurs griffes et leurs becs et y enterrer le mort. Puis ils s’envolèrent et, au bout de quelques moments, ils revinrent à l’endroit même de la fosse, mais en tenant, l’un par l’aile et l’autre par les pieds, l’oiseau meurtrier qui faisait de grands efforts pour s’échapper et lançait des cris effroyables. Ils le déposèrent, sans le lâcher sur la tombe du défunt, et de quelques rapides coups de bec, ils l’éventrèrent, pour venger ainsi le crime, lui arrachèrent les entrailles et s’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’agonie, sur le sol…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et s’envolèrent en le laissant palpiter, dans l’agonie, sur le sol.

Tout cela ! Et Kamaralzamân était resté immobile de surprise à regarder un spectacle si extraordinaire. Puis, les oiseaux envolés, il fut poussé par la curiosité et s’approcha de l’endroit où gisait l’oiseau criminel sacrifié, et en regardant son cadavre, il vit, au milieu de l’estomac éventré, briller quelque chose de rouge, qui fixa son attention. Il se baissa et, l’ayant ramassé, il tomba évanoui d’émotion : il venait de retrouver la cornaline talismanique de Sett Boudour !

Lorsqu’il fut revenu de son évanouissement, il serra contre son cœur le précieux talisman, cause de tant de soucis, de soupirs, de regrets et de douleurs, et s’écria : « Fasse Allah que ce soit là un présage de bonheur et le signe que je retrouverai également ma bien-aimée Boudour ! » Puis il baisa le talisman et le porta à son front, ensuite il l’enveloppa soigneusement dans un morceau de toile et l’attacha autour de son bras, pour éviter tout risque de le perdre désormais. Et il se mit à sauter de joie.

Lorsqu’il se fut calmé, il se rappela que le bon jardinier l’avait prié de déraciner un vieux caroubier qui ne donnait plus ni feuilles ni fruits. Il se ceignit donc la taille d’une ceinture de chanvre, releva ses manches, prit une cognée et une couffe et se mit immédiatement à l’œuvre, en donnant de grands coups sur les racines à fleur de terre du vieil arbre. Mais soudain il sentit le fer de l’instrument résonner sur un corps métallique et résistant, et il entendit comme un bruit sourd qui se prolongeait sous terre. Il écarta alors vivement la terre et les cailloux et mit ainsi à découvert une grande plaque de bronze qu’il se hâta d’enlever. Alors il trouva un escalier, taillé dans le roc, de dix marches assez hautes ; et après avoir prononcé les paroles propitiatoires « la ilah ill’Allah » il se hâta de descendre et vit un large caveau carré, de construction fort ancienne, des temps reculés de Thammoud et d’Aâd ; et dans ce grand caveau voûté il trouva vingt énormes vases, rangés en bon ordre de chaque côté. Il souleva le couvercle du premier et vit qu’il était entièrement rempli de lingots d’or rouge ; il souleva alors le second couvercle, et trouva que le second vase était entièrement rempli de poudre d’or. Il ouvrit alors les dix-huit autres et les trouva remplis de lingots et de poudre d’or, alternativement.

Kamaralzamân, remis de sa surprise, sortit alors du caveau, replaça la plaque, acheva son travail, arrosa les arbres selon l’habitude qu’il avait prise d’aider le jardinier, et ne cessa qu’avec le soir, lorsque son vieil ami fut revenu.

Les premières paroles que le jardinier dit à Kamaralzamân furent pour lui annoncer une bonne nouvelle. Il lui dit en effet : « Ô mon enfant, j’ai la joie de t’annoncer ton prochain retour vers le pays des musulmans. J’ai trouvé, en effet, un navire affrété par de riches marchands et qui va mettre à la voile dans trois jours ; et j’ai parlé au capitaine qui a accepté de te donner passage jusqu’à l’île d’Ébène. » À ces paroles, Kamaralzamân se réjouit fort, et baisa la main au jardinier et lui dit : « Ô mon père, de même que tu viens de m’annoncer la bonne nouvelle, j’ai également à t’annoncer, à mon tour, une autre nouvelle qui te réjouira…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … une autre nouvelle qui te réjouira, je crois, bien que tu ignores l’avidité des hommes du siècle, et que ton cœur soit pur de toute ambition ! Prends seulement la peine de venir avec moi dans le jardin, et je te ferai voir, ô mon père, la bonne fortune que t’envoie le sort miséricordieux ! »

Il mena alors le jardinier à l’endroit où s’élevait le caroubier déraciné, souleva la grande plaque et, malgré sa surprise et sa frayeur, il le fit descendre dans le caveau et découvrit devant lui les vingt vases remplis de lingots et de poudre d’or. Et le bon jardinier, ébahi, levait les bras et ouvrait de grands yeux en disant, devant chaque vase : « Ya Allah ! » Puis Kamaralzamân lui dit : « Voici maintenant ton hospitalité récompensée par le Donateur ! La main même que l’étranger tendait vers toi, pour être secouru dans l’adversité, du même geste fait couler l’or dans ta demeure ! Ainsi le veulent les destinées propices aux si rares actions colorées par la beauté pure et par la bonté des cœurs spontanés ! »

À ces paroles, le vieux jardinier, sans pouvoir prononcer une parole, se mit à pleurer, et les larmes glissaient silencieusement dans sa longue barbe et jusque sur sa poitrine. Puis il put parler et dit : « Mon enfant, que veux-tu qu’un vieillard comme moi fasse de cet or et de ces richesses ? Je suis pauvre, en vérité, mais mon bonheur est suffisant et il sera complet si tu veux bien me donner seulement un drachme ou deux pour acheter un linceul qu’en mourant dans ma solitude je déposerai à mes côtés, afin que le passant charitable y mette ma dépouille, en vue du jugement ! »

Et cette fois ce fut au tour de Kamaralzamân de pleurer. Puis il dit au vieillard : « Ô père de la sagesse, ô cheikh aux mains parfumées, la sainte solitude où s’écoulent tes années pacifiques efface devant tes yeux les lois, faites pour le bétail adamique, du juste et de l’injuste, du faux et du vrai ! Mais je retourne, moi, au milieu des humains féroces, et ces lois, je ne saurais les oublier sous peine d’être dévoré ! Cet or, ô mon père, t’appartient donc en toute certitude puisque la terre est à toi après Allah ! Mais, si tu veux, partageons ! Je prendrai la moitié, et toi l’autre moitié. Sinon, je n’en toucherai absolument rien ! »

Alors le vieux jardinier répondit : « Mon fils, ma mère m’enfanta ici même il y a quatre-vingt-dix ans, puis elle est morte ; et mon père est mort également. Et l’œil d’Allah a suivi mes pas et je grandis à l’ombre de ce jardin et au bruit du ruisseau natal. J’aime ce ruisseau et ce jardin, ô mon enfant, et ces murmurantes feuilles et ce soleil et cette terre maternelle où mon ombre en liberté s’allonge et se reconnaît, et la nuit sur ces arbres la lune qui me sourit jusqu’au matin. Tout cela me parle, ô mon enfant ! Je te le dis pour que tu saches la raison qui me retient ici, qui m’empêche de partir avec toi vers les pays musulmans. Je suis le dernier musulman de ce pays où vécurent les aïeux. Que mes os y blanchissent donc, et que le dernier musulman meure la face tournée vers le soleil qui éclaire une terre maintenant immonde, souillée qu’elle est par les fils barbares de l’obscur Occident ! »

Ainsi parla le vieillard aux tremblantes mains. Puis il ajouta :

« Pour ce qui est de ces vases précieux qui te préoccupent, prends, puisqu’ainsi tu le désires, les dix premiers et laisse les dix autres dans ce caveau. Ils seront la récompense de celui qui mettra en terre le linceul où je dormirai.

« Mais ce n’est pas tout ! Le difficile n’est pas là ; le difficile est d’embarquer ces vases sur le navire sans attirer l’attention et exciter la cupidité des hommes à l’âme noire qui habitent la ville. Or, dans mon jardin, ces oliviers sont chargés de leurs fruits, et là-bas où tu vas, à l’île d’Ébène, les olives sont chose rare et fort estimée ! Je vais donc courir acheter vingt grands pots que nous remplirons à moitié de lingots et de sable d’or et le reste, jusqu’en haut, des olives de mon jardin. Et alors seulement nous pourrons les faire porter sans crainte au navire en partance. »

Ce conseil fut immédiatement suivi par Kamaralzamân qui passa la journée à préparer les pots achetés. Et, comme il ne lui restait plus que le dernier pot à remplir, il se dit : « Ce miraculeux talisman n’est pas assez en sûreté autour de mon bras ; on peut me le voler pendant mon sommeil ; il peut se perdre autrement. Il vaut donc mieux, à coup sûr, que je le mette au fond de ce vase ; puis je le couvrirai avec les lingots et la poudre d’or, et par-dessus le tout je placerai les olives ! » Et aussitôt il mit son projet à exécution ; et la chose finie, il recouvrit le dernier pot de son couvercle de bois blanc ; et, pour reconnaître au besoin ce pot au milieu des vingt, il y fit une encoche vers la base, puis, entraîné par ce travail, il grava complètement son nom au couteau, « Kamaralzamân », en beaux caractères entrelacés.

Cette besogne finie, il pria son vieil ami d’aviser les hommes du navire qu’ils eussent à venir le lendemain prendre les pots. Et le vieillard s’acquitta aussitôt de la commission, puis revint à sa maison, un peu fatigué, et se coucha avec une fièvre légère et quelques frissons.

Le lendemain matin le vieux jardinier, qui de sa vie entière n’avait été souffrant, sentit augmenter son mal de la veille, mais n’en voulut rien dire à Kamaralzamân pour ne pas attrister son départ. Il resta sur son matelas, en proie à une grande faiblesse, et comprit que ses derniers moments n’allaient plus tarder.

Dans la journée les hommes de la mer vinrent au jardin pour prendre les pots, et demandèrent à Kamaralzamân, qui était allé leur ouvrir la porte, de leur indiquer ce qu’ils avaient à prendre. Il les mena près de la haie et leur montra, rangés, les vingt pots, en disant : « Ils sont remplis d’olives de premier choix. Je vous prie donc de prendre garde de ne pas trop les abîmer ! » Puis le capitaine qui avait accompagné ses hommes dit à Kamaralzamân : « Et surtout, seigneur, ne manque pas d’être exact ; car demain matin le vent souffle de terre, et nous mettons à la voile aussitôt ! » Et ils prirent les pots et s’en allèrent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils prirent les pots et s’en allèrent.

Alors Kamaralzamân entra chez le jardinier et lui trouva le visage fort pâle, bien qu’empreint d’une grande sérénité. Il lui demanda de ses nouvelles et apprit ainsi le mal dont souffrait son ami ; et, malgré les paroles que le malade lui disait pour le rassurer, il ne laissa pas d’être fort inquiet. Il lui fit prendre diverses décoctions d’herbes vertes, mais sans grand résultat. Puis il lui tint compagnie toute la journée, elle veilla durant la nuit, et put voir de la sorte le mal s’aggraver. Aussi, avec le matin, le bon jardinier qui avait à peine eu la force de l’appeler à son chevet, lui prit la main et lui dit : « Kamaralzamân, mon fils, écoute ! Il n’y a d’autre Dieu, qu’Allah ! Et notre seigneur Mohammad est l’envoyé d’Allah ! » Puis il expira.

Alors Kamaralzamân fondit en larmes et resta longtemps assis à pleurer, à côté. Il se leva ensuite, lui ferma les yeux, lui rendit les derniers devoirs, lui confectionna un linceul blanc, creusa la fosse et mit en terre le dernier fils musulman de ce pays devenu mécréant. Et alors seulement il songea à aller s’embarquer.

Il acheta quelques provisions, ferma la porte du jardin, prit la clef avec lui, et courut en hâte au port, alors que le soleil était déjà bien haut ; mais ce fut pour voir le navire, toutes voiles dehors, emporté par le vent favorable vers la haute mer.

La douleur de Kamaralzamân, à cette vue, fut extrême ; mais il n’en fit rien paraître pour ne pas faire rire à ses dépens la canaille du port ; et tristement il reprit le chemin du jardin dont il était devenu, par la mort du vieillard, le seul héritier et le seul propriétaire. Aussi, une fois arrivé dans la petite maison, il s’effondra sur le matelas et pleura sur lui-même, sur sa bien-aimée Boudour et sur le talisman qu’il venait de perdre pour la seconde fois.

L’affliction de Kamaralzamân fut donc sans limites quand il se vit forcé, par le destin farouche, de rester encore dans ce pays inhospitalier jusqu’à une date inconnue ; et la pensée d’avoir pour toujours perdu le talisman de Sett Boudour le désolait encore bien plus, et il se disait : « Mes malheurs ont commencé avec la perte du talisman ; et la chance m’est revenue quand je l’ai retrouvé ; et maintenant que je l’ai reperdu, qui sait les calamités qui vont s’abattre sur ma tête ! » Il finit pourtant par s’écrier : « Il n’y a de recours qu’en Allah le Très-Haut ! » Puis il se leva et, pour ne pas risquer de perdre les dix autres vases qui formaient le trésor souterrain, il alla acheter vingt nouveaux pots, y mit la poudre et les lingots d’or et acheva de les remplir d’olives jusqu’au haut, en se disant : « Ils seront ainsi prêts, le jour qu’Allah écrira pour mon embarquement ! » Et il recommença à arroser les légumes et les arbres à fruits, en se récitant des vers bien tristes sur son amour pour Boudour. Et voilà pour lui !

Quant au vaisseau, il eut un vent favorable, et ne tarda pas à arriver à l’île d’Ébène, et alla mouiller juste au-dessous de la jetée où s’élevait le palais qu’habitait la princesse Boudour sous le nom de Kamaralzamân.

À la vue de ce navire qui entrait, toutes ses voiles déployées et toutes ses bannières au vent, Sett Boudour eut une envie extrême de l’aller visiter, d’autant plus qu’elle avait toujours l’espoir de retrouver un jour ou l’autre son époux Kamaralzamân embarqué à bord de l’un des navires qui arrivaient du loin. Elle ordonna à quelques-uns de ses chambellans de l’accompagner, et se rendit à bord du navire qu’on lui disait, d’ailleurs, chargé de fort riches marchandises.

Lorsqu’elle fut arrivée à bord, elle fit appeler le capitaine et lui dit qu’elle voulait visiter son navire. Puis, lorsqu’elle se fut assurée que Kamaralzamân n’était point au nombre des passagers, elle demanda, par curiosité, au capitaine : « Qu’as-tu avec toi comme cargaison, ô capitaine ? » Il répondit : « Ô mon maître, outre les marchands qui sont passagers, nous avons dans nos cales de fort belles étoffes et des soieries de tous les pays, des broderies sur velours et des brocarts, des toiles peintes anciennes et modernes du plus bel effet, et d’autres marchandises de prix ; nous avons des médicaments chinois et indiens, des drogues en poudres et en feuilles, des dictames, des pommades, des collyres, des onguents et des baumes précieux ; nous avons des pierreries, des perles, de l’ambre jaune et du corail ; nous avons aussi des aromates de toutes sortes et des épices de choix, du musc, de l’ambre gris et de l’encens, du mastic en larmes transparentes, du benjoin gouri et de l’essence de toutes les fleurs ; nous avons également du camphre, du coriandre, du cardamome, des clous de girofle, de la cannelle de Serendib, du tamar indien et du gingembre ; enfin nous avons embarqué, au dernier port, des olives de qualité, de celles dites « des oiseaux », celles qui ont une peau très fine et une chair douce, juteuse et de la couleur de l’huile blonde…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … celles qui ont une peau très fine et une chair douce, juteuse et de la couleur de l’huile blonde. »

Lorsque la princesse Boudour eut entendu ce mot d’olives, comme elle raffolait des olives, elle arrêta le capitaine et lui demanda, avec des yeux brillants de désir : « Ah ! et combien en avez-vous de ces olives des oiseaux ? » Il répondit : « Nous en avons vingt gros pots. » Elle dit : « Sont-ils très gros, dis-le moi ? Et contiennent-ils aussi des olives de la qualité farcie, tu sais, celle dont on enlève les noyaux pour les remplacer par des câpres acides, et que mon âme préfère de beaucoup aux autres avec noyaux ? » Le capitaine ouvrit les yeux et dit : « Je crois qu’il doit aussi y en avoir dans ces pots. »

À ces paroles, la princesse Boudour sentit la salive lui remplir le palais de désir insatisfait, et elle demanda : « Je désirerais fort acheter un de ces pots. » Le capitaine répondit : « Bien que le propriétaire ait manqué le vaisseau, au moment du départ, et que je ne puisse en disposer librement, notre maître le roi a le droit de prendre ce qui lui plaît ! » Et il cria : « Hé ! vous autres, apportez de la cale l’un des vingt pots d’olives ! » Et aussitôt les marins apportèrent, l’ayant sorti de la cale, l’un des vingt.

Sett Boudour fit lever le couvercle et fut si émerveillée de l’aspect admirable de ces olives des oiseaux qu’elle s’écria : « Je désire acheter les vingt ! Combien peuvent-ils coûter au cours du souk ? » Le capitaine répondit : « Au cours du souk de l’île d’Ébène, les olives valent bien maintenant, je pense, cent drachmes le pot. » Sett Boudour dit à ses chambellans : « Payez au capitaine mille drachmes pour chaque pot. » Et elle ajouta : « Lorsque tu retourneras au pays du marchand, tu lui payeras ainsi le prix de ses olives. » Et elle s’en alla, suivie des porteurs chargés des pots d’olives.

Le premier soin de Sett Boudour, en arrivant au palais, fut d’entrer chez son amie Haïat-Alnefous pour la prévenir de l’arrivée des olives. Et quand les pots eurent été, suivant les ordres donnés, apportés à l’intérieur du harem, Boudour et Haïat-Alnefous, à la limite de l’impatience, firent apporter un grand plateau, le plus grand de tous les plateaux à confitures, et ordonnèrent aux femmes esclaves de soulever délicatement le premier pot et d’en verser tout le contenu dans le plateau, de façon à faire un tas bien arrangé, où l’on pût distinguer les olives à noyaux de celles qui pouvaient être farcies.

Aussi quel ne fut point l’étonnement émerveillé de Boudour et de son amie en voyant des olives mêlées à des lingots et à de la poudre d’or ! Et cette surprise n’était pourtant pas exempte de désappointement, à la pensée que les olives pouvaient être gâtées par ce mélange. Aussi Boudour fit-elle apporter d’autres plateaux et vider tous les autres pots, l’un après l’autre, jusqu’au vingtième. Mais lorsque les esclaves eurent renversé ce vingtième et que le nom de Kamaralzamân eut paru sur la base, et que le talisman eut brillé au milieu des olives renversées, Boudour poussa un cri, devint toute pâle et tomba évanouie dans les bras de Haïat-Alnefous ! Elle venait de reconnaître la cornaline qu’elle portait dans le temps attachée au nœud de soie de son caleçon !

Lorsque, grâce aux soins de Haïat-Alnefous, Sett Boudour fut revenue de son évanouissement, elle prit la cornaline talismanique et la porta à ses lèvres en poussant des soupirs de bonheur ; puis pour ne point faire reconnaître son déguisement par les esclaves, elle les congédia toutes, et dit à son amie : « Voici, ô ma bien-aimée chérie, le talisman cause de ma séparation d’avec mon époux adoré. Mais, de même que je l’ai retrouvé, je pense retrouver également celui dont la venue nous remplira toutes deux de félicité ! »

Aussitôt elle envoya mander le capitaine du navire qui se présenta entre ses mains et embrassa la terre et attendit d’être questionné. Alors Boudour lui dit : « Peux-tu me dire, ô capitaine, ce que fait dans son pays le propriétaire des pots d’olives ? » Il répondit : « Il est aide-jardinier, et devait s’embarquer avec ses olives pour venir les vendre ici, quand il manqua le navire. » Boudour dit : « Eh bien, sache, ô capitaine, qu’en goûtant aux olives, dont les plus belles sont en effet farcies, j’ai découvert que celui qui les avait préparées ne pouvait être que mon ancien cuisinier ; car lui seul savait donner à la farce aux câpres ce piquant et ce moelleux à la fois, que je goûte infiniment. Et ce maudit cuisinier un jour prit la fuite, de crainte d’être puni pour avoir déchiré son garçon de cuisine en essayant sur lui des étreintes trop dures et peu proportionnées. Il te faut donc remettre à la voile et me ramener le plus vite possible cet aide-jardinier que je soupçonne fort d’être mon ancien cuisinier, l’auteur de la déchirure de son délicat assistant. Et je te récompenserai largement si tu apportes une grande diligence à l’exécution de mes ordres ; sinon jamais plus je ne te permettrai de venir dans mon royaume ; et même, si tu y reviens je te ferai mettre à mort, avec tous les hommes de l’équipage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … mettre à mort, avec tous les hommes de l’équipage ! »

À ces paroles, le capitaine ne put répondre que par l’ouïe et l’obéissance et, malgré le préjudice que ce départ forcé portait à ses marchandises, il pensa en être tout de même dédommagé à son retour par le roi, et mit aussitôt à la voile. Et Allah lui écrivit une si heureuse navigation qu’il arriva en quelques jours à la ville mécréante, et débarqua de nuit avec les marins les plus solides de son équipage.

Aussitôt il se rendit avec son escorte au jardin habité par Kamaralzamân et frappa à la porte.

À ce moment, Kamaralzamân, ayant fini son travail de la journée, était assis fort triste et, les larmes aux yeux, se récitait des vers sur la séparation. Mais en entendant frapper à la porte il se leva et alla demander : « Qui est là ? » Le capitaine prit une voix cassée et dit : « Un pauvre d’Allah ! » À cette supplique, dite en arabe, Kamaralzamân sentit battre son cœur de commisération ; il ouvrit. Mais aussitôt il fut appréhendé et garrotté ; et son jardin fut envahi par les marins qui, voyant les vingt pots rangés comme la première fois, se hâtèrent de les emporter. Puis ils s’en retournèrent tous au navire et mirent immédiatement à la voile.

Alors le capitaine, entouré de ses hommes, s’approcha de Kamaralzamân et lui dit : « Ah ! c’est toi l’amateur de garçons qui a déchiré l’enfant, dans la cuisine du roi ! À l’arrivée du navire, tu trouveras le pal tout prêt à te rendre la pareille, à moins que dès maintenant tu ne préfères être embroché par ces gaillards continents ! » Et il lui montra les marins qui clignaient de l’œil en le regardant, car ils le trouvaient excellent comme aubaine à se mettre sous la dent.

À ces paroles, Kamaralzamân qui, bien que libéré de ses liens depuis l’arrivée à bord, n’avait prononcé mot et s’était laissé aller à sa destinée, ne put supporter pareille imputation et s’écria : « Je me réfugie en Allah ! N’as-tu pas honte de parler de la sorte, ô capitaine ? Prie pour le Prophète ! » Le capitaine répondit : « Que la bénédiction d’Allah et la prière soient sur Lui [le Prophète] et sur tous les siens ! Mais c’est bien toi qui as enculé le garçon ! »

À ces paroles, Kamaralzamân s’écria de nouveau : « Je me réfugie en Allah ! » Le capitaine répliqua : « Qu’Allah nous fasse miséricorde ! Nous nous mettons sous sa garde ! » Et Kamaralzamân reprit : « Ô vous tous, je jure sur la vie du Prophète (sur Lui la prière et la paix !) que je ne comprends rien à pareille accusation et que je n’ai jamais mis les pieds dans cette île d’Ébène, où vous me menez, et dans le palais de son roi ! Priez pour le Prophète, ô bonnes gens ! » Alors tous répliquèrent, suivant l’usage : « Que sur Lui soit la bénédiction ! »

Mais le capitaine reprit : « Alors tu n’as jamais été cuisinier et tu n’as jamais déchiré d’enfant dans ta vie ? » Kamaralzamân, à la limite de l’indignation, cracha à terre et s’écria : « Je me réfugie en Allah ! Faites de moi ce que vous voudrez, car, par Allah ! ma langue ne tournera plus pour de pareilles réponses ! » Et il ne voulut plus dire un mot. Alors le capitaine reprit : « Quant à moi, ma mission sera accomplie quand je t’aurai livré au roi. Si tu es innocent, tu te débrouilleras comme tu pourras ! »

Sur ces entrefaites, le navire arriva à l’île d’Ébène heureusement ; et aussitôt le capitaine débarqua et mena Kamaralzamân au palais, et demanda à entrer chez le roi. Et immédiatement, comme il était attendu, il fut introduit dans la salle du trône.

Or, Sett Boudour, pour ne point se trahir, et dans son intérêt à elle et à Kamaralzamân, avait combiné un plan fort sage, surtout pour une femme.

Aussi lorsqu’elle eut regardé celui que le capitaine amenait, d’un seul coup d’œil elle reconnut son bien-aimé Kamaralzamân ; elle devint d’une pâleur extrême et jaune comme le safran. Et tous attribuèrent son changement de teint à sa colère au sujet de la déchirure de l’enfant. Elle le regarda longtemps, sans pouvoir parler, alors que lui-même, sous son vieil habit de jardinier, était à la limite de la confusion et du tremblement. Et il était loin de se douter qu’il était en présence de celle pour laquelle il avait versé tant de pleurs et éprouvé tant de peines, de chagrins et de mauvais traitements.

Sett Boudour put enfin se maîtriser et se tourna vers le capitaine et lui dit : « Tu garderas pour toi, pour prix de ta fidélité, l’argent que je t’avais donné pour les olives ! » Le capitaine embrassa la terre et dit : « Et les autres vingt pots qui sont encore dans ma cale, de cette dernière fois ? » Boudour dit : « Si tu as encore vingt pots, hâte-toi de me les envoyer. Et tu recevras mille dinars d’or ! » et elle le congédia. Puis elle se tourna vers Kamaralzamân, qui tenait les yeux baissés, et dit aux chambellans : « Prenez ce jeune homme et conduisez-le au hammam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

« Prenez ce jeune homme et conduisez-le au hammam ! Puis vous l’habillerez somptueusement et vous le ramènerez en ma présence demain matin, à la première heure du diwan ! » Et cela fut exécuté à l’instant.

Quant à Sett Boudour, elle alla retrouver son amie Haïat-Alnefous et lui dit : « Mon agneau, notre bien-aimé est de retour ! Par Allah ! j’ai combiné un plan admirable pour que notre reconnaissance ne soit pas un coup funeste à quelqu’un qui de jardinier se verrait roi, sans transition. Et ce plan est tel que s’il était écrit avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, il servirait de leçon à ceux qui aiment à s’instruire. » Et Haïat-Alnefous fut si heureuse qu’elle se jeta dans les bras de Sett Boudour ; et toutes deux, cette nuit-là, commencèrent à être fort sages pour se préparer à recevoir en toute fraîcheur le bien-aimé de leur cœur.

Or, le matin, dans le diwan, on amena Kamaralzamân habillé somptueusement. Et le hammam avait rendu à son visage tout son éclat, et les vêtements légers, bien ajustés, mettaient en valeur sa taille si fine et sa croupe montagneuse. Aussi tous les émirs, les notables et les chambellans ne furent point surpris en entendant le roi dire au grand-vizir : « Tu donneras à ce jeune homme cent esclaves pour le servir et tu lui fourniras des émoluments sur le trésor qui soient dignes du rang auquel je l’élève à l’instant ! » Et elle le nomma vizir d’entre les vizirs, et lui donna un train de maison, et des chevaux et des mulets et des chameaux, sans compter les coffres pleins et les armoires. Puis elle se retira.

Le lendemain Sett Boudour, toujours sous le nom de roi de l’île d’Ébène, fit venir en sa présence le nouveau vizir, et destitua de son emploi le grand-vizir ; puis elle nomma Kamaralzamân grand-vizir à sa place. Et Kamaralzamân entra aussitôt au conseil et l’assemblée fut dirigée sous son autorité.

Pourtant, lorsque le diwan fut levé, Kamaralzamân se mit à réfléchir profondément et pensa en lui-même : « Les honneurs que m’accorde ce jeune roi et l’amitié dont il m’honore ainsi devant tout le monde doivent certainement avoir une cause ! Mais quelle est cette cause ? Les marins m’ont enlevé et conduit ici sous l’inculpation d’une déchirure à un garçon, alors qu’ils me supposaient l’ancien cuisinier de ce roi. Et le roi, au lieu de me punir, m’envoie au hammam et me nomme aux emplois et tout le reste. Ô Kamaralzamân, quelle peut bien être la cause d’un événement si étrange ? »

Il réfléchit encore pendant quelques instants, puis s’écria : « Par Allah ! j’ai trouvé la cause, mais qu’Éblis soit confondu ! Sûrement, ce roi, qui est fort jeune et fort beau, doit me croire amateur de garçons ; et il ne me montre autant d’amabilité qu’à cause de cela seulement. Mais, par Allah ! je ne puis accepter de remplir de pareilles fonctions. Et même je vais aller éclaircir ses projets ; et si vraiment il voulait cela de moi ou de lui, je lui rendrais sur l’heure toutes les choses qu’il m’a données et j’abdiquerais mon emploi de grand-vizir et je retournerais à mon jardin ! »

Et Kamaralzamân alla aussitôt trouver le roi et lui dit : « Ô roi fortuné, en vérité tu as comblé ton esclave d’honneurs et d’égards qu’on ne rend d’ordinaire qu’aux vénérables vieillards blanchis dans la sagesse ; et moi je ne suis qu’un jeune garçon d’entre les plus jeunes garçons. Or, si tout cela n’avait une cause inconnue, ce serait le prodige le plus immense d’entre les prodiges ! »

À ces paroles, Sett Boudour sourit et regarda Kamaralzamân avec des yeux langoureux et lui dit : « Certes, ô mon beau vizir, tout cela a une cause, et c’est l’amitié que ta beauté a soudain allumée dans mon foie. Car en vérité je suis captivé à l’extrême par ton teint si délicat et si tranquille ! » Mais Kamaralzamân dit : « Qu’Allah allonge les jours du roi ! Mais ton esclave a une épouse qu’il aime et pour laquelle il pleure toutes les nuits depuis une aventure étrange qui l’a éloigné d’elle. Aussi, ô roi, ton esclave te demande la permission de s’en aller en voyage, après avoir remis entre tes mains les charges dont tu as bien voulu l’honorer ! »

Mais Sett Boudour prit la main du jeune homme et lui dit : « Ô mon beau vizir, assieds-toi ! Qu’as-tu donc à parler encore de voyage et de départ. Reste ici près de celui qui brûle pour tes yeux et qui est tout disposé, si tu veux partager sa passion, à te faire régner avec lui sur ce trône. Car sache bien que moi-même je n’ai été nommé roi qu’à cause de l’affection que le vieux roi m’a témoignée et de la gentillesse que j’ai eue à mon tour pour lui. Mets-toi donc au courant de nos mœurs, ô jeune garçon si gentil, en ce siècle où la priorité revient de droit aux êtres beaux ; et n’oublie pas les paroles si justes de l’un de nos poètes les plus exquis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … et n’oublie pas les paroles si justes de l’un de nos poètes les plus exquis :

« Notre siècle rappelle ces temps délicats où vivait le vénérable Loth, parent d’Abraham l’ami d’Allah,

« Le vieux Loth avait une barbe comme le sel encadrant un jeune visage où respiraient les roses,

« Dans sa ville ardente visitée par les anges, il hospitalisait les anges et donnait à la foule ses filles en échange.

« Le ciel lui-même le débarrassa de sa femme fâ- cheuse, en l’immobilisant figée dans un sel froid et sans vie !

« En vérité, je vous le dis, ce siècle charmant appartient aux petits ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers et saisi leur signification, il fut excessivement confus et ses joues rougirent à l’égal d’un tison enflammé ; puis il dit : « Ô roi, ton esclave t’avoue son manque de goût pour ces choses dont il n’a pu prendre l’habitude. Et de plus je suis trop petit pour pouvoir supporter des poids et des mesures que ne pourrait tolérer le dos d’un vieux portefaix ! »

À ces paroles, Sett Boudour se mit à rire extrêmement, puis dit à Kamaralzamân : « Vraiment, ô délicieux garçon, je ne comprends rien à ton effarouchement ! Écoute donc ce que j’ai à te dire à ce sujet : ou bien tu es petit ou bien tu es majeur. Si tu es encore petit et que tu n’aies pas atteint l’âge de la responsabilité, on n’a rien à te reprocher ; car il n’y a point à blâmer les actes sans conséquence des petits ou à les considérer d’un œil dur et violent ; — si tu es dans un âge responsable, et je le crois plutôt, à t’entendre discuter avec tant de raison, — alors qu’as-tu à hésiter ou à t’effaroucher puisque tu es libre de ton corps et que tu peux le consacrer à l’usage que tu préfères, et que rien n’arrive que ce qui est écrit ? Songe surtout que c’est moi plutôt qui devrais m’effaroucher, puisque je suis plus petit que toi ; mais moi, je mets en application ces vers si parfaits du poète :

« Comme l’enfant me regardait, mon zebb se mouvementa ; alors il s’écria : « Il est énorme ! » Et je lui dis : « Il est connu comme tel ! »

« Il répliqua : « Hâte-toi de me montrer son héroïsme et sa résistance ! » Mais je lui dis : « Cela n’est point licite ! » Il répliqua : « Chez moi c’est bien licite ! Hâte-toi de le manier ! » Alors moi je le lui fis, par obéissance et politesse seulement ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles et ces vers, il vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et il baissa la tête et dit à Sett Boudour : « Ô roi plein de gloire, tu as dans ton palais bien des jeunes femmes et des jeunes esclaves et des vierges fort belles, et telles que nul roi de ce temps n’en possède de semblables. Pourquoi délaisser tout cela pour ne vouloir que de moi seulement ? Ne sais-tu qu’il t’est loisible d’user avec les femmes de tout ce qui peut solliciter tes souhaits ou encourager ta curiosité et provoquer tes essais ? »

Mais Sett Boudour sourit en fermant les yeux à demi et en les tournant de côté, puis répondit : « Rien n’est plus vrai que ce que tu avances, ô mon judicieux vizir si beau ! Mais que faire, quand notre goût change de désir, quand nos autres sens s’affinent ou se transforment, et quand nos humeurs tournent leur nature ? Oui, que nous reste-t-il à faire ? Mais laissons là une discussion qui ne peut mener à rien, et écoutons ce que disent à ce sujet nos poètes les plus estimés. Voici quelques-uns seulement de leurs vers.

« L’un a dit :

« Voici les étalages appétissants dans le souk des fruitiers. Tu trouves d’un côté, sur le plateau de palmes, les grosses figues au cul brun et sympathique, Ô ! mais regarde le grand plateau, à la place de choix ! Voici les fruits du sycomore, les petits fruits au cul rose du sycomore !

« Un second a dit :

« Demande à la jeune fille pourquoi, quand ses seins durcissent et que son fruit mûrit, elle préfère le goût âcre des citrons aux pastèques douces et aux grenades !

« Un autre a dit :

« Ô mon unique beauté, ô jeune garçon, ton amour est ma foi ! Il est pour moi la religion préférée entre toutes les croyances !

« Pour toi j’ai délaissé les femmes, si bien que mes amis ont vu cette abstinence et prétendu — ce sont des ignorants — que je m’étais fait moine et religieux !

« Un autre a dit :

« Ô Zeinab aux seins bruns, et toi Hind aux tresses teintes avec art, vous ne savez pas pourquoi il y a si longtemps que j’ai disparu !

« J’ai trouvé les roses — celles qui d’ordinaire se voient sur les joues des jeunes filles — j’ai trouvé ces roses non point sur des joues de jeune fille, ô Zeinab, mais sur le cul fondamental et duveté de mon ami.

« Voici pourquoi, ô Hind, jamais plus ne saurait m’attirer ta chevelure teinte, et toi, Zeinab, ton jardin rasé, où manque le duvet, ou même ton derrière trop lisse qui manque de granulé !

« Un autre a dit :

« Prends garde de médire de ce jeune daim en le comparant, parce qu’il est imberbe, à une femme simplement ! Il faut être scélérat pour dire ou croire une chose pareille. Il y a de la différence !

« Quand, en effet, tu t’approches d’une femme, c’est par devant ; aussi t’embrasse-t-elle au visage. Mais le jeune daim, quand tu l’approches, est obligé de se courber et de la sorte, songe ! il embrasse la terre ! Il y a de la différence.

« Un autre a dit :

« Enfant mignon y tu étais mon esclave et, de propos délibéré, je t’ai libéré pour te faire servir à des assauts inféconds. Car toi du moins tu ne peux couver des œufs dans tes flancs.

« Quelle chose effrayante en effet pour moi, ce serait d’approcher une femme vertueuse aux larges flancs : sitôt assaillie, elle me donnerait tant d’enfants que le pays tout entier ne saurait les contenir !

« Un autre a dit :

« Mon épouse me lança tant d’œillades épicées et se mit à mouvoir ses hanches avec tant d’élasticité, que je me laissai entraîner sur notre lit si longtemps évité. Mais elle ne put réussir à réveiller le cher enfant qu’elle sollicitait !

« Alors furieuse, elle me cria : « Si tout de suite tu ne l’obliges à durcir pour ses devoirs et à pénétrer, ne t’étonne pas si demain, à ton réveil, tu te trouves cornufié ! »

» Un autre a dit :

« D’ordinaire c’est en levant les bras qu’on demande à Allah ses grâces et ses bienfaits ! Les femmes tout autrement ! Pour solliciter les faveurs de leur amant, elles lèvent les jambes et les cuisses ! Le geste est plus méritoire assurément, puisqu’il va vers leurs profondeurs !

« Un autre enfin a dit :

« Que les femmes parfois sont naïves ! Elles s’imaginent, parce qu’elles ont un derrière, pouvoir nous l’offrir au besoin, par analogie ! J’ai prouvé à l’une d’elles combien elle se trompait !

« Cette jeune femme était venue me trouver avec, en vérité, une douce vulve excellente au possible. Mais je lui dis : « Je ne fais pas ça de cette façon ! »

« Elle me répondit : « Oui ! je le sais, ce siècle abandonne la mode ancienne ! Mais qu’à cela ne tienne ! Je suis au courant ! » Et elle se tourna et offrit à ma vue un orifice aussi vaste que l’abîme de la mer !

Mais je lui dis : « Vraiment je te remercie, ô ma maîtresse, je te remercie beaucoup ! Ton hospitalité, je le vois, est fort large ! Et je crains de me perdre dans une route où la brèche est plus énorme que dans une ville prise d’assaut ! »

Lorsque Kamaralzamân eut entendu tous ces vers, il comprit fort bien qu’il n’y avait plus moyen de se tromper sur les intentions de Sett Boudour qu’il prenait toujours pour le roi, et il vit qu’il ne lui servirait à rien de résister davantage ; et puis il fut assez tenté de savoir à quoi s’en tenir sur cette mode nouvelle dont parlait le poète…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… à quoi s’en tenir sur cette mode nouvelle dont parlait le poète. Donc il répondit : « Ô roi du siècle, du moment que tu y tiens tant que ça, promets-moi que nous ne ferons cette chose-là ensemble qu’une seule fois seulement. Et si j’y consens c’est, sache-le bien, pour essayer de te démontrer ensuite qu’il est préférable de retourner à la mode ancienne ! En tout cas, pour ma part, j’aime te voir me promettre formellement que jamais plus tu ne me demanderas la répétition de cet acte dont, d’avance, je réclame le pardon à Allah le Clément sans bornes ! » Et Sett Boudour s’écria : « Je te le promets formellement ! Et moi aussi je veux en demander la rémission à Allah miséricordieux, dont la bonté est sans limites, pour qu’il nous fasse sortir des ténèbres de l’erreur vers la lumière de la vraie sagesse ! » Puis elle ajouta : « Mais vraiment il faut absolument le faire, ne fût-ce qu’une fois, pour donner raison au poète qui a dit :

« Les gens, ô mon ami, nous accusent de choses qui nous sont inconnues, et disent de nous tout le mal qu’ils pensent.

« Viens, ami ! Soyons assez généreux pour donner raison à nos ennemis, et, puisqu’ils nous soupçonnent de cela, faisons-le au moins une fois ! Puis nous nous repentirons, si tu le veux ! Viens, ami docile, travailler avec moi à libérer la conscience de nos accusateurs ! »

Et elle se leva vivement et l’entraîna vers les larges matelas étendus sur les tapis, alors qu’il essayait un peu de s’en défendre et hochait la tête d’un air résigné en soupirant : « Il n’y a de recours qu’en Allah ! Tout n’arrive qu’avec son ordre ! » Et, comme Sett Boudour impatiente le harcelait pour qu’il se dépêchât, il se dévêtit de ses amples culottes bouffantes, puis de son caleçon de lin, et se trouva soudain renversé sur les matelas par le roi qui s’étendit contre lui et le prit dans ses bras. Et le roi lui dit : « Tu verras que même les anges ne sauront te donner une nuit pareille à celle-ci ! » Et le roi ajouta : « Ah ! serre-toi ! » et lui jeta les deux jambes autour des cuisses et lui dit : « Ô ! donne ta main ! Tends-la entre mes cuisses pour réveiller cet enfant et l’obliger à se lever depuis le temps qu’il est endormi ! » Et Kamaralzamân, un peu gauche tout de même, dit : « Je n’ose pas ! » Le roi dit : « Je vais t’y aider ! » Et il lui prit la main et la promena sur ses cuisses.

Alors Kamaralzamân sentit que cet attouchement des cuisses du roi était fort délicieux et plus moelleux que le toucher du beurre et bien plus doux que de la soie. Et cela lui plut beaucoup et l’entraîna à explorer tout seul le haut et le bas, et cela jusqu’à ce que sa main fût arrivée à une coupole qu’il trouva excessivement mouvementée et, en vérité, pleine de bénédictions. Mais il eut beau chercher de tous les côtés, autour et alentour, il ne put trouver le minaret ! Alors il pensa en lui-même : « Ya Allah ! tes œuvres sont cachées ! Comment peut-il y avoir une coupole sans minaret ? » Puis il se dit : « Il est probable que ce roi charmant n’est ni homme ni femme, mais un eunuque blanc. C’est bien moins intéressant ! » Et il dit au roi : « Ô roi, je ne sais pas, mais je ne trouve pas l’enfant ! »

À ces paroles, Sett Boudour fut prise d’un tel rire qu’elle faillit s’évanouir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme toujours, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Sett Boudour fut prise d’un tel rire qu’elle faillit s’évanouir. Puis soudain elle devint sérieuse et reprit son ancienne voix si douce et si chantante et dit à Kamaralzamân : « Ô mon époux bien-aimé, comme tu as vite oublié nos belles nuits passées ! » Et elle se leva vivement et, jetant loin d’elle les habits masculins dont elle était vêtue et le turban, elle apparut toute nue avec sa chevelure éparse sur son dos. »

À cette vue, Kamaralzamân reconnut son épouse Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour. Et il l’embrassa et elle l’embrassa, et il la serra et elle le serra, puis tous deux, pleurant de joie, se confondirent en baisers sur les matelas. Et elle lui récita ces vers entre mille :

« Voici mon bien-aimé ! C’est le danseur au corps d’harmonie ! Regardez-le quand il s’avance d’un pied souple et si léger !

« Le voici ! Ne croyez pas que ses jambes se plaignent du poids énorme qui les précède et qui ferait, en vérité, une grosse charge de chameau !

« Voici mon bien-aimé ! Sur sa route pour tapis j’étendis les fleurs de mes joues, ô mon bonheur ! Et la poussière de sa semelle fut un baume bienfaisant pour mes yeux.

« J’ai vu danser l’aurore, ô filles d’Arabie, sur le visage de mon aimé ! Comment pourrais-je oublier ses charmes et sa douceur ?… »

Après quoi, la reine Boudour raconta à Kamaralzamân tout ce qui lui était arrivé depuis le commencement jusqu’à la fin ; et lui aussi agit de même ; puis il lui fit des reproches et lui dit : « Vraiment c’est énorme, ce que tu m’as fait cette nuit ! » Elle répondit : « Par Allah ! c’était pour plaisanter seulement ! » Ensuite ils continuèrent leurs ébats, au milieu des cuisses et des bras, jusqu’au lever du jour.

Alors la reine Boudour se réunit avec le roi Armanos, père de Haïat-Alnefous, lui raconta la vérité sur son histoire, et lui révéla que la jeune Haïat-Alnefous, sa fille, était encore tout à fait vierge, exactement comme avant.

Lorsque le roi Armanos, maître de l’île d’Ébène, eut entendu ces paroles de Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, il s’émerveilla à la limite de l’émerveillement et ordonna que cette histoire prodigieuse fût écrite en lettres d’or sur des parchemins de choix. Puis il se tourna vers Kamaralzamân et lui demanda : « Ô fils du roi Schahramân, veux-tu entrer dans ma parenté en acceptant comme seconde épouse ma fille Haïat-Alnefous, qui est encore intacte de toute secousse ? » Kamaralzamân répondit : « Il me faut d’abord consulter mon épouse Sett Boudour, à qui je dois le respect et l’amour ! » Et il se tourna vers la reine Boudour et lui demanda : « Puis-je avoir ton agrément au sujet de Haïat-Alnefous comme seconde épouse ? » Boudour répondit : « Mais certainement ! Car c’est moi-même qui te l’ai réservée pour fêter ton retour ! Et je serai heureuse de tenir même le second rang, car je dois beaucoup de gratitude à Haïat-Alnefous pour toutes ses gentillesses et son hospitalité ! »

Alors Kamarakamân se tourna vers le roi Armanos et lui dit : « Mon épouse Sett Boudour m’a répondu par l’agrément, sans détours, en me disant qu’elle s’estimerait heureuse d’être au besoin l’esclave de Haïat-Alnefous. »

À ces paroles, le roi Armanos se réjouit à la limite de la joie, et alla aussitôt s’asseoir, pour la circonstance, sur le trône de sa justice et fit assembler tous les vizirs, les émirs, les chambellans et les notables du royaume et leur raconta l’histoire de Kamaralzamàn et de son épouse Sett Boudour, depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis il leur fit part de son projet de donner Haïat-Alnefous comme seconde épouse à Kamaralzamân et de le nommer, par la même occasion, roi de l’île d’Ébène à la place de son épouse la reine Boudour. Et tous embrassèrent la terre entre ses mains et répondirent : « Du moment que le prince Kamaralzamân est l’époux de Sett Boudour, qui avait régné d’abord sur ce trône, nous l’acceptons avec joie pour notre roi, et nous serons heureux d’être ses esclaves fidèles ! »

À ces paroles, le roi Armanos se convulsa de plaisir à la limite de la convulsion, et fit aussitôt mander les kâdis, les témoins et les chefs principaux et écrire le contrat de mariage de Kamaralzamân avec Haïat-Alnefous. Et cela fut l’occasion de grandes réjouissances et de festins merveilleux et de milliers de bêtes égorgées pour les pauvres et les malheureux, et de largesses à tout le peuple et à toute l’armée. Aussi il ne resta personne dans le royaume, qui ne fît des vœux de longue vie et de bonheur pour le roi Kamaralzamân et ses deux épouses Boudour et Haïat-Alnefous.

Et Kamaralzamân, à son tour, montra autant de justice à gouverner son royaume qu’à contenter ses deux épouses ; car il passait une nuit avec chacune d’elles, alternativement.

Quant à Sett Boudour et à Haïat-Alnefous, elles vécurent toujours ensemble en parfaite harmonie, en donnant leurs nuits à leur époux, mais en s’accordant à elles deux les heures du jour.

Après quoi, Kamaralzamân dépêcha des courriers à son père le roi Schahramân pour lui apprendre tous ces heureux événements, et lui dire qu’il comptait aller le voir, sitôt qu’il aurait conquis sur les mécréants une ville au bord de la mer dont ils avaient massacré les habitants musulmans.

Sur ces entrefaites, la reine Boudour et la reine Haïat-Alnefous, brillamment fécondées par Kamaralzamân, donnèrent à leur époux chacune un fils mâle, beau comme la lune. Et tous vécurent dans le bonheur parfait jusqu’à la fin de leurs jours ! Et telle est l’histoire merveilleuse de Kamaralzamân et de Sett Boudour.

Et Schahrazade, en souriant, se tut.

Or, la petite Doniazade, aux joues si blanches d’ordinaire, avait, surtout à la fin de cette histoire, rougi à l’extrême, et ses yeux s’étaient agrandis de plaisir, de curiosité et aussi de confusion, et elle avait fini par se couvrir le visage de ses deux mains, mais en regardant au travers.

Aussi, pendant que Schahrazade, pour se refaire la voix, mouillait ses lèvres à une coupe glacée de décoction de raisins secs, Doniazade battit des mains et s’écria : « Ô ma sœur, quel dommage que cette histoire merveilleuse soit si vite finie ! C’est la première de son espèce que j’entends de ta bouche. Et je ne sais pas pourquoi je rougis comme ça ! »

Et Schahrazade, après avoir bu une gorgée, sourit à sa sœur du coin des yeux et lui dit : « Mais que sera-ce alors lorsque tu auras entendu l’Histoire de Grain-de-Beauté ?… Mais je ne le la raconterai qu’après seulement la gentille Histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse ! »

À ces paroles, Doniazade sauta de joie et d’émotion et s’écria : « Ô ma sœur, de grâce ! dis-moi d’abord, avant de commencer l’histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse, dont déjà j’aime les noms infiniment, ce que c’est que Grain-de-Beauté ! »

Et Schahrazade répondit : « Mais, ma chérie, Grain-de-Beauté est un adolescent ! »

Alors le roi Schahriar, dont la tristesse avait disparu dès les premiers mots de l’histoire de Sett Boudour, qu’il avait tout entière écoutée avec une grande attention, dit : « Ô Schahrazade, cette histoire de Boudour, je suis obligé de te l’avouer, m’a charmé et m’a réjoui et, de plus, m’a incité à mieux me rendre compte de cette mode nouvelle dont parlait Sett Boudour en prose et en vers. Si donc, dans les histoires que tu nous promets, cette mode se trouve expliquée avec d’autres détails que je ne connaisse pas, tu peux tout de suite les commencer ! »

Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

Et le roi Schahriar pensa en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu d’autres détails sur la mode nouvelle qui me paraît, jusqu’à présent, affligée d’obscurité et de complications ! »

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Doniazade s’écria : « Ô Schahrazade, ma sœur, je t’en prie, commence ! »

Et Schahrazade sourit à sa sœur, puis se tourna vers le roi Schahriar et dit :


HISTOIRE DE BEL-HEUREUX ET
DE BELLE-HEUREUSE

On raconte — mais Allah est plus savant — qu’il y avait dans la ville de Koufa un homme qui comptait parmi les habitants les plus riches et les plus considérables et s’appelait Printemps.

Dès la première année de son mariage, le marchand Printemps sentit descendre sur sa maison la bénédiction du Très-Haut par la naissance d’un fils fort beau qui vint au monde en souriant. Aussi l’enfant fut-il nommé Bel-Heureux.

Le septième jour après la naissance de son fils, le marchand Printemps alla au souk des esclaves pour acheter une servante à son épouse. Arrivé au milieu de la place centrale, il jeta un regard circulaire sur les femmes et les jeunes garçons que l’on proposait à la vente, et il vit au milieu de l’un des groupes une esclave à la figure fort douce qui portait sur son dos, serrée dans la large ceinture, sa fillette endormie.

Le marchand Printemps alors pensa : « Allah est généreux ! » et il s’avança vers le courtier et lui demanda : « Combien cette esclave avec sa fillette ? » Le courtier répondit : « Cinquante dinars, ni plus ni moins ! » Printemps dit : « J’achète ! Écris le contrat, et prends l’argent. » Puis, cette formalité remplie à l’heure même, le marchand Printemps dit doucement à la jeune femme : « Suis-moi, ma fille. » Et il la conduisit à sa maison.

Lorsque la fille de son oncle vit arriver Printemps avec l’esclave, elle lui demanda : « Ô fils de l’oncle, pourquoi cette dépense vraiment inutile ; car moi, à peine relevée de mes couches, je pourrai toujours tenir ta maison comme avant ! » Le marchand Printemps répondit avec aménité : « Ô fille de l’oncle, j’ai acheté cette esclave à cause de la fillette qu’elle porte sur le dos, et que nous élèverons avec notre enfant Bel-Heureux. Et sache bien qu’à en juger parce que j’ai vu de ses traits, cette petite fille en grandissant n’aura pas son égale en beauté dans tous les pays de l’Irak, de la Perse et de l’Arabie !»

Alors l’épouse de Printemps se tourna vers l’esclave et lui demanda avec bonté : « Comment t’appelles-tu ? » Elle répondit : « On me nomme Prospérité, ô ma maîtresse ! » L’épouse du marchand fut très heureuse de ce nom et dit : « Il te sied, par Allah ! Et comment s’appelle ta fille ? » Elle répondit : « Fortune. » Alors l’épouse de Printemps, à la limite de la joie, dit : « Puisses-tu dire vrai ! Et qu’Allah, avec ta venue, fasse durer la fortune et la prospérité sur ceux qui t’ont achetée, ô figure blanche ! »

Après quoi, elle se tourna vers son époux Printemps et lui demanda : « Puisqu’il est d’usage pour les maîtres de donner un nom aux esclaves achetés, comment penses-tu appeler la petite fille ? » Printemps répondit : « À toi la préférence. » Elle répondit : « Nommons-la Belle-Heureuse ! » Printemps répondit : « Mais certainement. Je ne trouve à la chose aucun inconvénient. »

Et l’enfant, de la sorte, fut appelée Belle-Heureuse, et fut élevée avec Bel-Heureux, exactement sur le même pied. Et tous deux grandirent ensemble en augmentant tous les jours en beauté ; et Bel-Heureux appelait la fille de l’esclave : « ma sœur », et elle l’appelait : « mon frère ».

Lorsque Bel-Heureux eut atteint l’âge de cinq ans, on songea à célébrer sa circoncision. On attendit pour cela la fête de la naissance du Prophète (sur lui la prière et le salut !) afin de donner à ce rite précieux toute la manifestation de beauté qu’il comporte. Solennellement donc on fit la circoncision à Bel-Heureux qui, au lieu de pleurer, ne fut pas loin de trouver à la chose de l’agrément et qui, comme d’ailleurs en toute circonstance, souriait gentiment. Alors le cortège se forma nombreux et imposant, composé de tous les parents, amis et connaissances de Printemps et de la fille de son oncle ; puis, bannières et clarinettes en tête, il traversa toutes les rues de Koufa, et Bel-Heureux était juché sur un palanquin rouge porté par une mule richement caparaçonnée de brocart, et à ses côtés était assise la petite Belle-Heureuse qui l’éventait avec un mouchoir de soie. Derrière le palanquin suivaient les amies, les voisines et les enfants qui charmaient l’air de leurs « lu-lu-lu » de joie, cependant que le digne Printemps, dilaté à l’extrême, conduisait par la bride la mule importante et docile.

Lorsqu’on fut revenu à la maison, les invités vinrent, l’un après l’autre, faire leurs souhaits au marchand Printemps, avant de se retirer, disant : « Que la bénédiction te visite et la joie ! Puisses-tu jouir durant une longue vie de l’abondance des joies de l’âme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Puisses-tu jouir durant une longue vie de l’abondance des joies de l’âme ! »

Puis les années s’écoulèrent dans le bonheur, elles deux enfants atteignirent l’âge de douze ans.

Alors Printemps alla trouver son fils Bel-Heureux qui jouait au mari avec Belle-Heureuse et le prit à part et lui dit : « Voici, ô mon enfant, que tu viens d’avoir l’âge de douze ans, grâce à la bénédiction d’Allah ! Aussi, dès ce jour, il ne faut plus appeler Belle-Heureuse ta sœur, car je dois maintenant te dire que Belle-Heureuse est la fille de notre esclave Prospérité, bien que nous l’ayons fait élever avec toi dans le même berceau et que nous la traitions comme notre fille. De plus, il faut désormais qu’elle se couvre le visage du voile, car ta mère m’a dit que Belle-Heureuse a atteint, la semaine dernière, l’époque de sa nubilité. Aussi ta mère va-t-elle s’employer à lui trouver un époux qui deviendra pour nous un esclave dévoué. »

À ces paroles, Bel-Heureux dit à son père : « Du moment que Belle-Heureuse n’est pas ma sœur, je veux moi-même la prendre pour épouse ! » Printemps répondit : « Il faut demander la permission à ta mère. »

Alors Bel-Heureux alla trouver sa mère, et lui baisa la main et la porta à son front ; puis il lui dit : « Je désire prendre Belle-Heureuse, la fille de notre esclave Prospérité, pour épouse secrète. » Et la mère de Bel-Heureux répondit : « Belle-Heureuse t’appartient, mon enfant ! Car ton père l’avait achetée à ton nom. »

Aussitôt Bel-Heureux, fils de Printemps, courut trouver son ancienne sœur et la prit par la main et l’aima et elle l’aima, et, le soir même, ils dormirent ensemble en époux heureux.

Puis, cet état de choses ne cessant point, ils vécurent tous deux à la limite du bonheur durant encore cinq années bénies. Aussi, dans toute la ville de Koufa, il n’y avait pas d’adolescente plus belle ou plus douce ou plus délicieuse que la jeune épouse du fils de Printemps. Il n’y en avait pas non plus d’aussi instruite ou d’aussi savante. En effet, Belle-Heureuse avait consacré ses loisirs à apprendre le Koran, les sciences, la belle écriture koufique et l’écriture courante, les belles-lettres et la poésie, le jeu des instruments à cordes et à percussion. Et elle était devenue tellement habile dans l’art du chant, qu’elle savait plus de quinze modes différents de chanter et qu’elle pouvait sur un seul mot du premier vers d’une chanson prolonger pendant plusieurs heures, et même toute une nuit, des variations infinies qui ravissaient par leurs rythmes et leurs tremblements.

Aussi que de fois Bel-Heureux et son esclave Belle-Heureuse ne venaient-ils pas, aux heures chaudes, s’asseoir dans leur jardin, sur le marbre nu autour du bassin, où la fraîcheur de l’eau et de la pierre les pénétrait de délices. Là ils mangeaient des pastèques exquises à la chair fondante et légère, et des amandes et des noisettes et des grains torréfiés et salés et bien d’autres choses admirables. Et ils s’interrompaient pour respirer des roses ou des jasmins ou pour se réciter des poèmes charmants. Et c’est alors que Bel-Heureux priait son esclave de préluder ; et Belle-Heureuse prenait sa guitare aux cordes doubles dont elle savait tirer des sons à nuls autres pareils. Et tous deux chantaient des couplets alternés dont ceux-ci entre mille merveilles :

— Il pleut des fleurs et des oiseaux, adolescente ! Allons avec le vent vers la chaude Baghdad aux dômes roses !

— Non, mon émir ! Restons encore dans le jardin sous le flamboiement des palmes d’or et, les mains à la nuque, ô délice ! rêvons…

— Viens, adolescente ! Il pleut des diamants sur les feuilles bleues et la courbe des rameaux est belle sur l’azur. Lève-toi, ô légère, et secoue les gouttes furtives qui pleurent dans tes cheveux !

— Non, mon émir ! Assieds-toi là, et pose ta tête sur mes genoux. Dans mes robes enivre-toi de tout le parfum de mes seins fleuris… puis entends la douce brise qui chante ya leil !

D’autres fois les deux adolescents modulaient des vers comme ceux-ci, en s’accompagnant sur le daff seulement :

« — Je suis heureuse et légère comme une danseuse légère !

« Ralentissez vos trilles, ô lèvres sur les flûtes ; guitares sous les doigts, arrêtez-vous, pour écouter la chanson des palmiers.

« Debout sont les palmiers, comme des jeunes filles ; en sourdine ils murmurent dans la nuit claire ; et le remous de leurs chevelures mélodieuses répond à la brise musicienne.

« Ah ! je suis heureuse et légère comme une danseuse légère !

« — Épouse de pure création, ô parfumée ! aux notes de ta voix les pierres s’élèvent en dansant et viennent en ordre bâtir un édifice harmonieux.

« Que Celui qui créa la beauté de l’amour nous accorde le bonheur, épouse de pure création, ô parfumée !

« — Ô ! noir de mon œil, pour toi je vais bleuir mes paupières avec la baguette de cristal, et macérer mes mains dans la pâte du henné.

« Mes doigts te sembleront ainsi des fruits de jujubier, ou, si tu les aimes mieux, des dattes fines.

« Puis, sur l’encens délicat, je parfumerai mes seins, mon ventre et tout mon corps, afin que ma peau dans ta bouche fonde avec suavité, ô ! noir de mon œil !

Et c’est ainsi que le fils de Printemps et que la fille de Prospérité coulaient leurs soirs et leurs matins dans une vie abritée et délectable…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… dans une vie abritée et délectable.

Mais hélas ! ce qui est tracé sur le front de l’homme par les doigts d’Allah, la main de l’homme ne saurait l’effacer ; et la créature aurait des ailes qu’elle ne saurait échapper à son destin.

C’est pour cela que Bel-Heureux et Belle-Heureuse eurent à éprouver pendant un certain temps les vicissitudes du sort. Mais tout de même la bénédiction native qu’ils avaient apportée avec eux sur la terre devait les sauvegarder du malheur sans recours.

En effet, le gouverneur de la ville de Koufa au nom du khalifat avait entendu parler de la beauté de Belle-Heureuse, épouse du fils de Printemps le marchand. Et il se dit en son âme : « Il me faut absolument trouver le moyen d’enlever cette Belle-Heureuse dont on me vante les perfections et l’art dans le chant ! Ce sera un magnifique cadeau à faire à mon maître l’émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Merouân ! »

Un jour donc le gouverneur de Koufa résolut de mettre son projet à exécution ; et, dans ce but, il fit mander près de lui une vieille femme fort rouée qui était chargée, en temps ordinaire, du recrutement et de l’instruction spéciale des jeunes esclaves. Et il lui dit : « Je te demande d’aller à la maison du marchand Printemps et de faire la connaissance de l’esclave de son fils, l’adolescente nommée Belle-Heureuse, que l’on dit si versée dans l’art du chant et si belle ! Et il faut, d’une façon ou d’une autre, que tu me l’amènes ici, car je veux l’envoyer en cadeau au khalifat Abd El-Malek. » Et la vieille répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et s’en alla aussitôt se préparer dans ce but.

Le matin, à la première heure, elle se vêtit de bure et se passa au cou un énorme chapelet aux grains par milliers, attacha une gourde à sa ceinture, prit à la main une béquille et se dirigea à pas fatigués vers la maison de Printemps en s’arrêtant de temps à autre pour soupirer avec componction : « Louange à Allah ! Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! Allah est le plus grand ! » Et elle ne cessa de se comporter de la sorte tout le long du chemin, à la grande édification des passants, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la porte de la demeure de Printemps. Elle heurta à la porte en disant : « Allah est généreux ! Ô Donateur ! Ô Bienfaiteur ! »

Alors vint lui ouvrir le portier, qui était un vieillard respectable, serviteur ancien de Printemps. Il vit la vieille dévote et, l’ayant examinée, il ne lui trouva pas une figure empreinte de piété, au contraire ! Et de son côté il déplut fort à la vieille, qui lui jeta un regard de travers. Et le portier sentit d’instinct ce regard, et d’instinct, pour conjurer le mauvais œil, il formula mentalement : « Mes cinq doigts gauches dans ton œil droit, et mes cinq autres doigts dans ton œil gauche ! » Puis, à haute voix, il lui demanda : « Que veux-tu, ma vieille tante ? » Elle répondit : « Je suis une pauvre vieille dont le seul souci est la prière. Or, comme je vois que l’heure de la prière approche, je voudrais entrer dans cette demeure pour faire mes dévotions en ce jour saint ! » Le bon portier se rebiffa et lui dit d’un ton brusque : « Marche ! ce n’est point ici une mosquée ni un oratoire ; car c’est la maison du marchand Printemps et de son fils Bel-Heureux ! » La vieille répondit : « Je le sais bien ! Mais y a-t-il mosquée ou oratoire plus digne de la prière que la demeure bénie de Printemps et de son fils Bel-Heureux ? Sache aussi, ô toi, portier à la figure sèche, que je suis une femme connue à Damas, dans le palais de l’émir des Croyants. Et j’en suis partie pour visiter les lieux saints et prier dans tous les endroits dignes de vénération. » Mais le portier répondit : « Je veux bien que tu sois une dévote, mais ce n’est point une raison pour entrer ici. Continue ta marche en l’état de ta voie ! » Mais la vieille tint bon et insista si longtemps que le bruit de sa voix parvint aux oreilles de Bel-Heureux, qui sortit pour se rendre compte de la cause de cette altercation et entendit la vieille qui disait au portier : « Comment peut-on empêcher une femme de ma condition d’entrer dans la maison de Bel-Heureux fils de Printemps, alors que les portes les plus fermées des émirs et des grands me sont toujours larges ouvertes ? »

En entendant ces paroles, Bel-Heureux sourit, selon son habitude, et pria la vieille d’entrer. Alors la vieille le suivit et arriva avec lui dans l’appartement de Belle-Heureuse. Elle lui souhaita la paix de la façon la plus sentie, et, d’un coup d’œil, elle fut stupéfaite de sa beauté.

Lorsque Belle-Heureuse vit entrer la sainte vieille, elle se hâta de se lever en son honneur et lui rendit son salam avec respect et lui dit : « Que ta venue nous soit de bon augure, ma bonne mère ! Daigne te reposer. » Mais elle répondit : « L’heure de la prière vient d’être annoncée, ma fille. Laisse-moi prier ! » Et elle se tourna aussitôt dans la direction de la Mecque, et se mit à genoux dans l’attitude de la prière. Et elle resta ainsi jusqu’au soir, sans bouger, et personne n’osait la déranger dans une fonction si auguste. Et d’ailleurs elle-même était tellement enfoncée dans l’extase, qu’elle ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle.

À la fin, Belle-Heureuse s’enhardit un peu et s’approcha timidement de la sainte et lui dit d’une voix douce et respectueuse : « Ma mère, repose tes genoux, ne fût-ce qu’une heure seulement ! » La vieille répondit : « Celui qui ne fatigue pas son corps en ce monde ne peut aspirer au repos réservé aux purs et aux élus dans le futur ! » Belle-Heureuse, édifiée à l’extrême, reprit : « De grâce ! ô notre mère, honore notre table de ta présence, et consens à partager avec nous le pain et le sel. » Elle répondit : « J’ai fait vœu de jeûner, ma fille. Je ne puis manquer à mon vœu. Ne te préoccupe donc plus de moi et va rejoindre ton époux. Vous autres, qui êtes jeunes et beaux, mangez et buvez et soyez heureux… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Vous autres, qui êtes jeunes et beaux, mangez, buvez et soyez heureux ! »

Alors Belle-Heureuse alla trouver son maître et lui dit : « Ô mon maître, je t’en prie, va conjurer cette sainte d’élire domicile désormais dans notre demeure, car son visage macéré dans la piété illuminera notre maison ! » Bel-Heureux répondit : « Sois tranquille. Je lui ai déjà fait préparer dans une chambre à elle une natte neuve et un matelas, ainsi qu’une aiguière et une cuvette. Et personne ne la dérangera. »

Quant à la vieille, elle passa toute la nuit à prier et à lire à voix haute le Koran. Puis, au lever du jour, elle se lava et alla trouver Bel-Heureux et son amie et leur dit : « Je viens prendre congé de vous autres. Qu’Allah vous ait sous sa garde ! » Mais Belle-Heureuse lui dit : « Ô notre mère, comment peux-tu nous quitter avec si peu de regret, alors que nous deux nous nous réjouissions déjà de voir notre maison pour toujours bénie par ta présence, et que nous t’avions préparé la meilleure chambre pour que tu fasses tes dévotions sans être dérangée ? » La vieille répondit : « Qu’Allah vous conserve tous deux et fasse durer sur vous ses bienfaits et ses grâces ! Du moment que la charité musulmane tient dans votre cœur une place de choix, je suis heureuse d’être abritée par votre hospitalité. Seulement je vous prierais d’avertir votre portier, qui a une figure si sèche et si peu avenante, de ne plus s’opposer à me laisser entrer ici à l’heure où je pourrais ! Je vais de ce pas visiter les lieux saints de Koufa, où je ferai des vœux à Allah pour qu’il vous rétribue selon vos mérites ; puis je reviendrai me dulcifier à votre hospitalité ! » Puis elle les quitta, alors que tous deux lui prenaient les mains et les portaient à leurs lèvres et à leur front.

Ah ! pauvre Belle-Heureuse si tu savais le motif pour lequel cette vieille de poix entrait ainsi dans ta maison, et les noirs desseins qu’elle ruminait contre ton bonheur et ta tranquillité ! Mais quelle est la créature qui peut deviner le caché et dévoiler l’avenir ?

La vieille maudite sortit donc et se dirigea vers le palais du gouverneur, et se présenta devant lui aussitôt. Alors il lui demanda : « Eh bien ! qu’as-tu fait, ô débrouilleuse des toiles d’araignée, ô subtile et sublime rouée ? » La vieille dit : « Quoi que je fasse, ô mon maître, je ne suis que ton élève et la protégée de tes regards. Voici. J’ai vu l’adolescente Belle-Heureuse, l’esclave du fils de Printemps. Le ventre de la fécondité n’a jamais modelé pareille beauté ! » Le gouverneur s’écria : « Ya Allah ! » La vieille continua : « Elle est pétrie de délices. Elle est un ruissellement continu de douceurs et de charmes ingénus ! » Le gouverneur s’écria : « Ô mon œil ! ô battement de mon cœur ! » La vieille reprit : « Que dirais-tu alors si tu entendais le timbre de sa voix plus fraîche que le bruit de l’eau sous une voûte sonore ! Que ferais-tu si tu voyais ses yeux d’antilope et leurs regards modestes ? » Il s’écria : « Je ne pourrais qu’admirer de toute mon admiration, car, je te le répète, je la destine à notre maître le khalifat. Hâte-toi donc dans la réussite ! » Elle dit : « Je te demande pour cela un délai d’un mois entier. » Et le gouverneur répondit : « Prends ce délai, mais que ce soit avec résultat ! Et chez moi tu trouveras une générosité dont tu seras satisfaite. Voici, pour commencer, mille dinars comme arrhes de ma bonne volonté ! »

Et la vieille serra les mille dinars dans sa ceinture et commença, dès ce jour, à visiter régulièrement Bel-Heureux et Belle-Heureuse dans leur demeure, et de leur côté ils lui montraient de jour en jour plus d’égards et de considération.

Or, cet état ne cessant point, la vieille devint la conseillère inséparable du logis. Elle dit donc un jour à Belle-Heureuse : « Ma fille, la fécondité n’a pas encore visité tes jeunes flancs. Veux-tu venir avec moi demander la bénédiction des saints ascètes, des cheikhs aimés d’Allah, des santons et des oualis qui sont en communication avec le Très-Haut ? Ces oualis, ma fille, me sont connus, et je sais le pouvoir immense qu’ils ont de faire des miracles et d’accomplir les choses les plus prodigieuses au nom d’Allah. Ils guérissent les aveugles et les infirmes, ressuscitent les morts, nagent dans l’air, marchent sur l’eau. Quant à la fécondation des femmes, c’est là le moindre des privilèges qu’Allah leur a accordés ! Et tu obtiendras ce résultat rien qu’en touchant le pan de leur robe ou en baisant les grains de leur chapelet ! »

À ces paroles de la vieille, Belle-Heureuse sentit en son âme s’agiter le désir de la fécondité, et dit à la vieille : « Il faut que je demande à mon maître Bel-Heureux la permission de sortir. Attendons son retour. » Mais la vieille répondit : « Avise seulement ta belle-mère, cela suffira. » Alors la jeune femme alla trouver sa belle-mère, la mère de Bel-Heureux, et lui dit : « Je te supplie par Allah, ô ma maîtresse, de m’accorder la permission de sortir avec cette sainte vieille pour aller visiter les oualis, amis d’Allah, et leur demander leur bénédiction dans leur demeure sainte. Et je te promets d’être de retour ici avant l’arrivée de mon maître Bel-Heureux. » Alors l’épouse de Printemps répondit : « Ma fille, songe à la peine de ton maître s’il rentrait et ne te trouvait pas ! Il me dirait : « Comment Belle-Heureuse a-t-elle pu sortir ainsi sans ma permission ? C’est la première fois que cela lui arrive ! »

À ce moment, la vieille intervint et dit à la mère de Bel-Heureux : « Par Allah ! nous ferons un tour rapide dans les lieux saints, et je ne la laisserai même pas s’asseoir se reposer, et je la ramènerai sans retard. » Alors la mère de Bel-Heureux consentit à la chose, mais tout de même en soupirant.

La vieille emmena donc Belle-Heureuse et la conduisit directement à un pavillon isolé, dans le jardin du palais, l’y laissa un instant seule, et courut prévenir de son arrivée le gouverneur qui se rendit aussitôt au pavillon…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… le gouverneur qui se rendit aussitôt au pavillon et resta interdit au seuil, tant il avait été ébloui par cette beauté.

Lorsque Belle-Heureuse vit entrer cet homme étranger, elle se hâta de se voiler le visage, et soudain elle éclata en sanglots ; et chercha des yeux une issue pour s’enfuir, mais en vain.

Alors, comme la vieille ne reparaissait point, Belle-Heureuse ne douta plus de la trahison de la maudite et se remémora certaines paroles que le bon portier lui avait dites au sujet des yeux pleins d’artifices de cette sainte.

Quant au gouverneur, une fois assuré que Belle-Heureuse était celle-là même qu’il voyait devant lui, il ressortit en fermant la porte, et alla donner quelques ordres rapides ; il écrivit une lettre au khalifat Abd El-Malek ben-Merouân, et confia la lettre et l’adolescente au chef de ses gardes en lui ordonnant de se mettre immédiatement en route pour Damas.

Alors le chef des gardes emmena de force Belle-Heureuse, la plaça sur un dromadaire rapide, se mit lui-même devant elle et, suivi de quelques esclaves, il partit en toute hâte vers Damas.

Quant à Belle-Heureuse, durant toute la route, elle se cacha la tête dans son voile et sanglota en silence, indifférente aux arrêts, aux secousses, aux haltes et aux départs. Et le chef des gardes ne put tirer d’elle un mot ni un signe, et cela jusqu’à l’arrivée à Damas.

Aussi, sans tarder, il se dirigea vers le palais de l’émir des Croyants, remit l’esclave et la lettre au chef des chambellans, prit la réponse d’agrément, et s’en retourna à Koufa comme il était venu.

Le lendemain, le khalifat entra dans le harem et apprit à son épouse et à sa sœur l’arrivée de la nouvelle esclave, en leur disant : « Le gouverneur de Koufa vient de m’envoyer en cadeau une jeune esclave ; et il m’écrit pour me dire que cette esclave, achetée par lui, est une fille de roi enlevée dans son pays par les marchands d’esclaves. » Et son épouse lui répondit : « Qu’Allah augmente ta joie et ses bienfaits ! » Et la sœur du khalifat demanda : « Comment s’appelle-t-elle ? Est-elle brune ou blanche ? » Le khalifat répondit : « Je ne l’ai pas encore vue. »

Alors la sœur du khalifat, dont le nom était Sett Zahia, s’informa de l’appartement où était l’adolescente, et alla aussitôt la voir. Elle la trouva courbée en deux, le visage brûlé par le soleil et tout en larmes : et elle était presque sans connaissance.

À cette vue, Sett Zahia, dont le cœur était tendre, fut prise de compassion et s’approcha de l’adolescente et lui demanda : « Pourquoi pleures-tu, ma sœur ? Ne sais-tu qu’ici tu es désormais en sûreté, et que la vie te sera légère et sans soucis ? Où peux-tu mieux tomber que dans le palais de l’émir des Croyants ? » À ces paroles, la fille de Prospérité leva des yeux surpris et demanda : « Mais, ô ma maîtresse, en quelle ville suis-je donc, puisque c’est ici le palais de l’émir des Croyants ? » Sett Zahia répondit : « Dans la ville de Damas. Comment ! tu ne le savais donc pas ? Et le marchand qui t’a vendue ne t’a-t-il pas avisée que c’était pour le compte du khalifat Abd El-Malek ben-Merouân ? Mais oui, ma sœur, tu es ici désormais la propriété de l’émir des Croyants, dont je suis la sœur. Sèche donc tes larmes et dis-moi ton nom. »

À ces paroles, la jeune femme ne put plus retenir les sanglots qui l’étouffaient, et murmura : « Ô ma maîtresse, dans mon pays on m’appelait Belle-Heureuse ! »

Comme elle achevait ces mots le khalifat entra. Il s’avança vers Belle-Heureuse en souriant avec bonté, s’assit à côté d’elle et lui dit : « Lève le voile de ton visage, ô jeune fille ! » Mais Belle-Heureuse, au lieu de se découvrir le visage, fut terrifiée à cette seule idée et ramena complètement l’étoffe jusqu’au-dessous de son menton, d’une main tremblante. Et le khalifat ne voulut point s’offusquer d’une action si extraordinaire et dit à Sett Zahia : « Je te confie cette jeune fille, et j’espère que dans quelques jours tu l’auras habituée à toi et encouragée et rendue moins timide. » Puis il jeta encore un regard sur Belle-Heureuse et ne put voir, hors des étoffes dont elle était étroitement drapée, que la jointure de ses fins poignets. Mais cette seule vue suffit pour la lui faire aimer à l’extrême : des poignets aussi admirablement moulés ne pouvaient appartenir qu’à une parfaite beauté ! Et il se retira.

Alors Sett Zahia emmena Belle-Heureuse et la conduisit au hammam du palais, et la revêtit après le bain de robes fort belles et piqua dans ses cheveux plusieurs rangs de perles et de pierreries ; puis elle lui tint compagnie le reste de la journée, en essayant de l’habituer à elle. Mais Belle-Heureuse, bien que fort confuse des égards que lui témoignait la sœur du khalifat, ne pouvait arriver à tarir ses larmes et ne voulait pas non plus révéler la cause de ses peines. Car elle se disait que cela ne changerait guère sa destinée. Elle garda donc pour elle seule l’acuité de sa douleur et continua à se consumer le jour et la nuit, si bien qu’au bout de peu de temps elle tomba gravement malade ; et l’on désespéra de la sauver, après avoir essayé sur elle la science des médecins les plus réputés de Damas.

Quant à Bel-Heureux, fils de Printemps, voici. Vers le soir il rentra dans sa maison et, selon son habitude, s’allongea sur le divan et appela : « Ô Belle-Heureuse ! » Mais, pour la première fois, personne ne répondit. Alors il se leva vivement et appela une seconde fois : « Ô Belle-Heureuse ! » Mais personne ne répondit. Et personne non plus n’osa entrer. Car toutes les esclaves s’étaient cachées et nulle d’entre elles n’osait bouger. Alors Bel-Heureux se dirigea vers l’appartement de sa mère, et entra précipitamment ; il trouva sa mère assise toute triste la main sur la joue, et perdue dans ses pensées. À cette vue, son inquiétude ne fit qu’augmenter et il demanda avec effroi à sa mère : « Où est Belle- Heureuse ?… »

Mais, pour toute réponse, l’épouse de Printemps fondit en larmes ; et puis elle soupira : « Qu’Allah nous protège, ô mon enfant ! Belle-Heureuse, en ton absence, est venue me demander la permission de sortir avec la vieille pour aller, m’a-t-elle dit, visiter un saint ouali qui accomplit des miracles. Et elle n’est pas encore rentrée. Ah ! mon fils, jamais mon cœur n’a été tranquille depuis l’entrée de cette vieille dans notre maison. Notre portier non plus, ce vieux serviteur fidèle qui nous a tous élevés, ne l’a jamais regardée d’un œil de paix ! J’ai toujours eu le pressentiment que cette vieille-là nous porterait malheur avec ses prières trop prolongées et ses regards si rusés ! » Mais Bel-Heureux interrompit sa mère pour demander : « Quand, exactement, Belle-Heureuse est-elle sortie ? » Elle répondit : « Ce matin, de bonne heure, après ton départ pour le souk. » Et Bel-Heureux s’écria : « Tu vois, ma mère, à quoi cela nous sert de changer nos habitudes et d’accorder à nos femmes des libertés dont elles ne savent que faire et qui ne peuvent que leur être funestes ! Ah ! ma mère, pourquoi as-tu permis à Belle-Heureuse de sortir ? Qui sait où elle a pu s’égarer, et si elle n’est pas tombée dans l’eau, et si un minaret ne l’a pas ensevelie sous sa chute ? Mais je vais courir chez le gouverneur pour l’obliger à faire immédiatement des recherches ! »

Et Bel-Heureux, hors de lui, courut au palais, et le gouverneur le reçut, sans le faire attendre, par égards pour son père Printemps qui comptait parmi les plus hauts notables de la ville. Et Bel-Heureux, sans même s’arrêter aux formules obligatoires du salam, dit au gouverneur : « Mon esclave a disparu depuis ce matin, de ma maison, en compagnie d’une vieille femme que nous avions hébergée chez nous. Je viens te prier de m’aider à la rechercher. » Le gouverneur prit un ton plein d’intérêt en répondant : « Mais certainement, mon fils ! Il n’y a rien que je ne fasse, en considération de ton digne père. Va trouver de ma part le chef de la police et expose-lui ton affaire. C’est un homme fort avisé et plein d’expédients, qui, sans aucun doute, vous trouvera l’esclave d’ici peu de jours. »

Alors Bel-Heureux courut chez le chef de la police et lui dit : « Je viens te voir de la part du gouverneur pour retrouver mon esclave qui a disparu de la maison. » Le chef de la police, assis sur le tapis, jambes croisées au-dessous de lui, souffla deux ou trois fois, et demanda : « Et avec qui est-elle partie ? » Bel-Heureux répondit : « Avec une vieille dont le signalement est tel et tel. Et, cette vieille est habillée de bure et porte au cou un chapelet aux grains par milliers. » Et le chef de la police dit : « Par Allah ! dis-moi où se trouve la vieille et j’irai tout de suite te chercher l’esclave ! »

À ces paroles, Bel-Heureux répondit : « Mais sais-je, moi, où se trouve la vieille ? Et viendrais-je ici si je savais l’endroit où elle est ? » Le chef de la police changea la position de ses jambes, les ramena sous lui en sens inverse, et dit : « Mon fils, il n’y a qu’Allah l’Omniscient pour découvrir les choses invisibles ! » Alors Bel-Heureux, irrité à l’extrême, s’écria : « Par le Prophète ! c’est toi seul que je rends responsable de la chose ! Et, s’il le faut, j’irai trouver le gouverneur et même l’émir des Croyants pour les édifier sur ton compte ! » L’autre répondit : « Tu peux aller où bon te semble ! Je n’ai pas appris la sorcellerie pour dévoiler les choses cachées ! »

Alors Bel-Heureux s’en retourna chez le gouverneur et lui dit : « Je suis allé chez le chef de la police, et il s’est passé telle et telle chose. » Et le gouverneur dit : « Ce n’est pas possible ! Holà ! gardes, allez me chercher ce fils de chien-là ! » Et lorsque ce dernier fut arrivé, le gouverneur lui dit : « Je t’ordonne de faire les recherches les plus minutieuses pour retrouver l’esclave de Bel-Heureux, fils de Printemps ! Envoie tes cavaliers dans toutes les directions ; cours toi-même et cherche partout ; mais il faut que tu la retrouves ! » Et en même temps il lui cligna de l’œil pour que rien ne fût fait ; puis il se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : « Quant à toi, mon fils, je veux désormais que tu ne réclames l’esclave que de ma barbe ! Et si, par extraordinaire (car tout peut arriver), on ne retrouvait pas l’esclave, je te donnerais moi-même, à sa place, dix vierges de l’âge des houris, aux seins fermes, aux fesses dures et assises comme des cubes de pierre ! Et je forcerai également le chef de la police à te donner de son harem dix jeunes esclaves aussi intactes que mon œil ! Seulement tranquillise ton âme, car sache bien que le destin t’accordera toujours ce qui t’est réservé et que, d’autre part, tu n’auras jamais ce que le sort ne t’a pas destiné…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … tu n’auras jamais ce que le sort ne t’a pas destiné ! »

Alors Bel-Heureux prit congé du gouverneur, et rentra désespéré à sa maison, après avoir erré toute la nuit à la recherche de Belle-Heureuse. Aussi le lendemain fut-il obligé de s’aliter, en proie à une faiblesse extrême et à une fièvre qui ne fit qu’augmenter de jour en jour, à mesure qu’il perdait ce qui lui restait d’espoir au sujet des recherches ordonnées par le gouverneur. Et les médecins consultés répondirent : « Son mal n’a d’autre remède que le retour de son épouse ! »

Sur ces entrefaites, arriva dans la ville de Koufa un Persan fort versé dans la médecine, l’art des drogues, la science des étoiles et du sable divinatoire. Et le marchand Printemps se hâta de le faire venir auprès de son fils. Alors le savant Persan, après avoir été traité avec les plus grands égards par Printemps, s’approcha de Bel-Heureux et lui dit : « Donne-moi la main ! » Et il lui prit la main, lui tâta le pouls pendant un bon moment, le regarda avec attention au visage, puis sourit et se tourna vers le marchand Printemps en lui disant : « Le mal de ton fils réside dans son cœur ! » Et Printemps répondit : « Par Allah ! tu dis vrai, ô médecin ! » Le savant continua : « Et ce mal a pour cause la disparition d’une personne aimée. Eh bien ! je vais vous dire, avec l’aide des puissances mystérieuses, l’endroit où se trouve actuellement cette personne ! »

Et, ayant achevé ces mots, le Persan s’accroupit, tira d’un sac un paquet de sable qu’il défit et étendit devant lui ; puis il plaça au milieu du sable cinq cailloux blancs et trois cailloux noirs, deux baguettes et un ongle de tigre, les disposa sur un plan, puis sur deux plans, puis sur trois plans, les regarda en prononçant quelques mots en langue persane, et dit : « Ô vous qui m’écoutez, sachez que la personne se trouve en ce moment à Bassra ! » Puis il se reprit et dit : « Non ! les trois fleuves que je vois là m’ont trompé. La personne se trouve en ce moment à Damas, dans un grand palais, et dans le même état de langueur que ton fils, ô illustre marchand ! »

À ces paroles, Printemps s’écria : « Et que nous faut-il faire, ô vénérable médecin ? De grâce, éclaire-nous, et tu n’auras pas à te plaindre de l’avarice de Printemps. Car, par Allah ! je te donnerai de quoi vivre dans l’opulence durant l’espace de trois vies humaines ! » Et le Persan répondit : « Tranquillisez tous deux vos âmes et que vos paupières se rafraîchissent et couvrent vos yeux sans inquiétude ! Car je me charge de réunir les deux jeunes gens, et la chose est encore plus aisée à faire que tu ne te l’imagines ! » Puis il ajouta, en s’adressant à Printemps : « Tire de ta poche quatre mille dinars ! » Et Printemps défit aussitôt sa ceinture et rangea devant le Persan quatre mille dinars et mille autres dinars. Et le Persan dit : « Maintenant qu’il y a ainsi de quoi suffire à toutes les dépenses, je vais immédiatement me mettre en route pour Damas, en emmenant ton fils avec moi ! Et, si Allah veut, nous reviendrons avec celle qu’il aime ! » Puis il se tourna vers l’adolescent étendu sur le lit et lui demanda : « Ô fils de l’honorable Printemps, quel est ton nom ? » Il répondit : « Ô Bel-Heureux ! » Le Persan dit : « Eh bien, Bel-Heureux, lève-toi, et que ton âme soit désormais sauve de toute inquiétude, car tu peux dès cet instant considérer que ton esclave t’est rendue ! » Et Bel-Heureux, mû soudain par la bonne influence du médecin, se leva et s’assit. Et le médecin continua : « Raffermis donc ton courage et ton cœur. Chasse tous les soucis. Mange, bois et dors ! Et dans une semaine, une fois tes forces revenues, je reviendrai te prendre pour faire avec toi le voyage. » Et il prit congé de Printemps et de Bel-Heureux, et s’en alla se préparer lui aussi au départ.

Alors Printemps donna à son fils cinq mille autres dinars, et lui acheta des chameaux qu’il fit charger de riches marchandises et de ces soieries de Koufa si belles de couleur, et lui donna des chevaux pour lui et pour sa suite. Puis au bout de la semaine, comme Bel-Heureux avait suivi les prescriptions du savant et s’en était admirablement trouvé, Printemps jugea que son fils pouvait sans inconvénients entreprendre le voyage de Damas. Bel-Heureux fit donc ses adieux à son père, à sa mère, à Prospérité et au portier et, accompagné des vœux que tous les bras des siens appelaient sur sa tête, il partit de Koufa avec le savant de Perse.

Or, Bel-Heureux à ce moment-là avait atteint la perfection de l’adolescence, et ses dix-sept ans avaient duveté soyeusement ses joues à l’incarnat léger : ce qui rendait ses charmes encore plus séducteurs et faisait que nul ne le pouvait regarder sans s’arrêter extatiquement. Aussi le savant de Perse ne fut pas longtemps sans éprouver l’effet délicieux des charmes de l’adolescent, et l’aima-t-il de toute son âme, en vérité, et se priva-t-il, durant tout le voyage, de toutes les commodités pour l’en faire profiter. Et de le voir content il était ravi à l’extrême…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et de le voir content il était ravi à l’extrême. Dans ces conditions le voyage fut agréable et sans fatigue, et l’on arriva de la sorte à Damas.

Aussitôt le savant de Perse alla avec Bel-Heureux au souk principal et loua, séance tenante, une grande boutique qu’il fit remettre à neuf. Puis il fit faire des étagères élégantes tendues de velours, où il rangea en bon ordre ses flacons précieux, ses dictames, ses baumes, ses poudres, ses sirops contenus dans le cristal, ses thériaques fines conservées dans l’or pur, ses pots de faïence persane aux reflets métalliques où mûrissaient les vieilles pommades composées du suc de trois cents herbes rares ; et entre les grands flacons, les cornues et les alambics, il plaça l’astrolabe d’or.

Après quoi il se vêtit de sa robe de médecin et se coiffa de son grand turban à sept tours, puis songea à habiller Bel-Heureux qui devait lui servir d’assistant, exécuter les prescriptions, piler dans le mortier, faire les sachets et écrire les remèdes sous sa dictée. À cet effet il le vêtit, lui-même, d’une chemise de soie bleue et d’un gilet de cachemire, lui passa autour des hanches un tablier de soie rose où couraient des filets d’or, et le fit se tenir entre ses mains. Puis il lui dit : « Ô Bel-Heureux, dès ce moment il te faut m’appeler ton père, et moi je t’appellerai mon fils, sans quoi les habitants de Damas croiraient qu’il y a entre nous ce que tu comprends ! » Et Bel-Heureux répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Or, à peine la boutique où le Persan devait donner ses consultations eut été ouverte, que de tous côtés les habitants s’y rendirent en foule, les uns pour exposer leur cas, les autres seulement pour admirer la beauté de l’adolescent ; et tous étaient stupéfaits et charmés à la fois d’entendre Bel-Heureux converser avec le médecin dans la langue persane qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils trouvaient délicieuse de la bouche du bel assistant. Mais ce qui porta à son extrême limite l’ébahissement des visiteurs, c’était la façon dont le médecin persan devinait les maladies.

En effet, le médecin regardait dans le blanc des yeux pendant quelques moments le malade qui avait recours à lui, puis lui présentait un grand verre de cristal et lui disait : « Pisse ! » Et le malade pissait dans le verre, et le Persan mettait le verre à hauteur de son œil et l’examinait, puis disait : « Tu as telle et telle chose ! » Et le malade toujours s’écriait : « Par Allah ! c’est la vérité ! » Ce qui faisait que tout le monde levait les bras en disant : « Ya Allah ! quel savant prodigieux ! Nous n’avons jamais ouï parler d’une chose pareille ! Comment peut-on connaître ainsi les maladies par l’urine ? »

Aussi, il ne faut point s’étonner que le médecin persan ait été réputé en quelques jours, parmi tous les notables et les gens riches, pour sa science extraordinaire, et que le bruit de tous ses prodiges soit arrivé aux oreilles mêmes du khalifat et de sa sœur El-Sett Zahia.

Donc, un jour que le médecin était assis au milieu de la boutique et dictait une ordonnance à Bel-Heureux qui était à ses côtés et tenait le calam à la main, une respectable dame, montée sur un âne à la selle de brocart rouge constellée de pierreries, s’arrêta à la porte, noua la bride de l’âne à l’anneau de cuivre qui surmontait le pommeau de la selle, puis fit signe au savant de venir l’aider à descendre. Aussitôt il se leva avec empressement, courut lui prendre la main et la fit descendre de l’âne et entrer dans la boutique, où il la pria de s’asseoir après que Bel-Heureux lui eût avancé un coussin en souriant discrètement.

Alors la dame sortit, l’ayant tiré de sa robe, un flacon rempli d’urine et demanda au Persan : « C’est bien toi, ô vénérable cheikh, qui es le médecin arrivé de l’Irak-Ajami pour faire ces cures admirables à Damas ? » Il répondit : « C’est ton esclave lui-même. » Elle dit : « Nul n’est l’esclave que d’Allah ! Sache donc, ô maître sublime de la science, que ce flacon-là contient la chose que tu comprends, et dont la propriétaire est la favorite, bien que vierge encore, de notre souverain l’émir des Croyants. Ici les médecins n’ont pu deviner la cause de la maladie qui l’a alitée dès le premier jour de son arrivée au palais. Aussi El-Sett Zahia, la sœur de notre maître, m’a envoyé vous porter ce flacon pour que vous y découvriez cette cause inconnue. »

À ces paroles, le médecin dit : « Ô ma maîtresse, il te faut me dire le nom de cette malade afin que je puisse faire mes calculs et savoir au juste l’heure la plus favorable pour lui faire boire les remèdes. » La dame répondit : « Elle s’appelle Belle-Heureuse. »

Alors le médecin se mit à tracer sur un bout de papier qu’il tenait à la main des calculs en grand nombre, les uns à l’encre rouge et les autres à l’encre verte. Puis il fit la somme des chiffres rouges et celle des chiffres verts, les additionna et dit : « Ô ma maîtresse, j’ai découvert la maladie ! C’est une affection connue sous le nom de « tremblement des éventails du cœur ». À ces paroles, la dame s’écria : « Par Allah ! c’est la vérité ! Car les éventails de son cœur tremblent si fort que nous les entendons ! » Le médecin continua : « Mais il me faut, avant de prescrire les remèdes, connaître de quel pays elle est. Cela est très important, car c’est par là que je saurai, une fois mes calculs faits, l’influence de la légèreté de l’air ou de sa pesanteur sur les éventails de son cœur. De plus, pour juger de l’état de conservation de ces éventails délicats, il me faut également savoir depuis combien de temps elle est à Damas et son âge précis ! » La dame répondit : « Elle a été élevée, parait-il, à Koufa, ville de l’Irak ; elle est âgée de seize ans, car elle est née, d’après ce qu’elle nous a dit, l’année de l’incendie du souk de Koufa. Quant à son séjour à Damas, il est de quelques semaines seulement.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … de quelques semaines seulement. »

À ces paroles, le savant de Perse dit à Bel-Heureux dont le cœur battait comme un moulin : « Mon fils prépare les remèdes tel et tel, d’après la formule d’Ibn-Sina, à l’article sept ! »

Alors la dame se tourna vers l’adolescent, qu’elle se mit à dévisager plus attentivement pour lui dire quelques moments après : « Par Allah ! ô mon enfant, la malade te ressemble fort, et son visage est aussi beau et aussi doux que le tien ! » Puis elle dit au savant : « Dis-moi, ô noble Persan, cet adolescent est-il ton fils ou ton esclave ? » Il répondit : « C’est mon fils, ô respectable, et ton esclave ! » Et la vieille dame, excessivement flattée de tous ces égards, répondit : « En vérité, je ne sais ce que je dois le plus admirer ici, de ta science, ô médecin sublime, ou de ta descendance ! » Puis elle continua à converser avec le savant, tandis que Bel-Heureux finissait de faire les petits paquets de remèdes et les mettait dans une boite où il glissait un billet et en peu de mots apprenait de la sorte à Belle-Heureuse son arrivée à Damas avec le médecin de Perse. Après quoi, il cacheta la boîte et écrivit sur le couvercle son nom et son adresse en caractères koufiques, illisibles pour les habitants de Damas, mais déchiffrables pour Belle-Heureuse qui connaissait fort bien l’écriture arabe courante aussi bien que la koufique. Et la dame prit la boîte, déposa dix dinars d’or sur l’étagère du médecin, prit congé des deux et sortit pour se rendre directement au palais où elle se hâta de monter chez la malade.

Elle la trouva les yeux à demi fermés et mouillés vers les coins de larmes, comme toujours. Elle s’approcha d’elle et lui dit : « Ah ! ma fille, puissent ces remèdes te procurer autant de bien que la vue de celui qui les a faits m’a donné de plaisir. C’est un adolescent aussi beau qu’un ange, et la boutique où il se tient est un lieu de délices ! Voici la boîte qu’il m’a donnée pour toi. » Alors Belle-Heureuse, pour ne point repousser l’offre, tendit la main, prit la boîte et jeta sur le couvercle un regard vague ; mais soudain elle changea de couleur en voyant, sur le couvercle, ces mots tracés en koufique : « Je suis Bel-Heureux, fils de Printemps de Koufa ! » Mais elle eut assez de force sur son âme pour ne pas s’évanouir ou se trahir. Et elle dit à la vieille dame, en souriant : « Alors tu dis que c’est un bel adolescent ? Comment est-il ? » Elle répondit : « Il est un tel mélange de délices qu’il m’est impossible de te le dépeindre ! Il a des yeux ! et des sourcils ! ya Allah ! mais ce qui ravit l’âme c’est un grain de beauté qu’il a sur le coin gauche de la lèvre et une fossette qui se creuse, au sourire, sur sa joue droite ! »

À ces paroles, Belle-Heureuse ne douta plus que ce ne fût là son maître bien-aimé, et elle dit à la vieille dame : « Puisqu’il en est ainsi, puisse ce visage être de bon augure ! Donne-moi les remèdes. » Et elle les prit et, en souriant, les avala en une fois. Et au même moment elle vit le billet, qu’elle ouvrit et parcourut. Alors elle sauta à bas de son lit et s’écria : « Ma bonne mère, je sens que je suis guérie. Ces remèdes sont miraculeux. Ô ! quel jour béni ! » Et la vieille s’écria : « Oui ! par Allah, c’est là une bénédiction du Très-Haut ! » Et Belle-Heureuse ajouta : « De grâce, hâte-toi de m’apporter à manger et à boire, car je me sens mourir de faim depuis près d’un mois que je ne puis toucher aux mets ! »

Alors la vieille, après avoir fait apporter à Belle-Heureuse, par les esclaves, des plateaux chargés de toutes sortes de rôtis, de fruits et de boissons, se hâta d’aller annoncer au khalifat la guérison de la jeune esclave par la science inouïe du médecin persan. Et le khalifat dit : « Va vite lui porter de ma part mille dinars ! » Et la vieille se hâta d’exécuter l’ordre, après avoir toutefois passé chez Belle-Heureuse qui lui remit également un cadeau pour le médecin dans une boîte cachetée.

Lorsque la vieille dame fut arrivée à la boutique, elle remit les mille dinars au médecin de la part du khalifat, et la boite à Bel-Heureux qui l’ouvrit et en lut le contenu. Mais alors son émotion fut telle qu’il éclata en sanglots et tomba évanoui : car Belle-Heureuse, dans un billet, lui racontait sommairement toute son aventure et son enlèvement par ordre du gouverneur et son envoi en cadeau au khalifat Abd El-Malek, à Damas.

À cette vue, la bonne vieille demanda au médecin : « Mais pourquoi donc ton fils a-t-il été pris d’évanouissement après avoir tout à coup fondu en larmes ? » Il répondit : « Comment veux-tu, ô vénérable, qu’il en soit autrement, puisque l’esclave Belle-Heureuse que j’ai guérie est la propriété même de celui que tu crois être mon fils et qui n’est autre que le fils de l’illustre marchand Printemps de Koufa ? Et notre venue à Damas n’a eu d’autre but que la recherche de la jeune Belle-Heureuse qui avait un jour disparu, enlevée par une maudite vieille aux yeux de trahison ! Aussi, ô notre mère, nous plaçons désormais en ta bienveillance notre espoir le plus cher, et nous ne doutons pas de te voir nous aider à recouvrer le plus sacré des biens ! » Puis il ajouta : « Et pour gages de notre reconnaissance, voici, pour commencer, les mille dinars du khalifat. Ils sont à toi ! Et l’avenir te démontrera, en outre, que la gratitude pour tes bienfaits a dans notre cœur une place de choix…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … la gratitude pour tes bienfaits a dans notre cœur une place de choix ! » Alors la bonne dame se hâta d’abord d’aider le médecin à faire reprendre connaissance à Bel-Heureux évanoui, et lui dit : « Vous pouvez compter sur la ferveur de ma bonne volonté et de mon dévouement. » Et elle les quitta pour se rendre aussitôt auprès de Belle-Heureuse qu’elle trouva le visage rayonnant de joie et de santé. Elle s’approcha d’elle en souriant et lui dit : « Ma fille, pourquoi n’as-tu pas eu dès le début confiance en ta mère ? Mais aussi, que tu as eu raison de pleurer toutes les larmes de ton âme d’être séparée de ton maître, le joli et doux Bel-Heureux, fils de Printemps de Koufa ! » Et comme elle voyait la surprise de l’adolescente, elle se hâta d’ajouter : « Tu peux, ma fille, compter sur mon entière discrétion et mon maternel vouloir à ton égard. Je te jure de te réunir à ton bien-aimé, dussé-je y risquer ma vie ! Tranquillise donc ton âme et laisse la vieille agir dans ton bien, selon son savoir ! »

Elle quitta alors Belle-Heureuse, qui lui baisait les mains en pleurant de joie, et alla faire un paquet dans lequel elle mit des habits de femme, des bijoux et tous les accessoires nécessaires à un déguisement complet, et retourna à la boutique du médecin, où elle fit signe à Bel-Heureux de venir avec elle à l’écart. Alors Bel-Heureux la mena au fond de la boutique, derrière le rideau, et apprit d’elle ses projets, qu’il trouva parfaitement combinés, et se laissa guider d’après le plan qu’elle lui soumit.

La bonne dame habilla donc Bel-Heureux des habits de femme qu’elle avait apportés, et lui allongea les yeux de kohl et agrandit de noir le grain de beauté de sa joue ; puis elle lui passa des bracelets aux poignets et piqua des bijoux dans ses cheveux recouverts d’un voile de Mossoul ; et, cela fait, elle jeta un dernier coup d’œil sur sa toilette, et trouva qu’il était ravissant ainsi et de beaucoup plus beau que toutes les femmes réunies du palais du khalifat. Elle lui dit alors : « Béni soit Allah dans ses œuvres ! Maintenant, mon fils, il te faut prendre la démarche des jeunes filles encore vierges, n’avancer qu’à tout petits pas en mouvant ta hanche droite et reculant ta hanche gauche, tout en donnant de légères secousses à ta croupe, savamment. Essaie d’abord un peu ces manœuvres, avant de sortir ! »

Alors Bel-Heureux, dans la boutique, se mit à répéter les gestes en question et s’en acquitta de telle façon que la bonne dame s’écria : « Maschallah ! les femmes peuvent désormais s’abstenir de se vanter ! Quels merveilleux mouvements de croupe et quels coups de reins splendides ! Pourtant, pour que la chose soit admirable tout à fait, il faut donner à ta physionomie une expression plus langoureuse en penchant le cou un peu plus et en regardant du coin des yeux. Là ! c’est parfait ! Tu peux me suivre maintenant. » Et elle s’en alla avec lui au palais.

Lorsqu’ils furent arrivés à la porte d’entrée du pavillon réservé au harem, le chef eunuque s’avança et dit : « Aucune personne étrangère ne peut entrer sans l’ordre spécial de l’émir des Croyants. Arrière donc avec cette jeune fille, ou bien, si tu veux, entre toi seule ! » Mais la vieille dame dit : « Qu’as-tu fait de ta sagesse, ô couronne des gardiens ? Toi d’ordinaire le délice même et l’urbanité, tu prends maintenant un ton qui jure tellement avec ton aspect exquis ! Ne sais-tu, ô doué de nobles manières, que cette esclave est la propriété de Sett Zahia, la sœur de notre maître le khalifat, et que Sett Zahia, en apprenant ton manque d’égards vis-à-vis de son esclave préférée, ne manquera pas de te faire destituer et même de te faire décapiter ? Et c’est toi-même qui auras été de la sorte la cause de ton infortune ! » Puis la dame se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : « Viens, esclave ! oublie tout à fait ce manque d’égards de notre chef, et surtout n’en dis rien à ta maîtresse ! Allons ! viens ! » Et elle le prit par la main et le fit entrer, tandis qu’il penchait sa tête câlinement de droite et de gauche en jetant un sourire des yeux au chef eunuque, qui hochait la tête.

Une fois dans la cour du harem, la dame dit à Bel-Heureux : « Mon fils, nous t’avons fait réserver une chambre à l’intérieur même du harem, et tu vas de ce pas y aller tout seul. Pour la trouver, tu vas entrer, par cette porte-ci, tu prendras la galerie qui se présentera devant toi, tu tourneras à gauche, puis à droite, et encore à droite, tu compteras ensuite cinq portes et tu ouvriras la sixième : c’est celle de la chambre qui t’est réservée et où ira te rejoindre Belle-Heureuse que je vais prévenir. Et je me chargerai alors de vous faire sortir tous deux du palais sans éveiller l’attention des gardiens et des eunuques. »

Alors Bel-Heureux entra ; dans la galerie et, dans son trouble, se trompa de côté : il tourna à droite, puis à gauche dans un corridor parallèle à l’autre, et pénétra dans la sixième chambre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

— Elle dit :

… dans la sixième chambre.

Il arriva de la sorte dans une haute salle creusée en dôme léger, dont les parois étaient ornées de versets en caractères d’or qui couraient partout, entrelacés en mille lignes de perfection ; là les murs étaient tendus de soie rose, les fenêtres tamisées de fins rideaux de gaze, et le sol recouvert d’immenses tapis du Khorassân et du Cachemire ; là, sur les tabourets, étaient posées des coupes de fruits et, directement sur les tapis, s’étalaient les plateaux recouverts du foulard protecteur qui laissait deviner, à leurs formes et à leurs odeurs admirables, ces pâtisseries fameuses, délices des gosiers les plus difficiles, et que la seule Damas, parmi toutes les villes de l’Orient et de l’univers entier, savait douer de leurs si sympathiques qualités.

Or, Bel-Heureux était loin de se douter de ce que lui réservaient, dans cette salle, les puissances inconnues.

Au milieu de la salle il y avait un trône recouvert de velours, seul meuble visible ; aussi Bel-Heureux, n’osant plus reculer de peur d’être rencontré errant dans les corridors, alla s’asseoir sur le trône et attendit sa destinée.

Il était là à peine depuis quelques instants, quand un bruit de soieries parvint à ses oreilles, répercuté par la voûte, et il vit entrer, par l’une des portes latérales, une jeune femme à l’aspect royal, habillée seulement de ses vêtements d’intérieur, sans voile sur le visage ou foulard sur les cheveux ; et elle était suivie d’une petite esclave mignonne, les pieds nus, qui portait sur la tête des fleurs et tenait à la main un luth en bois de sycomore. Et cette dame n’était autre que Sett Zahia elle-même, la sœur de l’émir des Croyants.

Lorsque Sett Zahia vit cette personne voilée assise dans la salle, elle s’approcha d’elle gentiment et lui demanda : « Qui es-tu, ô étrangère que je ne connais pas ? Et pourquoi restes-tu ainsi voilée dans le harem où nul œil indiscret ne peut te voir ? » Mais Bel-Heureux, qui s’était hâté de se mettre debout, n’osa articuler un mot et prit le parti de faire le muet. Et Sett Zahia lui demanda : « Ô jeune fille aux yeux si beaux, pourquoi ne me réponds-tu pas ? Si par hasard tu es une esclave renvoyée du palais par mon frère l’émir des Croyants, hâte-toi de me le dire et j’irai intercéder en ta faveur, car il ne me refuse jamais rien. « Mais Bel-Heureux n’osa guère faire de réponse. Et Sett Zahia pensa que ce mutisme de la jeune fille avait pour cause la présence de la petite esclave qui était là, les yeux écarquillés, à regarder avec étonnement cette personne voilée et si timide. Elle lui dit donc : « Va, ma mignonne, et reste derrière la porte pour empêcher n’importe qui d’entrer dans la salle. » Et lorsque la petite fut sortie, elle vint tout près de Bel-Heureux, qui fut tenté de se serrer encore davantage dans son grand voile, et lui dit : « Dis-moi maintenant, adolescente, qui tu es, et dis-moi ton nom et le motif de ta venue dans cette salle où je suis seule à entrer avec l’émir des Croyants ? Tu peux me parler le cœur sur la main, car je te trouve charmante et tes yeux me plaisent déjà beaucoup ! Oui ! vraiment je te trouve ravissante, ma petite ! » Et Sett Zahia, qui aimait à l’extrême les vierges blanches et délicates, avant d’attendre la réponse prit la jeune fille par la taille en l’attirant à elle et porta la main à ses seins pour les caresser, tout en lui dégrafant la robe de l’autre main. Mais elle fut stupéfaite de constater que la poitrine de la jeune fille était aussi lisse que celle d’un adolescent ! Elle recula d’abord, puis se rapprocha et voulut lui soulever la robe pour voir plus clair dans l’affaire.

Lorsque Bel-Heureux vit ce mouvement, il jugea plus prudent de parler, et, prenant la main de Sett Zahia, qu’il porta à ses lèvres, il dit : « Ô ma maîtresse, je me livre entièrement à ta bonté et me mets sous ton aile en demandant ta protection ! » Sett Zahia dit : « Je te l’accorde entière. Parle. » Il dit : « Ô ma maîtresse, je ne suis point une jeune fille ; je m’appelle Bel-Heureux, fils de Printemps le Koufique. Et si je suis venu ici au risque de ma vie, c’est dans le but de revoir mon épouse Belle-heureuse, l’esclave que le gouverneur de Koufa m’a enlevée pour l’envoyer en cadeau à l’émir des Croyants. Par la vie de notre Prophète, ô ma maîtresse, aie compassion de ton esclave et de son épouse ! » Et Bel-Heureux fondit en larmes.

Mais déjà Sett Zahia avait appelé la petite esclave, et lui avait dit : « Cours vite, ma mignonne, à l’appartement de Belle-Heureuse, et dis-lui : « Ma maîtresse Zahia te demande ! » Puis elle se tourna…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Puis elle se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : « Calme ton âme, adolescent. Il ne t’arrivera que des choses heureuses ! »

Or, durant ce temps, la bonne vieille dame était allée trouver Belle-Heureuse et lui avait dit : « Suis-moi vite, ma fille. Ton maître bien-aimé est dans la chambre que je lui ai réservée ! » Et elle la mena, pâle d’émotion, dans la chambre où elle croyait retrouver Bel-Heureux. Aussi leur douleur fut-elle très grande et leur terreur de ne le voir pas là ; et la vieille dit : « Il a dû certainement s’égarer dans les corridors ! Rentre, ma fille, dans ton appartement, pendant que je vais aller me mettre à sa recherche ! »

Et c’est alors que la petite esclave entra chez Belle-Heureuse qu’elle trouva toute tremblante et bien pâle, et lui dit : « Ô Belle-Heureuse, ma maîtresse Sett Zahia te demande ! » Alors Belle-Heureuse ne douta plus de sa perte et de celle de son bien-aimé, et suivit, en chancelant, la gentille fillette aux pieds nus.

Mais à peine était-elle entrée dans la salle, que la sœur du khalifat vint à elle, le sourire aux lèvres, lui prit la main et la conduisit à Bel-Heureux, toujours voilé, en leur disant à tous deux : « Voici le bonheur ! » Et les deux jeunes gens se reconnurent à l’instant et tombèrent évanouis dans les bras l’un de l’autre.

Alors la sœur du khalifat, aidée de la petite, les aspergea d’eau de roses, leur fit reprendre connaissance, et les laissa seuls. Puis elle rentra au bout d’une heure et les trouva assis, étroitement embrassés, et des larmes tout plein les yeux de bonheur et de gratitude pour sa bonté. Elle leur dit alors : « Il nous faut maintenant fêter votre réunion en buvant ensemble à l’éternelle durée de votre félicité ! » Et aussitôt, sur un signe, la petite esclave rieuse remplit les coupes de vin exquis et les leur présenta, lis burent, et Sett Zahia leur dit : « Comme vous vous aimez, mes enfants ! Aussi vous devez savoir des vers admirables sur l’amour et des chansons fort belles sur les amants. J’aimerais vous entendre me chanter quelque chose ! Prenez ce luth ! Et, à tour de rôle, faites résonner l’âme de son bois mélodieux ! »

Alors Bel-Heureux et Belle-Heureuse baisèrent les mains à la sœur du khalifat et, le luth accordé, ils chantèrent ces merveilleuses strophes alternées :

« — Je t’apporte des fleurs légères sous mon voile de Koufa et des fruits encore poudrés de l’or du soleil !

— Tout l’or du Soudan est sur ta peau, ô bien-aimée, les rayons du soleil sont dans tes cheveux et le velours de Damas dans tes yeux !

Me voici ! Vers toi je viens avec l’heure où les soirs tièdes sont propices !… L’air est léger, la nuit se fait soyeuse et transparente, et le murmure vient à nous des feuilles et des eaux !

Te voici, te voici, ô ma gazelle des nuits ! La ténèbre tout entière est éblouie de tes yeux. Ah ! dans tes yeux que je plonge comme l’oiseau qui s’enivre sur la mer !

Approche-toi plus près et sur mes lèvres prends leurs roses. Puis laisse-moi lentement glisser de mon calice et, de mes épaules à mes chevilles, achever pour toi d’être nue !

Oh ! bien-aimée !…

Me voici ! Le fruit secret de ma chair de lune a la forme, tu le sais, de la datte mûre. Viens !… t’apparaîtra toute la mer, la mer pleine de houle où s’enivrent les oiseaux ! »

Les dernières notes de ce chant à peine avaient-elles expiré sur les lèvres de Belle-Heureuse pâmée de bonheur, que soudain les rideaux s’écartèrent et le khalifat en personne fit son entrée dans la salle.

À sa vue, tous les trois se levèrent vivement et baisèrent la terre entre ses mains. Et le khalifat leur sourit à tous et vint s’asseoir au milieu d’eux sur le tapis, et ordonna à la petite esclave de verser le vin et d’apporter les coupes. Puis il dit : « Nous allons boire ainsi pour fêter le retour à la santé de Belle-Heureuse ! » Et il leva la coupe d’or et dit : « Pour l’amour de tes yeux, ô Belle-Heureuse ! » et il but lentement. Il déposa alors la coupe et, remarquant la présence de cette esclave voilée qu’il ne connaissait pas, il demanda à sa sœur : « Qui est donc cette jeune fille dont les traits me paraissent si beaux sous ce voile léger ? » Sett Zahia répondit : « C’est une compagne dont ne peut se séparer Belle-Heureuse ; car elle ne peut manger ni boire avec plaisir si elle ne la sent pas près d’elle ! »

Alors le khalifat écarta le voile de l’adolescent, et fut stupéfait de sa beauté ! Bel-Heureux, en effet, n’avait point encore de poils sur les joues, mais un léger duvet seulement qui mettait une ombre adorable sur sa blancheur, sans compter la goutte de musc qui souriait en beauté sur son menton.

Aussi le khalifat, ravi à l’extrême, s’écria : « Par Allah ! ô Zahia, dès ce soir je veux également prendre cette nouvelle adolescente pour concubine, et je lui réserverai, comme à Belle-Heureuse, un appartement digne de sa beauté et un train de maison comme à mon épouse légitime ! » Et Sett Zahia répondit : « Certes, ô mon frère, cette adolescente est un morceau digne de toi ! » Puis elle ajouta : « Il me vient justement à l’idée de te raconter une histoire que j’ai lue dans un livre écrit par un de nos savants. » Et le khalifat demanda : « Et quelle est cette histoire ? » Sett Zahia dit :

« Sache, ô émir des Croyants, qu’il y avait dans la ville de Koufa un adolescent nommé Bel-Heureux, fils de Printemps…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … un adolescent nommé Bel-Heureux, fils de Printemps. Il était le maître d’une esclave fort belle qu’il aimait et qui l’aimait, car tous deux avaient été élevés ensemble dans le même berceau et s’étaient possédés dès les premiers temps de leur puberté. Et ils furent heureux pendant des années, jusqu’à ce qu’un jour le temps se tournât contre eux en les ravissant l’un à l’autre. Ce fut une vieille femme qui servit d’instrument de malheur au destin farouche. Elle enleva la jeune esclave et la livra au gouverneur de la ville, qui se hâta de l’envoyer en cadeau au roi de ce temps-là.

« Mais le fils de Printemps, en apprenant la disparition de celle qu’il aimait, n’eut de repos qu’il ne l’eût retrouvée dans le palais même du roi, au milieu du harem. Mais au moment même où tous deux se félicitaient de leur réunion et versaient des larmes de joie, le roi entra dans la salle où ils se trouvaient, et les surprit ensemble. Sa fureur fut à sa limite et, sans chercher à éclaircir la situation, il leur fit couper la tête, à tous deux, séance tenante !

« Or, continua Sett Zahia, comme le savant qui a écrit cette histoire ne donne pas sa conclusion sur le procédé, je voudrais, ô émir des Croyants, te demander ton avis sur l’acte de ce roi, et savoir ce que tu aurais fait à sa place, dans les mêmes conditions ! »

L’émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Merouân, répondit sans hésiter : « Ce roi aurait dû se garder d’agir avec autant de précipitation et il aurait mieux fait de pardonner aux deux jeunes gens, et ce pour trois raisons : la première est que les deux jeunes gens s’aimaient sérieusement et depuis longtemps, la seconde est qu’ils étaient en ce moment-là les hôtes de ce roi puisqu’ils étaient dans son palais, et la troisième est qu’un roi ne doit agir qu’avec prudence et circonspection. Je conclus donc que ce roi a fait un acte indigne d’un vrai roi ! »

À ces paroles, Sett Zahia se jeta aux genoux de son frère et s’écria : « Ô commandeur des Croyants, tu viens, sans le savoir, de te juger toi-même dans l’acte futur que tu vas accomplir ! Je t’adjure par la mémoire sacrée de nos grands ancêtres et de notre auguste père l’intègre, d’être équitable dans le cas que je vais te soumettre ! » Et le khalifat, fort surpris, dit à sa sœur : « Tu peux me parler en toute confiance. Mais relève-toi ! » Et la sœur du khalifat se releva et se tourna vers les deux jeunes gens et leur dit : « Tenez-vous debout ! » Et ils se tinrent debout, et Sett Zahia dit à son frère : « Ô émir des Croyants, cette adolescente si douce et si belle, qui est couverte de ce voile, n’est autre que le jeune Bel-Heureux, fils de Printemps. Et Belle-Heureuse est celle qui fut élevée avec lui et devint plus tard son épouse ! Et son ravisseur n’est autre que ce gouverneur de Koufa, dont le nom est Ben-Youssef El-Thékafi. Il a menti dans la lettre où il te disait avoir acheté l’esclave pour dix mille dinars. Je te demande sa punition et le pardon de ces deux jeunes gens si excusables. Accorde-moi leur grâce, en te souvenant qu’ils sont tes hôtes et qu’ils sont abrités par ton ombre ! »

À ces paroles de sa sœur, le khalifat dit : « Certes ! je n’ai point pour coutume de revenir sur mes paroles.»

Puis il se tourna vers Belle-Heureuse et lui demanda : « Ô Belle-Heureuse, tu reconnais que c’est bien là ton maître Bel-Heureux ? » Elle répondit : « Tu l’as dit, ô commandeur des Croyants ! » Et le khalifat conclut : « Je vous rends l’un à l’autre ! »

Après quoi il regarda Bel-Heureux et lui demanda : « Mais peux-tu au moins me dire comment tu as pu pénétrer ici et connaître la présence de Belle-Heureuse dans mon palais ? » Bel-Heureux répondit : « Ô émir des Croyants, accorde à ton esclave quelques instants d’attention et il te racontera toute son histoire ! » Et aussitôt il mit le khalifat au courant de toute l’aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail.

Le khalifat fut extrêmement étonné et voulut voir le médecin de Perse qui avait eu une intervention si prodigieuse ; et il le nomma médecin de son palais à Damas, et le combla d’honneurs et d’égards. Puis il retint Bel-Heureux et Belle-Heureuse dans son palais, pendant sept jours et sept nuits, où il donna en leur honneur de grandes réjouissances, et les renvoya à Koufa chargés de cadeaux et d’honneurs. Et il destitua l’ancien gouverneur et nomma à sa place Printemps, père de Bel-Heureux. Et de la sorte tous vécurent à la limite du bonheur pendant une longue et délicieuse vie.

— Lorsque Schahrazade eut cessé de parler, le roi Schahriar s’écria : « Ô Schahrazade, cette histoire m’a charmé et les vers surtout m’ont exalté à l’extrême. Mais, en vérité, je suis bien surpris de n’y trouver pas les détails sur le mode d’amour que tu me faisais prévoir ! »

Et Schahrazade sourit légèrement et dit : « Ô Roi fortuné, justement ces détails promis sont dans l’Histoire de Grain-de-Beauté, que je me réserve de te raconter, si toutefois tu as encore des insomnies ! »

Et le roi Schahriar s’écria : « Que dis-tu, ô Schahrazade ? Mais, par Allah ! ne sais-tu que, même au risque de mourir d’insomnie, je veux écouter l’Histoire de Grain-de-Beauté ? Hâte-toi donc de la commencer ! »

Mais à ce moment Schahrazade vit apparaître le matin et renvoya cette histoire au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :


HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait au Caire un vénérable cheikh qui était le syndic des marchands de la cité. Il était respecté de tout le souk pour son honnêteté, ses manières graves et polies, son langage mesuré, sa richesse et le nombre de ses esclaves et de ses serviteurs. Il s’appelait Schamseddîn.

Un jour de vendredi, avant la prière, il alla au hammam, puis entra chez le barbier où, selon les prescriptions sacrées, il se fit couper les moustaches juste au ras de la lèvre supérieure, et se fit soigneusement raser la tête. Après quoi il prit le miroir que lui tendait le barbier et s’y regarda, après avoir toutefois récité l’acte de foi pour se préserver d’une complaisance trop marquée pour ses traits. Et il constata avec une tristesse infinie que les poils blancs de sa barbe étaient devenus bien plus nombreux que les noirs, et qu’il fallait beaucoup d’attention pour distinguer ces derniers parmi les touffes blanches oh ils se disséminaient. Et il pensa : « La barbe blanchissante est un indice de la vieillesse, et la vieillesse est un avertissement de la mort ! Pauvre Schamseddîn ! Te voici près de la porte du tombeau, et tu n’as pas encore de postérité ! Tu t’éteindras, et il sera de toi comme si jamais tu n’avais été ! » Puis, tout plein de ces désolantes pensées, il se rendit à la mosquée pour la prière et de là rentra à sa maison où son épouse, connaissant les heures habituelles de son arrivée, s’était préparée à le recevoir en se baignant et se parfumant et s’épilant avec beaucoup de soin. Et elle le reçut avec un visage souriant et lui souhaita le bonsoir, disant : « Ô soirée de félicité sur toi ! »

Mais le syndic, sans rendre le souhait à son épouse, lui dit d’un ton aigre : « De quelle félicité me parles-tu ? Peut-il encore y avoir quelque félicité pour moi ? » Son épouse, étonnée, lui dit : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! Pourquoi ces suppositions néfastes ? Que manque-t-il à ton bonheur ? Et quelle est la cause de ton chagrin ? » Il répondit : « C’est toi seule ! Écoute-moi donc, ô femme ! Songe à la peine et à l’amertume que j’éprouve chaque fois que je me rends au souk ! Je vois dans les boutiques les marchands assis avec, à leurs côtés, leurs enfants au nombre de deux ou trois ou quatre qui grandissent sous leurs yeux. Et ils sont fiers de leur postérité. Et moi seul je suis privé de cette consolation ! Et souvent je me souhaite la mort pour échapper à cette vie sans consolations ! Et je prie Allah, qui a appelé mes pères dans son sein, de m’écrire aussi une fin qui mette un terme à mes tourments ! »

À ces paroles, l’épouse du syndic lui dit : « Ne t’arrête donc pas à ces affligeantes pensées, et viens faire honneur à la nappe que j’ai tendue pour toi. » Mais le marchand s’écria : « Non ! par Allah, je ne veux plus ni manger ni boire, ni surtout accepter désormais quoi que ce soit de tes mains ! C’est toi seule la cause de notre stérilité ! Voilà quarante ans déjà écoulés depuis notre mariage, et cela sans aucun résultat ! Et tu m’as toujours empêché de prendre d’autres épouses, et, en femme intéressée que tu es, tu as profité de la faiblesse de ma chair, lors de notre première nuit de noces, pour me faire prêter serment de ne jamais introduire dans la maison une autre femme en ta présence, et de ne jamais même coucher avec une autre femme que toi ! Et moi, naïvement, je t’ai promis tout cela. Et le plus fort, c’est que j’ai tenu ma promesse et que toi, voyant ta stérilité, tu n’as pas eu la générosité de me délier de mon serment ! Mais, par Allah ! je jure maintenant que je préfère me couper le zebb plutôt que de te le donner désormais ou même de t’en caresser. Car je vois bien à présent que c’est peine perdue d’œuvrer avec toi ; et il y a autant à gagner à enfoncer mon outil dans un trou de rocher qu’à essayer de féconder une terre aussi sèche que la tienne ! Oui ! par Allah, c’est autant de foutreries perdues que celles si généreusement éparpillées par moi dans ton abîme sans fond ! »

Lorsque l’épouse du syndic eut entendu ces paroles plutôt vives, elle vit la lumière se changer en ténèbres devant son visage, et du ton le plus aigre qu’elle pût prendre dans sa colère, elle cria à son époux le syndic : « Ah ! vieux refroidi ! Parfume donc ta bouche avant de parler ! Le nom d’Allah sur moi et autour de moi ! Préservée sois-je de toute laideur et fausse imputation ! Crois-tu donc que, de nous deux, ce soit moi la retardataire ? Détrompe-toi, vieil oncle ! Ne t’en prends qu’à toi-même et à tes œufs froids ! Oui, par Allah ! ce sont tes œufs qui sont froids et sécrètent un liquide trop clair et sans vertu ! Va acheter de quoi réchauffer et épaissir leur suc ! Et tu verras alors si mon fruit est plein de beaux grains ou stérile ! »

À ces paroles de son épouse irritée, le syndic des marchands fut assez ébranlé dans ses convictions, et, d’un ton hésitant, il demanda : « En admettant, comme tu le prétends, que mes œufs soient froids et transparents et que leur suc soit clair et sans vertu, pourrais-tu par hasard m’indiquer, pour que j’y coure, l’endroit où l’on vend la drogue capable d’épaissir ce qui est fluide ? » Son épouse lui répondit : « Tu trouveras chez le premier droguiste venu la mixture qui épaissit les œufs de l’homme et les rend aptes à féconder la femme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … la mixture qui épaissit les œufs de l’homme et les rend aptes à féconder la femme ! »

En entendant ces paroles, le syndic se dit : « Par Allah ! dès demain j’irai chez le droguiste acheter un peu de cette mixture pour m’épaissir les œufs ! »

Aussi le lendemain, à peine le souk ouvert, le syndic prit avec lui une porcelaine vide et alla chez un droguiste et lui dit : « La paix sur toi ! » Le droguiste lui rendit son salam et lui dit : « Ô matinée bénie qui t’amène comme premier client ! Ordonne ! » Le syndic dit : « Je viens te demander de me vendre une once de la mixture qui épaissit les œufs de l’homme. » Et il lui tendit le bol de porcelaine.

À ces paroles, le droguiste ne sut que penser et se dit : « Notre syndic, si grave d’ordinaire, veut sans doute plaisanter. Je vais lui répondre à sa manière. » Et il lui dit : « Non, par Allah ! j’en avais encore hier, mais cette mixture est tellement demandée que mes provisions sont épuisées. Va donc en demander à mon voisin. »

Alors le syndic alla chez le second droguiste, puis chez le troisième, puis chez tous les droguistes du souk, et tous le renvoyaient avec la même réponse, en riant à part eux d’une demande aussi extraordinaire.

Quand le syndic vit que ses recherches restaient sans résultat, il revint à sa boutique et s’y assit tout songeur et dégoûté de l’existence. Et comme il se faisait ainsi du mauvais sang, il vit s’arrêter devant sa porte le cheikh des courtiers, un mangeur de haschich exemplaire, un ivrogne, un consommateur d’opium, en un mot le modèle des crapules et de la canaille du souk. De son nom il s’appelait Sésame.

Pourtant le courtier Sésame respectait beaucoup le syndic Schamseddîn, et ne passait jamais devant sa boutique sans le saluer jusqu’à terre en employant les formules les plus choisies. Et ce matin-là il ne manqua pas de rendre ces habituels égards au digne syndic qui ne put s’empêcher de lui rendre son salam d’un ton de fort méchante humeur. Et Sésame qui s’en aperçut lui demanda : « Quel désastre assez grand a-t-il pu survenir pour jeter un tel trouble en ton âme, ô notre vénérable syndic ? » Il répondit : « Tiens ! Sésame, viens t’asseoir ici et écoute mes paroles. Et tu verras si j’ai lieu de m’affliger. Songe, Sésame, que voilà déjà quarante ans que je suis marié, et je ne connais pas encore même l’odeur d’un enfant ! Et l’on a fini par me dire que le retard provenait de moi seul qui aurais, paraît-il, les œufs transparents et le suc trop clair et sans vertu ! Et l’on m’a conseillé de chercher chez les droguistes la mixture qui épaissit les œufs. Mais aucun droguiste n’en possède dans sa boutique. Tu me vois donc bien malheureux de ne pouvoir trouver de quoi donner la consistance nécessaire au suc le plus précieux de mon individu ! »

Lorsque le courtier Sésame eut entendu ces paroles du syndic, loin de s’en montrer étonné ou d’en rire comme les droguistes, il avança la main, la paume tournée en haut, et dit : « Mets un dinar dans cette main, et donne-moi ce bol de porcelaine. J’ai, moi, ton affaire ! » Et le syndic lui répondit : « Par Allah ! serait-ce possible ? Mais, ô Sésame, sache bien que si vraiment tu réussis dans cette affaire-là, ta fortune est faite ! Je te le jure sur la vie du Prophète ! Et voici pour commencer deux dinars au lieu d’un ! » Et il lui mit les deux pièces d’or dans la main et lui remit la porcelaine.

Alors la fabuleuse crapule qu’était ce Sésame se montra en cette occasion-là bien plus au courant de la science que tous les droguistes du souk. En effet, il rentra chez lui après avoir acheté au souk tout ce dont il avait besoin et se mit aussitôt à préparer la mixture suivante :

Il prit deux onces de rob de cubèbe chinois, une once d’extrait gras de chanvre ionien, une once de caryophille frais, une once de cinnamome rouge de Serendib, dix drachmes de cardamome blanc de Malabar, cinq de gingembre indien, cinq de poivre blanc, cinq de piment des îles, une once de baies étoilées de badiane de l’Inde, et une demi-once de thym des montagnes. Il mêla le tout avec dextérité, après avoir pilé et passé au tamis, y versa du miel pur et fit ainsi une pâte bien liée à laquelle il ajouta cinq grains de musc et une once d’œufs pilés de poissons. Il y ajouta encore un peu de julep léger à l’eau de roses, et mit le tout dans le bol de porcelaine.

Il se hâta alors d’aller porter le bol au syndic Schamseddîn, en lui disant : « Voilà la mixture souveraine qui durcit les œufs de l’homme et en épaissit le suc trop fluide…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Voilà la mixture souveraine qui durcit les œufs de l’homme et en épaissit le suc trop fluide ! » Puis il ajouta : « Il faut manger cette pâte deux heures avant le moment de l’approche sexuelle. Mais au préalable il te faut, durant trois jours, ne prendre, pour toute nourriture, que des pigeons grillés, extrêmement assaisonnés d’épices, des poissons mâles avec leur laitance au dedans, et enfin des œufs de bélier grillés légèrement. Et si avec tout cela tu n’arrives pas à percer même les murailles et à féconder un rocher nu, je consens, moi Sésame, à me raser la barbe et les moustaches, et je te permets de me cracher au visage ! » Et, ayant dit ces paroles, il remit au syndic le bol de porcelaine et s’en alla.

Alors le syndic pensa : « Sûrement ce Sésame, qui passe sa vie dans la débauche, doit s’y connaître en drogues durcissantes ! Je vais donc mettre ma foi en Allah et en lui ! » Et il rentra à sa maison et se hâta de se réconcilier avec son épouse, qu’il aimait d’ailleurs et dont il était aimé, et tous deux s’excusèrent l’un envers l’autre de leur emportement passager, et s’exprimèrent toute la peine qu’ils avaient eue de se sentir, pendant toute une nuit, brouillés pour des paroles sans conséquence.

Après quoi, Schamseddîn se mit à suivre scrupuleusement pendant trois jours le régime prescrit par Sésame, et finit par manger la pâte en question qu’il trouva excellente.

Alors il sentit que son sang s’échauffait à l’extrême, comme au temps de sa jeunesse quand il faisait des paris avec les gamins de son âge. Il s’approcha donc de son épouse et la monta ; et elle le lui rendit ; et tous deux furent émerveillés du résultat en tant que durée, répétition, chaleur, jet, intensité et consistance.

Aussi cette nuit-là l’épouse du syndic fut incontestablement fécondée ; ce dont elle eut la certitude complète quand elle eut constaté que trois mois se passaient sans écoulement de sang.

La grossesse poursuivit normalement son cours ; et, au bout du neuvième mois, jour pour jour, l’épouse eut des couches heureuses, mais effroyablement difficiles, car l’enfant qui venait de lui naître était aussi gros que s’il avait un an d’âge. Et la sage-femme déclara, après les invocations d’usage, que de sa vie elle n’avait vu d’enfant aussi fort et aussi beau. Ce dont il ne faut point s’étonner si l’on songea à la pâte merveilleuse de Sésame.

Donc la sage-femme reçut l’enfant et le lava en invoquant le nom d’Allah, de Mohammad et d’Ali, et lui récita à l’oreille l’acte de foi musulman, et l’emmaillotta et le remit à la mère qui lui donna le sein jusqu’à ce qu’il fût bien repu et endormi. Et la sage-femme resta encore trois jours auprès de la mère, et ne s’en alla que lorsqu’elle se fut assurée que tout était bien, et que l’on eut distribué à toutes les voisines les douceurs préparées à cette occasion.

Le septième jour on jeta du sel dans la chambre, et le syndic alors entra féliciter son épouse. Puis il lui demanda : « Où est le don d’Allah ? « Aussitôt elle lui tendit le nouveau-né. Et le syndic Schamseddîn fut émerveillé de la beauté de cet enfant de sept jours qui avait l’air d’avoir un an, et dont le visage était plus brillant que la pleine lune à son lever. Et il demanda à son épouse : « Comment vas-tu l’appeler ? » Elle répondit : « Si c’était une fille je lui aurais moi-même donné un nom ; mais comme c’est un garçon, à toi la priorité du choix ! »

Or, à ce moment-là, l’une des esclaves qui emmaillottaient l’enfant pleura d’émotion et de plaisir en voyant sur la fesse gauche du petit une jolie envie brune, comme un grain de musc, qui tranchait par sa forme et sa couleur sur la blancheur du reste. Et, d’ailleurs, sur les deux joues de l’enfant, il y avait également, mais en plus petit, un gentil grain noir et velouté. Aussi le digne syndic, inspiré par cette découverte, s’écria : « Nous l’appellerons Alaeddîn Grain-de-Beauté ! »

L’enfant fut donc nommé Alaeddîn Grain-de-Beauté ; mais comme c’était trop long, on ne l’appelait que Grain-de-Beauté. Et Grain-de-Beauté fut allaité durant quatre ans par deux nourrices différentes et par sa mère ; aussi devint-il fort comme un jeune lion et resta-t-il blanc comme le jasmin et rose comme les roses. Et il était si beau que toutes les petites filles des voisines et des parents l’adoraient à la folie ; et il acceptait leurs hommages, mais ne consentait jamais à se laisser embrasser par elles et les griffait cruellement quand elles l’approchaient de trop près ; aussi les petites filles, et même les jeunes filles, profitaient de son sommeil pour venir impunément le couvrir de baisers et s’émerveiller de sa beauté et de sa fraîcheur.

Quand le père et la mère de Grain-de-Beauté virent combien leur fils était admiré et choyé, ils eurent peur pour lui du mauvais œil ; et ils résolurent de le soustraire à cette influence maligne. Pour cela, au lieu de faire comme les autres parents qui laissent les mouches et la saleté couvrir le visage de leurs enfants afin de les faire paraître moins beaux et ne point attirer sur eux le mauvais œil, les parents de Grain-de-Beauté enfermèrent l’enfant dans un souterrain situé au-dessous de la maison, et le firent ainsi élever loin de tous les yeux. Et Grain-de-Beauté grandit de la sorte, ignoré de tous, mais entouré des soins incessants des esclaves et des eunuques. Et lorsqu’il eut atteint un âge plus avancé, on lui donna des maîtres fort instruits qui lui enseignèrent la belle écriture, le Koran et les sciences. Et il devint à son tour aussi savant qu’il était beau et bien fait. Et ses parents résolurent de ne le sortir du souterrain que lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à traîner par terre…

— À ce moment de sa narration, Shahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à traîner par terre.

Or, un jour l’un des esclaves, qui portait à Grain-de-Beauté les plateaux des mets, oublia de fermer derrière lui la porte du souterrain ; et Grain-de-Beauté voyant ouverte cette porte qu’il n’avait jamais remarquée, tant le souterrain était vaste et plein de rideaux et de portières, se hâta de sortir et de monter vers l’étage où se trouvait sa mère entourée de diverses nobles dames venues en visite.

À ce moment-là Grain-de-Beauté était devenu un merveilleux adolescent de quatorze ans, beau comme un ange ivre, et les joues duvetées comme un fruit, avec toujours, près des lèvres, un grain noir de chaque côté, sans compter celui qu’on ne voyait pas.

Aussi quand les femmes virent entrer tout à coup au milieu d’elles cet adolescent qu’elles ne connaissaient pas, elles se hâtèrent de se voiler le visage, effarouchées, et dirent à l’épouse de Schamseddîn : « Par Allah ! quelle honte sur toi de faire ainsi entrer auprès de nous un jeune homme étranger ! Ne sais-tu donc que la pudeur est un des dogmes essentiels de la foi ? »

Mais la mère de Grain-de-Beauté répondit : « Invoquez le nom d’Allah ! Ô mes invitées, celui que vous voyez n’est autre que mon enfant bien-aimé, le fruit de mes entrailles, le fils du syndic des marchands du Caire, celui qui a été élevé sur les seins des nourrices au lait généreux et sur les bras des belles esclaves, sur les épaules des vierges choisies et sur la poitrine des plus pures et des plus nobles ; c’est l’œil de sa mère et l’orgueil de son père, c’est Grain-de-Beauté ! Invoquez le nom d’Allah, ô mes invitées ! »

Et les épouses des émirs et des riches marchands répondirent : « Le nom d’Allah sur lui et autour de lui ! Mais, ô mère de Grain-de-Beauté, comment se fait-il que tu ne nous aies jamais montré ton fils jusqu’à ce jour ? »

Alors l’épouse de Schamseddîn se leva d’abord et baisa son fils sur les yeux et le renvoya, pour ne pas gêner davantage les invitées, puis leur dit : « Son père l’a fait élever dans le souterrain de notre maison pour le soustraire au mauvais œil. Et il a résolu de ne le montrer que lorsque sa barbe aura poussé, tant sa beauté risque d’attirer sur lui le danger et les mauvaises influences. Et s’il est sorti maintenant, c’est certainement par la faute de l’un des eunuques qui a dû oublier de fermer la porte. »

À ces paroles, les invitées félicitèrent beaucoup l’épouse du syndic d’avoir un fils si beau, et appelèrent sur lui les bénédictions du Très-Haut, puis s’en allèrent.

Alors Grain-de-Beauté revint près de sa mère et, comme il voyait les esclaves harnacher une mule, il demanda : « Pour qui cette mule ? » Elle répondit : « C’est pour aller chercher ton père au souk. » Il demanda : « Et quel est le métier de mon père ? » Elle dit : « Ton père, ô mon œil, est un grand marchand, et il est le syndic de tous les marchands du Caire ; et c’est lui qui est le fournisseur du sultan des Arabes et de tous les rois musulmans. Et, pour te donner une idée de l’importance de ton père, sache que les acheteurs ne s’adressent directement à lui que pour les grosses affaires qui dépassent le chiffre de mille dinars ; mais si une affaire est moindre, serait-elle même de neuf cent quatre-vingt-dix dinars, ce sont les employés de ton père qui s’en occupent sans le déranger. Et il n’y a aucune marchandise ni aucun chargement qui puisse entrer au Caire ou en sortir sans qu’au préalable ton père en soit avisé et sans qu’on vienne le consulter. Allah a donc accordé à ton père, ô mon enfant, des richesses incalculables. Grâces lui en soient rendues ! »

Grain-de-Beauté répondit : « Oui ! Louanges à Allah qui m’a fait naître le fils du syndic des marchands ! Aussi je ne veux plus désormais passer ma vie enfermé, loin de tous les yeux, et dès demain il me faut aller au souk avec mon père ! » Et la mère répondit : « Qu’Allah t’entende, mon fils ! Je vais en parler à ton père dès son arrivée. »

Aussi lorsque Schamseddîn fut rentré, son épouse lui raconta ce qui venait de se passer et lui dit : « Il est temps vraiment de prendre notre fils au souk avec toi. » Le syndic répondit : « Ô mère de Grain-de-Beauté, ignores-tu donc que le mauvais œil est une chose réelle et qu’on ne plaisante pas avec des sujets aussi sérieux ? Et oublies-tu le sort du fils de notre voisin tel et de notre voisin tel et de tant d’autres tués par le mauvais œil ? Crois bien que les tombeaux sont habités la moitié du temps par des morts emportés par le mauvais œil ! »

L’épouse du syndic répondit : « Ô père de Grain-de-Beauté, en vérité, la destinée de l’homme est attachée à son cou ! Comment peut-il y échapper ? Et la chose écrite ne peut s’effacer, et le fils suivra le même chemin que son père dans la vie et dans la mort. Et ce qui existe aujourd’hui demain ne sera plus ! Puis songe aux conséquences funestes dont notre fils sera un jour la victime par ta faute ! En effet, quand, après une vie que je souhaite longue et toujours bénie, tu seras mort, nul ne voudra reconnaître notre fils comme l’héritier légitime de tes richesses et de tes propriétés, puisque jusqu’aujourd’hui tout le monde ignore son existence ! Et de la sorte c’est le Trésor de l’État qui se saisira de tous tes biens et frustrera ton enfant, sans recours. Et j’aurai beau invoquer le témoignage des vieillards, les vieillards ne pourront que dire : « Nous n’avons jamais eu connaissance que le syndic Schamseddîn ait eu un fils quelconque ou une fille ! »

Ces paroles sensées firent réfléchir le syndic qui, au bout d’un instant, répondit : « Par Allah ! tu as raison, ô femme ! Dès demain j’emmènerai avec moi Grain-de-Beauté et je lui apprendrai la vente et l’achat, les négociations et tous les éléments du métier. » Puis il se tourna vers Grain-de-Beauté, que cette nouvelle transportait de joie, et lui dit : « Je sais que tu es ravi de venir avec moi. C’est fort bien ! Mais sache, mon fils, que dans le souk il faut être très sérieux et tenir les yeux baissés avec modestie ; aussi j’espère que tu mettras là en pratique les sages leçons de tes maîtres et les bons principes dont tu as été nourri ! »

Le lendemain, le syndic Schamseddîn, avant de conduire son fils au souk, le fit entrer au hammam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… le fit entrer au hammam et, après le bain, le vêtit d’une robe de satin tendre, la plus belle qu’il avait en magasin, et lui ceignit le front d’un léger turban à l’étoffe rayée de minces filets de soie dorée. Après quoi tous deux mangèrent un morceau et burent un verre de sorbet et, rafraîchis de la sorte, ils sortirent du hammam. Le syndic enfourcha la mule blanche que lui tenaient les esclaves et prit derrière lui son fils Grain-de-Beauté dont la fraîcheur de teint s’était faite encore plus remarquable, et dont les yeux brillants eussent séduit les anges eux-mêmes. Puis, montés ainsi tous deux sur la mule, précédés et suivis par les esclaves habillés de neuf, ils prirent le chemin du souk.

À cette vue, tous les marchands du souk et tous les acheteurs et les vendeurs furent émerveillés ; et ils se disaient les uns aux autres : « Ya Allah ! regardez l’enfant ! C’est la lune à sa quatorzième nuit ! » Et d’autres disaient : « Qui est donc ce délicieux enfant qui est derrière le syndic Schamseddîn ? Nous ne l’avons jamais vu ! »

Pendant qu’ils s’exclamaient de la sorte sur le passage de la mule montée par le syndic et Grain-de-Beauté, le courtier Sésame vint à passer dans le souk et aperçut également le jeune garçon. Or, Sésame, à force de débauches et d’excès de haschich et d’opium, avait fini par perdre complètement la mémoire et ne se souvenait même plus de la cure qu’il avait opérée jadis au moyen de sa miraculeuse mixture à base de laitance, de musc, de rob de cubèbe et de tant de choses excellentes.

Donc, en voyant le syndic avec ce jeune garçon, il se mit à ricaner d’un air entendu et à plaisanter crapuleusement sur son compte, en disant aux marchands qui l’écoutaient : « Voyez un peu ce vieillard à barbe blanche ! Il est comme le poireau ! Blanc du dehors et vert en dedans ! » Et il allait d’un marchand à l’autre, répétant à chacun ses bons mots et ses plaisanteries, jusqu’à ce qu’il ne fût resté personne dans le souk qui n’eût la certitude que le syndic Schamseddîn avait un jeune mamelouk mignon dans sa boutique.

Lorsque cette rumeur parvint aux oreilles des notables et des principaux marchands, une assemblée se forma composée des plus âgés d’entre eux et des plus respectés, pour juger du cas de leur syndic. Et au milieu de l’assemblée, Sésame pérorait et faisait de grands gestes indignés et disait : « Nous ne voulons plus désormais avoir à notre tête, comme syndic du souk, cette barbe vicieuse qui se frotte en public aux jeunes garçons ! Aussi nous allons nous abstenir dès aujourd’hui d’aller réciter avant l’ouverture des boutiques, comme nous avons l’habitude de le faire chaque matin, les sept versets sacrés de la Fatiha en présence du syndic. Et, dans la journée, nous élirons un autre syndic qui soit un peu moins amateur de garçons que ce vieux-là ! »

À ce discours de Sésame les marchands ne trouvèrent rien à redire, et s’arrêtèrent au plan proposé, à l’unanimité.

Quant au digne Schamseddîn, lorsqu’il vit l’heure passer sans que les marchands et les courtiers vinssent réciter devant lui les versets rituels de la Fatiha, il ne sut à quoi attribuer cette négligence si grave et si contraire à la tradition. Et comme il voyait non loin de là cette crapule de Sésame qui le regardait du coin de l’œil, il lui fit signe de s’approcher pour écouter deux mots. Et Sésame, qui n’attendait que ce signe, s’approcha, mais lentement et en prenant tout son temps et en traînant le pas fort négligemment, tout en jetant de droite et de gauche des sourires d’intelligence aux boutiquiers qui n’avaient d’yeux que pour lui, tant la curiosité les tenait en suspens et leur faisait souhaiter une solution à cette affaire qui primait tout à leurs yeux.

Donc Sésame, se sachant le centre de convergence de tous les regards et de l’attention générale, vint, en se dandinant, s’appuyer sur la devanture de la boutique ; et Schamseddîn lui demanda : « Eh bien, Sésame, comment se fait-il que les marchands, avec le cheikh en tête, ne soient pas venus réciter devant moi les versets du premier chapitre du Koran ? » Sésame répondît ; « Heuh ! heuh ! je ne sais pas, moi. Il y a des bruits, comme ça, qui courent dans le souk, des bruits, comment dirais-je, des bruits ! En tout cas, ce que je sais fort bien, c’est qu’un parti s’est formé, composé des principaux cheikhs, qui a résolu de te destituer et d’appeler un autre aux fonctions de syndic ! »

À ces paroles, le digne Schamseddîn changea de teint et, d’un ton resté grave tout de même, il demanda : « Peux-tu au moins me dire sur quoi est basée cette décision ? » Sésame cligna de l’œil, fit mouvoir ses hanches, et répondit : « Voyons, vieux cheikh, ne fais donc pas le malin ! Tu le sais mieux que n’importe qui ! Et ce jeune garçon-là, que tu as mis dans la boutique, il n’est pas là pour chasser les mouches seulement ! En tout cas, sache bien que moi, malgré tout, j’ai pris ta défense, seul de toute l’assemblée, et j’ai dit que tu n’étais pas du tout un amateur de garçons, vu que j’aurais été le premier à le savoir puisque je suis lié d’amitié avec tous ceux qui cultivent de préférence ce jeune sexe acide. Et j’ai même ajouté que ce garçon devait être quelque parent de ton épouse ou le fils de quelqu’un de tes amis de Tantah, de Mansourah ou de Baghdad, venu chez toi pour affaires. Mais l’assemblée entière s’est tournée contre moi et a voté ta destitution. Allah est le plus grand, ô cheikh ! Tu as pour te consoler ce garçon si joli dont tu me permets, entre nous, de te féliciter. Il est vraiment très bien…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … garçon si joli dont tu me permets, entre nous, de te féliciter. Il est vraiment très bien ! »

À ces paroles de Sésame, le syndic Schamseddîn ne put plus contenir son indignation, et s’écria : « Tais-toi, ô le plus pourri des débauchés ! Ne sais-tu donc plus que c’est mon enfant ? Où est ta mémoire, ô mangeur de haschich ? » Mais Sésame répondit : « On ne me la fait pas ! Et depuis quand as-tu un fils ? Ce garçon de quatorze ans est-il donc sorti, tel qu’il est, du ventre de sa mère ? » Schamseddîn répliqua : « Mais, ô Sésame, ne te souviens-tu donc pas que c’est toi-même, il y a quatorze ans, qui m’as apporté cette miraculeuse mixture qui épaissit les œufs et concentre le suc ? Par Allah ! c’est grâce à elle que j’ai pu connaître la fécondité et qu’Allah m’a doté de ce fils ! Et tu n’es jamais plus revenu me demander des nouvelles de cette cure. Quant à moi, par peur du mauvais œil, j’ai fait élever cet enfant dans le grand souterrain de notre maison, et aujourd’hui c’est la première fois qu’il sort avec moi. Car, bien que ma première intention eût été de ne le faire sortir que lorsque il aurait pu tenir sa barbe dans ses mains, sa mère m’a décidé à l’emmener avec moi pour lui apprendre le métier et le mettre au courant des affaires, en prévision de l’avenir. »

Puis il ajouta : « Quant à toi, Sésame, je suis enfin content de te rencontrer pour me libérer de ma dette ! Voici mille dinars, pour le service que tu m’as jadis rendu grâce à ta drogue admirable ! »

Lorsque Sésame eut entendu ces paroles, il ne douta plus de la vérité et courut détromper tous les marchands, qui aussitôt se hâtèrent d’accourir pour féliciter d’abord leur syndic et s’excuser ensuite auprès de lui du retard apporté à la prière d’ouverture que, séance tenante, ils récitèrent entre ses mains.

Après quoi Sésame, au nom de tous, prit la parole et dit : « Ô notre vénérable syndic, qu’Allah conserve à notre affection et le tronc de l’arbre et les rameaux ! Et puissent les rameaux, à leur tour, fleurir et donner des fruits odorants et dorés ! Mais, ô notre syndic, d’ordinaire les pauvres gens eux-mêmes, à l’occasion d’une naissance, font faire des douceurs et les distribuent aux amis et aux voisins : et nous n’avons pas encore dulcifié notre palais de la pâte d’assida au beurre et au miel, qu’il est si bon de goûter en faisant des vœux pour le nouveau-né ! À quand donc le grand chaudron de cette excellente assida ?

Le syndic Schamseddîn répondit : « Mais comment donc ! Je ne demande pas mieux ! Ce ne sera pas seulement un chaudron d’assida que je vous offrirai, mais un grand festin dans ma maison de campagne aux portes du Caire, au milieu des jardins ! Je vous invite donc tous, ô mes amis, à vous rendre demain matin à mon jardin que vous connaissez. Et là, si Allah veut, nous rattraperons ce qui n’était que différé ! »

Aussitôt rentré chez lui, le digne syndic fit faire de grands préparatifs pour le lendemain et envoya au four, pour être rôtis à la première heure, des moutons gavés pendant six mois de feuilles vertes, et des agneaux entiers, avec du beurre en quantité, et des plateaux innombrables de pâtisseries et autres choses semblables ; et il mit, pour cela, à contribution toutes les esclaves de la maison qui étaient expertes en l’art des douceurs, et tous les confiseurs et pâtissiers de la rue Zeini. Mais aussi la chose, il faut le dire, après tant de peines, ne laissait vraiment rien à désirer.

Le lendemain, de bonne heure, Schamseddîn se rendit au jardin avec son fils Grain-de-Beauté, et fit tendre par les esclaves deux immenses nappes en deux endroits séparés assez éloignés l’un de l’autre ; puis il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Mon fils, j’ai fait tendre, tu le vois, deux nappes différentes ; l’une est réservée aux hommes, et l’autre aux garçons de ton âge qui viendront avec leurs pères. Moi je recevrai les hommes à barbe, et toi, mon fils, tu te chargeras de recevoir les jeunes garçons sans barbe. » Mais Grain-de-Beauté, surpris, demanda à son père : « Pourquoi cette séparation et ces deux services différents ? D’ordinaire cela ne se pratique de la sorte qu’entre hommes et femmes. Et les garçons comme moi qu’ont-ils donc à craindre des hommes à barbe ? » Le syndic répondit : « Mon fils, les jeunes garçons imberbes se trouveront plus libres d’être seuls et pourront mieux s’amuser entre eux que s’ils sont en présence de leurs pères ! » Et Grain-de-Beauté, qui n’y entendait pas malice, se contenta de cette réponse.

Donc, à l’arrivée des invités, Schamseddîn se mit à recevoir les hommes âgés, et Grain-de-Beauté les enfants et les jeunes garçons. Et l’on mangea, et l’on but, et l’on chanta, et l’on s’amusa au possible ; et la gaieté et la joie brillèrent sur tous les visages ; et l’encens et les aromates furent brûlés dans les cassolettes. Puis, quand le festin fut terminé, les esclaves passèrent aux invités les coupes pleines de sorbet à la neige. Et ce fut alors pour les hommes le moment de deviser agréablement, alors que les jeunes garçons, de l’autre côté, se livraient entre eux à mille jeux amusants.

Or, parmi les invités se trouvait un marchand, l’un des meilleurs acheteurs du syndic ; mais c’était un pédéraste fameux, qui n’avait laissé indemne de ses exploits aucun des jolis garçons du quartier. Il s’appelait Mahmoud, mais il n’était connu que sous le surnom de « Bilatéral. »

Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris que faisaient les enfants de l’autre côté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et interrompit le récit autorisé par le roi Schahriar.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris que faisaient les enfants de l’autre côté, il fut ému à l’extrême et pensa : « Il doit sûrement y avoir une bonne aubaine de ce côté là ! » Et il profita de l’inattention générale pour se lever et faire semblant d’aller satisfaire un besoin pressant ; et il se glissa doucement entre les arbres et arriva au milieu des jeunes garçons ; et il tomba en arrêt devant leurs mouvements gracieux et leurs jolis visages. Et il ne fut pas longtemps sans remarquer que le plus beau, sans conteste, d’entre les plus beaux était Grain-de-Beauté. Et il se mit à faire mille projets pour savoir comment lui parler et le prendre à l’écart, et il pensa : « Ya Allah ! pourvu qu’il s’éloigne un peu de ses camarades ! » Or, le destin le servit au delà de ses souhaits.

En effet, à un moment donné, Grain-de-Beauté, excité par le jeu, et les joues toutes roses de mouvement, sentit lui aussi le besoin d’aller pisser. Et, en garçon bien élevé qu’il était, il ne voulut pas s’accroupir devant tout le monde, et s’en alla sous les arbres. Aussitôt le Bilatéral se dit : « Sûrement si je m’approchais de lui maintenant, je l’effaroucherais. Je vais m’y prendre autrement ! » Et il sortit de derrière l’arbre où il était et parut au milieu des jeunes garçons qui le reconnurent et se mirent à le huer en lui courant entre les jambes. Et lui fort content, se laissait faire en leur souriant ; puis il finit par leur dire : « Écoutez-moi, mes enfants ! je vous promets de vous donner demain à chacun une robe neuve et de l’argent de quoi satisfaire tous vos caprices, si vous réussissez à inciter en Grain-de-Beauté l’amour du voyage et le désir de s’éloigner du Caire ! » Et les garçons lui répondirent : « Bilatéral, cela est très facile ! » Alors il les laissa et retourna s’asseoir au milieu des hommes à barbe.

Lorsque Grain-de-Beauté, ayant fini de pisser, fut revenu à sa place, ses camarades clignèrent de l’œil entre eux, et le plus éloquent de la troupe, s’adressant à Grain-de-Beauté, lui dit : « Nous parlions, pendant ton absence, des merveilles du voyage et des pays magnifiques du loin, et de Damas et d’Alep et de Baghdad ! Toi, ô Grain-de-Beauté, dont le père est si riche, tu as dû certainement l’accompagner bien des fois dans ses voyages avec les caravanes ? Raconte-nous donc un peu de ce que tu as vu de plus merveilleux ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Moi ? Mais vous ne savez donc pas que j’ai été élevé dans le souterrain et que je n’en suis sorti qu’hier seulement ? Comment voulez-vous voyager dans ces conditions ? Et maintenant c’est tout au plus si mon père me permet de l’accompagner de la maison à notre boutique ! »

Alors le même garçon répliqua : « Pauvre Grain-de-Beauté, tu as été sevré des joies les plus délicieuses avant même d’avoir pu les goûter ! Si tu savais, ô mon ami, le goût merveilleux du voyage, tu ne voudrais plus rester un instant de plus dans la maison de ton père ! Les poètes ont tous chanté à l’envi les délices de vagabonder, et voici d’ailleurs un ou deux seulement des vers qu’ils nous ont transmis à ce sujet :

« Voyage, qui dira tes merveilles ? Ô mes amis, toutes les belles choses aiment le changement ! Les perles elles-mêmes sortent des fonds obscurs de la mer, et traversent les immensités pour se poser sur le diadème des rois et le cou des princesses ! »

En entendant cette strophe, Grain-de-Beauté dit : « Assurément ! Mais le repos chez soi a bien aussi son charme ! » Alors l’un des garçons se mit à rire et dit à ses compagnons : « Voyez un peu ce Grain-de-Beauté ! Il est comme les poissons : ils meurent sitôt qu’ils quittent l’eau ! » Et un autre renchérit et dit : « Non ! c’est probablement qu’il craint de faner les roses de ses joues ! » Et un troisième ajouta : « Vous ne voyez donc pas qu’il est comme les femmes : elles ne peuvent plus faire un pas toutes seules, sitôt qu’elles sont dans la rue ! » Et un autre enfin s’écria : « Alors quoi ? Grain-de-Beauté, n’as-tu pas honte de n’être pas un homme ! »

En entendant toutes ces apostrophes, Grain-de-Beauté fut tellement mortifié qu’il quitta incontinent ses invités et, enfourchant la mule, prit le chemin de la ville et arriva, la rage dans le cœur et les larmes aux yeux, auprès de sa mère qui fut épouvantée de le voir en cet état. Et Grain-de-Beauté lui répéta les moqueries dont il avait été l’objet de la part de ses camarades, et lui déclara vouloir partir à l’instant pour n’importe où, mais partir ! Et il ajouta : « Tu vois bien ce couteau ! Il sera dans ma poitrine si tu ne veux pas me laisser voyager ! »

Devant cette résolution si inattendue, la pauvre mère ne put que dévorer ses larmes et consentir à ce projet. Elle dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils, je te promets de t’aider de tout mon pouvoir ! Mais comme d’avance je suis sûre du refus de ton père, je vais moi-même te faire préparer un chargement de marchandises, à mes frais. » Et Grain-de-Beauté dit : « Mais alors que cela soit fait tout de suite, avant l’arrivée de mon père ! »

Aussitôt l’épouse de Schamseddîn fit ouvrir par les esclaves l’un des entrepôts de réserve des marchandises, et fit faire par les emballeurs des balles en nombre suffisant pour suffire au chargement de dix chameaux.

Quant au syndic Schamseddîn, une fois les invités partis, il chercha en vain son fils dans le jardin, et finit par apprendre qu’il l’avait devancé à la maison. Et le syndic, terrifié à l’idée qu’un malheur avait pu survenir à son fils le long du chemin, mit sa mule au grand galop et arriva hors d’haleine dans la cour où il put enfin calmer son émotion en apprenant, par le portier, l’arrivée sans encombre de Grain-de-Beauté. Mais quelle ne fut point sa surprise en voyant, dans la cour, des balles et des balles, déjà toutes prêtes à être chargées et portant, sur leurs étiquettes, en grosses lettres, leurs différentes destinations : Alep, Damas et Baghdad…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… en grosses lettres, leurs différentes destinations : Alep, Damas et Baghdad !

Il se hâta de monter alors chez son épouse qui lui apprit tout ce qui venait de se passer et le grave inconvénient qu’il y aurait à contrarier Grain-de-Beauté. Et le syndic dit : « Je vais tout de même essayer de le dissuader ! » Et il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Ô mon enfant, qu’Allah t’éclaire et te détourne de ce funeste projet ! Ne sais-tu donc ce qu’a dit notre Prophète (sur lui la prière et la paix !) : « Heureux l’homme qui se nourrit des fruits de sa terre et trouve en son pays même la satisfaction de sa vie ! » Et les anciens ont dit : « N’entreprenez jamais de voyage, ne serait-il que d’un seul mille ! » Donc, ô mon fils, je te demande de me dire si, après ces paroles, tu persistes encore dans ta résolution. »

Grain-de-Beauté répondit : « Sache, ô mon père, que je ne veux point te désobéir ; mais si tu t’opposes à mon départ en me refusant le nécessaire, je me dépouillerai de mes habits, je vêtirai la robe des pauvres derviches, et j’irai à pied parcourir tous les pays et toutes les terres ! »

Lorsque le syndic vit que son fils était résolu à partir coûte que coûte, il fut bien obligé de renoncer à contrarier son projet, et lui dit : « Voici alors, ô mon enfant, quarante charges en plus ; et tu auras de la sorte, avec les dix autres que t’a données ta mère, cinquante charges de chameau. Tu y trouveras les marchandises spéciales pour les besoins de chacune des villes où tu entreras ; car il ne faudrait pas essayer de vendre à Alep, par exemple, les étoffes qu’affectionnent les habitants de Damas ; ce serait de la mauvaise spéculation ! Pars donc, mon fils, et qu’Allah te protège et t’aplanisse le chemin ! Et surtout prends toutes tes précautions en traversant, dans le Désert-du-Lion, un endroit qu’on nomme la Vallée-des-Chiens. C’est le repaire de bandits coupeurs de routes, dont le chef est un Bédouin surnommé « le Rapide » à cause de la soudaineté de ses attaques et de ses incursions. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Les événements bons ou mauvais nous viennent de la main d’Allah ! Et, quoi que je fasse, je n’aurai que ce qui doit m’échoir ! »

Comme ces paroles étaient sans réplique, le syndic ne dit plus rien ; mais son épouse n’eut de paix qu’après avoir fait mille vœux et promis cent moutons aux santons et mis son fils sous la sainte protection d’El-Saïed Abd El-Kâder El-Guilani, protecteur des voyageurs.

Après quoi, le syndic accompagné de son fils, qui put à grand peine s’échapper des bras de sa pauvre mère pleurant sur lui toutes les larmes de son cœur, alla trouver la caravane déjà toute prête. Et il prit à part le vieux mokaddem des chameliers et des muletiers, le cheikh Kamal, et lui dit : « Ô vénérable mokaddem, je te confie cet enfant, la prunelle de mes yeux, et je le mets sous l’aile d’Allah et sous ta garde ! Et toi, mon fils, dit-il à Grain-de-Beauté, voici celui qui te tiendra lieu de père, en mon absence. Obéis-lui et ne fais jamais rien sans le consulter ! » Puis il donna mille dinars d’or à Grain-de-Beauté, et, comme dernière recommandation, lui dit : « Je te donne ces mille dinars, mon fils, pour que tu puisses les utiliser et attendre patiemment le moment le plus avantageux pour la vente de tes marchandises ; car il faut bien te garder de les vendre au moment de la baisse ; tu dois saisir l’occasion où les étoffes et les autres articles sont le plus en hausse, pour les placer dans les meilleures conditions ! » Puis, les adieux faits, la caravane se mit en marche et fut bientôt hors des portes du Caire.

Or, pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, voici ! En apprenant le départ de Grain-de-Beauté, il eut bientôt fait de se préparer lui aussi, et, en quelques heures, il avait mulets et chameaux chargés et chevaux sellés. Et, sans perdre de temps, il se mit en route et rejoignit la caravane à quelques milles du Caire. Et il se disait : « Maintenant, dans le désert, ô Mahmoud, nul n’ira te dénoncer et nul ne viendra te surveiller ! Et tu pourras, sans crainte d’être troublé, te délecter de cet enfant ! »

Aussi, dès la première étape, le Bilatéral fit dresser ses tentes à côté des tentes de Grain-de-Beauté, et recommanda au cuisinier de Grain-deBeauté de ne pas prendre la peine d’allumer le feu, vu que lui, Mahmoud, avait invité Grain-de-Beauté à venir partager son repas, sous sa tente.

Et, de fait, Grain-de-Beauté vint sous la tente du Bilatéral, mais accompagné du cheikh Kamal, le mokaddem des chameliers. Et ce soir-là le Bilatéral en fut pour ses frais. Et le lendemain, à la seconde halte, il en fut de même, et cela tous les jours, jusqu’à l’arrivée à Damas ; car, chaque fois, Grain-de-Beauté acceptait l’invitation, mais venait sous la tente du Bilatéral, accompagné du mokaddem des chameliers.

Mais lorsqu’on fut arrivé à Damas où le Bilatéral avait, comme d’ailleurs au Caire, à Alep et à Baghdad, une maison à lui pour y recevoir ses amis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille du vizir, vit apparaître le matin et interrompit le récit autorisé.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… à Damas où le Bilatéral avait, comme d’ailleurs au Caire, à Alep et à Baghdad, une maison à lui pour y recevoir ses amis, il envoya à Grain-de-Beauté, resté sous les tentes à l’entrée de la ville, un esclave pour l’inviter, lui seulement, à venir l’honorer de sa présence. Et Grain-de-Beauté répondit : « Attends que j’aille demander l’avis du cheikh Kamal ! » Mais le mokaddem des chameliers fronça les sourcils à la proposition et répondit : « Non, mon fils, il faut refuser ! » Et Grain-de-Beauté déclina l’invitation.

Le séjour à Damas ne fut pas de longue durée, et l’on se mit bientôt en route pour Alep, où, dès l’arrivée, le Bilatéral envoya inviter Grain-de-Beauté ; mais, comme à Damas, le cheikh Kamal conseilla l’abstention, et Grain-de-Beauté, sans trop savoir pourquoi le mokaddem était si sévère, ne voulut pas le contrarier. Et, cette fois encore, le Bilatéral en fut pour son voyage et ses frais.

Mais quand on eut quitté Alep, le Bilatéral se jura bien que cette fois les choses ne se passeraient plus de la sorte. Aussi, dès la première halte dans la direction de Baghdad, il fit faire les préparatifs d’un festin sans précédent, et vint en personne inviter Grain-de-Beauté à l’accompagner. Et cette fois Grain-de-Beauté fut bien obligé d’accepter, n’ayant pas de motif sérieux à opposer, et rentra d’abord sous la tente pour se vêtir d’une façon convenable.

Alors le cheikh Kamal vint le rejoindre et lui dit : « Que tu es imprudent, ô Grain-de-Beauté ! Pourquoi as-tu accepté l’invitation de Mahmoud ? Ne connais-tu donc pas ses intentions ? Et ne sais-tu le motif qui l’a fait surnommer le Bilatéral ? En tout cas tu aurais dû demander l’avis du vieillard que je suis et dont les poètes ont dit :

« J’ai demandé au vieillard : « Pourquoi marches-tu courbé ? » Il m’a répondu : « J’ai perdu sur la terre humide ma jeunesse ! Et je me suis courbé pour la chercher. Et maintenant l’expérience est si lourde qui pèse sur moi qu’elle m’empêche de redresser le dos ! »

Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô vénérable mokaddem, il serait tout à fait inconvenant de refuser l’invitation de notre ami Mahmoud qu’on appelle, je ne sais trop pourquoi, le Bilatéral ! Et d’ailleurs je ne vois pas bien ce que j’ai à perdre à l’accompagner. Il ne me mangera pas ! » Et le mokaddem répliqua vivement : « Mais oui ! par Allah ! il te mangera ! Il en a déjà mangé bien d’autres ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté éclata de rire et se hâta d’aller rejoindre le Bilatéral qui l’attendait avec impatience. Et tous deux s’en allèrent sous la tente où était dressé le festin.

Or, vraiment, le Bilatéral n’avait rien épargné pour recevoir comme il fallait le merveilleux adolescent, et tout était disposé pour charmer les yeux et flatter les sens. Aussi le repas fut-il gai et plein d’animation ; et tous deux mangèrent de grand appétit, et burent dans la même coupe jusqu’à satiété. Et lorsque le vin eut fermenté dans leurs têtes, et que les esclaves se furent discrètement retirés, le Bilatéral, ivre de vin et de passion, se pencha sur Grain-de-Beauté et lui prenant les joues de ses deux mains voulut en prendre un baiser. Mais Grain-de-Beauté, fort troublé, leva instinctivement la main ; et le baiser du Bilatéral ne rencontra que la paume de l’adolescent. Alors Mahmoud lui jeta un bras autour du cou et de l’autre lui entoura la taille, et, comme Grain-de-Beauté lui demandait : « Mais que veux-tu donc me faire ? » il lui dit : « Simplement, essayer d’expliquer, pour les mettre en pratique, ces vers du poète :

« Ô ! mes frissons quand les regards de ses yeux me branlent l’âme ! Ô ! délices du premier désir qui gonfle ses œufs enfantins !

« Voici, ô mon œil ! Saisis ce que tu peux saisir, soulève ce que tu peux soulever, prends une poignée, ou deux, ou trois, et fais-le entrer d’un empan ou plus ! Mais que cela ne te gêne pas ! Il faut de la douceur ! »

Puis, ayant dit ces vers d’une certaine manière, Mahmoud-le*Bilatéral se disposa à les expliquer d’une façon pratique à l’adolescent. Mais Grain-de-Beauté, sans trop se rendre compte de la situation, se sentit tout de même fort gêné de ces airs, de ces gestes et de ces mouvements, et voulut s’en aller. Et le Bilatéral le retint et finit par lui faire enfin comprendre de quoi il s’agissait.

Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les intentions du Bilatéral et pesé sa demande…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les intentions de Bilatéral et pesé sa demande, il se leva sur l’heure et lui dit : « Non, par Allah ! Je ne vends pas cette marchandise-là ! En tout cas, pour te consoler, je dois te dire que si je la vendais aux autres pour de l’or, à toi je la donnerais pour rien ! » Et, malgré les supplications du Bilatéral, Grain-de-Beauté ne voulut pas rester un moment de plus sous la tente ; il sortit assez brusquement et regagna en hâte le campement où le mokaddem, fort inquiet, attendait son retour.

Aussi lorsque le mokaddem Kamal vit entrer Grain-de-Beauté avec cet air étrange, il lui demanda : « Par Allah ! que s’est-il donc passé ? » Il répondit : « Mais absolument rien ! Seulement il nous faut tout de suite lever le campement et nous en aller à Baghdad, sans retard ; car je ne veux plus voyager avec le Bilatéral ! Il a des prétentions exagérées et fort gênantes ! » Le cheikh des chameliers dit : « Ne te l’avais-je pas dit, mon fils ? Mais loué soit Allah qu’il ne soit rien arrivé ! Seulement je dois te faire remarquer qu’il serait fort périlleux de voyager ainsi seuls. Il vaut mieux rester, comme nous sommes, en une seule caravane, afin de pouvoir résister aux attaques des brigands bédouins dont ces terres sont infestées ! » Mais Grain-de-Beauté ne voulut rien entendre et donna l’ordre du départ.

La petite caravane se mit donc seule en marche, et ne cessa de voyager de la sorte jusqu’à ce qu’un jour, vers le coucher du soleil, elle ne fut plus qu’à quelques milles des portes de Baghdad.

Le mokaddem des chameliers vint alors trouver Grain-de-Beauté et lui dit : « Il vaut mieux, mon fils, pousser jusqu’à Baghdad, cette nuit même, sans nous arrêter ici pour le campement. Car cet endroit où nous sommes est le plus dangereux de tout le voyage : c’est la Vallée-des-Chiens ! Nous courons très grand risque d’y être attaqués si nous y passons la nuit ! Hâtons-nous donc d’arriver à Baghdad, avant la fermeture des portes. Car, mon fils, tu dois savoir que le khalifat fait chaque soir soigneusement fermer les portes de la ville pour empêcher les hordes fanatiques d’entrer en cachette et de s’emparer des livres de la science et des manuscrits des lettres, enfermés dans les salles des écoles, et de les jeter dans le Tigre ! »

Grain-de-Beauté, à qui cette proposition n’agréait pas, répondit : « Non, par Allah ! je ne veux pas entrer de nuit dans la ville, car je veux jouir de la vue de Baghdad au lever du soleil ! Passons donc la nuit ici, car enfin je ne suis pas pressé, moi, et je ne voyage pas pour affaires, mais pour mon plaisir simplement et pour voir ce que je ne connais pas ! » Et le vieux mokaddem ne put que s’incliner, tout en déplorant l’entêtement si dangereux du fils de Schamseddîn.

Quant à Grain-de-Beauté, il mangea un morceau ; puis, les esclaves partis se coucher, il sortit de la tente et s’éloigna un peu dans la vallée et alla s’asseoir sous un arbre au clair de lune. Et le souvenir lui vint des lectures que lui faisaient ses maîtres dans le souterrain, et, inspiré d’un lieu si propice aux rêveries, il commença ce chant du poète :

« Reine de l’Irak aux délices légères, ô Baghdad, cité des khalifats et des poètes, si longtemps je t’ai rêvée, ô tranquille… »

Mais soudain, avant qu’il eût achevé la première strophe, il entendit à sa gauche une clameur effroyable et un galop de chevaux, et des vociférations criées par cent bouches à la fois ! Et il se tourna et vit le campement envahi par une troupe nombreuse de Bédouins surgis de toutes parts comme s’ils sortaient de sous terre.

Ce spectacle si nouveau pour lui le cloua sur place, et il put voir ainsi le massacre général de la caravane qui avait voulu se défendre, et le pillage de tout le campement. Et quand les Bédouins virent qu’il n’y avait plus personne debout, ils emmenèrent les chameaux et les mulets, et disparurent en un clin d’œil par où ils étaient venus.

Lorsque la stupéfaction où il était se fut un peu dissipée, Grain-de-Beauté descendit vers l’endroit où se trouvait son campement, et put voir tous ses gens massacrés. Et le cheikh Kamal lui-même, le mokaddem des chameliers, malgré son âge respectable, n’avait pas été épargné plus que les autres et gisait mort, la poitrine percée de nombreux coups de lance. Aussi il ne put supporter davantage la vue d’un spectacle si terrifiant, et il prit la fuite sans oser regarder derrière lui.

Il se mit à courir de la sorte, toute la nuit, et, pour ne pas exciter la cupidité de quelque nouveau brigand, il se dépouilla entièrement de ses riches vêtements qu’il jeta au loin, et ne garda sur lui que sa chemise seulement. Et c’est ainsi qu’à demi-nu il fit son entrée à Baghdad au lever du jour.

Alors, harassé de fatigue et ne pouvant plus rester debout sur ses jambes, il s’arrêta devant la première fontaine publique qui se présenta devant lui, à l’entrée de la ville. Il se lava les mains, le visage et les pieds et monta sur la plate-forme qui surmontait la fontaine, s’y étendit tout de son long et ne tarda pas à s’endormir.

Mais pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, il s’était également mis en route, mais avait pris un raccourci, d’un autre côté, et de la sorte il avait pu éviter la rencontre des brigands ; et, de plus, il était arrivé aux portes de Baghdad, au moment même où Grain-de-Beauté les franchissait et s’endormait sur la fontaine.

Comme il passait près de cette même fontaine, le Bilatéral s’approcha de l’abreuvoir de pierre où l’eau coulait pour les bestiaux, et voulut y faire boire son cheval altéré. Mais la bête vit l’ombre qui s’allongeait de l’adolescent endormi et recula en soufflant. Alors le Bilatéral leva les yeux sur la plate-forme et faillit tomber de cheval en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l’adolescent demi-nu endormi sur la pierre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTIÈME NUIT

Elle dit :

… en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l’adolescent demi-nu endormi sur la pierre.

Aussitôt il sauta à bas de son cheval, grimpa sur la plate-forme et s’immobilisa d’admiration devant Grain-de-Beauté étendu, la tête reposant sur l’un de ses bras, dans l’alanguissement du sommeil. Et, pour la première fois, il put enfin contempler à nu les perfections de ce jeune corps cristallin où les grains bruns tranchaient d’une façon si belle sur la blancheur du reste. Et il ne comprenait guère par l’effet de quel hasard il rencontrait ainsi sur sa route, endormi sur cette fontaine, cet ange pour l’amour duquel il avait entrepris tout ce voyage. Et il ne parvenait point à détacher son regard de la petite envie, ronde comme un grain de musc, qui ornait sa fesse gauche en ce moment à découvert. Et il se disait, ne sachant exactement à quel parti se résoudre : « Que vaut-il mieux que je fasse ? Le réveiller ? L’emporter tel qu’il est, sur mon cheval, et fuir avec lui au désert ? Attendre qu’il soit réveillé, et lui parler, l’attendrir, et le décider à m’accompagner à ma maison de Baghdad ? »

Il finit par s’arrêter à cette dernière idée et, s’asseyant sur le rebord de la plate-forme, aux pieds de l’adolescent, il attendit son réveil en se baignant les yeux de toute la limpidité rosée que le soleil mettait sur son corps enfantin.

Grain-de-Beauté, une fois abreuvé de sommeil, s’étira les jambes et entr’ouvrit les yeux ; et au même moment Mahmoud lui prit la main et, d’une voix très douce, lui dit : « N’aie pas peur, mon enfant, tu es en sûreté auprès de moi ! Mais hâte-toi, de grâce, de m’expliquer la cause de tout cela ! »

Alors Grain-de-Beauté se leva sur son séant et, bien que gêné tout de même par la présence de son admirateur, lui raconta l’aventure dans tous ses détails. Et Mahmoud lui dit : « Louange à Allah, mon jeune ami, qui t’a enlevé la fortune, mais t’a conservé la vie ; car le poète a dit :

« Si la tête est sauve, la fortune perdue n’est qu’une rognure coupée de l’ongle sans le léser !

« Et d’ailleurs ta fortune elle-même n’est point perdue, puisque tout ce que je possède t’appartient. Viens donc avec moi à la maison te baigner et t’habiller ; et dès cet instant tu peux considérer tous les biens de Mahmoud comme les tiens propres, et la vie de Mahmoud est à ta dévotion ! » Et il continua à parler si paternellement à Grain-de-Beauté qu’il le décida à l’accompagner.

Il descendit donc le premier et l’aida ensuite à se mettre à cheval derrière lui, puis se mit en route vers sa maison, en frissonnant de plaisir au seul toucher du corps chaud et nu de l’adolescent cramponné à lui.

Son premier soin fut de conduire Grain-de-Beauté au hammam et de le baigner lui-même, sans l’aide d’un masseur ou d’un serviteur quelconque ; et, après l’avoir vêtu d’une robe de grande valeur, il le fit entrer dans la salle où d’ordinaire il recevait ses amis.

C’était une salle délicieuse de fraîcheur et d’ombre, éclairée seulement par les reflets bleuâtres des émaux et des faïences et les scintillements tombant de haut en étoiles. Une odeur d’encens ravissait qui transportait l’âme vers des jardins rêvés de camphre et de cinnamome. Au milieu, une fontaine jaillissante chantait. Le repos là était parfait et sûr, et l’extase pouvait y être pleine de sérénité.

Tous deux s’assirent sur les tapis, et Mahmoud avança un coussin à Grain-de-Beauté pour s’y appuyer le bras. Des mets étaient servis sur les plateaux, et ils en mangèrent ; et ils burent ensuite les vins de choix contenus dans les pots. Alors le Bilatéral, qui jusque-là n’avait pas été trop pressant, ne put plus se contenir et éclata, en récitant cette strophe du poète :

« Désir ! ni les caresses délicates des yeux ni le baiser des lèvres pures ne sauraient t’apaiser ! Ô mon désir ! tu sens peser sur toi la lourdeur d’une passion qui ne s’allégerait qu’en jaillissant ! »

Mais Grain-de-Beauté, qui, maintenant habitué aux vers du Bilatéral, en saisissait aisément le sens parfois obscur, se leva immédiatement et dit à son hôte : « En vérité, je ne comprends point ton insistance à ce sujet. Je ne puis que te répéter ce que je t’ai déjà dit : Le jour où je vendrais aux autres cette marchandise pour de l’or, à toi je la donnerais pour rien ! » Et, sans vouloir écouter davantage les explications du Bilatéral, il le quitta brusquement et s’en alla.

Lorsqu’il fut dehors, il se mit à errer par la ville. Mais il faisait déjà noir ; et comme il ne savait où se diriger, étranger qu’il était à Baghdad, il résolut de passer la nuit dans une mosquée qui se présenta sur sa route. Il entra donc dans la cour, et comme il allait enlever ses sandales pour pénétrer à l’intérieur de la mosquée, il vit venir à lui deux hommes précédés de leurs esclaves qui tenaient devant eux deux lanternes allumées. Il se rangea pour les laisser passer, mais le plus vieux des deux s’arrêta devant lui et, l’ayant considéré avec beaucoup d’attention, lui dit : « La paix sur toi ! » Et Grain-de-Beauté lui rendit son salam. L’autre reprit : « Es-tu étranger, mon enfant ? » Il répondit : « Je suis du Caire. Mon père est Schamseddîn, syndic des marchands de la Cité. »

À ces paroles, le vieillard se tourna vers son compagnon et lui dit : « Allah nous favorise au delà de nos vœux ! Nous n’espérions pas trouver si tôt l’étranger que nous cherchions et qui doit nous tirer d’embarras…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … l’étranger que nous cherchions et qui doit nous tirer d’embarras ! » Puis il prit Grain-de-Beauté à part et lui dit : « Béni soit Allah qui t’a mis sur notre chemin ! Nous avons à te demander un service que nous rétribuerons largement en te donnant cinq mille dinars, des effets pour mille dinars et un cheval de mille dinars. Voici !

« Tu n’ignores pas, mon fils, que, d’après notre loi, quand un musulman a répudié une première fois son épouse, il peut la reprendre sans formalités au bout de trois mois et dix jours ; et s’il vient à divorcer une seconde fois, il peut également la reprendre, après le temps légal expiré ; mais s’il vient à la répudier pour la troisième fois, ou si, ne l’ayant jamais répudiée, il lui dit simplement : « Tu es répudiée par trois fois ! » Ou bien : « Tu n’es plus rien pour moi, je le jure par le troisième divorce ! » eh bien ! la loi, dans ce cas, veut, si toutefois le mari désire encore une fois reprendre sa femme, qu’un autre homme se marie d’abord légalement avec la femme répudiée, et la répudie à son tour après avoir couché, ne fût-ce qu’une nuit, avec elle. Et alors seulement le premier mari peut la reprendre comme femme légitime.

« Or, tel est le cas de ce jeune homme qui est avec moi. Il s’est laissé l’autre jour emporter par un accès de mauvaise humeur et a crié à son épouse, qui est ma fille : « Sors de ma maison ! Je ne te connais plus ! Tu es répudiée par les Trois ! » Et aussitôt ma fille, qui est son épouse, a ramené son voile sur son visage, devant son mari devenu désormais pour elle un étranger, a repris sa dot et est rentrée le jour même dans ma maison. Mais maintenant son mari, que voici, désire ardemment la reprendre. Il est venu me baiser les mains et me supplier de le réconcilier avec son épouse. Et moi je consentis à la chose. Et aussitôt nous sommes sortis à la recherche de l’homme qui doit servir de successeur momentané durant une nuit. Et c’est ainsi, mon fils, que nous t’avons trouvé. Comme tu es étranger à notre ville, les choses se passeront en secret, en présence du kâdi seulement, et rien n’en transpirera au dehors ! »

L’état de dénûment où était Grain-de-Beauté lui fit accepter de bon cœur la proposition et il se dit : « Je vais toucher cinq mille dinars, je vais prendre des effets pour mille dinars et un cheval de mille dinars, et de plus je vais copuler toute la nuit. Par Allah ! j’accepte ! » Et il dit aux deux hommes qui attendaient la réponse avec anxiété : « Par Allah ! j’accepte d’être le Délieur ! »

Alors le mari de la femme, qui n’avait pas encore parlé, se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu nous tires vraiment d’un grand embarras, car je dois te dire que j’aime mon épouse à l’extrême ! Seulement j’ai bien peur que demain matin, ayant trouvé mon épouse à ta convenance, tu ne veuilles plus la répudier et te refuses à me la rendre. La loi, dans ce cas, te donne raison. C’est pour cela que tout à l’heure, devant le kâdi, tu vas t’engager à me verser dix mille dinars de dommages-intérêts, en compensation, si, par malheur, tu ne voulais plus consentir au divorce, le lendemain. » Et Grain-de-Beauté accepta la condition, car il était bien résolu à ne coucher qu’une nuit seulement avec la femme en question.

Ils allèrent donc tous trois chez le kâdi et, par devant lui, firent le contrat dans les conditions légales. Et le kâdi, à la vue de Grain-de-Beauté, fut excessivement ému et l’aima beaucoup. Aussi le retrouverons-nous dans le courant de cette histoire.

Donc, le contrat fait, ils sortirent de chez le kâdi, et le père de la femme divorcée emmena Grain-de-Beauté. et le fit entrer dans sa maison. Il le pria d’attendre dans le vestibule, et alla aussitôt prévenir sa fille en lui disant : « Ma chère fille, je t’ai trouvé un garçon fort bien fait qui, je l’espère, te plaira. Je te le recommande à la limite de la recommandation. Passe avec lui une nuit charmante et ne te prive de rien. On n’a pas toutes les nuits un si merveilleux garçon dans les bras ! » Et, ayant prêché sa fille de la sorte, le bon père s’en alla fort content retrouver Grain-de-Beauté pour lui dire la même chose. Et il le pria d’attendre encore un peu que sa nouvelle épouse eût fini de se préparer à le recevoir.

Quant au premier époux, il alla trouver tout de suite une vieille femme fort rouée qui l’avait élevé, et lui dit : « Je t’en prie, ma bonne mère, il faut imaginer quelque expédient pour empêcher le Délieur que nous avons trouvé d’approcher cette nuit de mon épouse divorcée ! » Et la vieille répondit : « Par ta vie ! rien ne m’est plus facile ! » Et elle s’enveloppa de son voile…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Et elle s’enveloppa de son voile et alla à la maison de la divorcée, où elle vit d’abord Grain-de-Beauté dans le vestibule. Elle le salua et lui dit : « Je viens trouver l’adolescente divorcée pour lui enduire le corps de pommades, comme je le fais tous les jours, afin de la guérir de la lèpre dont elle est atteinte, la pauvre femme ! » Et Grain-de-Beauté s’écria : « Qu’Allah m’en préserve ! Comment, ô bonne mère ? Cette femme est-elle donc atteinte de lèpre ! Et moi qui devais cette nuit copuler avec elle ! Car je suis le Délieur choisi par son ancien époux. » Et la vieille femme répondit : « Ô mon fils, qu’Allah préserve ta belle jeunesse ! Oui certes ! tu ferais bien de t’abstenir de copuler ! » Et elle le laissa ahuri et rentra chez la divorcée, à laquelle elle persuada la même chose au sujet de l’adolescent qui devait servir de Délieur. Et elle lui conseilla l’abstention afin de ne pas se faire contaminer. Après quoi elle s’en alla.

Quant à Grain-de-Beauté il continua à attendre un signe de l’adolescente, avant d’entrer chez elle. Mais il attendit longtemps sans voir rien venir si ce n’est une esclave qui lui porta un plateau de mets. Il mangea et but, puis, pour occuper le temps, il récita une sourate du Korân, et se mit ensuite à fredonner quelques strophes lyriques d’une voix plus suave que celle du jeune David en présence de Saül.

Lorsque la jeune femme, à l’intérieur, eut entendu cette voix, elle se dit : « Que prétendait-elle donc, cette vieille de malheur ? Est-ce qu’un homme atteint de lèpre peut être doué d’une si belle voix ? Par Allah ! je vais l’appeler et voir de mes propres yeux si cette vieille-là ne m’a pas menti. Mais auparavant je vais lui répondre. » Et elle prit un luth indien qu’elle accorda savamment et, d’une voix à faire s’arrêter au fond du ciel les oiseaux dans leur vol, elle chanta :

« J’aime un jeune daim aux doux yeux langoureux. Sa taille est si souple que les flexibles rameaux apprennent à onduler à le voir se balancer ! »

Lorsque Grain-de-Beauté eut entendu les premières notes de ce chant, il cessa de fredonner, et écouta avec une attention charmée. Et il pensa : « Que me disait-elle, cette vieille marchande de pommades ? Par Allah ! elle a dû me mentir ! Une si belle voix ne saurait appartenir à une lépreuse ! » Et aussitôt, prenant le ton sur les dernières notes qu’il venait d’entendre, il chanta d’une voix à faire danser les rochers :

« Mon salut va vers la fine gazelle qui se cache du chasseur et porte mes hommages aux roses éparses sur le parterre de ses joues ! »

Et cela fut dit d’un accent tel, que la jeune femme, secouée d’émotion, courut relever les rideaux qui la séparaient du jeune homme et s’offrit à sa vue, telle la lune se dégageant soudain d’un nuage. Et elle lui fit signe d’entrer vivement, et le précéda en mouvant ses hanches, à mettre debout un vieillard impotent. Et Grain-de-Beauté fut stupéfait de sa beauté, de sa fraîcheur et de sa jeunesse. Pourtant il n’osa l’aborder, hanté qu’il était par la crainte d’une contagion possible.

Mais soudain l’adolescente, sans prononcer une parole, en un clin d’œil se dévêtit de sa chemise, et de son caleçon, qu’elle jeta au loin, et parut toute nue et aussi nette que le vierge argent et aussi ferme et élancée que la tige du jeune palmier.

À cette vue, Grain-de-Beauté sentit se mouvementer en lui l’héritage de son vénérable père, l’enfant charmant qu’il portait entre ses cuisses. Et, comme il percevait distinctement son appel pressant, il voulut le passer, pour le calmer, à la jeune femme qui devait savoir où le mettre. Mais elle lui dit : « Ne m’approche pas ! J’ai peur d’attraper la lèpre que tu as sur le corps ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté, sans prononcer une parole, se dévêtit de tous ses habits, puis de sa chemise et de son caleçon, qu’il jeta au loin, et parut dans sa parfaite nudité, aussi limpide que l’eau de roche et aussi intact que l’œil d’un enfant.

Alors l’adolescente ne douta plus du stratagème employé par la vieille entremetteuse, sur l’instigation de son premier époux, et, éblouie par les charmes du jeune homme, elle courut à lui, et l’enveloppa de ses bras et l’entraîna vers le lit, sur lequel elle roula avec lui. Et, haletante de désir, elle lui dit : « Fais tes preuves, ô cheikh Zacharias, ô père puissant des gros nerfs ! »

À cet appel si formel, Grain-de-Beauté saisit l’adolescente par les hanches, et pointa le gros nerf de confiture dans la direction de la porte des triomphes, et, le poussant vers le corridor de cristal, le fit vivement aboutir à la porte des victoires. Puis il le fit dévier de la grande route, et le poussa vigoureusement, par le chemin raccourci, vers la porte du monteur ; mais comme le nerf hésitait devant l’étroitesse de cette porte claquemurée, il força le passage en défonçant le couvercle du pot, et se trouva alors chez lui comme si l’architecte avait pris les mesures des deux côtés à la fois. Après cela, il continua son excursion en visitant lentement le souk du lundi, le marché du mardi, le bazar du mercredi et l’étalage du jeudi. Puis, ayant délié de la sorte tout ce qui était à délier, il se reposa, en bon musulman, à l’entrée du vendredi.

Et tel fut le voyage d’essai de Grain-de-Beauté et de son enfant dans le jardin de l’adolescente…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et tel fut le voyage d’essai de Grain-de-Beauté et de son enfant dans le jardin de l’adolescente.

Après quoi, Grain-de-Beauté, avec son enfant assoupi dans la félicité, s’enlaça tendrement à l’adolescente aux plates-bandes saccagées ; et tous trois s’endormirent jusqu’au matin.

Une fois réveillé, Grain-de-Beauté demanda à son épouse transitoire : « Comment t’appelles-tu, mon cœur ? » Elle répondit : « Zobéida. » Il lui dit : « Eh bien ! Zobéida, je regrette beaucoup d’être forcé de te quitter ! » Elle demanda, émue : « Et pourquoi me quitterais-tu ? » Il dit : « Mais tu sais bien que je ne suis que Délieur seulement ! » Elle s’écria : « Non, par Allah ! je l’avais oublié ! Et je me figurais, dans mon bonheur, que tu étais un cadeau merveilleux que me faisait mon bon père, pour remplacer l’autre ! » Il dit : « Mais oui, ô charmante Zobéida, je suis un Délieur choisi et par ton père et par ton premier époux. Et, en prévision d’un mauvais vouloir probable de ma part, ils ont eu soin tous deux de me faire signer un contrat, par devant le kâdi, qui m’oblige à leur payer dix mille dinars si ce matin je ne te répudie pas. Or, vraiment, je ne vois pas comment je pourrais leur payer cette somme fabuleuse, moi qui n’ai pas en poche un drachme seulement. Il vaut donc mieux que je m’en aille, sans quoi c’est la prison en perspective, puisque je ne suis pas solvable. »

À ces paroles, la jeune Zobéida réfléchit un instant ; puis, baisant les yeux de l’adolescent, lui demanda : « Comment t’appelles-tu, mon œil ? » Il dit : « Grain-de-Beauté. » Elle s’écria : « Ya Allah ! jamais nom n’a été mieux porté ! Eh bien ! mon chéri, ô Grain-de-Beauté, comme je préfère à tous les sucres candis ce délicieux nerf blanc de confiture dont tu as dulcifié mon jardin, toute cette nuit, je te jure que nous allons trouver l’expédient pour ne jamais nous quitter ; car je préfère mourir plutôt que d’appartenir à un autre, après t’avoir goûté ! » Il demanda : « Et comment allons-nous faire ? » Elle dit : « La chose est fort simple. Voici ! Tout à l’heure mon père va venir te chercher et il te conduira chez le kâdi pour accomplir les formalités du contrat. Alors, toi, tu t’approcheras gentiment du kâdi et tu lui diras : « Je ne veux plus divorcer ! » Il te demandera : « Comment ? tu refuses les cinq mille dinars que l’on va te donner, et les effets pour mille dinars et le cheval de mille dinars, pour rester avec une femme ? » Tu répondras : « J’estime que chaque cheveu de cette femme vaut dix mille dinars ! C’est pour cela que je garde la propriétaire de cette précieuse chevelure. » Alors le kâdi te dira : « C’est ton droit ! Mais tu vas payer au premier époux la somme de dix mille dinars, en compensation. »

« Alors là, mon chéri, écoute bien ce que je vais te dire !

« Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la folie. Or, toi, tu as dû déjà produire sur lui une considérable impression, j’en suis sûre ! »

Grain-de-Beauté s’écria : « Tu crois alors que le kâdi, lui aussi, est bilatéral ? » Zobéida éclata de rire et dit : « Certainement ! Pourquoi donc cela t’étonne-t-il tant que ça ? » Il dit : « Décidément il est écrit que toute sa vie Grain-de-Beauté doit aller d’un bilatéral à un autre bilatéral ! Mais, ô subtile Zobéida, continue, je t’en prie, ton développement ! Tu disais donc : « Le vieux kâdi, homme d’ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la folie. Ne va pas me conseiller maintenant de lui vendre ma marchandise ! » Elle dit : « Non ! tu vas voir ! »

Et elle continua : « Lorsque le kâdi t’aura dit : « Il faut payer les dix mille dinars ! » toi, tu le regarderas comme ça, d’une certaine manière, tu feras mouvoir gentiment tes hanches, pas trop, mais cependant de façon à le liquéfier d’émotion sur son tapis. Et lui alors, sûrement, te donnera un sursis pour régler cette dette. Et d’ici là Allah pourvoira ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté réfléchit un instant et dit : « Cela se peut ! »

Et au même moment une esclave, derrière le rideau, donna de la voix et dit : « Ma maîtresse Zobéida, ton père est là qui attend mon maître ! »

Alors Grain-de-Beauté se leva, s’habilla à la hâte et alla trouver le père de Zobéida. Et tous deux, rejoints dans la rue par le premier mari, se rendirent chez le kâdi.

Or, les prévisions de Zobéida se réalisèrent à la lettre ; mais il faut dire aussi que Grain-de-Beauté prit soin de suivre scrupuleusement les précieuses indications qu’elle lui avait fournies.

Aussi le kâdi, absolument annihilé par les œillades de côté que lui jetait Grain-de-Beauté, accorda-t-il non seulement le sursis de trois jours que réclamait modestement l’adolescent, mais conclut son jugement en ces termes : « Nos lois religieuses et notre jurisprudence ne peuvent faire du divorce une obligation ! Et nos quatre rites orthodoxes sont absolument d’accord sur ce point. D’un autre côté le Délieur, devenu l’époux de droit, profite d’un sursis, étant donné sa condition d’étranger. Nous lui donnons donc dix jours pour payer sa dette. »

Alors Grain-de-Beauté baisa respectueusement la main du kâdi qui pensait à part lui : « Par Allah ! ce bel adolescent vaut bien dix mille dinars. Et je les lui avancerais moi-même volontiers ! » Puis Grain-de-Beauté prit congé fort gentiment et courut retrouver son épouse, la subtile Zobéida…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… fort gentiment et courut retrouver son épouse, la subtile Zobéida.

Et Zobéida, le visage éclairé de joie, reçut Grain-de-Beauté en le félicitant du résultat obtenu, et lui donna cent dinars en vue de faire préparer pour eux deux un festin qui durerait toute la nuit. Et Grain-de-Beauté, avec l’argent de son épouse, fit aussitôt apprêter le festin en question. Et tous deux se mirent à manger et à boire jusqu’à satiété. Alors, réjouis à la limite de la réjouissance, ils copulèrent longuement. Puis, pour prendre du répit, ils descendirent dans la salle de réception, allumèrent les flambeaux, et organisèrent à eux deux un concert à faire danser les rochers et à suspendre le vol des oiseaux au fond du ciel.

Aussi il ne faut point s’étonner que soudain des coups se soient fait entendre sur la porte extérieure de la maison. Et Zobéida, qui les entendit la première, dit à Grain-de-Beauté : « Va donc voir qui frappe à la porte. » Et Grain-de-Beauté descendit aussitôt ouvrir.

Or, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid, s’étant senti la poitrine rétrécie, avait dit à son vizir Giafar, à son porte-glaive Massrour et à son poète favori, le délicieux Abou-Nowas : « Je me sens un peu oppressé de la poitrine. Allons nous promener un peu par les rues de Baghdad, pour trouver de quoi nous dilater les humeurs ! » Et ils s’étaient déguisés tous les quatre en derviches persans, et s’étaient mis à parcourir les rues de Baghdad, dans l’espoir de quelque aventure amusante. Et ils étaient arrivés de la sorte devant la maison de Zobéida et, ayant entendu les chants et le jeu des instruments, avaient, selon l’habitude des derviches, frappé à la porte, sans se gêner aucunement.

Lorsque Grain-de-Beauté vit les derviches, comme il n’était point ignorant des devoirs de l’hospitalité et qu’en outre il était dans d’excellentes dispositions, il les reçut cordialement et les introduisit dans le vestibule et leur apporta de quoi manger. Mais ils refusèrent la nourriture en disant : « Par Allah ! les esprits délicats n’ont guère besoin de nourriture pour se réjouir les sens, mais d’harmonie seulement ! Et justement nous constatons que les accords, entendus du dehors, se sont tus à notre entrée. Ne serait-ce point une chanteuse de profession qui chantait si merveilleusement ? » Grain-de-Beauté répondit : « Mais non, mes seigneurs ! C’était ma propre épouse. » Et il leur raconta son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un seul détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Alors le chef des derviches, qui était le khalifat lui-même, dit à Grain-de-Beauté, qu’il trouvait délicieux au possible et pour lequel il s’était senti pris d’une soudaine affection : « Mon fils, te peux être tranquille au sujet de ces dix mille dinars que tu dois à l’ancien mari de ton épouse. Je suis le chef de la tekké des derviches de Bagdad qui compte quarante membres ; nous sommes, grâce à Allah, dans l’aisance ; et dix mille dinars pour nous ne sont point un sacrifice. Je te promets donc de te les faire parvenir avant dix jours. Mais va prier ton épouse de nous chanter quelque chose, de derrière le rideau, pour nous exalter l’âme. Car, mon fils, la musique sert aux uns de dîner, aux autres de remède et à d’autres d’éventail : pour nous elle remplit les trois rôles à la fois. »

Grain-de-Beauté ne se fit pas prier davantage ; et son épouse Zobéida voulut bien consentir à chanter pour les derviches. Aussi leur joie fut-elle extrême ; et ils passèrent une nuit délicieuse, tantôt à écouter le chant et à répondre : « Ah ! ah ! » de tout leur cœur, tantôt à deviser agréablement, et tantôt à écouter les hilarantes improvisations du poète Abou-Nowas, que la beauté de l’adolescent faisait délirer à la limite du délire.

Avec le matin, les faux derviches se levèrent, et le khalifat, avant de s’en aller, mit sous le coussin sur lequel il était appuyé une bourse contenant, pour commencer, cent dinars d’or, les seuls qu’il eût sur lui en ce moment. Puis ils prirent congé de leur jeune hôte, en le remerciant par la bouche d’Abou-Nowas qui lui improvisa des vers exquis et se promit bien à part lui de ne point le perdre de vue.

Vers le milieu du jour, Grain-de-Beauté, à qui Zobéida avait remis les cent dinars trouvés sous le coussin, voulut sortir pour aller au souk faire quelques emplettes, quand, en ouvrant la porte, il vit, arrêtés devant la maison, cinquante mulets lourdement chargés de balles d’étoffes et, sur une mule bellement harnachée, un jeune esclave abyssin, aux traits charmants, au corps brun, qui tenait à la main une missive enroulée.

En voyant Grain-de-Beauté, le gentil petit esclave mit vivement pied à terre, vint baiser la terre devant l’adolescent et, lui remettant la missive, lui dit : « Ô mon maître Grain-de-Beauté, je viens d’arriver à l’instant du Caire, envoyé vers toi par ton père, mon maître Schamseddîn, syndic des marchands de la cité. Je suis porteur pour toi de cinquante mille dinars en marchandises de prix, et d’un paquet contenant un cadeau de ta mère, destiné à ton épouse Sett Zobéida, composé d’une aiguière d’or enrichie de pierreries et d’une cuvette d’or ciselé…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … composé d’une aiguière d’or enrichie de pierreries et d’une cuvette d’or ciselé. »

Grain-de-Beauté fut tellement surpris et réjoui à la fois de cet événement miraculeux, qu’il ne songea d’abord qu’à prendre connaissance du contenu de la lettre. Il l’ouvrit et lut ce qui suit :

« Après les souhaits les plus parfaits de bonheur et de santé de la part de Schamseddîn à son fils Alaeddîn Grain-de-Beauté !

« Sache, ô mon fils bien-aimé, que le bruit du désastre subi par ta caravane et de la perte de tes biens est parvenu jusqu’à moi. Aussitôt je t’ai fait préparer une nouvelle caravane de cinquante mulets chargés de marchandises pour cinquante mille dinars d’or. De plus ta mère t’envoie une belle robe qu’elle a brodée elle-même, et, en cadeau pour ton épouse, une aiguière et une cuvette qui, nous osons l’espérer, lui agréeront.

« Nous avons, en effet, appris avec un certain étonnement que tu as servi de Délieur dans un divorce lié par la formule de la Répudiation par Trois. Mais du moment que tu trouves la jeune femme à ta convenance, après essai, tu as bien fait de la garder. Aussi les marchandises qui t’arrivent sous la garde du petit Abyssin Salim serviront, et au delà, à payer les dix mille dinars que tu dois, comme compensation, au premier mari.

« Ta mère et tous les nôtres sont dans le bonheur et la santé, espèrent ton prochain retour et t’envoient leurs salams affectueux et la plus grande expression de leur tendresse.

« Vis heureux longtemps ! »

Cette lettre et l’arrivée inattendue de ces richesses mirent Grain-de-Beauté dans un tel émoi qu’il ne pensa pas un instant à l’invraisemblance de l’événement. Et il monta chez son épouse et lui apprit la chose.

Il n’avait pas fini ses explications que l’on frappa à la porte, et le père de Zobéida et le premier mari entrèrent dans le vestibule. Ils venaient essayer de persuader Grain-de-Beauté de divorcer à l’amiable.

Le père de Zobéida dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon fils aie pitié de mon premier gendre qui aime beaucoup son ancienne épouse ! Allah t’a envoyé des richesses qui te permettront d’acheter les plus belles esclaves du marché et aussi de te marier, en noces légitimes, avec la fille du plus considérable d’entre les émirs. Rends donc à ce pauvre homme son ancienne épouse, et il consent à devenir ton esclave ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Justement Allah m’a envoyé toutes ces richesses pour rémunérer largement mon prédécesseur. Je suis disposé à lui donner les cinquante mulets avec leurs marchandises et même le joli esclave abyssin Salim, et à ne garder de tout cela que le cadeau destiné à mon épouse, à savoir la cuvette et l’aiguière ! » Puis il ajouta : « Et si ta fille Zobéida consent à retourner à son ancien mari, je veux, à mon tour, la délier ! »

Alors le beau-père entra chez Zobéida et lui demanda : « Hein ! consens-tu à retourner à ton premier mari ? » Elle répondit, avec de grands gestes : « Ya Allah ! Ya Allah ! Mais il n’a jamais su le prix des plates-bandes de mon jardin, et s’est toujours arrêté à mi-route ! Non, par Allah ! je reste à l’adolescent qui m’a explorée dans tous les sens ! »

Lorsque le premier mari eut constaté que tout espoir pour lui était perdu, il en eut un tel chagrin que son foie éclata à l’heure même, et il mourut. Et voilà pour lui !

Quant à Grain-de-Beauté il continua à se réjouir avec la charmante et subtile Zobéida ; et tous les soirs, après le festin et de multiples foutreries, copulations et autres choses semblables, il organisait avec elle un concert à faire danser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol des oiseaux.

Le dixième jour après son mariage, il se rappela soudain la promesse que lui avait faite le chef des derviches de lui envoyer dix mille dinars, et il dit à son épouse : « Tu vois ce chef des menteurs ! Si j’avais dû attendre la réalisation de sa promesse, je serais déjà mort de faim en prison ! Par Allah ! si je le rencontre encore, je lui dirai ce que je pense de sa mauvaise foi ! »

Puis, comme le soir tombait, il fit allumer les flambeaux de la salle de réception et se disposait à organiser le concert, comme toutes les nuits, quand on frappa à la porte. Il voulut aller lui-même ouvrir et ne fut pas peu surpris de voir les quatre derviches de la première nuit. Il éclata de rire à leur figure et leur dit : « Bienvenus soient les menteurs, les hommes de mauvaise foi ! Mais je veux vous inviter tout de même à entrer ; car Allah m’a dispensé d’avoir désormais besoin de vos services. Et vous êtes d’ailleurs, bien que menteurs et hypocrites, tout à fait charmants et bien élevés ! » Et il les introduisit dans la salle de réception et pria Zobéida de leur chanter quelque chose, de derrière le rideau. Et elle le fit d’une façon à ravir la raison, à faire danser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol des oiseaux.

À un moment donné, le chef des derviches se leva et s’absenta pour satisfaire un besoin. Alors l’un des faux derviches, qui était le poète Abou-Nowas, se pencha à l’oreille de Grain-de-Beauté et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… le poète Abou-Nowas se pencha à l’oreille de Grain-de-Beauté et lui dit : « Ô notre hôte charmant, permets-moi de te poser une question. Comment as-tu pu croire un instant à l’envoi par ton père Schamseddîn des cinquante mulets chargés de richesses ? Voyons ! Combien de jours faut-il pour aller au Caire de Baghdad ? » Il répondit : « Quarante-cinq jours. » Abou-Nowas demanda : « Et pour revenir ? » Il répondit : « Quarante-cinq autres jours, au moins. » Abou-Nowas se mit à rire et dit : « Comment veux-tu alors qu’en moins de dix jours ton père ait appris la perte de ta caravane et ait pu t’en envoyer une seconde ? » Grain-de-Beauté s’écria : « Par Allah ! ma joie a été si grande que je n’ai guère eu le temps de réfléchir à tout cela ! Mais, dis-moi alors, ô derviche : et la lettre, qui l’a écrite ? et cet envoi, d’où vient-il ? » Abou-Nowas répondit : « Ah ! Grain-de-Beauté, si tu étais aussi perspicace que tu es beau, il y a longtemps que tu aurais déjà deviné en notre chef, sous ses habits de derviche, notre maître le khalifat lui-même, l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, et dans le second derviche le sage vizir Giafar le Barmécide, dans le troisième le porte-glaive Massrour, et en moi-même ton esclave et admirateur Abou-Nowas, poète simplement ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté fut à la limite de la surprise et de la confusion, et timidement il demanda : « Mais, ô grand poète Abou-Nowas, quel est le mérite qui a attiré sur moi tous ces bienfaits de la part du khalifat ? » Abou-Nowas sourit et dit : « Ta beauté ! » Et il ajouta : « C’est le plus grand des mérites à ses yeux d’être jeune, sympathique et beau. Et il considère que l’on n’achète jamais assez cher le simple spectacle d’un être beau et la vue d’un joli visage ! »

Sur ces entrefaites, le khalifat vint reprendre sa place sur le tapis. Alors Grain-de-Beauté vint s’incliner entre ses mains et lui dit : « Ô émir des Croyants, qu’Allah te conserve à notre respect et à notre amour, et qu’il ne nous prive jamais des bienfaits de ta générosité ! » Et le khalifat lui sourit et lui caressa légèrement la joue et lui dit : « Je t’attends demain au palais. » Puis il leva la séance et, suivi de Giafar, de Massrour et d’Abou-Nowas qui recommanda à Grain-de-Beauté de ne pas oublier de venir, il s’en alla.

Le lendemain, Grain-de-Beauté, à qui son épouse avait beaucoup conseillé de se rendre au palais, choisit les choses les plus précieuses que lui avait apportées le petit Abyssin Salim, les mit dans un fort beau coffret et mit le coffret sur la tête du joli esclave ; puis, après avoir été habillé et accommodé avec beaucoup de soin par son épouse Zobéida, il se dirigea vers le diwan en emmenant le petit avec sa charge. Et il monta au diwan et, déposant le coffret aux pieds du khalifat, lui fit un compliment en vers bien rythmés, et lui dit : « Ô émir des Croyants, notre prophète béni (sur lui la prière et la paix !) acceptait les cadeaux pour ne point faire de la peine à ceux qui les lui offraient. Ton esclave serait lui aussi dans la félicité si tu voulais bien agréer ce petit coffret comme marque de sa gratitude ! »

Alors le khalifat fut charmé de cette attention de l’adolescent et lui dit : « C’est trop, ô Grain-de-Beauté, car toi-même tu nous es déjà un si beau présent ! Sois donc le bienvenu dans mon palais et dès aujourd’hui je veux te nommer à un haut emploi. » Et aussitôt il destitua de sa charge le grand syndic des marchands de Baghdad et nomma Grain-de-Beauté à sa place.

Puis, pour que cette nomination fût connue de tout le monde, le khalifat écrivit un firman où il décrétait la chose, fit remettre ce firman au wali, lequel le remit au crieur public qui le cria par toutes les rues et tous les souks de Baghdad.

Quant à Grain-de-Beauté, il commença dès ce jour à se rendre régulièrement auprès du khalifat, qui ne pouvait plus se passer de le voir. Et, pour vendre ses marchandises, comme il n’en avait guère le temps lui-même, il fit ouvrir une belle boutique à la tête de laquelle il mit le petit esclave brun qui s’acquitta à merveille de ce métier tout de délicatesse.

À peine deux ou trois jours s’étaient-ils écoulés de la sorte que l’on vint annoncer au khalifat la mort subite de son grand échanson. Et le khalifat, sur le champ, nomma Grain-de-Beauté aux fonctions de grand échanson, et lui fit don d’une robe d’honneur appropriée à cette haute charge, et lui fixa des émoluments somptueux. Et de la sorte il ne s’en sépara plus.

Le surlendemain, comme Grain-de-Beauté se tenait aux côtés du khalifat, le grand chambellan entra, baisa la terre devant le trône et dit : « Qu’Allah conserve les jours de l’émir des Croyants, et les augmente d’autant de jours que la mort vient d’en ravir au commandant du palais ! » Et il ajouta : « Ô émir des Croyants, le commandant du palais vient de mourir ! » L’émir des Croyants dit : « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! » Et séance tenante il nomma Grain-de-Beauté commandant du palais à la place du défunt, et lui fixa des émoluments encore plus somptueux. Et de la sorte Grain-de-Beauté devait rester continuellement à côté du khalifat. Puis, cette nomination faite et annoncée à tout le palais, le khalifat leva la séance en agitant, comme d’habitude, son mouchoir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… le khalifat leva la séance en agitant, comme d’habitude, son mouchoir, et ne garda auprès de lui que Grain-de-Beauté.

Aussi, dès ce jour, Grain-de-Beauté passa toutes ses journées au palais ; et il ne rentrait à sa maison que bien tard dans la nuit, et se couchait heureux avec son épouse qu’il mettait au courant des événements de la journée.

L’affection du khalifat pour Grain-de-Beauté ne fit qu’augmenter de jour en jour, au point qu’il aurait tout sacrifié plutôt que de laisser insatisfait le moindre désir de l’adolescent, comme le prouve le trait suivant.

Le khalifat donnait un concert où se trouvaient présents ses intimes ordinaires : Giafar, le poète Abou-Nowas, Massrour et Grain-de-Beauté. Derrière le rideau chantait la favorite même du khalifat, la plus belle et la plus parfaite de ses concubines. Mais soudain le khalifat regarda fixement Grain-de-Beauté et lui dit : « Ami, ma favorite te plaît, je le lis dans tes yeux. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Ce qui plaît au maître doit plaire à l’esclave ! » Mais le khalifat s’écria : « Par ma tête et la tombe de mes aïeux, ô Grain-de-Beauté, ma favorite t’appartient dès cet instant ! » Et il appela aussitôt le chef des eunuques et lui dit : « Transporte à la maison de mon commandant du palais tous les effets et les quarante esclaves de ma favorite Délices-des-Cœurs, puis conduis-la elle-même à sa maison dans une chaise à porteurs. » Mais Grain-de-Beauté dit : « Par ta vie, ô commandeur des Croyants, dispense ton indigne esclave de prendre ce qui appartient au maître ! » Alors le khalifat comprit la pensée de Grain-de-Beauté et lui dit : « Tu as peut-être raison. Probablement ton épouse serait jalouse de mon ancienne favorite ! Que celle-ci reste donc au palais ! » Puis il se tourna vers Giafar, son vizir, et lui dit : « Ô Giafar, il te faut descendre immédiatement au souk des esclaves, car c’est aujourd’hui jour de marché, et acheter pour dix mille dinars la plus belle esclave de tout le souk. Et tu l’enverras tout de suite à la maison de Grain-de-Beauté ! »

Giafar se leva à l’heure même, descendit au souk des esclaves, et pria Grain-de-Beauté de l’accompagner pour lui indiquer lui-même le choix à faire.

Or, le wali de la ville, l’émir Khaled, était également descendu ce jour-là au souk, pour acheter une esclave à son fils qui venait d’atteindre l’âge de la puberté.

Le wali de la ville avait en effet un fils. Mais ce fils était un garçon d’une laideur à faire avorter une femme en couches, — contrefait, puant, l’haleine fétide, les yeux de travers, la bouche aussi vaste que la vulve d’une vieille vache. Aussi l’appelait-on Gros-Bouffi.

Justement, la veille au soir, Gros-Bouffi avait atteint sa quatorzième année, et sa mère était inquiète, depuis déjà un certain temps, de ne constater en lui aucun symptôme de réelle virilité. Mais elle ne tarda pas à se tranquilliser en remarquant, le matin même de ce jour-là, que son fils Gros-Bouffi avait, à la suite d’un rêve, copulé tout seul dans son sommeil en laissant sur le matelas un signe péremptoire.

Cette constatation avait ravi à l’extrême la mère de Gros-Bouffi et l’avait fait courir auprès de son époux à qui elle avait rapporté l’heureuse nouvelle, en l’obligeant à descendre immédiatement au souk, accompagné de son fils, pour lui acheter une belle esclave à sa convenance.

Donc le Destin, qui est entre les mains d’Allah, voulut ce jour-là faire ainsi se rencontrer au souk des esclaves Giafar et Grain-de-Beauté avec l’émir Khaled et son fils Gros-Bouffi.

Après les salams d’usage, ils se réunirent en un seul groupe et firent défiler devant eux les courtiers, chacun avec les esclaves blanches, brunes ou noires dont il disposait.

Ils virent de la sorte une quantité innombrable de jeunes filles grecques, abyssines, chinoises et persanes, et ils allaient se retirer sans fixer ce jour-là leur choix sur aucune, quand le chef des courtiers en personne passa le dernier en tenant par la main une jeune fille au visage découvert, plus belle que la pleine lune du mois de Ramadan.

À sa vue, Gros-Bouffi se mit à renifler avec force pour exprimer son désir et dit à l’émir Khaled, son père : « C’est celle-ci qu’il me faut ! » Et de son côté Giafar demanda à Grain-de-Beauté : « Celle-ci te convient-elle ? » Il répondit : « Elle fait l’affaire ! »

Alors Giafar demanda à la jeune fille : « Comment t’appelles-tu, ô gentille esclave ? » Elle répondit : « Ô mon maître, Yasmine ! » Alors le vizir demanda au courtier : « Combien la mise à prix d’Yasmine ? » Il dit : « Cinq mille dinars, ô mon maître ! » Alors Gros-Bouffi s’écria : « J’en offre six mille ! »

À ce moment, Grain-de-Beauté s’avança et dit : « J’en offre huit mille ! » Alors Gros-Bouffi renifla de rage et dit : « Huit mille dinars et un ! » Giafar dit : « Neuf mille et un ! » Mais Grain-de-Beauté dit : « Dix mille dinars ! »

Alors, le courtier, craignant un revirement des deux parties, dit : « À dix mille dinars, l’esclave Yasmine ! » Et il la livra à Grain-de-Beauté.

À cette vue, Gros-Bouffi tomba en battant l’air des pieds et des mains, à la grande désolation de son père, l’émir Khaled, qui ne l’avait conduit au souk que pour obéir à son épouse, car il le détestait pour sa laideur et son idiotie.

Quant à Grain-de-Beauté, après avoir remercié le vizir Giafar, il emmena Yasmine et l’aima, et elle aussi l’aima. Aussi, après l’avoir présentée à son épouse Zobéida, qui la trouva sympathique et le loua de son choix, il s’unit à elle d’une façon légitime, en la prenant comme seconde épouse. Et il dormit avec elle cette nuit-là, et du coup la féconda, comme il sera prouvé dans la suite de l’histoire.

Mais pour ce qui est de Gros-Bouffi, voici !

Lorsqu’on eut réussi, à force de promesses et de cajoleries, à le ramener à la maison, il se jeta sur les matelas et ne voulut plus se relever pour manger ou boire, et d’ailleurs il avait presque perdu la raison.

Pendant que toutes les femmes de la maison, consternées, entouraient la mère de Gros-Bouffi qui était à la limite de la perplexité, une vieille femme vint à entrer qui était la mère d’un voleur illustre, actuellement détenu en vertu d’une condamnation à la prison perpétuelle, et connu de tout Baghdad sous le nom d’Ahmad-la-Teigne.

Cet Ahmad-la-Teigne était si habile dans l’art du vol que c’était pour lui un jeu d’enlever une porte devant le portier même et de la faire disparaître en un clin d’œil comme s’il l’avalait, de percer les murs devant le propriétaire en faisant semblant de pisser, d’arracher les cils des yeux à un individu sans en être remarqué, et d’essuyer le kohl des yeux d’une femme sans qu’elle le sentît.

La mère d’Ahmad-la-Teigne entra donc chez la mère de Gros-Bouffi, et, après les salams, lui demanda : « Quelle est la cause de ton affliction, ô ma maîtresse ? Et de quel mal souffre mon jeune maître, ton fils, qu’Allah conserve ? » Alors la mère de Gros-Bouffi raconta à cette vieille, qui lui servait depuis longtemps de procureuse de servantes, la contrariété qui les mettait toutes dans cet état. Et la mère d’Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô ma maîtresse, il n’y a que mon fils pour vous tirer d’embarras, je te le jure sur ta vie ! Tâche d’obtenir son élargissement, et il saura trouver un expédient pour amener la belle Yasmine entre les mains de notre jeune maître, ton fils. Car tu sais bien que mon pauvre enfant est enchaîné, avec, aux pieds, un anneau de fer sur lequel sont gravés ces mots : « À perpétuité ! » Et tout cela parce qu’il a fabriqué de la fausse monnaie ! » Et la mère de Gros-Bouffi lui promit de la protéger.

En effet, le soir même, lorsque le wali, son époux, fut rentré à la maison, elle alla le trouver après le souper ; et elle s’était arrangée et parfumée, et avait pris son air le plus aimable. Aussi l’émir Khaled, qui était un homme très bon, ne put résister au désir que provoquait en lui la vue de sa femme et voulut la prendre ; mais elle lui résista en disant : « Jure moi sur le divorce que tu m’accorderas ce que je te demanderai ! » Et il le lui jura. Alors elle l’apitoya sur le sort de la vieille mère du voleur et obtint de lui la promesse de l’élargissement. Aussi elle se laissa monter par son époux.

Aussi, le lendemain matin, l’émir Khaled, après les ablutions et la prière, se rendit à la prison où était enfermé Ahmad-la-Teigne et lui demanda : « Eh bien, bandit, te repens-tu de tes méfaits passés ? » Il répondit : « Je m’en repens et je le proclame par la parole comme je le pense dans mon cœur ! » Alors le wali le tira de la prison et l’amena devant le khalifat qui fut extrêmement étonné de le voir encore en vie et lui demanda : « Comment, ô bandit, tu n’es donc pas mort ? » Il répondit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, la vie du méchant est fort dure à la détente ! » Alors le khalifat se mit à rire aux éclats et dit : « Qu’on fasse venir le forgeron pour lui enlever les fers ! » Puis il lui dit : « Comme je suis au courant de tes exploits, je veux t’aider à persister maintenant dans ton repentir et, comme nul ne connaît mieux les voleurs que toi, je te nomme chef de la police de Baghdad. » Et aussitôt le khalifat fit proclamer un édit par lequel il nommait Ahmad-la-Teigne chef de la police. Alors Ahmad baisa la main au khalifat et entra immédiatement dans l’exercice de ses fonctions.

Il commença donc, afin de joyeusement fêter sa délivrance et ses nouvelles fonctions, par aller au cabaret tenu par le juif Abraham, le témoin de ses anciens exploits, vider deux ou trois vieux pots de sa boisson favorite, un vin ionien excellent. Aussi quand sa mère vint le trouver pour lui parler de la gratitude qu’il devait témoigner désormais à celle qui avait été la cause de sa délivrance, l’épouse de l’émir Khaled, la mère de Gros-Bouffi, — elle le trouva à moitié ivre et en train de tirer la barbe du juif qui n’osait protester par respect pour les fonctions redoutables du chef de la police, l’ancien Ahmad-la-Teigne.

Elle réussit tout de même à le tirer de là et, le prenant à part, lui raconta tous les incidents qui avaient eu pour résultat sa délivrance, et lui dit qu’il fallait tout de suite imaginer quelque chose pour enlever l’esclave à Grain-de-Beauté, le commandant du palais.

À ces paroles, Ahmad-la-Teigne dit à sa mère : « La chose sera faite ce soir. Car rien n’est plus facile. » Et il a quitta pour aller préparer le coup…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaitre le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il la quitta pour aller préparer le coup.

Or, il faut savoir que, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid était entré dans l’appartement de son épouse : car c’était le premier jour du mois, et régulièrement il lui réservait ce jour pour parler avec elle des affaires courantes et prendre son avis sur toutes les questions générales et particulières de son empire. Il avait en elle, en effet, une confiance illimitée, et il l’aimait pour sa sagesse et sa beauté toujours vivante. Mais il faut également savoir que le khalifat avait l’habitude, avant d’entrer dans la chambre de son épouse, de déposer dans le vestibule, sur un guéridon spécial, son chapelet aux grains alternés d’ambre et de turquoises, son sabre droit au pommeau de jade incrusté de rubis aussi gros que des œufs de pigeon, son cachet royal et une petite lampe d’or enrichie de pierreries qui l’éclairait quand il faisait la nuit son inspection secrète du palais.

Ces détails étaient bien connus d’Ahmad-la-Teigne. Aussi lui servirent-ils pour mettre son projet à exécution. Il attendit les ténèbres de la nuit et le sommeil des esclaves pour accrocher son échelle de cordes le long du mur du pavillon qui servait d’appartement à l’épouse du khalifat, y grimper, et pénétrer aussi silencieux qu’une ombre dans le vestibule où, en un clin d’œil, il s’empara des quatre objets précieux, pour se hâter de descendre par où il était monté.

De là, il courut à la maison de Grain-de-Beauté et, de la même façon, il pénétra dans la cour où, sans faire le moindre bruit, il enleva l’un des carrés de marbre qui la pavaient, creusa rapidement une fosse et y enfouit les objets volés. Puis, après avoir tout remis en ordre, il disparut pour aller continuer de boire au cabaret du juif Abraham.

Toutefois, Ahmad-la-Teigne, en voleur parfait qu’il était, n’avait pu résister au désir de s’approprier l’un des quatre objets précieux. Il avait donc distrait la petite lampe d’or et, au lieu de l’enfouir avec le reste au fond de la fosse, il l’avait enfouie dans sa poche en se disant : « Il n’est pas dans mes habitudes de ne pas percevoir la commission. Ici je me paie moi-même ! »

Mais, pour revenir au khalifat, sa surprise d’abord fut grande quand le matin il ne trouva plus sur le guéridon les quatre objets précieux. Puis, quand les eunuques interrogés se furent jetés la face contre terre en protestant de leur ignorance, le khalifat entra dans une colère sans limites et telle qu’il revêtit sur l’heure la terrible robe de la fureur. Cette robe était toute en soie rouge ; et quand le khalifat la portait c’était signe d’un désastre certain et de calamités effroyables sur la tête de tous ceux qui l’entouraient.

Le khalifat, une fois vêtu de cette robe rouge, entra dans le diwan et s’assit sur le trône, tout seul dans la salle. Et tous les chambellans, et tous les vizirs entrèrent un à un et se prosternèrent la face contre terre, et restèrent dans cette position, excepté Giafar qui, pâle pourtant, se tenait droit et les yeux fixés sur les pieds du khalifat.

Au bout d’une heure de ce silence effrayant, le khalifat regarda Giafar impassible et lui dit d’une voix sourde : « La coupe bouillonne ! » Giafar répondit : « Qu’Allah empêche tout mal ! »

Mais à ce moment entra le wali accompagné d’Ahmad-la-Teigne. Et le khalifat lui dit : « Approche-toi d’ici, émir Khaled ! Et dis-moi comment va la tranquillité publique à Baghdad ! » Le wali, père de Gros-Bouffi, répondit : « La tranquillité est parfaite à Baghdad, ô émir des Croyants ! » Le khalifat s’écria : « Tu mens ! » Et comme le wali, bouleversé, ne savait encore comment s’expliquer cette colère, Giafar, qui était à côté de lui, lui glissa à l’oreille, en deux mots, le motif qui acheva de le consterner. Puis le khalifat lui dit : « Si avant la nuit tu n’as pu retrouver les objets précieux, qui me sont plus chers que mon royaume, ta tête sera suspendue à la porte du palais ! »

À ces paroles, le wali embrassa la terre entre les mains du khalifat et s’écria : « Ô émir des Croyants, le voleur doit certainement être quelqu’un du palais, car le vin qui s’aigrit porte en lui-même son propre ferment. Et puis permets à ton esclave de dire que le seul homme responsable ne peut être que le commandant de la police, qui est seul chargé de cette surveillance, et qui d’ailleurs connaît, un par un, tous les voleurs de Baghdad et de l’empire ! Sa mort devrait donc précéder la mienne, au cas où l’on ne retrouverait pas les objets perdus. »

Alors s’avança le commandant de la police, Ahmad-la-Teigne, et, après les hommages dus, il dit au khalifat : « Ô émir des Croyants, le voleur sera découvert. Mais je prie le khalifat de me délivrer un firman qui me permette de faire des perquisitions chez tous les habitants du palais et chez tous ceux qui entrent ici, même chez le kâdi, même chez le grand-vizir Giafar et chez le commandant du palais, Grain-de-Beauté ! » Et le khalifat lui fit aussitôt délivrer le firman en question et dit : « Il me faut, en tout cas, faire couper la tête à quelqu’un, et ce sera ou la tienne ou celle du voleur. Choisis ! Et je jure sur ma vie et sur la tombe de mes ancêtres que, le voleur fût-il mon propre fils, l’héritier de mon trône, ma décision sera la même : la mort par la pendaison sur la place publique ! »

À ces paroles, Ahmad-la-Teigne, le firman à la main, se retira et alla quérir deux gardes de chez le kâdi et deux gardes de chez le wali, et commença immédiatement ses perquisitions en visitant la maison de Giafar, celle du wali, et celle du kâdi. Puis il arriva à la maison de Grain-de-Beauté, qui ignorait encore tout ce qui venait de se passer.

Ahmad-la-Teigne, tenant le firman dans une main et dans l’autre main une lourde baguette d’airain, entra dans le vestibule et mit Grain-de-Beauté au courant de la situation, et lui dit : « Mais je me garderais bien, seigneur, d’opérer des perquisitions dans la maison du fidèle confident du khalifat ! Permets-moi donc de me retirer, comme si la chose était faite ! » Grain-de-Beauté dit : « Qu’Allah m’en préserve, ô chef de la police ! Il faut accomplir ton devoir jusqu’au bout ! » Alors Ahmad-la-Teigne dit : « Je vais le faire pour la forme seulement ! » Et d’un air négligent il sortit dans la cour et se mit à en faire le tour en frappant chaque carré de marbre de sa lourde baguette d’airain, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au carré en question qui, sous le choc, rendit un son creux.

En entendant ce son, Ahmad-la-Teigne s’écria : « Ô seigneur, par Allah ! je crois bien qu’il doit y avoir là-dessous quelque ancien caveau qui recèle un trésor des temps passés ! » Et Grain-de-Beauté dit aux quatre gardes : « Alors essayez d’enlever ce marbre pour voir un peu ce qu’il y a dessous ! » Et aussitôt les gardes firent pénétrer leurs instruments dans les interstices du carré de marbre et le soulevèrent. Et, devant les yeux de tous, apparurent trois des objets volés, à savoir le sabre, le cachet et le chapelet !

À cette vue, Grain-de-Beauté s’écria : « Au nom d’Allah ! » et tomba évanoui.

Alors Ahmad-la-Teigne envoya chercher le kâdi et le wali et les témoins, qui dressèrent aussitôt procès-verbal de cette découverte ; et tous cachetèrent la feuille, et le kâdi en personne alla la remettre au khalifat, alors que les gardes s’assuraient de la personne de Grain-de-Beauté.

Lorsque le khalifat eut entre les mains les trois objets, sans la lampe, et eut appris leur découverte dans la maison de celui qu’il considérait comme son plus fidèle confident et son intime, celui qu’il avait comblé de ses faveurs et en qui il avait placé une confiance sans limites, il resta pendant une heure de temps sans prononcer une parole, puis il se tourna vers le chef de ses gardes et dit : « Qu’on le pende ! »

Aussitôt le chef des gardes sortit et fit crier la sentence par toutes les rues de Baghdad, et se rendit à la maison de Grain-de-Beauté, qu’il arrêta lui-même et dont il confisqua sur l’heure les femmes et les biens. Les biens furent versés au trésor public, et les deux femmes allaient être criées sur le marché comme esclaves : mais alors le wali, père de Gros-Bouffi, déclara qu’il emmenait l’une, qui était l’ancienne esclave achetée par Giafar ; et le chef des gardes fit conduire à sa propre maison l’autre qui était Zobéida à la belle voix.

Or, ce chef des gardes était justement le meilleur ami de Grain-de-Beauté, et il lui avait voué une affection de père qui ne s’était jamais démentie. Aussi, bien qu’il exécutât en public les terribles mesures de rigueur prises contre Grain-de-Beauté par la colère du kalifat, se jura-t-il de sauver la tête de son fils adoptif, et commença-t-il par mettre chez lui en sûreté l’une de ses épouses, la belle Zobéida, que le malheur avait anéantie.

Le soir même devait avoir lieu la pendaison de Grain-de-Beauté, qui était pour le moment enchaîné au fond de la prison. Mais le chef des gardes veillait sur lui. Il alla trouver le gardien en chef de la prison et lui dit : « Combien as-tu de prisonniers condamnés à être pendus cette semaine, sans recours ? »

Il répondit : « Près de quarante, à deux ou trois près. » Le chef des gardes dit : « Je veux les voir tous. » Et il les passa en inspection, l’un après l’autre, à diverses reprises, et finit par en choisir un qui ressemblait étonnamment à Grain-de-Beauté, et dit au gardien de la prison : « Celui-ci va me servir comme jadis la bête sacrifiée par le Patriarche, père d’Ismaël, à la place de son fils ! »

Il emmena donc le prisonnier et, à l’heure fixée pour la pendaison, il alla le remettre à l’exécuteur qui aussitôt, devant la foule immense assemblée sur la place, et après les formalités pieuses d’usage, passa la corde au cou du faux Grain-de-Beauté, et, d’un mouvement, le culbuta dans l’espace, pendu.

Cela fait, le chef des gardes attendit l’obscurité pour aller tirer Grain-de-Beauté de la prison et le conduire chez lui en cachette. Et alors seulement il lui révéla ce qu’il venait de faire pour lui et lui dit : « Mais, par Allah ! ô mon fils, pourquoi t’es-tu laissé tenter par ces objets précieux, toi en qui le khalifat avait placé toute sa confiance ? »

À ces paroles, Grain-de-Beauté tomba évanoui d’émotion, et quand, à force de soins, il fut revenu à ses sens, il s’écria : « Par le Nom auguste et par le Prophète, ô mon père, je suis complètement étranger à ce vol, et j’en ignore et le motif et l’auteur ! » Et le chef des gardes n’hésita pas à le croire et s’écria : « Tôt ou tard, mon fils, le coupable sera découvert ! Quant à toi, tu ne saurais rester un instant de plus à Baghdad, car on n’a pas en vain pour ennemi un roi. Je vais donc partir avec toi, en laissant dans ma maison, auprès de ma femme, ton épouse Zobéida, jusqu’à ce qu’Allah, dans sa sagesse, change cet état de choses ! »

Puis, sans même laisser le temps à Grain-de-Beauté de faire ses adieux à son épouse Zobéida, il remmena en lui disant : « Nous allons de ce pas aller au port d’Aïas, sur la mer salée, pour de là nous embarquer pour Iskandaria[4], où tu attendras les événements dans une vie tranquille ; car cette ville d’Iskandaria, ô mon fils, est fort agréable à habiter, et son approche est verte et bénie ! »

Aussitôt tous deux se mirent en route, dans la nuit, et furent bientôt hors de Baghdad. Mais ils n’avaient point de montures, et déjà ils se demandaient comment ils allaient faire pour s’en procurer, quand ils virent deux juifs, qui étaient des changeurs de Baghdad, hommes fort riches et connus du khalifat. Alors le chef des gardes eut peur qu’ils n’allassent raconter au khalifat l’avoir vu avec Grain-de-Beauté vivant. Il s’avança donc vers eux et leur cria : « Descendez de vos mules ! » Et les deux juifs tremblants descendirent, et le chef des gardes leur coupa la tête, prit leur argent, et monta sur une mule en donnant l’autre à Grain-de-Beauté ; et tous deux continuèrent leur route vers la mer.

Arrivés à Aïas, ils prirent soin de confier leurs mules au propriétaire du khân où ils descendirent se reposer, en lui recommandant de les bien soigner, et le lendemain ils cherchèrent ensemble un navire en partance pour Iskandaria. Ils finirent par en trouver un qui était sur le point de mettre à la voile. Alors le chef des gardes, après avoir remis à Grain-deBeauté tout l’or qu’il avait pris aux deux juifs, lui conseilla vivement d’attendre à Iskandaria en toute sérénité les nouvelles qu’il ne manquerait pas de lui envoyer de Baghdad, et même d’espérer son arrivée à lui-même à Iskandaria d’où il le ramènerait à Baghdad quand le coupable serait découvert. Puis il l’embrassa en pleurant et le quitta, alors que le navire gonflait déjà ses voiles. Et il s’en retourna à Baghdad.

Or, voici ce qu’il y apprit :

Le lendemain de la pendaison du faux Grain-de-Beauté, le khalifat, fort bouleversé encore, appela Giafar et lui dit : « As-tu vu, ô mon vizir, comment ce Grain-de-Beauté a su reconnaître mes bontés, et l’abus de confiance qu’il a commis à mon égard ! Comment un être si beau peut-il receler une âme si laide ? » Le vizir Giafar, homme d’une sagesse admirable, qui ne pouvait pourtant arriver à saisir les mobiles d’une action si peu logique, se contenta de répondre : « Ô commandeur des Croyants, les actions les plus étranges ne sont étranges que parce que leur mobile nous échappe. En tout cas, nous ne pouvons juger que de l’effet seul de l’acte. Or, cet effet a été ici déplorable pour l’auteur puisqu’il l’a élevé jusqu’à la potence ! Pourtant, ô commandeur des Croyants, Grain-de-Beauté l’Égyptien avait dans les yeux un tel reflet de beauté spirituelle que mon entendement se refuse à croire au fait contrôlé par mon sens visuel ! »

Le khalifat, à ces paroles, réfléchit pendant une heure de temps, puis dit à Giafar : « Au fait, je veux en tout cas aller voir sur la potence se balancer le corps du coupable ! » Et il se déguisa et sortit avec Giafar et arriva à l’endroit où le faux Grain-de-Beauté pendait entre ciel et terre.

Le corps était recouvert d’un suaire qui l’enveloppait en entier. Aussi le khalifat dit à Giafar : « Enlève le suaire ! » Et Giafar enleva le suaire et le khalifat regarda, mais recula aussitôt, stupéfait, en s’écriant : « Ô Giafar, ce n’est point là Grain-de-Beauté ! » Giafar examina le corps et reconnut qu’en effet ce n’était point là Grain-de-Beauté ; mais il n’en fit rien voir et, calme, il demanda : « Mais à quoi reconnais-tu, ô émir des Croyants, que ce n’est point Grain-de-Beauté ? » Il dit : « Il était plutôt petit de taille, et celui-ci est très grand. » Giafar répondit : « Ce n’est point une preuve. La pendaison allonge. » Le khalifat dit : « L’ancien commandant du palais avait deux grains de beauté sur les joues, et celui-ci n’en a aucun ! » Giafar dit : « La mort transforme, et elle brouille la physionomie ! » Mais le khalifat s’écria : « Soit ! mais regarde, ô Giafar, la plante des pieds de ce pendu : elle porte, en tatouage, selon la coutume des hérétiques sectateurs d’Ali, le nom des deux grands cheikhs ! Or, tu sais bien que Grain-de-Beauté n’était point schiite mais sunnite ! » À cette constatation, Giafar conclut : « Allah seul connaît le mystère des choses. » Puis tous deux regagnèrent le palais, et le khalifat donna l’ordre d’enterrer le corps. Et depuis ce jour il bannit de sa mémoire jusqu’au souvenir même de Grain-de-Beauté.

Mais pour ce qui est de l’esclave, la seconde épouse de Grain-de-Beauté, elle fut conduite par l’émir Khaled auprès de Gros-Bouffi, son fils. Et à sa vue Gros-Bouffi, qui n’avait pas bougé du lit depuis le jour de la vente, se leva en reniflant et voulut s’approcher d’elle et la prendre dans ses bras. Mais la belle esclave, indignée et dégoûtée de l’aspect horrible de l’idiot, tira soudain de sa ceinture un poignard et, levant le bras, elle s’écria : « Éloigne-toi ou je vais te tuer avec ce poignard et me l’enfoncer ensuite dans la poitrine ! » Alors la mère de Gros-Bouffi s’élança, les bras en avant, et cria : « Comment osés-tu résister au désir de mon fils, ô insolente esclave ? » Mais la jeune femme dit : « Ô déloyale, où est donc la loi qui permet à une femme d’appartenir à deux hommes à la fois ? Et depuis quand, dis-le moi, les chiens peuvent-ils habiter dans la demeure des lions ? »

À ces paroles, la mère de Gros-Bouffi dit : « Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, tu vas voir la vie dure que tu vas mener ici ! » Et la jeune femme : « Je préfère mourir plutôt que de renoncer à l’affection de mon maître, vivant fût-il ou mort ! » Alors l’épouse du wali la fit déshabiller et lui prit ses beaux vêtements de soie et ses bijoux, et lui mit sur le corps une méchante robe de cuisinière en poil de chèvre, et l’envoya à la cuisine en lui disent : « Désormais tes fonctions d’esclave ici consisteront à éplucher les oignons, à mettre le feu au-dessous des marmites, à exprimer le jus des tomates et à faire la pâte du pain ! » Et la jeune femme dit : « Je préfère encore faire ce métier d’esclave que de voir la figure de ton fils ! » Et dès ce jour elle entra dans la cuisine, mais ne tarda pas à gagner le cœur de toutes les autres esclaves qui l’empêchèrent de faire tout travail, en la remplaçant dans l’ouvrage.

Quant à Gros-Bouffi, de ne plus pouvoir arriver à la belle esclave Yasmine il s’alita pour de bon et ne se releva plus.

Or, il faut se rappeler que Yasmine avait été, dès la première nuit de son mariage, rendue enceinte par Grain-de-Beauté. Aussi, quelques mois après son arrivée à la maison du wali, elle accoucha à terme d’un enfant mâle aussi beau que la lune, qu’elle appela Aslân, tout en pleurant à chaudes larmes, elle et toutes les esclaves, que le père ne fût pas là pour donner lui-même un nom à son fils.

Le petit Aslân fut allaité deux ans par sa mère, et devint solide et fort beau. Et comme il savait déjà marcher tout seul, sa destinée voulut qu’un jour, pendant que sa mère était occupée, il montât les marches de l’escalier de la cuisine et arrivât dans la salle où se tenait assis, égrenant son chapelet d’ambre, le wali, l’émir Khaled, père de Gros-Bouffi.

À la vue du petit Aslân, dont la ressemblance avec son père Grain-de-Beauté était absolue, l’émir Khaled sentit les larmes lui venir aux yeux, et il appela l’enfant et le prit sur ses genoux et se mit à le caresser, fort ému, et se dit : « Béni soit Celui qui crée des objets si beaux et leur donne l’âme et la vie ! »

Pendant ce temps, l’esclave Yasmine s’apercevait de l’absence de son enfant ; affolée, elle le chercha partout et se décida, en dépit de toutes les convenances, à entrer, les yeux hagards, dans la salle où se tenait l’émir Khaled. Et elle vit le petit Aslân assis sur les genoux du wali ; et il s’amusait à enfoncer ses petits doigts dans la barbe vénérable de l’émir. Mais, à la vue de sa mère, le petit se jeta en avant en tendant les bras ; et l’émir Khaled le retint encore et dit à Yasmine avec bonté : « Approche-toi, ô esclave ! Cet enfant serait-il ton fils ? » Elle répondit : « Oui, ô mon maître, c’est le fruit de mon cœur ! » Il lui demanda : « Et qui est son père ? Est ce un de mes serviteurs ? » Elle dit, en répandant un torrent de larmes : « Son père est mon époux Grain-de-Beauté. Mais maintenant, ô mon maître, il est ton fils ! » Le wali, très ému, dit à l’esclave : « Par Allah ! tu l’as dit. Il est désormais mon fils ! » Et sur l’heure il l’adopta, et dit à la mère : « Il te faut donc, dès aujourd’hui, considérer ton fils comme mien, et lui faire croire pour toujours, quand il sera en âge de comprendre, qu’il n’a jamais eu d’autre père que moi ! » Et Yasmine répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors l’émir Khaled se chargea, en vrai père, du fils de Grain-de-Beauté, et lui donna une éducation soignée et le mit entre les mains d’un maître fort savant qui était un calligraphe de premier ordre et qui lui apprit la belle écriture, le Korân, la géométrie et la poésie. Puis quand le jeune Aslân fut devenu plus grand, son père adoptif, l’émir Khaled, lui apprit lui-même à monter à cheval, à manier les armes, à jouter de la lance et à lutter dans les tournois. Et il devint de la sorte, à l’âge de quatorze ans, un cavalier accompli, et fut élevé par le khalifat au titre d’émir, comme son père le wali.

Or, le destin voulut un jour faire se rencontrer le jeune Aslân et Ahmad-la-Teigne, à la porte du cabaret du juif Abraham. Et Ahmad-la-Teigne invita le fils de l’émir à entrer prendre un rafraîchissement.

Lorsqu’ils se furent assis, Ahmad-la-Teigne se mit à boire, selon son habitude, jusqu’à l’ivresse. Alors il tira de sa poche la petite lampe d’or enrichie de pierreries, qu’il avait autrefois volée, et, comme il faisait déjà obscur, il l’alluma. Alors Aslân lui dit : « Ya Ahmad, cette lampe est fort belle. Donne-la moi ! » Le chef de la police répliqua : « Qu’Allah m’en préserve ! Comment pourrais-je te donner un objet qui a fait perdre tant d’âmes ? Sache, en effet, que cette lampe a été la cause de la mort de l’ancien commandant du palais, un certain individu d’Égypte nommé Grain-de Beauté. » Et Aslân, fort intéressé, s’écria : « Raconte-moi cela ! »

Alors Ahmad-la-Teigne lui raconta toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, en se glorifiant, dans son ivresse, d’avoir été lui-même l’auteur du coup.

Lorsque le jeune Aslân fut rentré à la maison, il raconta à sa mère Yasmine l’histoire qu’il venait d’entendre d’Ahmad-la-Teigne et lui dit que la lampe était encore entre ses mains.

À ces paroles, Yasmine jeta un grand cri et tomba évanouie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA DEUX CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… À ces paroles, Yasmine jeta un grand cri et tomba évanouie. Et lorsqu’elle fut revenue à elle, elle éclata en sanglots et se jeta au cou de son fils Aslân et lui dit, à travers ses larmes : « Ô mon enfant, Allah vient de faire apparaître la vérité. Je ne puis donc te taire mon secret plus longtemps ! Sache donc, ô mon petit Aslân, que l’émir Khaled n’est que ton père adoptif ; quant à ton père par le sang, c’est mon époux bien-aimé Grain-de-Beauté, qui a été puni, comme tu le vois, à la place du coupable. Il te faut donc, mon fils, aller trouver tout de suite un ancien grand ami de ton père, le vénérable chef des gardes du khalifat, et lui raconter ce que tu viens de découvrir. Puis tu lui diras : « Ô mon grand, je t’adjure par Allah de me venger du meurtrier de mon père Grain-de-Beauté ! »

Aussitôt le jeune Aslân courut trouver le chef des gardes du palais, celui-là même qui avait sauvé la tête à Grain-de-Beauté, et lui dit ce qu’Yasmine avait recommandé de dire.

Alors le chef des gardes, à la limite de la surprise et de la joie, dit à Aslân : « Béni soit Allah qui déchire les voiles et jette la clarté dans les ténèbres ! » Et il ajouta : « Dès demain, ô mon fils, Allah te vengera ! »

En effet, ce jour-là le khalifat donnait un grand tournoi où devaient jouter tous les émirs et les meilleurs cavaliers de Baghdad, et où l’on devait organiser une partie de jeu de balle au maillet, à cheval. Et le jeune Aslân lui-même était du nombre des joueurs de maillet. Et il avait revêtu sa cotte de mailles et enfourché le plus beau cheval des écuries de son père adoptif, l’émir Khaled. Et vraiment il était splendide ainsi ; et le khalifat lui-même fut extrêmement charmé de sa tenue et de sa vivante jeunesse. Aussi voulut-il l’avoir comme son partenaire.

Et le jeu commença. Et de part et d’autre les joueurs déployèrent un grand art dans leurs mouvements et une adresse merveilleuse à renvoyer la balle au moyen de leur maillet, au grand galop de leurs chevaux.

Mais soudain l’un des joueurs du camp opposé à celui que dirigeait le khalifat en personne, lança la balle droit au visage du khalifat, et d’un coup si adroit et si vigoureux qu’infailliblement c’en était fait des yeux et de la vie peut-être du khalifat, si le jeune Aslân, avec une dextérité admirable, n’eût, d’un coup de son maillet, arrêté juste à temps la balle au vol. Et il la renvoya si terriblement dans la direction opposée qu’elle atteignit au dos le cavalier qui l’avait lancée et le désarçonna en lui cassant la colonne !

À cette action d’éclat, le khalifat regarda le jeune Aslân et lui dit : « Vivent les braves, ô fils de l’émir Khaled ! » Et le khalifat descendit aussitôt de cheval, après avoir mis fin au tournoi, et assembla ses émirs et tous les cavaliers qui avaient pris part au jeu ; puis il appela le jeune Aslân, et devant toute l’assistance, il lui dit : « Ô valeureux fils du wali de Baghdad, je veux t’entendre toi-même estimer la récompense que mérite un exploit pareil au tien ! Je suis prêt à accéder à toutes tes demandes. Parle ! »

Alors le jeune Aslân embrassa la terre entre les mains du khalifat et dit : « Je demande au commandeur des Croyants la vengeance ! Le sang de mon père n’a pas encore été racheté, et le meurtrier est vivant ! »

À ces paroles, le khalifat fut à la limite de l’étonnement et s’écria : « Que parles-tu, ô Aslân, de venger ton père ? Mais ton père, l’émir Khaled, le voici à mes côtés, bien vivant, grâces en soient rendues à Allah ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Ô commandeur des Croyants, l’émir Khaled a été pour moi le meilleur des pères adoptifs. Sache, en effet, que je ne suis point son fils par le sang, car mon père est ton ancien commandant du palais, Grain-de-Beauté ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles, il vit la lumière se changer en ténèbres devant ses yeux, et, d’une voix altérée, il dit : « Mon fils, ne sais-tu donc que ton père a été traître à l’égard du commandeur des Croyants ? » Mais Aslân s’écria : « Qu’Allah préserve mon père d’avoir été l’auteur de la trahison ! Le traître est à ta gauche, ô émir des Croyants ! C’est le chef de la police, Ahmad-la-Teigne ! Fais-le fouiller et tu trouveras dans sa poche la preuve de la trahison ! »

À ces paroles, le khalifat changea de couleur et devint jaune comme le safran, et d’une voix effrayante il appela le chef des gardes et lui dit : « Fouille devant moi le chef de la police ! » Alors le chef des gardes, le vieil ami de Grain-de-Beauté, s’approcha d’Ahmad-la-Teigne et lui fouilla les poches en un clin d’œil, et retira soudain la petite lampe d’or volée au khalifat !

Alors le khalifat, pouvant à peine se contenir, dit à Ahmad-la-Teigne : « Avance ! D’où te vient cette lampe ? » Il répondit : « Je l’ai achetée, ô commandeur des Croyants ! » Et le khalifat dit aux gardes : « Administrez-lui tout de suite la bastonnade, jusqu’à l’aveu ! » Et aussitôt Ahmad-la-Teigne fut saisi par les gardes, mis nu et fustigé et criblé de coups jusqu’à ce qu’il eût tout avoué et raconté toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

Le khalifat se tourna alors vers le jeune Aslân et lui dit : « À ton tour maintenant. Tu vas le pendre de ta propre main ! » Et aussitôt les gardes passèrent la corde au cou d’Ahmad-la-Teigne, et Aslân la saisit de ses deux mains et, aidé du chef des gardes, il hissa le bandit au haut de la potence dressée au milieu du champ de courses.

Lorsque justice fut ainsi faite, le khalifat dit à Aslân : « Mon fils, tu ne m’as pas encore demandé une faveur pour ton exploit ! » Et Aslân répondit : « Ô commandeur des Croyants, du moment que tu me permets une demande, je te prie de me rendre mon père ! »

À ces paroles, le khalifat, extrêmement ému, se mit à pleurer, puis il soupira : « Mais ne sais-tu, mon fils, que ton pauvre père, injustement condamné, est mort pendu ? Ou plutôt il est probable qu’il est mort, mais la chose n’est pas tout à fait certaine. C’est pour cela que je te jure par la valeur de mes ancêtres d’accorder la plus grande des faveurs à celui qui m’annoncera que Grain-de-Beauté, ton père, n’est pas mort ! »

Alors le chef des gardes s’avança entre les mains du khalifat et dit : « Donne-moi la parole de sécurité ! » Et le khalifat répondit : « La sécurité est sur toi ! Parle ! » Et le chef des gardes dit : « Je t’annonce la bonne nouvelle, ô émir des Croyants. Ton ancien serviteur fidèle, Grain-de-Beauté, est en vie ! »

Le khalifat s’écria : « Ah ! que dis-tu là ? » Il répondit : « Par la vie de ta tête, je te jure que c’est la vérité ! Et c’est moi-même qui ai sauvé Grain-de-Beauté en faisant pendre à sa place un condamné ordinaire qui lui ressemblait comme un frère ressemble à son frère. Et il est maintenant en sûreté à Iskandaria, où il doit être boutiquier dans le souk, probablement. »

À ces paroles, le khalifat jubila et dit au chef des gardes : « Il te faut partir à sa recherche et me le ramener dans le plus bref délai ! » Et le chef des gardes répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Alors le khalifat lui fit verser dix mille dinars pour ses frais de voyage ; et le chef des gardes se mit aussitôt en route pour Iskandaria, où il sera retrouvé, si Allah veut !

Mais pour ce qui est de Grain-de-Beauté, voici !

Le navire où il avait pris passage arriva à Iskandaria après une excellente traversée qui lui avait été écrite par Allah (qu’il soit béni !). Grain-de-Beauté débarqua aussitôt et fut charmé de l’aspect d’Iskandaria qu’il n’avait jamais vue, bien qu’il fût natif du Caire. Et il alla aussitôt au souk, où il loua une boutique toute prête déjà et que le crieur public proposait à la vente, telle quelle. C’était, en effet, une boutique dont le propriétaire venait de subitement mourir ; elle était meublée, comme d’usage, de coussins et contenait, comme marchandises, des objets pour les gens de mer, tels que voiles, cordages, ficelles, coffres solides, sacs pour pacotilles, armes de toutes formes et de tous prix et surtout une quantité énorme de ferrailles et de vieilleries fort estimées des capitaines marins qui les achetaient là pour les revendre aux gens de l’Occident ; car les gens de ces pays-là estiment à l’extrême les vieilleries des temps anciens et échangent leurs femmes et leurs filles contre, par exemple, un morceau de bois pourri, une pierre talismanique ou un vieux sabre rouillé.

Aussi il n’y a pointa s’étonner que Grain-de-Beauté, durant les longues années de son exil loin de Baghdad, ait merveilleusement réussi dans son commerce et réalisé le dix pour un ; car rien n’est plus productif que la vente des vieilleries qu’on achète pour, par exemple, un drachme et qu’on revend pour dix dinars.

Lorsqu’il eut vendu tout ce que contenait la boutique, Grain-de-Beauté se disposait à la revendre vide, quand soudain il aperçut, sur une des étagères qu’il savait absolument dégarnies, un objet rouge et brillant. Il le prit et constata, à la limite de l’étonnement, que c’était une grosse gemme talismanique, taillée sur six faces et suspendue à une chaînette d’or ancien ; et sur les faces étaient gravés des noms en caractères inconnus ressemblant fort à des fourmis ou à d’autres insectes de même taille. Et il la considérait toujours avec une attention extrême, en calculant ce qu’elle pouvait lui rapporter, quand il vit devant sa boutique un capitaine marin qui s’était arrêté pour voir de plus près cet objet qu’il avait aperçu de la rue.

Le capitaine, après le salam, dit à Grain-de-Beauté : « Ô mon maître, peux-tu me céder cette gemme, ou bien n’est-elle pas à vendre ? » Il répondit : « Tout est à vendre ici, même la boutique ! » Il demanda : « Alors consens-tu à me vendre cette gemme pour quatre-vingt mille dinars d’or ? »

À ces paroles, Grain-de-Beauté pensa : « Par Allah ! cette gemme doit être fabuleusement précieuse ! Je vais faire le difficile. » Et il répondit : « Tu plaisantes sans doute, ô capitaine ! Car, par Allah ! elle me revient à moi, comme prix coûtant, à cent mille dinars ! » L’autre dit : « Alors veux-tu la donner à cent mille ? » Grain-de-Beauté dit : « Soit ! Mais c’est par égard pour toi seul ! » Et le capitaine le remercia et lui dit : « Je n’ai point sur moi tout cet argent-là ; car il serait fort dangereux de circuler à Iskandaria avec une si forte somme. Mais tu vas venir avec moi à bord où tu toucheras le prix avec, en plus, un cadeau de deux pièces de drap, de deux pièces de velours et de deux pièces de satin. »

Alors Grain-de-Beauté se leva, ferma à clef la porte de sa boutique et suivit à bord le capitaine. Et le capitaine le pria de l’attendre sur le pont, et s’éloigna pour chercher l’argent. Mais il ne reparut plus, et soudain les voiles furent déployées toutes grandes et le navire fendit la mer, comme l’oiseau.

Lorsque Grain-de-Beauté se vit ainsi prisonnier sur l’eau, sa stupéfaction fut extrême. Mais à qui pouvait-il avoir recours, d’autant plus qu’il ne voyait aucun marin à qui demander des explications, et que le navire semblait voler sur la mer sous l’impulsion de l’invisible.

Pendant qu’il était ainsi perplexe et épouvanté, il vit enfin arriver le capitaine, qui se caressait la barbe et le regardait d’un air moqueur, et qui finit par lui dire : « C’est bien toi, le musulman Grain-de-Beauté, fils de Schamseddîn du Caire, qui as été à Baghdad au palais du khalifat ? » Il répondit : « C’est moi le fils de Schamseddîn ! » Le capitaine dit : « Eh bien ! dans quelques jours nous allons arriver à Genoa, dans notre pays chrétien. Et tu verras, ô musulman, le sort qui t’y attend ! » Puis il s’en alla.

Et de fait, la navigation ayant été fort heureuse, le navire arriva au port de Genoa, ville des chrétiens d’Occident. Et aussitôt une vieille femme, accompagnée de deux hommes, vint à bord chercher Grain-de-Beauté, qui ne savait plus que penser de l’événement. Pourtant, se fiant à la destinée bonne ou mauvaise qui le dirigeait, il suivit la vieille, qui le conduisit, à travers la ville, à une église appartenant à un couvent de moines.

Arrivée à la porte de l’église, la vieille se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Désormais tu dois te considérer comme domestique de cette église et de ce couvent. Ton service consistera à te réveiller tous les jours à l’aube pour aller d’abord à la forêt faire du bois et revenir au plus vite laver le pavé de l’église et du couvent, secouer les nattes, balayer partout ; ensuite cribler le blé, le moudre, faire la pâte du pain, cuire le pain au four ; prendre une mesure de lentilles, les moudre, les cuisiner, et en remplir ensuite trois cent soixante-dix écuelles que tu devras remettre une par une à chacun des trois cent soixante-dix moines du couvent ; après quoi tu iras vider les pots d’ordures qui sont dans les cellules des moines ; puis tu termineras l’ouvrage en arrosant le jardin et en remplissant les quatre bassins et les tonneaux rangés le long du mur. Et ce travail-là doit être terminé quotidiennement avant midi. Car tu devras consacrer tous tes après-midi à obliger les passants à se rendre bon gré mal gré à l’église écouter le prêche ; et, s’ils refusent, voici une masse surmontée d’une croix en fer avec laquelle tu les assommeras, par ordre du roi. De la sorte, il ne restera dans la ville que les chrétiens fervents, qui viendront ici se faire bénir par les moines. Et maintenant, commence l’ouvrage, et prends bien garde d’oublier mes recommandations ! »

Et, ayant dit ces paroles, la vieille le regarda en clignant de l’œil, et s’en alla.

Alors Grain-de-Beauté se dit : « Par Allah ! tout cela est énorme ! » Et, ne sachant plus à quoi se résoudre, il entra dans l’église, en ce moment tout à fait déserte, et s’assit sur un banc pour essayer de réfléchir à tous ces événements assez étranges qui lui arrivaient coup sur coup.

Il était là depuis une heure de temps quand il entendit venir jusqu’à lui, sous les piliers, une voix si douce de femme qu’aussitôt, oubliant ses tribulations, il écouta en extase. Et il fut ému tellement de cette voix qu’aussitôt tous les oiseaux de son âme se mirent à chanter à la fois, et il sentit descendre en lui la fraîcheur bénie que met dan§ l’esprit la mélodie solitaire. Et il se levait déjà à la recherche de la voix, quand elle se tut.

Mais soudain, d’entre les colonnes, une figure apparut de femme drapée qui s’avança jusqu’à lui, et d’une voix tremblante lui dit : « Ah ! Grain-de-Beauté, depuis si longtemps je songeais à toi ! Enfin béni soit Allah qui a permis notre réunion ! Voici ! Nous allons tout de suite nous marier ! »

À ces paroles, Grain-de-Beauté s’écria : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Sûr ! tout ce qui m’arrive là n’est qu’un rêve ! Et lorsque ce rêve sera dissipé je me verrai à nouveau dans ma boutique d’Iskandaria ! » Mais la jeune femme dit : « Mais non, ô Grain-de-Beauté, c’est la réalité ! Tu es dans la ville de Genoa, où je t’ai fait transporter, malgré toi, par l’entremise du capitaine marin qui est aux ordres de mon père, le roi de Genoa. Sache, en effet, que je suis la princesse Hosn-Mariam, fille du roi de cette ville. La sorcellerie, que j’ai apprise tout enfant, m’a révélé ton existence et ta beauté et j’ai été si amoureuse de toi que j’ai envoyé le capitaine te chercher à Iskandaria. Et voici à mon cou la gemme talismanique que tu avais trouvée dans ta boutique, et qui avait été déposée sur une de tes étagères par le capitaine lui-même, pour t’attirer à bord de son navire. Et dans quelques instants tu vas constater les pouvoirs miraculeux que me donne cette gemme. Mais avant tout, tu vas te marier avec moi. Et alors tous les désirs seront satisfaits. » Grain-de-Beauté lui dit : « Ô princesse, me promets-tu au moins de me ramener à Iskandaria ? » Elle dit : « C’est la chose la plus facile ! » Alors il consentit à se marier avec elle.

Aussitôt la princesse Mariam lui dit : « Alors tu veux retourner tout de suite à Iskandaria ? » Il répondit : « Oui, par Allah ! » Elle dit : « Allons-y ! » Et elle prit la cornaline et tourna vers le ciel l’une de ses faces, sur laquelle était gravée l’image d’un lit, et elle frotta vivement cette face avec son pouce, en disant : « Ô cornaline, au nom de Soleïmân, je t’ordonne de me procurer un lit de voyage ! »

À peine ces paroles eurent-elles été prononcées qu’un lit de voyage, avec ses couvertures et ses coussins, vint se poser devant eux. Ils y prirent place tous deux, et s’étendirent à leur aise. Alors la princesse Mariam prit entre ses doigts la cornaline, tourna vers le ciel l’une des faces, sur laquelle était gravé un oiseau, et dit : « Cornaline, ô cornaline, je t’ordonne, par le nom de Soleïmân, de nous transporter sains et saufs à Iskandaria, en suivant la ligne la plus directe ! »

Cet ordre avait à peine été donné que le lit se souleva de lui-même en l’air, sans secousses, monta jusqu’à la coupole, sortit par la grande fenêtre, et, plus rapide que le plus rapide d’entre les oiseaux, il fendit l’espace avec une régularité merveilleuse et, en moins de temps qu’il n’en faudrait pour pisser, les déposa à Iskandaria.

Or, au moment même où ils mettaient pied à terre, ils virent arriver dans leur direction un homme habillé à la mode de Baghdad, que Grain-de-Beauté reconnut aussitôt : c’était le chef des gardes. Il venait lui aussi de débarquer, à l’instant même, pour se mettre à la recherche de l’ancien condamné. Ils se jetèrent alors dans les bras l’un de l’autre, et le chef des gardes annonça à Grain-de-Beauté la nouvelle de la découverte du coupable et de sa pendaison, lui raconta tous les événements qui s’étaient passés à Baghdad depuis quatorze ans, et lui apprit de la sorte la naissance de son fils Aslân qui était devenu le cavalier le plus beau de Baghdad.

Et Grain-de-Beauté, de son côté, raconta au chef des gardes toutes ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin. Et cela stupéfia à l’extrême le chef des gardes qui, une fois son émotion un peu calmée, lui dit : « Le commandeur des Croyants souhaite te revoir au plus tôt ! » Il répondit : « Mais certainement ! Permets-moi toutefois d’aller au Caire baiser la main à mon père Schamseddîn et à ma mère, et les décider à venir avec nous à Baghdad. »

Alors le chef des gardes monta avec eux sur le lit qui les transporta en un clin d’œil au Caire, juste dans la rue Jaune où était située la maison de Schamseddîn. Et ils frappèrent à la porte. Et la mère descendit voir qui frappait ainsi et demanda : « Qui frappe ? » Il répondit : « C’est moi, ton fils Grain-de-Beauté ! »

La joie de la mère fut immense, elle qui depuis de si longues années avait revêtu les habits de deuil, et elle tomba évanouie dans les bras de son enfant. Et le vénérable Schamseddîn également.

Lorsqu’ils se furent reposés pendant trois jours à la maison, ils montèrent tous ensemble sur le lit qui, sur l’ordre de la princesse Hosn-Mariam les transporta sains et saufs à Baghdad, où le khalifat reçut Grain-de-Beauté en l’embrassant comme un fils et le combla de charges et d’honneurs, lui, ainsi que son père Schamseddîn et son fils Aslân.

Après quoi Grain-de-Beauté se souvint qu’en somme la cause première de sa fortune était Mahmoud-le-Bilatéral qui l’avait d’abord si ingénieusement obligé à voyager et l’avait ensuite recueilli, dénué de tout, sur la plate-forme de la fontaine publique. Aussi le fit-il chercher partout et finit-il par le trouver assis dans un jardin au milieu de jeunes garçons avec lesquels il chantait et buvait. Et il le pria de venir au palais où il le fit nommer, tout bilatéral qu’il fût, chef de la police à la place d’Ahmad-la-Teigne.

Ce devoir rempli, Grain-de-Beauté, heureux de retrouver un fils aussi beau et vaillant que l’était le jeune Aslân, remercia Allah de ses faveurs. Et il vécut à la limite du bonheur, à Baghdad, au milieu de ses trois épouses Zobéida, Yasmine et Hosn-Mariam, pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’il fût visité par la Destructrice des délices et la Séparatrice des amis ! Louanges soient rendues à l’Immuable vers Lequel convergent toutes choses créées ! »

— Et Schahrazade, ayant fini de raconter cette histoire, se sentit un peu fatiguée, et se tut.

Alors le roi Schahriar, qui était resté immobile d’attention pendant tout ce temps, s’écria : « Cette histoire de Grain-de-Beauté, ô Schahrazade, est vraiment extraordinaire, et Mahmoud-le-Bilatéral et Sésame le courtier avec sa recette pour réchauffer les œufs froids m’ont ravi à l’extrême. Mais je dois te dire mon étonnement de voir si peu de poèmes dans cette histoire, alors que tu m’avais habitué à des vers splendides ! Et puis, il faut que je te le dise, les gestes du Bilatéral ont encore pour moi une certaine obscurité, et je serais charmé de t’entendre m’en donner une explication plus claire, si tu le peux toutefois ! »

À ces paroles du roi Schahriar, Schahrazade sourit légèrement et regarda sa sœur Doniazade qu’elle trouva extrêmement amusée ; puis elle dit au Roi : « Maintenant, ô Roi fortuné, que cette petite peut tout entendre, je veux te raconter une ou deux des Aventures du poète Abou-Nowas, le plus délicieux et le plus charmant et le plus spirituel de tous les poètes de l’Iran et de l’Arabie ! »

Et la petite Doniazade se leva du tapis où elle était blottie et courut se jeter dans les bras de sa sœur, qu’elle embrassa tendrement, et elle lui dit : « Oh ! de grâce, Schahrazade, commence tout de suite ! Tu serais si gentille, ô ma sœur ! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur amical et comme hommages dûs à ce Roi doué de bonnes manières ! »

Mais comme elle voyait apparaître le matin, Schahrazade, toujours discrète, renvoya le récit au lendemain.


fin du cinquième volume



TABLE DES MATIÈRES




HISTOIRE DE KAMARALZAMÂN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR, LA PLUS BELLE LUNE D’ENTRE TOUTES LES LUNES. 
 7



  1. Kamaralzamân : la Lune du Siècle.
  2. Comme les nuits qui précèdent ne sont que de quelques lignes dans le texte arabe, j’en ai supprimé le quantième, simplement pour ne pas interrompre le récit trop souvent et de trop près. Désormais il en sera ainsi toutes les fois que le même cas se présentera. (N. du T.).
  3. Haïat-Alnefous : Vie des Âmes.
  4. Alexandrie.