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Le Mandarin/17

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 197-212).


XVII

UN ATELIER


Lorsque Pé-Kang sortait de chez Didier, il courait chez Martial. Là, son esprit se reposait. Les discussions philosophiques ne trouvaient aucun écho dans le cœur du peintre, qui d’ordinaire ajoutait au nom des penseurs les plus graves l’épithète de songe-creux.

Martial mit un jour toutes les défaillances des artistes sur le compte d’un malheureux économiste qui s’était aventuré dans son atelier.

— Monsieur, lui dit le peintre, c’est vous qui tuez l’art ! vous, qui prêchez avec trop de succès l’économie à la société. L’État, grâce à vos doctrines, nous abandonne, les acheteurs baissent leurs prix d’achat, et nos marchands élèvent le taux de leurs fournitures : tout ceci, sous le spéciaux prétexte de faire des économies ou d’en amasser. Beau siècle ! qui a vu poindre l’aurore des réductions de statues, des reproductions photographiques et de l’économie sociale !

— Mais vous vous méprenez complètement sur le vrai sens du mot économie, répondit l’économiste.

— Gardez-vous de me l’expliquer ! répliqua Martial avec un geste énergique ; j’ai horreur des mots d’école. Tous les faiseurs de système, et les économistes en particulier, se sont arrangés un petit langage à part qui peut être très commode pour les initiés, mais auquel moi et mes amis, sans être précisément stupides, nous n’entendons absolument rien. Pé-Kang seul ici pourrait y comprendre quelque chose. Je sais bien que les mots qui définissent les idées nouvelles ont pour aïeuls les plus belles racines grecques, mais cela ne me suffit pas, ou plutôt cela m’impatiente. Dénaturer la langue des dieux, et mettre à toute sauce les mots que prononçaient Apelleet Phidias, Sophocle et Euripide, c’est pour moi une profanation.

— Quel enfantillage ! Est-ce que les générations présentes n’ont pas le droit de disposer de l’héritage du passé ?

— Ce qui est beau doit rester beau, et nul n’a le droit de fausser la vérité, de dénaturer le bien ou d’enlaidir la beauté, dit Martial.

— Cher monsieur, répondit l’économiste, savez-vous qui a donné l’idée de la beauté a la Grèce ? Ce sont les économistes, ce sont les philosophes, c’est Aristote, c’est Socrate, c’est Platon.

— Le jour où les philosophes apparurent en Grèce, répondit le peintre, l’art demeura frappé d’impuissance. Les poètes devaient mourir avec les dieux. Lorsque les philosophes parviennent à briser les idoles, la poésie remonte au ciel et l’art avec elle.

— La beauté est relative, elle est dans l’idée, dans l’imagination de l’homme, dit l’économiste. La vraie beauté, c’est la beauté morale, et celle-là, Socrate nous l’a dévoilée.

— Socrate était laid, reprit Martial, et il est resté tel ! Pour moi la beauté est absolue, et je la trouve dans la forme.

— Nous sommes bien loin de la question d’économie.

— Ce sont les philosophes qui ont tué l’art en Grèce, répéta Martial. Socrate, je l’ai dit, était laid. Platon chasse les poètes de sa république, parce que ce sont des parasites. Voilà, il me semble, une question d’économie ! Mais voyez comme le plus grand des philosophes grecs révèle son ignorance. Il n’y a pas d’art possible sans les poètes : ce sont eux qui font les religions et les légendes ; ils précédent les peintres et les sculpteurs ; seuls, ils possèdent le feu sacré ; seuls, ils ont la puissance d’émouvoir les masses avec des fictions. Les poètes ! c’est le sourire de l’humanité, c’est la caste sacrée ; ce sont les grands prêtres de l’art, ce sont les dieux ! Salut, noble légion d’esprits lumineux qui nous transportez, d’un coup d’aile, dans le pays des saintes chimères ! Élevez-vous chaque jour davantage, afin de prouver aux niveleurs et aux égalitaires qu’il y a une supériorité et une aristocratie.

— Bravo ! s’écria l’économiste, voici que vous faites de la réaction. Hélas ! où conduisent les idées fausses ?

— Que voulez-vous dire avec ces phrases et cette singulière conclusion ? demanda Pé-Kang au peintre.

— Il va nous faire l’apologie de l’esclavage ! repartit l’économiste. Les artistes ne comprennent-jamais rien aux choses réelles. Chaque fois qu’un mouvement progressif a été enrayé, chaque fois qu’une impulsion violente a été donnée à un sentiment populaire, chaque fois qu’une révolution a été gâchée, c’est qu’un artiste est venu imposer son inexpérience aux hommes pratiques. Aucun artiste ne veut comprendre la grandeur des élans qui nous entraînent à la conquête des forces du monde. Pas un peintre, pas un sculpteur qui ne voie la société présente à travers un appareil de photographie ou quelque machine à fondre le silex. Mais qu’on y regarde mieux, l’esprit dirige la machine et domine toujours la matière ; je ne le vois emporté par aucun moteur étranger à l’idée.

— Les créateurs sont morts, dit tristement Martial, et nous sommes destinés à reproduire éternellement.

— Que la création artistique s’arrête donc ! repartit l’économiste, jusqu’à ce que l’industrie et la science se soient élevées au niveau de l’art. Nous ne perdrons pas pour cela le sentiment de la beauté ; au contraire, nous le ferons pénétrer au sein des masses. Reproduisons les chefs-d’œuvre existants jusqu’à ce que du sein de la foule des créateurs nouveaux surgissent. Le progrès n’est pas dans l’art aujourd’hui : que les artistes s’inclinent pour se relever demain !

— Monsieur, dit le mandarin, vous touchez du doigt une des grandes plaies de l’humanité, sans y apporter remède. Vous venez de trahir le secret de l’agonie du peuple chinois. C’est l’imitation de nos ancêtres dans l’art et dans les choses intellectuelles qui nous perd. J’ai appris en France que les yeux qui regardent le passé ne voient point l’avenir. Nous avons toujours progressé dans l’industrie et dans le commerce ; partout, excepté dans l’art. Peut-on trouver une nation plus commerçante que la nôtre ? et quelle impulsion donne au commerce son plus grand développement, sinon celle de l’industrie ?

— La question se déplace, répondit Martial, il n’y a jamais eu en Chine d’art proprement dit.

— Cher Martial, répliqua le jeune Chinois, on ne sait rien du Céleste Empire ; mais lorsque, par la guerre ou par l’alliance, on le connaîtra davantage, il ne viendra à l’idée de personne de nier l’art chinois. Toute la gloire en appartient à nos pères, je l’avoue. Nous ne créons plus, et nous en sommes réduits, depuis des siècles, à trouver nos inspirations dans le passé. Cependant l’architecture, la peinture, la sculpture sont encore présentement assez honorés, et il nous reste assez de chefs-d’œuvre des premiers maîtres, pour prouver qu’il y a en un art en Chine et pour éclairer notre jugement artistique. Vos cathédrales ne m’ont point rempli d’étonnement ; vos sculptures et vos peintures ne m’ont représenté que des faits ou des êtres particuliers ; quant à votre goût des antiquités, c’est le goût le plus chinois que je connaisse. C’est depuis qu’en Chine l’industrie et le commerce ont absorbé les énergies, qu’on a cessé de créer, qu’on a imité, reproduit. La création est morte, l’art est mort, la Chine se meurt… Si les artistes français ne gardent pas leur foi, s’ils se laissent absorber par les préoccupations matérielles, le sort de la Chine est réservé à l’Europe.

— Je suis tenté d’être de votre avis, dit Martial au mandarin.

— Hé ! s’écria l’économiste, tout cela est bel et bien, mais dans un siècle industriel et démocratique, si vous voulez des artistes quand même, il vous faudra les recruter parmi les oisifs, et vous tournerez alors dans un cercle vicieux. Si les enrichis ajoutent au prestige de la richesse le prestige de l’art, vous constituerez du jour au lendemain une aristocratie nouvelle, une caste supérieure, qui bientôt à son tour se trouvera en dehors du mouvement et vivra selon sa propre tradition. C’est toujours le passé !… Il faut donc attendre que l’inspiration vienne des masses, et non de quelques individus privilégiés. L’avenir résoudra ce grand problème, j’en ai l’espérance.

— L’avenir est fermé, répondit Pé-Kang.

— L’intelligence de la masse n’est pas un fait reconnu, dit Martial. J’aime plus que personne au monde la liberté ; elle m’est si nécessaire que je crois la trouver partout, sur mon bateau, dans mon atelier ; je la possède et elle me possède. Le sentiment de la liberté est pour moi le plus élevé de tous, et lorsque Didier veut me le reprendre de par l’autorité de ses lois absolues, il me prend des peurs d’enfant ; pour échapper à ses arguments, j’irais volontiers me placer sous la protection du premier soliveau venu. J’aime la liberté, je la veux, il me la faut, et je l’ai. Mais je ne crois pas à l’égalité ; les économistes seuls sont forcés d’y croire, et je les plains. Je défie un artiste de parvenir à prendre rang au-dessus de la foule, s’il nie l’aristocratie intellectuelle. En effet, pourquoi tenter de s’élever au-dessus du prochain, si le prochain reste votre égal ? L’intrigue seule en aura le désir et le goût. Lorsque l’égalité règne dans un pays, la nation peut accomplir de grandes révolutions, de grands progrès matériels, mais l’homme y est abaissé, l’individu sacrifié, la minorité impuissante.

— C’est au contraire dans les sociétés démocratiques, repartit l’économiste, que l’individualisme se développe avec le plus d’énergie, à tel point que c’est la principalement le vice qui mène ces sociétés à leur ruine.

— L’individualisme est un grand vice, dit le mandarin, quand il se développe dans le sens du bien-être matériel. L’homme n’a plus alors qu’une passion : l’argent ; car il n’y a plus pour lui qu’une puissance, qu’une joie et qu’une certitude : l’argent ! qu’une supériorité et qu’une religion : l’argent ! Il devra l’acquérir de toutes manières, par le mensonge, par le vol et par le crime. Lorsqu’il n’y a point de castes religieuses ou de castes civiles qui prêchent et pratiquent le mépris de la fortune, chaque individu s’agite pour obtenir un emploi, et trafique jusqu’à ce qu’il se soit créé une position. Que deviennent, au milieu de toutes ces courses au clocher, les facultés intellectuelles ? On les met au service de ses désirs, et on les estime en conséquence de ce qu’elles rapportent. C’est ainsi qu’on procède en Chine.

— Mais la Chine, monsieur, dit l’économiste, n’est pas une société démocratique ; elle est gouvernée par un despote absolu, et l’idée d’égalité n’y a point germé.

— Pardon, monsieur ! nulle part on ne pratique l’égalité plus largement qu’en Chine. Les honneurs chez nous ne sont point héréditaires ; tel, qu’on voit sortir des derniers rangs du peuple, sera placé demain à la droite du fils du ciel. Les descendants de Confucius seuls sont mandarins nés. Le peuple exerce une action immédiate sur le gouvernement. J’ai vu cent manifestations populaires devant lesquelles l’empereur s’est toujours senti chancelant. Vous devez savoir, monsieur, qu’avant la conquête, les Chinois choisissaient eux-mêmes leurs souverains ; encore aujourd’hui, la monarchie mandchoue accepte et proclame que la voix du peuple est la voix de Dieu. « Le ciel ne parle pas, nous dit Confucius, mais on reconnaît son approbation à l’approbation du peuple. »

— Les temps ne sont pas venus où le génie jaillira des sociétés démocratiques et surpassera tous les efforts individuels du passé, repartit l’économiste dédaignant de répondre au jeune Chinois et s’adressant au peintre, mais ils viendront, et on verra, comme au moyen âge, des associations d’artistes accomplir, pour la glorification humaine, des œuvres d’art qui laisseront derrière elles les mesquines conceptions des cerveaux isolés.

— Nous sommes loin de ces temps, dit Martial, et nous ne les verrons point venir. En attendant, l’homme s’abaisse à mesure que la masse grandit ; la pression se fait chaque jour sentir davantage, et bientôt nul ne trouvera dans un recoin de son cœur l’étincelle sacrée qui donne à l’artiste l’orgueil du moi, la foi absolue dans sa destinée. Tout ce qui révèle le génie à lui-même sera étouffé au début, et l’étincelle sacrée s’éteindra !

Déjà chacun de nous rejette avec ironie cette sublime bêtise de l’art pour l’art dont nous avions fait un principe.

L’homme, lancé tous les matins sur la société par sa famille, est tenu de rapporter au logis le nécessaire et le superflu. L’artiste lui-même voit son cœur envahi par les besoins matériels ; il résiste en vain : l’art est toujours vaincu, car il faut réussir ! Il faut devenir un être social, une utilité ! comme disent les faiseurs de mots. Si vous êtes poète, viendrez-vous chanter de tels artistes ? Non ! vous gémirez sur vos propres douleurs, et la foule vous criera que la mélancolie est passée de mode. Poètes, vous ferez alors ce qu’ont fait les artistes, vous vous crèverez les yeux afin de voir aussi mal que la foule ; vous rejetterez vos belles aspirations, et la foule, qui prend pitié des aveugles, jettera des gros sous dans votre réduit.

Le travailleur est honoré ! redisent les économistes sur tous les tons. Travaillez ! quoi que vous fassiez, la société applaudira, car elle a besoin de toutes les activités. Travaillez ! le maçon est l’égal du sculpteur. Je le répète en vérité, l’économie sociale a tué l’art !

— Tout ce que vous dites, cher monsieur, répliqua l’économiste avec un peu de solennité, est profondément illogique. Nous nous sommes égarés, et j’ai compromis mal à propos la gravité de mes doctrines dans une discussion qui ne devait aboutir qu’à des coq-à-l’âne ; je m’en repens. Parce que votre âme est inquiète, et que la société s’ouvre des voies nouvelles, vous prévoyez des abîmes à chaque détour du chemin. Rassurez-vous !

Un poète ami de Martial entra au moment où l’économiste sortait. Pé-Kang lui parla des tristesses du peintre et de la confiance du philosophe.

— Non, l’art n’est point mort ! s’écria le jeune poète, l’œil brillant. Nous allons avoir des vivants à glorifier et de belles morts à chanter. Le drapeau de l’avenir se lève, et il déploie les couleurs de l’espérance. L’amour de la liberté gagne les cœurs, et cet amour va devenir une religion. Bientôt les dieux nouveaux apparaîtront ! Le vieux monde chancelle, mais celui qui s’édifie apporte aux grands cœurs de nobles causes à défendre. C’est aujourd’hui seulement que les ruines s’écroulent ; tenons-nous prêts à déblayer le sol. L’art n’est point mort, Martial, puisque la patrie des arts renaît pour la troisième fois ! J’y vois poindre des lumières à tous les horizons. Courage, ami, je suis poète et j’espère !