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Le Mandarin/20

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 237-244).


XX

PREMIERS ADIEUX


— Ainsi, disait tristement le mandarin, tous mes beaux projets d’alliance intellectuelle entre la Chine et la France se sont envolés dans la région des chimères.

Didier fut, comme toujours, le confident des désespoirs du jeune Chinois.

— Maintenant que la guerre est déclarée entre nos deux pays, peut-être refuserez-vous d’entretenir nos bonnes relations, demandait Pé-Kang ; peut-être m’en voudrez-vous de ne pas protester contre les mauvais actes qui s’accompliront sous mes yeux ?

— Rassurez-vous, répliquait l’excellent Didier, mon amitié vous est acquise. Croyez-vous que j’ignore les exigences des gouvernements absolus ? Non. Un empereur n’est point un roi constitutionnel, et les hommes d’État qui l’entourent sont chargés de transmettre les ordres du monarque à la nation, et non les désirs de la nation au monarque. Soyez sans inquiétude sur nos rapports, mon ami ; si l’Empereur du royaume carré se rend coupable de quelque méchante action, je l’accuserai seul.

— Et bien vous ferez, dit Pé-Kang ; car, après avoir réclamé pour moi, je dois réclamer pour notre peuple. Vous savez que la nation chinoise est disposée à entrer en relation avec la nation française et que la dynastie tartare seule s’y oppose.

Le fils du ciel luttera jusqu’à la dernière heure, et il aura l’appui de tous ceux qui jouissent de quelque privilége. Mais les questions qui s’agitent entre votre gouvernement et le nôtre n’intéressent point nos classes inférieures qui dédaignent de s’en émouvoir. Les Tartares, eux, dont les intérêts sont en cause dans tous les différends que la monarchie mandchoue peut avoir avec l’Europe, montrent du patriotisme et combattent l’ennemi avec acharnement. Les Chinois refusent de prendre part à la querelle et ne dissimulent pas leur indifférence.

— Cette indifférence n’est-elle pas de l’apathie, et ne prouve-t-elle pas justement que les Chinois sont inférieurs aux Tartares ? demanda Didier.

— L’indifférence, répondit Pé-Kang, devient aux yeux de notre peuple la meilleure des protestations ; et si notre gouvernement est renversé jamais, ce sera par l’indifférence. Le mépris, fruit de l’indifférence, est plus actif qu’on ne le suppose. Demandez aux prêtres chrétiens et protestants ce qu’ils ne préféreraient pas au froid dédain que les Chinois manifestent pour les choses religieuses. On peut vaincre l’entêtement, détourner la passion, transformer le zèle, attiédir la foi, mais on n’obtient rien de l’indifférence, que le mépris.

La France avait compris le système qu’il faut suivre pour contracter une alliance durable avec la Chine ; elle n’essayait point d’imposer ses lois, ses coutumes et ses mœurs à notre cour, elle s’adressait à la nation, et la nation accueillait avec sympathie les représentants de la France. En effet, si vos intérêts commerciaux vous amènent sur nos côtes, pourquoi ne subiriez-vous pas les principes de notre organisation intérieure ? Mais, hélas ! dans cette nouvelle guerre la générosité et le bon sens français se sont laissé abuser par l’avidité anglaise, et c’est pour nous un malheur irréparable, car nous voilà forcés de confondre dans une même haine Anglais et Français. Autrefois, mon ami, nous avions pour les hommes de votre nation toutes sortes d’égards. Je dois reconnaître en même temps que le dernier mousse d’un vaisseau portant le pavillon de la France ne se serait pas cru en droit d’insulter le plus misérable des coolies chinois. Les Anglais ont contracté dans l’Inde l’habitude d’humilier leurs ennemis, et notre peuple, jusqu’aujourd’hui, réservait pour eux le nom de barbares ! Demain, comme nos hommes d’État, il confondra Anglais et Français. Hélas ! répéta le mandarin, c’est pour nous un malheur irréparable.

Pé-Kang visita une dernière fois ses nombreuses connaissances. Malgré la déclaration de guerre, on l’accueillit partout avec la même sympathie, les mêmes égards et les mêmes prévenances. Le jeune Chinois s’en étonnait, et se disait que tous les peuples prenaient bien peu de part aux inimitiés des souverains.

— Eh bien ! lui dit le général C…, nous allons vous châtier d’importance ; j’enverrai là-bas quelques élèves de gymnastique, et je les chargerai de vous ramener parmi nous.

— Pensez-vous, général, que vos leçons soient tombées dans un champ stérile ? demanda le mandarin.

— Qu’importe ! répondit le général C…

— Comment si cela importe ? Aussitôt ma rentrée, j’obtiendrai la direction d’une école militaire et je formerai nos Tartares aussi facilement que vous avez formé vos Français.

— Je vous le souhaite, répliqua le général d’un ton moqueur.

Les diplomates prédirent à Pé-Kang le prochain envahissement de la Chine.

Le fils de Koung-Tseu leur répondit :

— Je crois le Céleste Empire suffisamment protégé par la politique française.

— Comment cela ? lui demanda-t-on.

— Nous ne nous sommes rendus coupables, que je sache, d’aucune intervention, répartit le jeune Chinois. Trouverez-vous, d’autre part, un peuple plus jaloux de sa nationalité que le nôtre ? Jamais ! Pourquoi la France viendrait-elle, reniant ses principes, nous imposer une autorité étrangère ? Cela me paraît impossible. Peut-être avec le temps finirons-nous par accepter votre morale, ou plutôt la forme de votre morale, car les principes du bien et du juste sont universels ; mais n’oubliez pas que la force brutale n’a convaincu ni enchaîné, à aucune époque, un peuple intelligent et civilisé.