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Le Major C.-H. Douglas et la situation en Angleterre

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Les Écrits nouveauxTome 8, numéros 8-9 (p. 145-151).

LE MAJOR C.-H. DOUGLAS
et la
SITUATION EN ANGLETERRE[1]

La décadence d’un royaume se montre à mesure qu’on supprime les idées ; on calcule cette décadence par le degré de cette peur. L’opposition à une idée vient ou de la peur ou d’une haine barbare, peut-être une forme allotropique et plus robuste de la peur.

Aux États-Unis l’opposition, comme dans les provinces de n’importe quel pays, vient du barbarisme ; on insulte le totem de la tribu. Ce phénomène se montre aussi en Angleterre dans les ordures que dégorgent les évêques anglicans chaque fois qu’on essaye de mettre un peu de justice ou de bonté dans les lois, ou d’y ramener la clarté et le bon sens des lois romaines. Cela n’est nullement nouveau et ne mérite l’attention qu’à titre de débris, ne signifie que l’imbécillité générale et humaine.

La peur dont il s’agit est celle qu’éprouvent les tyrans : phénomène historique qui se répète, mais différent du fait de la stupidité générale. Les privilégiés luttent pour les privilèges, c’est-à-dire pour une injustice profitable. L’Angleterre est maintenant dans une situation analogue à celle de l’Autriche de 1913. Le plus avancé des empires avant la guerre, dont le nom signifiait liberté personnelle, défense contre l’Allemagne, la Russie, l’Autriche, est maintenant le plus arriéré, et sans importance intellectuelle ou morale ; c’est l’oppresseur par excellence, la tyrannie la plus outrée, et cela par simple mathématique. Les autres étant tombés, il serait resté le dernier, même s’il n’avait pas empiré.

Mais un symptôme particulier subsiste et augmente. On dit que la décadence d’avant la guerre était à l’étape amusante, maintenant elle n’est qu’alourdissante et assommante. Le symptôme en question est la peur non seulement des idées en général, mais des idées définies qu’on trouve dans deux petits livres que nous allons résumer (et une revue hebdomadaire, « The New Age ».) Suppression, silence à un tel point que même si les idées n’étaient pas intéressantes, même si elles paraissaient stupides, on serait intrigué. Le simple instinct Sherlock Holmes, Arsène Lupin, Villiod, vous conduira à les examiner, à regarder de plus près ce bouchon de cristal, ce document perdu en deux mille exemplaires chaque semaine.

Qu’est-ce qu’il y a là-dedans pour créer un tel silence ? On babille bolchevisme, Marx, Sorel, dans tous les pseudo-salons littérairo-politiques ; dans tous les journaux contrôlés par Vickers et consorts ; et les livres du Major Douglas sont si petits ! Leur éthique paraît ?… Cherchons quoi ?

À la phrase de notre calamité nationale et internationale, de M. Wilson : « Rendre le monde inoffensif à la démocratie », Douglas a répondu : « Rendre la démocratie inoffensive à l’individu. » Réponse presque automatique, mais peu conforme aux doctrines officielles de ceux qui ont la majorité. Ces doctrines sont définies par Rémy de Gourmont : « Le citoyen est une variété de l’homme », « On regarde le citoyen comme animal électoral, animal reproducteur, et animal contribuable. »

Mais chez Douglas, la doctrine de l’individu n’est pas assez outrée pour créer un tel silence. Son ami A.-R. Orage vient de dévoiler peut-être un trou du mystère : « La cause des guerres est aussi connue que la cause de la syphilis ; la cause des guerres est l’effort de déverser des excédents de production dans un marché qui se contracte. » Des nations ou des groupes de nations exportent des excédents dont peut-être leurs nationaux ont grand besoin chez eux ; leurs colporteurs arrivent même en Afrique et aux Indes ou au Pôle Sud, et luttent pour le marché. C’est très simple : On vend aussi les canons.

Les deux questions, tabou dans la presse anglaise et américaine, et peut-être mondiale, sont la distribution, et le crédit. On a vu Londres maquillé d’affiches : « Produisez, Produisez. » Mais on se tait au sujet de la répartition des produits dans le public, et même parmi ceux qui les ont produits.

La guerre est le suprême sabotage, le chômage des ouvriers est ce qu’on appelle, dans ma langue natale et rustre, « a mere fleabite », une morsure de puce : on se gratte, on ne parle pas des autres sabotages, les sabotages de crédit. En effet il y a des inventions mécaniques supprimées tous les jours, et l’efficacité vantée des usines monte à 5% au lieu d’un 70% possible. Et on prêche la doctrine de la beauté du travail ; ou on dit : « La civilisation est impossible sans une multitude d’ouvriers qui demandent du travail et sont menacés de la faim. » Ce qui est vrai c’est que, sans les grands sabotages et sans les affamés, on examinerait le système actuel de crédit.

La question du choix de ce qu’on va produire est également délicate. Le parfait et inévitable homme d’affaire ne produit pas les choses utiles quand il peut gagner un pourcentage plus élevé en produisant des choses inutiles. Et l’économie politique est si peu à la mode dans la conversation des salons ! Peut-être y trouvait-elle place en 1830 ; maintenant elle n’est discutée qu’aux meetings des prolétaires. C’est dommage parce que les arts eux-mêmes n’existent qu’en fonction de la situation économique d’un pays. Les États-Unis, rassasiés d’or, pleins de locomotives, et de robinets de bain en porcelaine magnifique, ont exilé leurs arts ; simplement parce que le luxe fleurit, et que les choses nécessaires à la vie sont si chères, que le loisir manque.

Pour l’art, pour la littérature, il faut la mansarde à bon marché, et le potage bon marché. Il faut que l’écrivain, le peintre, le musicien puissent vivre de ce qu’ils gagnent dans une partie restreinte de leur temps, et qu’ils donnent leurs heures libres aux œuvres qui ne rapportent rien, et qui ne peuvent pas « rapporter ». C’est à ce point de vue que la Politique est à sa place dans une revue littéraire. C’est quand les erreurs du système financier imposent des guerres futures, que l’économie politique est à sa place dans une revue générale.

Et le coup de génie de Douglas est intéressant en soi comme l’est tout coup de génie. Il commence non par la propriété, mais par le crédit. Le bolchevisme a échoué, les Italiens, qui avaient saisi la propriété et les fabriques, ont échoué ; mais le crédit est un tel mystère (mystère tellement développé et perfectionné pendant les 80 dernières années, que personne n’y touche.)

Douglas écrit, au sujet de l’empire allemand, de sa philosophie, de ses buts : « On peut les résumer en un effort de sujétion complète de l’individu à un but imposé du dehors, et qu’on ne trouve aucunement nécessaire, ni même souhaitable qu’il comprenne complètement. »

Ça va pour l’Allemagne, mais quand Douglas applique cette proposition à l’état actuel de l’Angleterre, non seulement aux ouvriers, pauvres bêtes, mais à la classe moyenne, aux marchands, aux hommes d’affaires, à tous ceux qui ne sont pas dans le centre intéressant des grands milieux financiers, le silence s’épanouit.

Aux États-Unis, le Dakota a retiré son crédit aux banques de New-York, les absurdes habitants de cette province rustre ont voulu en jouir eux-mêmes. C’est épouvantable ; ça a beaucoup froissé les « grands ». Mais l’Amérique est heureuse et frivole, on y rit de ces gaffes, et on rira un siècle encore. En Angleterre, l’air est plus lourd.

Tournons la page : « Le crédit vrai est ce qui mesure la réserve d’énergie qui appartient à une communauté, et par conséquent les ordres sur cette réserve doivent être enregistrés dans un système financier qui réponde à cette réalité. »

Il est extrêmement difficile de condenser l’argument de cet ingénieur, ex-directeur de la principale section coloniale d’une des plus grandes compagnies industrielles, tellement sa manière diffère du style des professeurs subventionnés, de l’opposition officielle, des sentimentalistes, de M. Keynes, etc…

Le crédit est la croyance qu’un autre va payer, il n’est ni sa propriété, ni son caractère, il est basé sur les deux et sur la supposition de la bonne conduite de tous ; alors c’est un sujet dont tous ont un peu le droit de s’occuper. On demande simplement que le public s’intéresse au vrai régime, c’est-à-dire aux allocations de crédit. Les banques ont usurpé les fonctions du gouvernement, elles ont usurpé presque les seules fonctions qui aient une influence importante et directe sur nos destinées.

La communauté achète l’arbre chaque fois qu’elle veut acheter un fruit, ça vous touche, cher lecteur, parce que vous êtes de cette communauté.

Que le pouvoir de tirer des chèques sur la capacité potentielle collective de travailler, doive être sous un contrôle général, ou au moins, sous un contrôle responsable ? Oui, ça nous touche.

Non, que les financiers puissent nous forcer, vous et moi, cher lecteur, à travailler dans une usine, mais parce qu’il peuvent nous forcer, oui, vous et moi, cher lecteur, à gâter nos beaux loisirs, à les amoindrir, à travailler six mois au lieu de trois, et pour un rien, pour qu’ils puissent gagner 400% au lieu de 300%, qu’ils puissent escroquer le Monde dans la question des changes. Que vous payiez 10 francs votre dîner au lieu de 5 francs ; que vous payiez 4 francs au lieu de 1.15 (comme en 1906), sans, ou, avec guerre, ça amoindrit votre liberté, parce que la liberté moderne est une liberté économique, qui disparaît qui est en train de s’en aller partout. Et sans que personne s’y intéresse. Les ouvriers sont trop stupides. Et nous ne nous y intéressons pas, parce qu’il y avait une tour d’ivoire, parce que il y a encore une tour d’ivoire, un peu démodée, hors d’usage, désuète.

La France, Paris ignore tout ce qui se passe à l’étranger en fait de littérature, arts, pensée ; et elle a raison, neuf fois sur dix ; mais ici nous tombons sur la dixième.

Un Anglais, c’est-à-dire un Écossais habitant Londres, a pensé. Ça n’arrive pas souvent. Mais il y a deux livres qui méritent bien une traduction française : « Economic Democracy » et « Credit power and Democracy », par C. H. Douglas, édités par Cecil Palmer, Oakley House, Bloomsbury St. London W.C.2. et non pas vendus par W. H. Smith and Son, ni dans les gares ; ni cités ni critiqués dans les journaux conservateurs et libéraux ou socialistes d’Angleterre, où pourtant ils ne sont nullement ignorés.

Voici les belles paroles d’un auteur socialiste anglais à propos de Douglas (paroles dites, non écrites). « Ses livres, je les accepterais s’il changeait trois ou quatre choses ; si on les accepte comme ils sont actuellement, les miens seront démodés. » Un économiste de célébrité mondiale disait, il y a un an et demi, en ma présence : « La cause des prix hauts est le manque d’ouvriers. » Il sous-entendait : en Angleterre, et se croyait « orthodoxe ».

On sait que le pouvoir se concentre dans les mains des financiers, mais on ne sait pas précisément comment ça se fait. Ici est l’utilité de Douglas et de son nouveau « Traité du Prince », c’est le secrétaire Florentin qui démontre les rouages de la machine. On sait que les gouvernements deviennent de plus en plus les masques en carton déguisant la finance, mais on ne sait pas exactement comment ces masques sont faits.

La nation, économiquement parlant, est le surplus, ou la différence entre le crédit qu’un peuple possède comme ensemble, et la somme des petits crédits que possèdent ses membres. C’est actuellement une différence énorme. C’est sur ce surplus que les gouvernements jouent. C’est là que se trouve leur pouvoir. Et c’est précisément là qu’ils deviennent de plus en plus irresponsables, deviennent de plus en plus les financiers. Et c’est avec ce surplus que les financiers nous exploitent.

La féodalité, elle, reconnaissait qu’un homme était une valeur pour son seigneur ; mais les gouvernements modernes ne reconnaissent pas cela. On doit vraiment payer l’homme pour être citoyen ; être citoyen romain était un privilège, être citoyen moderne est une calamité.

« L’État doit prêter, non pas emprunter ; à cet égard comme aux autres, les capitalistes ont usurpé les fonctions de l’État. »

Notez bien que Douglas n’est nullement un utopiste, il n’imagine pas les hommes autres qu’ils ne sont, il ne prétend pas qu’un changement économique va changer la mentalité. Les procédés, la main-d’œuvre, doivent rester entre les mains des producteurs organisés, les fabriques entre les mains de ceux qui sont compétents, mais que le contrôle du crédit soit entre des mains responsables, c’est à peu près tout ce qu’il demande ; mais demander et expliquer la façon dont cette responsabilité doit fonctionner, sont deux choses ; pour tous les détails il faut bien les pages plus étendues des deux livres du penseur, et non point les notes vagues qu’on peut jeter dans un essai.

Et tout le monde grogne, soit en Angleterre, soit en France : « je ne comprends pas l’économie politique », « ce n’est pas intéressant ». Et il y a même de l’ironie là-dedans, quand un maître en écrit. Et Douglas est bien de la grande ligne des auteurs politiques modernes qui commence avec le paragraphe d’Adam Smith : « Les hommes du même métier ne s’assemblent jamais sans une conspiration contre le Public. »


Ezra Pound.
  1. Nous avons respecté les savoureux exotismes de cet article écrit directement en français pour les Écrits Nouveaux par M. Ezra Pound, un des plus célèbres poètes et critiques anglo-saxons actuellement vivants.