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Le Mariage de Loti : Rarahu/01

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 1-94).


PREMIÈRE PARTIE


I

PAR PLUMKET, AMI DE LOTI.


Loti fut baptisé le 25 janvier 1872, à l’âge de vingt-deux ans et onze jours.

Lorsque la chose eut lieu, il était environ une heure de l’après-midi, à Londres et à Paris.

Il était à peu près minuit, en dessous, sur l’autre face de la boule terrestre, dans les jardins de la feue reine Pomaré, où la scène se passait.

En Europe, c’était une froide et triste journée d’hiver. En dessous, dans les jardins de la reine, c’était le calme, l’énervante langueur d’une nuit d’été.

Cinq personnes assistaient à ce baptême de Loti, au milieu des mimosas et des orangers, dans une atmosphère chaude et parfumée, sous un ciel tout constellé d’étoiles australes.

C’étaient : Ariitéa, princesse du sang, Faïmana et Téria, suivantes de la reine, Plumket et Loti, midshipmen de la marine de S. M. Britannique.

Loti qui, jusqu’à ce jour, s’était appelé Harry Grant, conserva ce nom, tant sur les registres de l’état civil que sur les rôles de la marine royale, mais l’appellation de Loti fut généralement adoptée par ses amis.


La cérémonie fut simple ; elle s’acheva sans longs discours, ni grand appareil.

Les trois Tahitiennes étaient couronnées de fleurs naturelles, et vêtues de tuniques de mousseline rose, à traînes. Après avoir inutilement essayé de prononcer les noms barbares d’Harry Grant et de Plumket, dont les sons durs révoltaient leurs gosiers maoris, elles décidèrent de les désigner par les mots Rémuna et Loti, qui sont deux noms de fleurs.

Toute la cour eut le lendemain communication de cette décision, et Harry Grant n’exista plus en Océanie, non plus que Plumket son ami.


Il fut convenu en outre que les premières notes de la chanson indigène : « Loti taimané, etc… » chantées discrètement la nuit aux abords du palais, signifieraient : « Rémuna est là, ou Loti, ou tous deux ensemble ; ils prient leurs amies de se rendre à leur appel, ou tout au moins de venir sans bruit leur ouvrir la porte des jardins… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

II

NOTE BIOGRAPHIQUE SUR RARAHU, DUE AUX SOUVENIRS DE PLUMKET.

Rarahu naquit au mois de janvier 1858, dans l’île de Bora-Bora, située par 16° de latitude australe, et 154° de longitude ouest.

Au moment où commence cette histoire, elle venait d’accomplir sa quatorzième année.

C’était une très singulière petite fille, dont le charme pénétrant et sauvage s’exerçait en dehors de toutes les règles conventionnelles de beauté qu’ont admises les peuples d’Europe.

Toute petite, elle avait été embarquée par sa mère sur une longue pirogue voilée qui faisait route pour Tahiti. Elle n’avait conservé de son île perdue que le souvenir du grand morne effrayant qui la surplombe. La silhouette de ce géant de basalte, planté comme une borne monstrueuse au milieu du Pacifique, était restée dans sa tête, seule image de sa patrie. Rarahu la reconnut plus tard, avec une émotion bizarre, dessinée dans les albums de Loti ; ce fait fortuit fut la cause première de son grand amour pour lui.

III

D’ÉCONOMIE SOCIALE.

La mère de Rarahu l’avait amenée à Tahiti, la grande île, l’île de la reine, pour l’offrir à une très vieille femme du district d’Apiré qui était sa parente éloignée. Elle obéissait ainsi à un usage ancien de la race maorie, qui veut que les enfants restent rarement auprès de leur vraie mère. Les mères adoptives, les pères adoptifs (faa amu) sont là-bas les plus nombreux, et la famille s’y recrute au hasard. Cet échange traditionnel des enfants est l’une des originalités des mœurs polynésiennes.

IV

HARRY GRANT (LOTI AVANT LE BAPTÊME), À SA SŒUR, À BRIGHTBURY, COMTÉ DE YORKSHIRE (ANGLETERRE).

Rade de Tahiti, 20 janvier 1872.
« Ma sœur aimée,

» Me voici devant cette île lointaine que chérissait notre frère, point mystérieux qui fut longtemps le lieu des rêves de mon enfance. Un désir étrange d’y venir n’a pas peu contribué à me pousser vers ce métier de marin qui déjà me fatigue et m’ennuie.

» Les années ont passé et m’ont fait homme. Déjà j’ai couru le monde, et me voici enfin devant l’île rêvée. Mais je n’y trouve plus que tristesse et amer désenchantement.

» C’est bien Papeete, cependant ; ce palais de la reine, là-bas, sous la verdure, cette baie aux grands palmiers, ces hautes montagnes aux silhouettes dentelées, c’est bien tout cela qui était connu. Tout cela, depuis dix ans je l’avais vu, dans ces dessins jaunis par la mer, poétisés par l’énorme distance, que nous envoyait Georges ; c’est bien ce coin du monde dont nous parlait avec amour notre frère qui n’est plus…

» C’est tout cela, avec le grand charme en moins, le charme des illusions indéfinies, des impressions vagues et fantastiques de l’enfance… Un pays comme tous les autres, mon Dieu, et moi, Harry, qui me retrouve là, le même Harry qu’à Brightbury, qu’à Londres, qu’ailleurs, si bien qu’il me semble n’avoir pas changé de place……

» Ce pays des rêves, pour lui garder son prestige, j’aurais dû ne pas le toucher du doigt.

» Et puis ceux qui m’entourent m’ont gâté mon Tahiti, en me le présentant à leur manière ; ceux qui traînent partout leur personnalité banale, leurs idées terre à terre, qui jettent sur toute poésie leur bave moqueuse, leur propre insensibilité, leur propre ineptie. La civilisation y est trop venue aussi, notre sotte civilisation coloniale, toutes nos conventions, toutes nos habitudes, tous nos vices, et la sauvage poésie s’en va, avec les coutumes et les traditions du passé.................

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Tant est que, depuis trois jours que le Rendeer a jeté l’ancre devant Papeete, ton frère Harry a gardé le bord, le cœur serré, l’imagination déçue................

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» John, lui, n’est pas comme moi, et je crois que déjà ce pays l’enchante ; depuis notre arrivée je le vois à peine,

» Il est d’ailleurs toujours ce même ami fidèle et sans reproche, ce même bon et tendre frère, qui veille sur moi comme un ange gardien et que j’aime de toute la force de mon cœur...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

V

Rarahu était une petite créature qui ne ressemblait à aucune autre, bien qu’elle fût un type accompli de cette race maorie qui peuple les archipels polynésiens et passe pour une des plus belles du monde ; race distincte et mystérieuse, dont la provenance est inconnue.

Rarahu avait des yeux d’un noir roux, pleins d’une langueur exotique, d’une douceur câline, comme celle des jeunes chats quand on les caresse ; ses cils étaient si longs, si noirs qu’on les eût pris pour des plumes peintes. Son nez était court et fin, comme celui de certaines figures arabes ; sa bouche, un peu plus épaisse, un peu plus fendue que le type classique, avait des coins profonds, d’un contour délicieux. En riant, elle découvrait jusqu’au fond des dents un peu larges, blanches comme de l’émail blanc, dents que les années n’avaient pas eu le temps de beaucoup polir, et qui conservaient encore les stries légères de l’enfance. Ses cheveux, parfumés au sandal, étaient longs, droits, un peu rudes ; ils tombaient en masses lourdes sur ses rondes épaules nues. Une même teinte fauve tirant sur le rouge-brique, celle des terres cuites claires de la vieille Étrurie, était répandue sur tout son corps, depuis le haut de son front jusqu’au bout de ses pieds.

Rarahu était de petite taille, admirablement prise, admirablement proportionnée ; sa poitrine était pure et polie, ses bras avaient une perfection antique.

Autour de ses chevilles, de légers tatouages bleus, simulant des bracelets ; sur la lèvre inférieure, trois petites raies bleues transversales, imperceptibles, comme les femmes des Marquises ; et, sur le front, un tatouage plus pâle, dessinant un diadème. Ce qui surtout en elle caractérisait sa race, c’était le rapprochement excessif de ses yeux, à fleur de tête comme tous les yeux maoris ; dans les moments où elle était rieuse et gaie, ce regard donnait à sa figure d’enfant une finesse maligne de jeune ouïstiti ; alors qu’elle était sérieuse ou triste, il y avait quelque chose en elle qui ne pouvait se mieux définir que par ces deux mots : une grâce polynésienne.

VI

La cour de Pomaré s’était parée pour une demi-réception, le jour où je mis pour la première fois le pied sur le sol tahitien. — L’amiral anglais du Rendeer venait faire sa visite d’arrivée à la souveraine (une vieille connaissance à lui) — et j’étais allé, en grande tenue de service, accompagner l’amiral.

L’épaisse verdure tamisait les rayons de l’ardent soleil de deux heures ; tout était tranquille et désert dans les avenues ombreuses dont l’ensemble forme Papeete, la ville de la reine. — Les cases à vérandas, disséminées dans les jardins, sous les grands arbres, sous les grandes plantes tropicales, — semblaient, comme leurs habitants, plongées dans le voluptueux assoupissement de la sieste. — Les abords de la demeure royale étaient aussi solitaires, aussi paisibles…

Un des fils de la reine, — sorte de colosse basané qui vint en habit noir à notre rencontre, nous introduisit dans un salon aux volets baissés, où une douzaine de femmes étaient assises, immobiles et silencieuses……

Au milieu de cet appartement deux grands fauteuils dorés étaient placés côte à côte. — Pomaré, qui en occupait un, invita l’amiral à s’asseoir dans le second, tandis qu’un interprète échangeait entre ces deux anciens amis des compliments officiels.

Cette femme, dont le nom était mêlé jadis aux rêves exotiques de mon enfance, m’apparaissait vêtue d’un long fourreau de soie rose, sous les traits d’une vieille créature au teint cuivré, à la tête impérieuse et dure. — Dans sa massive laideur de vieille femme, on pouvait démêler encore quels avaient pu être les attraits et le prestige de sa jeunesse, dont les navigateurs d’autrefois nous ont transmis l’original souvenir.

Les femmes de sa suite avaient, dans cette pénombre d’un appartement fermé, dans ce calme silence du jour tropical, un charme indéfinissable. — Elles étaient belles presque toutes, de la beauté tahitienne : des yeux noirs, chargés de langueur, et le teint ambré des gitanos. — Leurs cheveux dénoués étaient mêlés de fleurs naturelles et leurs robes de gaze traînantes, libres à la taille, tombaient autour d’elles en longs plis flottants.

C’était sur la princesse Ariitéa surtout, que s’arrêtaient involontairement mes regards Ariitéa à la figure douce, réfléchie, rêveuse, avec de pâles roses du Bengale, piquées au hasard dans ses cheveux noirs……

VII

Les compliments terminés, l’amiral dit à la reine :

— « Voici Harry Grant que je présente à Votre Majesté ; il est le frère de Georges Grant, un officier de marine, qui a vécu quatre ans dans votre beau pays. »

L’interprète avait à peine achevé de traduire, que Pomaré me tendit sa main ridée ; un sourire bon enfant, qui n’avait plus rien d’officiel, éclaira sa vieille figure :

— « Le frère de Rouéri ! dit-elle, en désignant mon frère par son nom tahitien. — Il faudra revenir me voir… » — Et elle ajouta en anglais : « Welcome ! » (Bienvenu !) ce qui parut une faveur toute spéciale, la reine ne parlant jamais d’autre langue que celle de son pays.


— « Welcome ! » dit aussi la reine de Bora-Bora, qui me tendit la main, en me montrant dans un sourire ses longues dents de cannibale……

Et je partis charmé de cette étrange cour……

VIII

Rarahu n’avait guère quitté depuis sa petite enfance, la case de sa vieille mère adoptive, qui habitait dans le district d’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua.

Ses occupations étaient fort simples : la rêverie, le bain, le bain surtout ; — le chant et les promenades sous bois, en compagnie de Tiahoui, son inséparable petite amie. — Rarahu et Tiahoui étaient deux insouciantes et rieuses petites créatures qui vivaient presque entièrement dans l’eau de leur ruisseau, où elles sautaient et s’ébattaient comme deux poissons-volants.

IX

Il ne faudrait pas croire cependant que Rarahu fût sans érudition ; elle savait lire dans sa bible tahitienne, et écrire, avec une grosse écriture très ferme, les mots doux de la langue maorie ; elle était même très forte sur l’orthographe conventionnelle fixée par les frères Picpus, — lesquels ont fait, en caractères latins, un vocabulaire des mots polynésiens.

Beaucoup de petites filles dans nos campagnes d’Europe sont moins cultivées assurément que cette enfant sauvage. — Mais il avait fallu que cette instruction, prise à l’école des missionnaires de Papeete, lui eût peu coûté à acquérir, car elle était fort paresseuse.

X

En tournant à droite dans les broussailles, quand on avait suivi depuis une demi-heure le chemin d’Apiré, on trouvait un large bassin naturel, creusé dans le roc vif. — Dans ce bassin, le ruisseau de Fataoua se précipitait en cascade, et versait une eau courante, d’une exquise fraîcheur.

Là, tout le jour, il y avait société nombreuse ; sur l’herbe, on trouvait étendues les belles jeunes femmes de Papeete, qui passaient les chaudes journées tropicales à causer, chanter, dormir, ou bien encore à nager et à plonger, comme des dorades agiles. — Elles allaient à l’eau vêtues de leurs tuniques de mousseline, et les gardaient pour dormir, toutes mouillées sur leur corps, comme autrefois les naïades.

Là, venaient souvent chercher fortune les marins de passage ; là trônait Tétouara la négresse ; — là se faisait à l’ombre une grande consommation d’oranges et de goyaves.

Tétouara appartenait à la race des Kanaques noirs de la Mélanésie. — Un navire qui venait d’Europe, l’avait un jour prise à mille lieues de là, dans une île avoisinant la Calédonie, et l’avait déposée à Papetee, où elle faisait l’effet d’une personne du Congo que l’on aurait égarée parmi des misses anglaises.

Tétouara avec une inépuisable belle humeur, une gaieté simiesque, une impudeur absolue entretenait autour d’elle le bruit et le mouvement. Cette propriété de sa personne la rendait précieuse à ses nonchalantes compagnes ; elle était une des notabilités du ruisseau de Fataoua……

XI

PRÉSENTATION.

— Ce fut vers midi, un jour calme et brûlant, que pour la première fois de ma vie j’aperçus ma petite amie Rarahu. Les jeunes femmes tahitiennes habituées du ruisseau de Fataoua, accablées de sommeil et de chaleur, étaient couchées tout au bord, sur l’herbe, les pieds trempant dans l’eau claire et fraîche. — L’ombre de l’épaisse verdure descendait sur nous, verticale et immobile ; de larges papillons d’un noir de velours, marqués de grands yeux couleur scabieuse, volaient lentement, ou se posaient sur nous, comme si leurs ailes soyeuses eussent été trop lourdes pour les enlever ; l’air était chargé de senteurs énervantes et inconnues ; tout doucement je m’abandonnais à cette molle existence, je me laissais aller aux charmes de l’Océanie……

Au fond du tableau, tout à coup des broussailles de mimosas et de goyaviers s’ouvrirent, on entendit un léger bruit de feuilles qui se froissent, — et deux petites filles parurent, examinant la situation avec des mines de souris qui sortent de leurs trous.

Elles étaient coiffées de couronnes de feuillage, qui garantissaient leur tête contre l’ardeur du soleil ; leurs reins étaient serrés dans des pareos (pagnes) bleu foncé à grandes raies jaunes ; leurs torses fauves étaient sveltes et nus ; leurs cheveux noirs, longs et dénoués… Point d’Européens, point d’étrangers, rien d’inquiétant en vue… Les deux petites, rassurées, vinrent se coucher sous la cascade qui se mit à s’épivarder bruyamment autour d’elles……

La plus jolie des deux était Rarahu ; l’autre, Tiahouï, son amie et sa confidente……


Alors Tétouara, prenant rudement mon bras, ma manche de drap bleu marine sur laquelle brillait un galon d’or, — l’éleva au-dessus des herbes dans lesquelles j’étais enfoui, — et la leur montra avec une intraduisible expression de bouffonnerie, en l’agitant comme un épouvantail.

— Les deux petites créatures, comme deux moineaux auxquels on montre un babouin, se sauvèrent terrifiées, — et ce fut là notre présentation, notre première entrevue……

XII

Les renseignements qui me furent sur-le-champ fournis par Tétouara se résumaient à peu près à ceci :

— Ce sont deux petites sottes qui ne sont pas comme les autres, et ne font rien comme nous toutes. — La vieille Huamahine qui les garde est une femme à principes, qui leur défend de se commettre avec nous.

Elle, Tétouara, eût été personnellement très satisfaite si ces deux petites filles se fussent laissé apprivoiser par moi ; elle m’engageait très vivement à tenter cette aventure.

Pour les retrouver, il suffisait, d’après ses indications, de suivre sous les goyaviers un imperceptible sentier qui au bout de cent pas conduisait à un bassin plus élevé que le premier et moins fréquenté aussi, — Là, disait-elle, le ruisseau de Fataoua se répandait encore dans un creux de rocher qui semblait fait tout exprès pour le tête-à-tête de deux ou trois personnes intimes. — C’était la salle de bain particulière de Rarahu et de Tiahoui ; on pouvait dire que là s’était passée toute leur enfance……


C’était un recoin tranquille, au-dessus duquel faisaient voûte de grands arbres à pain aux épaisses feuilles, — des mimosas, des goyaviers et de fines sensitives… L’eau fraîche y bruissait sur de petits cailloux polis ; on y entendait de très loin, et perdus en murmure confus, les bruits du grand bassin, les rires des jeunes femmes et la voix de crécelle de Tétouara……

XIII

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« — Loti, me disait un mois plus tard la reine Pomaré, de sa grosse voix rauque — Loti, pourquoi n’épouserais-tu pas la petite Rarahu du district d’Apiré ?… Cela serait beaucoup mieux, je t’assure, et te poserait davantage dans le pays…… »

C’était sous la veranda royale, que m’était faite cette question. — J’étais allongé sur une natte, et tenais en main cinq cartes que venait de me servir mon amie Téria ; en face de moi était étendue ma bizarre partenaire, la reine, qui apportait au jeu d’écarté une passion extrême ; elle était vêtue d’un peignoir jaune à grandes fleurs noires, et fumait une longue cigarette de pandanus, faite d’une seule feuille roulée sur elle-même. Deux suivantes couronnées de jasmin marquaient nos points, battaient nos cartes, et nous aidaient de leurs conseils, en se penchant curieusement sur nos épaules.

Au dehors, la pluie tombait, une de ces pluies torrentielles, tièdes, parfumées, qu’amènent là-bas les orages d’été ; les grandes palmes des cocotiers se couchaient sous l’ondée, leurs nervures puissantes ruisselaient d’eau. Les nuages amoncelés formaient avec la montagne un fond terriblement sombre et lourd ; tout en haut de ce tableau fantastique, on voyait percer dans le lointain la corne noire du morne de Fataoua. Dans l’air étaient suspendues des émanations d’orage qui troublaient les sens et l’imagination……

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« Épouser la petite Rarahu du district d’Apiré. » Cette proposition me prenait au dépourvu, et me donnait beaucoup à réfléchir……

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Il allait sans dire que la reine, qui était une personne très intelligente et sensée, ne me proposait point un de ces mariages suivant les lois européennes qui enchaînent pour la vie. Elle était pleine d’indulgence pour les mœurs faciles de son pays, bien qu’elle s’efforçât souvent de les rendre plus correctes et plus conformes aux principes chrétiens.

C’était donc simplement un mariage tahitien qui m’était offert. Je n’avais pas de motif bien sérieux pour résister à ce désir de la reine, et la petite Rarahu du district d’Apiré était bien charmante……


Néanmoins, avec beaucoup d’embarras, j’alléguai ma jeunesse.

J’étais d’ailleurs un peu sous la tutelle de l’amiral du Rendeer qui aurait pu voir d’un mauvais œil cette union… Et puis un mariage est une chose fort coûteuse, même en Océanie… Et puis, et surtout, il y avait l’éventualité d’un prochain départ, — et, laisser Rarahu dans les larmes, en eût été une conséquence inévitable, et assurément fort cruelle.

Pomaré sourit à toutes ces raisons, dont aucune sans doute ne l’avait convaincue.

Après un moment de silence, elle me proposa Faïmana sa suivante, que cette fois je refusai tout net.

Alors sa figure prit une expression de fine malice, et tout doucement ses yeux se tournèrent vers Ariitéa la princesse :

— Si je t’avais offert celle-ci, dit-elle, peut-être aurais-tu accepté avec plus d’empressement, mon petit Loti ?……

La vieille femme révélait par ces mots qu’elle avait deviné le troisième et assurément le plus sérieux des secrets de mon cœur.

Ariitéa baissa les yeux, et une nuance rose se répandit sur ses joues ambrées ; je sentis moi-même que le sang me montait tumultueusement au visage et le tonnerre se mit à rouler dans les profondeurs de la montagne, comme un orchestre formidable soulignant la situation tendue d’un mélodrame……


Pomaré satisfaite de sa facétie riait sous cape. Elle avait mis à profit le trouble qu’elle venait d’occasionner pour marquer deux fois té tâné (l’homme), c’est-à-dire le roi……

Pomaré, dont un des passe-temps favoris était le jeu d’écarté, était extraordinairement tricheuse, elle trichait même aux soirées officielles, dans les parties intéressées qu’elle jouait avec les amiraux ou le gouverneur, et les quelques louis qu’elle y pouvait gagner n’étaient certes pour rien dans le plaisir qu’elle éprouvait à rendre capots ses partenaires……

XIV

Rarahu possédait deux robes de mousseline, l’une blanche, l’autre rose, qu’elle mettait alternativement le dimanche par-dessus son pareo bleu et jaune, pour aller au temple des missionnaires protestants, à Papeete. Ces jours-là ses cheveux étaient séparés en deux longues nattes noires très épaisses ; de plus, elle piquait au-dessus de l’oreille (à l’endroit où les vieux greffiers mettent leur plume) une large fleur d’hibiscus, dont le rouge ardent donnait une pâleur transparente à sa joue cuivrée.

Elle restait peu de temps à Papeete après le service religieux, évitant la société des jeunes femmes, les échoppes des Chinois marchands de thé, de gâteau et de bière. Elle était très sage, et, en donnant la main à Tiahoui, elle rentrait à Apiré pour se déshabiller.

Un petit sourire contenu, une petite moue discrète, étaient les seuls signes d’intelligence que m’envoyaient les deux petites filles, quand par hasard nous nous rencontrions dans les avenues de Papeete……

XV

… Nous avions déjà passé bien des heures ensemble, Rarahu et moi, au bord du ruisseau de Fataoua, dans notre salle de bain sous les goyaviers, quand Pomaré me fit l’étrange proposition d’un mariage.

— Et Pomaré, qui savait tout ce qu’elle voulait savoir, connaissait cela fort bien.

Bien longtemps j’avais hésité. — J’avais résisté de toutes mes forces, — et cette situation singulière s’était prolongée, au delà de toute vraisemblance, plusieurs jours durant : quand nous nous étendions sur l’herbe pour faire ensemble le somme de midi, et que Rarahu entourait mon corps de ses bras, nous nous endormions l’un près de l’autre, à peu près comme deux frères.

C’était une bien enfantine comédie que nous jouions là tous deux, et personne assurément ne l’eût soupçonnée. Le sentiment « qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite » éprouvé pour une fille de Tahiti, m’eût peut-être fait sourire moi-même, avec quelques années de plus ; il eût bien amusé l’état-major du « Rendeer », en tout cas, et m’eût comblé de ridicule aux yeux de Tétouara……

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Les vieux parents de Rarahu, que j’avais craint de désoler d’abord, avaient sur ces questions des idées tout à fait particulières qui en Europe n’auraient point cours. Je n’avais pas tardé à m’en apercevoir.

Ils s’étaient dit qu’une grande fille de quatorze ans n’est plus une enfant, et n’a pas été créée pour vivre seule… Elle n’allait pas se prostituer à Papeete, et c’était là tout ce qu’ils avaient exigé de sa sagesse.

Ils avaient jugé que mieux valait Loti qu’un autre, Loti très jeune comme elle, qui leur paraissait doux et semblait l’aimer,… et, après réflexion, les deux vieillards avaient trouvé que c’était bien……

John lui-même, mon bien-aimé frère John, qui voyait tout avec ses yeux si étonnamment purs, qui éprouvait une surprise douloureuse quand on lui contait mes promenades nocturnes en compagnie de Faïmana dans les jardins de la reine, — John était plein d’indulgence pour cette petite fille qui l’avait charmé. — Il aimait sa candeur d’enfant, et sa grande affection pour moi ; il était disposé à tout pardonner à son frère Harry, quand il s’agissait d’elle……

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Si bien que, quand la reine me proposa d’épouser la petite Rarahu du district d’Apiré, le mariage tahitien ne pouvait plus être entre nous deux qu’une formalité……

XVI

CHOSES DU PALAIS.

Ariifaité, le prince-époux, jouait à la cour de Pomaré un rôle politique tout à fait effacé.

La reine, qui tenait à donner aux Tahitiens une belle lignée royale, avait choisi cet homme, parce qu’il était le plus grand et le plus beau qu’on eût pu trouver dans ses archipels. — C’était encore un magnifique vieillard à cheveux blancs, à la taille majestueuse, au profil noble et régulier.

Mais il était peu présentable, et s’obstinait à se trop peu vêtir ; le simple pareo tahitien lui semblait suffisant ; il n’avait jamais pu se faire à l’habit noir.

De plus il se grisait souvent ; aussi] le montrait-on fort peu.


De ce mariage étaient issus de vrais géants, qui tous mouraient du même mal sans remède, comme ces grandes plantes des tropiques qui poussent en une saison et meurent à l’automne.

Tous mouraient de la poitrine, et la reine les voyait l’un après l’autre partir, avec une inexprimable douleur.

L’aîné Tamatoa, avait eu de la belle reine Moé sa femme, une petite princesse délicieusement jolie, — l’héritière présomptive du trône de Tahiti, — la petite Pomaré V, sur laquelle se portait toute la tendresse passionnée de sa grand’mère, Pomaré IV.

Cette enfant, qui en 1872 avait six ans, laissait paraître déjà les symptômes du mal héréditaire, et plus d’une fois les yeux de l’aïeule s’étaient remplis de larmes en la regardant.

Cette maladie prévue et cette mort certaine donnaient un charme de plus à cette petite créature, la dernière des Pomaré, la dernière des reines des archipels tahitiens. — Elle était aussi ravissante, aussi capricieuse que peut l’être une petite princesse malade que l’on ne contrarie jamais. L’affection qu’elle montrait pour moi, avait contribué à m’attirer celle de la reine……

XVII

Pour arriver à parler le langage de Rarahu, — et à comprendre ses pensées, — même les plus drôles ou les plus profondes, — j’avais résolu d’apprendre la langue maorie.

Dans ce but, j’avais fait un jour à Papeete l’acquisition du dictionnaire des frères Picpus, — vieux petit livre qui n’eut jamais qu’une édition, et dont les rares exemplaires sont presque introuvables aujourd’hui.

Ce fut ce livre qui le premier m’ouvrit sur la Polynésie d’étranges perspectives, — tout un champ inexploré de rêveries et d’études.

XVIII

Au premier abord je fus frappé de la grande quantité des mots mystiques de la vieille religion maorie, — et puis de ces mots tristes, effrayants, intraduisibles, — qui expriment là-bas les terreurs vagues de la nuit, — les bruits mystérieux de la nature, les rêves à peine saisissables de l’imagination……

Il y avait d’abord Taaroa, le dieu supérieur des religions polynésiennes.

Les déesses : Ruahine tahua, déesse des arts et de la prière.

Ruahine auna, déesse de la sollicitude.

Ruahine faaipu, déesse de la franchise.

Ruahine Nihonthororoa, déesse de la dissension et du meurtre.


Romatane, le prêtre qui admet les âmes au ciel, ou les en exclut.

Tutahoroa, la route que suivent les âmes pour se rendre dans la nuit éternelle.

Tapaparaharaha, la base du monde.

Ilhohoa, les mânes, les revenants.

Oroimatua ai aru nihonihororoa, cadavre qui revient pour tuer et manger les vivants.

Tuitupapau, prière à un mort de ne pas revenir.

Tahurere, prier un ami mort de nuire à un ennemi.

Tii, esprit malfaisant.

Tahutahu, enchanteur, sorcier.


Mahoi, l’essence, l’âme d’un Dieu.

Faa-fano, départ de l’âme à la mort.

Ao, monde, univers, terre, ciel, bonheur, paradis, nuage, lumière, principe, centre, cœur des choses.

Po, nuit, anciens temps, monde inconnu et ténébreux, enfers.


… Et des mots tels que ceux-ci, pris au hasard entre mille :

Moana, abîmes de la mer ou du ciel.

Tohureva, présage de mort.

Natuaea, vision confuse et trompeuse.

Nupa-nupa, obscurité, agitation morale.

Ruma-ruma, ténèbres, tristesses.

Tarehua, avoir les sens obscurcis, être visionnaire.

Tataraio, être ensorcelé.

Tunoo, maléfice.

Ohiohio, regard sinistre.

Puhiairoto, ennemi secret.

Totoro ai po, repas mystérieux dans les ténèbres.

Tetea, personne pâle, fantôme.

Oromatua, crâne d’un parent.

Papaora, odeur de cadavre.

Tai hitoa, voix effrayante.

Tai aru, voix comme le bruit de la mer.

Tururu, bruit de bouche pour effrayer.


Oniania, vertige, brise qui se lève.

Tape tape, limite touchant aux eaux profondes.

Tahau, blanchir à la rosée.

Rauhurupe, vieux bananier ; personne décrépite.

Tulai, nuées rouges à l’horizon.

Nina, chasser une idée triste ; enterrer.

Ata, nuage ; tige de fleur ; messager ; crépuscule.

Ari, profondeur ; vide ; vague de la mer……

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XIX

… Rarahu possédait un chat d’une grande laideur, — en qui se résumaient avant mon arrivée ses plus chères affections.

Les chats sont bêtes de luxe en Océanie, et pourtant leur race est là-bas tout à fait manquée. — Ceux qui arrivent d’Europe font souche, et sont fort recherchés.

Celui de Rarahu était une grande bête efflanquée, haute sur pattes, qui passait ses jours à dormir le ventre au soleil, ou à manger des languerottes bleues. Il s’appelait Turiri. — Ses oreilles droites étaient percées à leurs extrémités, et ornées de petits glands de soie, suivant la mode des chats de Tahiti. Cette coiffure complétait d’une manière très comique ce minois de chat, déjà fort extraordinaire par lui-même.

Il s’enhardissait jusqu’à suivre sa maîtresse au bain, et passait de longues heures avec nous, étendu dans des poses nonchalantes.

Rarahu lui prodiguait les noms les plus tendres, — tels que : « Ma petite chose très chérie » — et « mon petit cœur » (ta ú mea iti here rahi) et (ta ú mafatu iti).

XX

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Non, ceux-là qui ont vécu là-bas, au milieu des filles à demi civilisées de Papeete, — qui ont appris avec elles le tahitien facile et bâtard de la plage, et les mœurs de la ville colonisée, — qui ne voient dans Tahiti qu’une île voluptueuse où tout est fait pour le plaisir des sens et la satisfaction des appétits matériels, — ceux-là ne comprennent rien au charme de ce pays……

Ceux encore, — les plus nombreux sans contredit, — qui jettent sur Tahiti un regard plus honnête et plus artiste, — qui y voient une terre d’éternel printemps, toujours riante, poétique, — pays de fleurs et de belles jeunes femmes, — ceux-là encore ne comprennent pas… Le charme de ce pays est ailleurs, et n’est pas saisissable pour tous……

Allez loin de Papeete, là où la civilisation n’est pas venue, là où se retrouvent sous les minces cocotiers, — au bord des plages de corail, — devant l’immense Océan désert, — les districts tahitiens, les villages aux toits de pandanus. — Voyez ces peuplades immobiles et rêveuses ; voyez au pied des grands arbres ces groupes silencieux, indolents et oisifs, qui semblent ne vivre que par le sentiment de la contemplation… Écoutez le grand calme de cette nature, le bruissement monotone et éternel des brisants de corail ; — regardez ces sites grandioses, ces mornes de basalte, ces forêts suspendues aux montagnes sombres, et tout cela, perdu au milieu de cette solitude majestueuse et sans bornes : le Pacifique……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXI

… Le premier soir où Rarahu vint se mêler aux jeunes femmes de Papeete, était un soir de grande fête.

La reine donnait un bal à l’état-major d’une frégate, qui par hasard passait……

Dans le salon tout ouvert, étaient déjà rangés les fonctionnaires européens, les femmes de la cour, tout le personnel de la colonie, en habits de gala.

En dehors, dans les jardins, c’était un grand tumulte, une grande confusion. Toutes les suivantes, toutes les jeunes femmes en robe de fête, et couronnées de fleurs, organisaient une immense upa-upa. Elles se préparaient à danser jusqu’au jour, pieds nus et au son du tam-tam, — tandis que, chez la reine, on allait danser au piano, en bottines de satin.

Et les officiers qui avaient déjà des amies au dedans et au dehors, dans ces deux mondes de femmes, allaient de l’un à l’autre sans détours, avec le singulier laisser-aller qu’autorisent les mœurs tahitiennes……


La curiosité, la jalousie surtout, avaient poussé Rarahu à cette escapade, depuis longtemps préméditée. — La jalousie, passion peu commune en Océanie, avait sourdement miné son petit cœur sauvage.

Quand elle s’endormait seule au milieu de ses bois, couchée en même temps que le soleil dans la case de ses vieux parents, elle se demandait ce que pouvaient bien être ces soirées de Papeete que Loti son ami passait avec Faïmana ou Téria suivantes de la reine… Et puis il y avait cette princesse Ariitéa, dans laquelle, avec son instinct de femme, elle avait deviné une rivale……


— « Ia ora na, Loti ! » (Je te salue, Loti), dit tout à coup derrière moi une petite voix bien connue, qui semblait encore trop jeune et trop fraîche pour être mêlée au tumulte de cette fête.

Et je répondis, étonné : « Ia ora na, Rarahu ! » (Je te salue, Rarahu).

C’était bien elle, pourtant, la petite Rarahu, en robe blanche, et donnant la main à Tiahoui. C’était bien elles deux, — qui semblaient intimidées de se trouver dans ce milieu inusité, où tant de jeunes femmes les regardaient. Elles m’abordaient avec de petites mines, demi-souriantes, demi-pincées, — et il était aisé de voir que l’orage était dans l’air.

— « Ne veux-tu pas te promener avec nous, Loti ? — Ici ne nous connais-tu pas ? Et ne sommes nous pas autant que les autres bien habillées et jolies ? »

Elles savaient bien qu’elles l’étaient plus que les autres, au contraire, — et sans cette conviction, probablement, elles n’eussent point tenté l’aventure.

— « Allons plus près, dit Rarahu ; je veux voir là ce qu’elles font dans la maison de la reine. »


Et tous trois, nous tenant par la main, au milieu des tuniques de mousseline et des couronnes de fleurs, nous nous approchâmes des fenêtres ouvertes, — pour regarder ensemble cette chose singulière à plus d’un titre : une réception chez la reine Pomaré.


— « Loti, demanda d’abord Tiahoui, — celles-ci, que font-elles ?… » Elle montrait de la main un groupe de femmes légèrement bistrées, et parées de longues tuniques éclatantes, qui étaient assises avec des officiers autour d’une table couverte d’un tapis vert. Elles remuaient des pièces d’or et de nombreux petits carrés de carton peint, qu’elles faisaient glisser rapidement dans leurs doigts, tandis que leurs yeux noirs conservaient leur impassible expression de câlinerie et de nonchalance exotique.

Tiahoui ignorait absolument les secrets du poker et du baccara ; elle ne saisit que d’une manière imparfaite les explications que je pus lui en donner.


Quand les premières notes du piano commencèrent à résonner dans l’atmosphère chaude et sonore, le silence se fit et Rarahu écouta en extase… Jamais rien de semblable n’avait frappé son oreille ; la surprise et le ravissement dilataient ses yeux étranges. Le tam-tam aussi s’était tu, et derrière nous les groupes se serraient sans bruit ; — on n’entendait plus que le frôlement des étoffes légères, — le vol des grandes phalènes, qui venaient effleurer de leurs ailes la flamme des bougies, — et le bruissement lointain du Pacifique……

Alors parut Ariitéa, appuyée au bras d’un commandant anglais, et s’apprêtant à valser.

— Elle est très belle, Loti, dit tout bas Rarahu.

— Très belle, Rarahu, répondis-je…

— Et tu vas aller à cette fête ; et ton tour viendra de danser aussi avec elle en la tenant dans tes bras, tandis que Rarahu rentrera toute seule avec Tiahoui, tristement se coucher à Apiré !……

En vérité non, Loti, tu n’iras pas, dit-elle, en s’exaltant tout à coup. Je suis venue pour te chercher !……

— Tu verras, Rarahu, comme le piano résonnera bien sous mes doigts ; tu m’écouteras jouer et jamais musique si douce n’aura frappé ton oreille. Tu partiras ensuite parce que la nuit s’avance. Demain viendra vite, et demain nous serons ensemble……

— Mon Dieu, non, Loti, tu n’iras pas, répéta-t-elle encore de sa voix d’enfant que la fureur faisait trembler……

Puis, avec une prestesse de jeune chatte nerveuse et courroucée, elle arracha mes aiguillettes d’or, froissa mon col, et déchira du haut en bas le plastron irréprochable de ma chemise britannique……


En effet, je ne pouvais plus, ainsi maltraité, me présenter au bal de la reine ; — force me fut de faire contre fortune bon cœur, et, en riant, de suivre Rarahu, dans les bois du district d’Apiré…

Mais, quand nous fûmes seuls dans la campagne, loin du bruit de la fête, au milieu des bois et de l’obscurité, autour de moi je trouvai tout absurde et maussade, le calme de la nuit, le ciel brillant d’étoiles inconnues, le parfum des plantes tahitiennes, tout, jusqu’à la voix de l’enfant délicieuse qui marchait à mon côté… Je songeais à Ariitéa, en longue tunique de satin bleu, valsant là-bas chez la reine et un ardent désir m’attirait vers elle ; — Rarahu avait ce soir-là fait fausse route, en m’entraînant dans sa solitude.

XXII

LOTI À SA SŒUR À BRIGHTBURY.

Papeete, 1872.
« Chère petite sœur,

» Me voilà sous le charme, moi aussi — sous le charme de ce pays qui ne ressemble à aucun autre. — Je crois que je le vois comme jadis le voyait Georges, à travers le même prisme enchanteur ; depuis deux mois à peine j’ai mis le pied dans cette île, — et déjà je me suis laissé captiver. — La déception des premiers jours est bien loin aujourd’hui, et je crois que c’est ici, comme disait Mignon, que je voudrais vivre, aimer et mourir……

» Six mois encore à passer dans ce pays, la décision est prise depuis hier par notre commandant qui, lui aussi, se trouve mieux ici qu’ailleurs ; le Rendeer ne partira pas avant octobre ; d’ici là je me serai fait entièrement à cette existence doucement énervante, d’ici là je serai devenu plus d’à moitié indigène, et je crains qu’à l’heure du départ il ne me faille terriblement souffrir……

» Je ne puis te dire tout ce que j’éprouve d’impressions étranges, en retrouvant à chaque pas mes souvenirs de douze ans… Petit garçon, au foyer de famille, je songeais à l’Océanie ; à travers le voile fantastique de l’inconnu, je l’avais comprise et devinée telle que je la trouve aujourd’hui. — Tous ces sites étaient « DÉJÀ VUS », tous ces noms étaient connus, tous ces personnages sont bien ceux qui jadis hantaient mes rêves d’enfant, si bien que par instants c’est aujourd’hui que je crois rêver……

» Cherche, dans les papiers que nous a laissés Georges, une photographie déjà effacée par le temps : une petite case au bord de la mer, bâtie aux pieds de cocotiers gigantesques, et enfouie sous la verdure… — C’était la sienne. — Elle est encore là à sa place……

» — On me l’a indiquée, — mais c’était inutile, tout seul je l’aurais reconnue……

» Depuis son départ, elle est restée vide ; le vent de la mer et les années l’ont disjointe et meurtrie ; les broussailles l’ont recouverte, la vanille l’a tapissée, — mais elle a conservé le nom tahitien de Georges, on l’appelle encore « la case de Rouéri…… »

» La mémoire de Rouéri est restée en honneur chez beaucoup d’indigènes, — chez la reine surtout, par qui je suis aimé et accueilli en souvenir de lui.

» Tu avais les confidences de Georges, toi, ma sœur ; tu savais sans doute qu’une Tahitienne qu’il avait aimée avait vécu près de lui pendant ses quatre années d’exil…

» Et moi qui n’étais alors qu’un petit enfant, je devinais tout seul ce que l’on ne me disait pas ; je savais même qu’elle lui écrivait, j’avais vu sur son bureau traîner des lettres, écrites dans une langue inconnue, qu’aujourd’hui je commence à parler et à comprendre.

» Son nom était Taïmaha. — Elle habite près d’ici, dans une île voisine, et j’aimerais la voir. — J’ai souvent désiré rechercher sa trace, — et puis au dernier moment j’hésite ; un sentiment indéfinissable, comme un scrupule, m’arrête au moment de remuer cette cendre, et de fouiller dans ce passé intime de mon frère, sur lequel la mort a jeté son voile sacré........ »

XXIII

ÉCONOMIE SOCIALE ET PHILOSOPHIE.

Le caractère des Tahitiens est un peu celui des petits enfants. — Ils sont capricieux, fantasques, — boudeurs tout à coup et sans motif ; — foncièrement honnêtes toujours, — et hospitaliers dans l’acception du mot la plus complète…

Le caractère contemplatif est extraordinairement développé chez eux ; ils sont sensibles aux aspects gais ou tristes de la nature, accessibles à toutes les rêveries de l’imagination…

La solitude des forêts, les ténèbres, les épouvantent, et ils les peuplent sans cesse de fantômes et d’esprits.

Les bains nocturnes sont en honneur à Tahiti ; au clair de lune des bandes de jeunes filles s’en vont dans les bois se plonger dans des bassins naturels d’une délicieuse fraîcheur. — C’est alors que ce simple mot : « Toupapahou ! » jeté au milieu des baigneuses les met en fuite comme des folles… — (Toupapahou est le nom de ces fantômes tatoués qui sont la terreur de tous les Polynésiens, — mot étrange, effrayant en lui-même et intraduisible…)

En Océanie, le travail est chose inconnue, — Les forêts produisent d’elles-mêmes tout ce qu’il faut pour nourrir ces peuplades insouciantes ; le fruit de l’arbre à pain, les bananes sauvages, croissent pour tout le monde et suffisent à chacun. — Les années s’écoulent pour les Tahitiens dans une oisiveté absolue et une rêverie perpétuelle, — et ces grands enfants ne se doutent pas que dans notre belle Europe tant de pauvres gens s’épuisent à gagner le pain du jour.....

XXIV

UN NUAGE.

… La bande insouciante et paresseuse était au complet au bord du ruisseau d’Apiré, et Tétouara qui était en veine d’esprit versait sur nous tous, à demi endormis dans les herbes, des facéties rabelaisiennes, — tout en se bourrant de cocos et d’oranges.

On n’entendait guère que sa voix de crécelle, mêlée aux bruissements de quelques cigales qui chantaient là leur chanson de midi, à l’heure même où, sur l’autre face de la boule du monde, mes amis d’autrefois sortaient des théâtres de Paris, transis et emmitouflés, dans le brouillard glacial des nuits d’hiver…

La nature était tranquille et énervée ; une brise tiède passait mollement sur la cime des arbres, et une foule de petits ronds de soleil dansaient gaiement sur nous, multipliés à l’infini par le tamisage léger des goyaviers et des mimosas……

Nous vîmes s’avancer tout à coup une personne vêtue d’une tunique traînante en gaze vert d’eau, avec de longs cheveux noirs soigneusement nattés, et, sur le front, une couronne de jasmin…

On voyait un peu à travers la fine tunique sa gorge pure de jeune fille que n’avait jamais contrariée aucune entrave… On voyait aussi qu’elle avait roulé autour de ses hanches, un pareo somptueux, dont les grandes fleurs blanches sur fond rouge transparaissaient sous la gaze légère……

Je n’avais jamais vu Rarahu si belle, ni se prenant autant au sérieux……

Un grand succès d’admiration avait salué son entrée… Le fait est qu’elle était bien jolie ainsi, — et que sa coquetterie embarrassée la rendait encore plus charmante……

Confuse et intimidée elle était venue à moi ; puis sur l’herbe elle s’était assise à mon côté, et restait là immobile, les joues empourprées sous leur bistre, les yeux baissés, comme une enfant coupable qui tremble qu’on ne l’interroge et ne la confonde……

— Loti, tu fais très bien les choses, disait-on dans la galerie…

Et les jeunes femmes auxquelles mon étonnement n’avait point échappé, firent entendre dans les hautes herbes de petits éclats de rire contenus qui disaient une foule de méchantes choses ; — Tétouara, fine et impitoyable, prononça sur la belle robe de gaze ces astucieuses paroles :

— Elle est faite d’une étoffe chinoise !

Et les éclats de rire redoublèrent ; — il en partait de derrière tous les goyaviers, — il en sortait de l’eau du ruisseau ; — il en venait de partout, — et la pauvre petite Rarahu était bien près de fondre en larmes……

XXV

TOUJOURS LE NUAGE.

… « Elle est faite d’une étoffe chinoise ! » avait dit Tétouara……

Parole grosse de sous-entendus venimeux, — parole acérée à triple pointe, qui souvent me revenait en tête……

En vérité j’étais tout à fait étranger à cette robe de gaze verte… Ce n’étaient point non plus les vieux parents adoptifs de Rarahu, — lesquels vivaient à moitié nus dans leur case de pandanus, — qui s’étaient lancés dans de telles prodigalités……

Et je demeurais plongé dans mes réflexions……


Les marchands chinois de Papeete sont pour les Tahitiennes un objet de dégoût et d’horreur… Il n’est point de plus grande honte pour une jeune femme que d’être convaincue d’avoir écouté les propos galants de l’un d’entre eux……

Mais les Chinois sont malins et sont riches ; — et il est notoire que plusieurs de ces personnages, à force de présents et de pièces blanches, obtiennent des faveurs clandestines qui les dédommagent du mépris public……


Je m’étais bien gardé cependant de communiquer cet horrible soupçon à John, qui eût chargé d’anathèmes ma petite amie Rarahu… J’eus le bon goût de ne faire ni reproches ni scandale, — me réservant seulement d’observer et d’attendre……

XXVI

PERSISTANCE DU NUAGE.

… Quand j’arrivai au ruisseau d’Apiré, à notre salle de bain particulière sous les goyaviers, il était trois heures de l’après-midi, heure inusitée.

J’étais venu sans bruit… J’écartai les branches et je regardai……

La stupeur me cloua sur place……

Une chose horrible était là, dans ce lieu que nous considérions comme appartenant à nous seuls : un vieux Chinois tout nu, lavant dans notre eau limpide son vilain corps jaune……

Il semblait chez lui et ne se dérangeait nullement… Il avait relevé sa longue queue de cheveux gris nattés, et l’avait roulée en manière de chignon de femme sur la pointe de son crâne chauve… Complaisamment il lavait dans notre ruisseau ses membres osseux qui semblaient enduits de safran, — et le soleil l’éclairait tout de même, de sa lueur discrètement voilée par la verdure, — et l’eau fraîche et claire bruissait tout de même autour de lui, — avec autant de naturel et de gaieté qu’elle eût pu le faire pour nous……

XXVII

… J’observais, posté derrière les branches… La curiosité me tenait là attentif et immobile… Je m’étais condamné au spectacle de ce bain, attendant avec anxiété ce qui allait s’en suivre……


Je n’attendis pas longtemps ; un léger frôlement de branches, un bruit de voix douces, m’indiqua bientôt que les deux petites filles arrivaient……

Le Chinois qui les avait entendues aussi, se leva d’un bond, comme mu par un ressort… Soit pudeur, soit honte d’étaler au soleil d’aussi laides choses, il courut à ses vêtements… Les nombreuses robes de mousseline qui, superposées, composaient son costume, pendaient çà et là, accrochées aux branches des arbres.

Il avait eu le temps d’en passer deux ou trois, quand les petites arrivèrent.


Le chat de Rarahu, qui ouvrait la marche, fit un haut-le-corps très significatif en apercevant l’homme jaune, et rebroussa chemin d’un air indigné…

Tiahoui parut ensuite ; — elle eut un temps d’arrêt en portant la main à son menton, et riant sous cape, comme une personne qui aperçoit quelque chose de très drôle……

Rarahu regarda par-dessus son épaule, riant aussi… Après quoi toutes deux s’avancèrent résolument, en disant d’un ton narquois :

« — Ia ora na, Tseen-Lee ! — Ia ora na tinito, mafatu meiti ! »

— Bonjour Tseen-Lee, — bonjour Chinois, mon petit cœur !


Elles le connaissaient par son nom, et lui-même avait appelé Rarahu… Il avait laissé retomber sa queue grisonnante avec un grand air de coquetterie, et ses yeux de vieux lubrique étincelaient d’une hideuse manière……

XXVIII

Il tira de ses poches une quantité de choses qu’il offrit aux deux enfants : — petites boîtes de poudres blanches ou roses, — petits instruments compliqués pour la toilette, petites spatules d’argent pour racler la langue, toutes choses dont il leur expliquait l’usage, — et puis des bonbons chinois aussi, — des fruits confits au poivre et au gingembre……

C’était Rarahu surtout qui était l’objet de ses attentions ardentes. — Et les deux petites, en se faisant un peu prier, acceptaient tout de même, avec accompagnement de moues dédaigneuses, et de grimaces de ouïstitis……


Il y eut un grand ruban rose, pour lequel Rarahu laissa embrasser son épaule nue……

Et puis Tseen-Lee voulut aller plus loin, et approcha ses lèvres de celles de ma petite amie, — laquelle s’enfuit à toutes jambes, suivie de Tiahoui… Toutes deux disparurent sous bois comme des gazelles, emportant leurs présents à pleines mains — on les entendit de loin rire encore à travers la verdure, — et Tseen-Lee, incapable de les rejoindre, demeura à sa place, piteux et décontenancé……

XXIX

LE NUAGE CRÈVE.

… Le lendemain Rarahu, la tête appuyée sur mes genoux, pleurait à chaudes larmes……

Dans son cœur de pauvre petite croissant à l’aventure dans les bois, les notions du bien et du mal étaient restées imparfaites ; on y trouvait une foule d’idées baroques et incomplètes, venues toutes seules à l’ombre des grands arbres. — Les sentiments frais et purs y dominaient pourtant, et il s’y mêlait aussi quelques données chrétiennes, puisées au hasard dans la Bible de ses vieux parents……

La coquetterie et la gourmandise l’avaient poussée hors du droit chemin, mais j’étais sûr, absolument sûr qu’elle n’avait rien donné en échange de ces singuliers présents, et le mal pouvait encore se réparer par des larmes.

Elle comprenait que ce qu’elle avait fait était fort mal ; elle comprenait surtout qu’elle m’avait causé de la peine, — et que John, le sérieux John mon frère, détournerait d’elle ses yeux bleus……

Elle avait tout avoué, l’histoire de la robe de gaze verte, l’histoire du paréo rouge. — Elle pleurait, la pauvre petite, de tout son cœur ; les sanglots oppressaient sa poitrine, — et Tiahoui pleurait aussi, de voir pleurer son amie……


Ces larmes, les premières que Rarahu eût versées de sa vie, produisirent entre nous le résultat qu’amènent souvent les larmes, elles nous firent davantage nous aimer. — Dans le sentiment que j’éprouvais pour elle, le cœur prit une part plus large, et l’image d’Ariitéa s’effaça pour un temps……

L’étrange petite créature qui pleurait là sur mes genoux, dans la solitude d’un bois d’Océanie, m’apparaissait sous un aspect encore inconnu ; pour la première fois elle me semblait quelqu’un, et je commençais à soupçonner la femme adorable qu’elle eût pu devenir, si d’autres que ces deux vieillards sauvages eussent pris soin de sa jeune tête……

XXX

À dater de ce jour, Rarahu considérant qu’elle n’était plus une enfant, cessa de se montrer la poitrine nue au soleil……

Même les jours non fériés, elle se mit à porter des robes et à natter ses longs cheveux…

XXXI

Mata reva était le nom que m’avait donné Rarahu, ne voulant point de celui de Loti, qui me venait de Faïmana ou d’Ariitéa. — Mata, dans le sens propre, veut dire : œil, c’est d’après les yeux que les Maoris désignent les gens, et les noms qu’ils leur donnent sont généralement très réussis……

Plumket, par exemple, s’appelait Mata-pifaré, (œil de chat) ; Brown, Mata ioré (œil de rat), et John, Mata-ninamu (œil azuré)……

Rarahu n’avait voulu pour moi aucune ressemblance d’animal ; l’appellation plus poétique de Mata-reva était celle qu’après bien des hésitations elle avait choisie…

Je consultai le dictionnaire des vénérables frères Picpus, — et trouvai ce qui suit :

Reva, firmament ; — abîme, profondeur ; — mystère……

XXXII

JOURNAL DE LOTI.

… Les heures, les jours, les mois, s’envolaient dans ce pays autrement qu’ailleurs ; le temps s’écoulait sans laisser de traces, dans la monotonie d’un éternel été. — Il semblait qu’on fût dans une atmosphère de calme et d’immobilité, où les agitations du monde n’existaient plus……

Oh ! les heures délicieuses, oh ! les heures d’été, douces et tièdes, que nous passions là, chaque jour, au bord du ruisseau de Fataoua, dans ce coin de bois, ombreux et ignoré, qui fut le nid de Rarahu, et le nid de Tiahoui. — Le ruisseau courait doucement sur les pierres polies, entraînant des peuplades de poissons microscopiques et de mouches d’eau. — Le sol était tapissé de fines graminées, de petites plantes délicates, d’où sortait une senteur pareille à celle de nos foins d’Europe pendant le beau mois de juin, senteur exquise, rendue par ce seul mot tahitien : « poumiriraïra », qui signifie : une suave odeur d’herbes. L’air était tout chargé d’exhalaisons tropicales, où dominait le parfum des oranges, surchauffées dans les branches par le soleil du midi. — Rien ne troublait le silence accablant de ces midis d’Océanie. De petits lézards, bleus comme des turquoises, que rassurait notre immobilité, circulaient autour de nous, en compagnie des papillons noirs marqués de grands yeux violets. On n’entendait que de légers bruits d’eau, des chants discrets d’insectes, ou de temps en temps la chute d’une goyave trop mûre, qui s’écrasait sur la terre avec un parfum de framboise……


… Et quand la journée s’avançait, quand le soleil plus bas jetait sur les branches des arbres des lueurs plus dorées, Rarahu s’en retournait avec moi à sa case isolée dans les bois. — Les deux vieillards ses parents, fixes et graves, étaient là toujours, accroupis devant leur hutte de pandanus, et nous regardant venir. — Une sorte de sourire mystique, une expression d’insouciante bienveillance éclairait un instant leurs figures éteintes :

— « Nous te saluons, Loti ! disaient-ils, d’une voix gutturale » ; — ou bien : « nous te saluons, Mata reva ! »

— Et puis c’était tout ; il fallait se retirer, laissant entre eux deux ma petite amie qui me suivait des yeux en souriant et qui semblait une personnification fraîche de la jeunesse à côté de ces deux sombres momies polynésiennes……

C’était l’heure du repas du soir. Le vieux Tahaapaïru étendait ses longs bras tatoués jusqu’à une pile de bois mort ; il y prenait deux morceaux de bourao desséché, et les frottait l’un contre l’autre pour en obtenir du feu, — vieux procédé de sauvage. Rarahu recevait la flamme des mains du vieillard ; elle allumait une gerbe de branches, et faisait cuire dans la terre deux maiorés, fruits de l’arbre à pain, qui composaient le repas de la famille……

C’était l’heure aussi où la bande des baigneuses du ruisseau de Fataoua rejoignait Papeete, Tétouara en tête, — et j’avais pour m’en revenir toujours compagnie joyeuse.

— Loti, disait Tétouara, n’oublie pas qu’on t’attend à la nuit dans le jardin de la reine ; Téria et Faïmana le font dire qu’elles comptent sur toi pour les conduire prendre du thé chez les Chinois, — et moi aussi, j’en serai très volontiers si tu veux……


Nous nous en revenions en chantant, par un Chemin d’où la vue dominait le Grand-Océan bleu, éclairé des dernières lueurs du soleil couchant.

La nuit descendait sur Tahiti, transparente, étoilée. Rarahu s’endormait dans ses bois ; les grillons entonnaient sous l’herbe leur concert du soir, les phalènes prenaient leur vol sous les grands arbres, — et les suivantes commençaient à errer dans les jardins de la reine……

XXXIII

… Rarahu qui suivait avec moi une des avenues ombragées de Papeete, adressa un bonjour moitié amical, moitié railleur, — un peu terrifié aussi, — à une créature baroque qui passait.

La grande femme sèche, qui n’avait de la Tahitienne que le costume, y répondit avec une raideur pleine de dignité, et se retourna pour nous regarder.

Rarahu vexée lui tira la langue, — après quoi elle me conta en riant que cette vieille fille, demi-blanche, métis efflanquée d’anglais et de maorie, — était son ancien professeur, à l’école de Papeete.

Un jour, la métis avait déclaré à son élève qu’elle fondait sur elle les plus hautes espérances pour lui succéder dans ce pontificat, en raison de la grande facilité avec laquelle apprenait l’enfant.

Rarahu, saisie de terreur à la pensée de cet avenir, avait tout d’une traite pris sa course jusqu’à Apiré, quittant du coup la haapiiraa (la maison d’école) pour n’y plus revenir……

XXXIV

… Je rentrai un matin à bord du Rendeer, rapportant cette nouvelle à sensation que j’avais couché en compagnie de Tamatoa……

Tamatoa, fils aîné de la reine Pomaré, mari de la belle reine Moé de l’île de Raîatéa, — père de la délicieuse petite malade, Pomaré V, — était un homme que l’on gardait enfermé depuis quelques années entre quatre solides murailles, et qui était encore l’effroi légendaire du pays.

Dans son état normal, Tamatoa, disait-on, n’était pas plus méchant qu’un autre, — mais il buvait, — et quand il avait bu, il voyait rouge, il lui fallait du sang.

C’était un homme de trente ans, d’une taille prodigieuse, et d’une force herculéenne ; plusieurs hommes ensemble étaient incapables de lui tenir tête, quand il était déchaîné ; il égorgeait sans motif, et les atrocités commises par lui dépassaient toute imagination……

Pomaré adorait pourtant ce fils colossal. — Le bruit courait même dans le palais que depuis quelque temps elle lui ouvrait la porte, et qu’on l’avait vu la nuit rôder dans les jardins. — Sa présence causait parmi les filles de la cour la même terreur que celle d’une bête fauve, dont on saurait, la nuit, la cage mal fermée.


Il y avait chez Pomaré une salle consacrée aux étrangers, nuit et jour ouverte ; on y trouvait par terre des matelas recouverts de nattes blanches et propres, qui servaient aux Tahitiens de passage, aux chefs attardés des districts, et quelquefois à moi-même……


… Dans les jardins et dans le palais, tout le monde était endormi quand j’entrai dans la salle de refuge.

Je n’y trouvai qu’un seul personnage assis, accoudé sur une table où brûlait une lampe d’huile de cocotier… c’était un inconnu, d’une taille et d’une envergure plus qu’humaine ; une seule de ses mains eût broyé un homme comme du verre. — Il avait d’épaisses mâchoires carrées de cannibale ; sa tête énorme était dure et sauvage, ses yeux à demi fermés avaient une expression de tristesse égarée……

— Ia ora na, Loti ! dit l’homme. — Je te salue, Loti !……

Je m’étais arrêté à la porte…

Alors commença en tahitien, entre l’inconnu et moi, le dialogue suivant :

— « … Comment sais-tu mon nom ? »

— » Je sais que tu es Loti, le petit porte-aiguillettes de l’amiral à cheveux blancs.

» Je t’ai souvent vu passer près de moi la nuit,

» Tu viens pour dormir ?… »

— » Et toi ? — Tu es un chef, de quelque île ?…

— » Oui, je suis un grand chef. — Couche-toi dans le coin là-bas ; tu y trouveras la meilleure natte… »

Quand je fus étendu et roulé dans mon paréo, je fermai les yeux, — juste assez pour observer l’étrange personnage qui s’était levé avec précaution et se dirigeait vers moi.

En même temps qu’il s’approchait, un léger bruit m’avait fait tourner la tête du côté opposé, du côté de la porte où la vieille reine venait d’apparaître ; — elle marchait cependant avec des précautions infinies, sur la pointe de ses pieds nus, mais les nattes criaient sous le poids de son gros corpus.

… Quand l’homme fut près de moi, il prit une moustiquaire de mousseline qu’il étendit avec soin au-dessus de ma tête ; après quoi il plaça une feuille de bananier devant sa lampe pour m’en cacher la lumière, et retourna s’asseoir, la tête appuyée sur ses deux mains.

Pomaré qui nous avait observés anxieusement tous deux, cachée dans l’embrasure sombre, sembla satisfaite de son examen et disparut…

La reine ne venait jamais dans ces quartiers de sa demeure, et son apparition, m’ayant confirmé dans cette idée que mon compagnon était inquiétant, m’ôta toute envie de dormir.

Cependant l’inconnu ne bougeait plus ; son regard était redevenu vague et atone ; il avait oublié ma présence… On entendait dans le lointain des femmes de la reine qui chantaient à deux parties un himéné des îles Pomotous. — Et puis la grosse voix du vieil Ariifaité, le prince époux, cria : « Mamou ! — (silence !) — Te hora a horou ma piti ! » — (silence, il est minuit !)… Et le silence se fit comme par enchantement…

Une heure après, l’ombre de la vieille reine apparut encore dans l’embrasure de la porte. — La lampe s’éteignait, et l’homme venait de s’endormir…

J’en fis autant bientôt, d’un sommeil léger toutefois, et quand, au petit jour, je me levai pour partir, je vis qu’il n’avait point changé de place ; sa tête seule s’était affaissée, et reposait sur la table……

Je fis ma toilette au fond du jardin sous les mimosas, dans un ruisseau d’eau fraîche ; — après quoi j’allai sous la véranda saluer la reine et la remercier de son hospitalité.

— « Haere mai, Loti, dit-elle du plus loin qu’elle me vit, haere mai paraparaü ! » (Viens ici, Loli, et causons un peu !)

« Eh bien ! t’a-t-il bien reçu ?…… »

— « Oui, dis-je. » — Et je vis sa vieille figure s’épanouir de plaisir quand je lui exprimai ma reconnaissance pour les soins qu’il avait pris de moi…

— « Sais-tu qui c’était, dit-elle mystérieusement, — oh ! ne le répète pas, mon petit Loti… c’était Tamatoa !…… »

Quelques jours plus tard, Tamatoa fut officiellement relâché, — à la condition qu’il ne sortirait point du palais ; j’eus plusieurs fois l’occasion de lui parler et de lui donner des poignées de main……

Cela dura jusqu’au moment où, s’étant évadé, il assassina une femme et deux enfants dans le jardin du missionnaire protestant, et commit dans une même journée une série d’horreurs sanguinaires qui ne pourraient s’écrire, même en latin……

XXXV

… Qui peut dire où réside le charme d’un pays ?… Qui trouvera ce quelque chose d’intime et d’insaisissable que rien n’exprime dans les langues humaines ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a dans le charme tahitien beaucoup de cette tristesse étrange qui pèse sur toutes ces îles d’Océanie, — l’isolement dans l’immensité du Pacifique, — le vent de la mer, — le bruit des brisants, — l’ombre épaisse, — la voix rauque et triste des maoris qui circulent en chantant au milieu des tiges des cocotiers, étonnamment hautes, blanches et grêles……

On s’épuise à chercher, à saisir, à exprimer… effort inutile, — ce quelque chose s’échappe, et reste incompris……

J’ai écrit sur Tahiti de longues pages ; il y a là-dedans des détails jusque sur l’aspect des moindres petites plantes, — jusque sur la physionomie des mousses……

Qu’on lise tout cela avec la meilleure volonté du monde, — eh bien, après, a-t-on compris ?… Non assurément……

Après cela, a-t-on entendu, la nuit, sur ces plages de Polynésie toutes blanches de corail, — a-t-on entendu, la nuit, partir du fond des bois le son plaintif d’un vivo[1]?… ou le beuglement lointain des trompes de coquillages ?……

XXXVI

GASTRONOMIE.

… « La chair des hommes blancs a goût de banane mûre…… »

Ce renseignement me vient du vieux chef maori Hoatoaru, de l’île Routoumah, dont la compétence en cette matière est indiscutable……

XXXVII

… Rarahu, dans un accès d’indignation, m’avait appelé : long lézard sans pattes, — et je n’avais pas très bien compris tout d’abord…

Le serpent étant un animal tout à fait inconnu en Polynésie, la métis qui avait éduqué Rarahu, pour lui expliquer sous quelle forme le diable avait tenté la première femme, avait eu recours à cette périphrase.

Rarahu s’était donc habituée à considérer cette variété de « long lézard sans pattes » comme la plus méchante et la plus dangereuse de toutes les créatures terrestres ; — c’était pour cela qu’elle m’avait lancé cette insulte……

Elle était jalouse encore, la pauvre petite Rarahu ; elle souffrait de ce que Loti ne voulait pas exclusivement lui appartenir.

Ces soirées de Papeete, ces plaisirs des autres jeunes femmes, auxquels ses vieux parents lui défendaient de se mêler, faisaient travailler son imagination d’enfant. — Il y avait surtout ces thés qui se donnaient chez les Chinois, et dont Tétouara lui rapportait des descriptions fantastiques, thés auxquels Téria, Faïmana et quelques autres folles filles de la suite de la reine, buvaient et s’enivraient. — Loti y assistait, y présidait même quelquefois, et cela confondait les idées de Rarahu, qui ne comprenait plus.

… Quand elle m’eut bien injurié, elle pleura, — argument beaucoup meilleur……

À partir de ce jour, on ne me vit guère plus aux soirées de Papeete. — Je demeurais plus tard dans les bois d’Apiré, partageant même quelquefois le fruit de l’arbre à pain avec le vieux Tahaapaïru. — La tombée de la nuit était triste, par exemple, dans cette solitude ; — mais cette tristesse avait son grand charme, et la voix de Rarahu avait un son délicieux le soir, sous la haute et sombre voûte des arbres… — Je restais jusqu’à l’heure où les deux vieillards faisaient leur prière, — prière dite dans une langue bizarre et sauvage, mais qui était celle-là même que dans mon enfance on m’avait apprise. — « Notre père qui es aux cieux… », l’éternelle et sublime prière du Christ, résonnait d’une manière étrangement mystérieuse, là, aux antipodes du vieux monde, dans l’obscurité de ces bois, dans le silence de ces nuits, dite par la voix lente et grave de ce vieillard fantôme……

XXXVIII

… Il y avait quelque chose que Rarahu commençait à sentir déjà, et qu’elle devait sentir amèrement plus tard, — quelque chose qu’elle était incapable de formuler dans son esprit d’une manière précise, — et surtout d’exprimer avec les mots de sa langue primitive. — Elle comprenait vaguement qu’il devait y avoir des abîmes dans le monde intellectuel, entre Loti et elle-même, des mondes entiers d’idées et de connaissances inconnues. — Elle saisissait déjà la différence radicale de nos races, de nos conceptions, de nos moindres sentiments : les notions même des choses les plus élémentaires de la vie différaient entre nous deux. — Loti qui s’habillait comme un Tahitien et parlait son langage, demeurait pour elle un paoupa. — c’est-à-dire un de ces hommes venus des pays fantastiques de par delà les grandes mers, — un de ces hommes qui depuis quelques années apportaient dans l’immobile Polynésie tant de changements inouïs, et de nouveautés imprévues……

Elle savait aussi que Loti repartirait bientôt pour ne plus revenir, retournant dans sa patrie lointaine… Elle n’avait aucune idée de ces distances vertigineuses, — et Tahaapaïru les comparait à celles qui séparaient Fataoua de la lune ou des étoiles……

Elle pensait ne représenter aux yeux de Loti, — enfant de quinze ans qu’elle était, — qu’une petite créature curieuse, jouet de passage qui serait vite oublié……


Elle se trompait pourtant. — Loti commençait à s’apercevoir lui aussi qu’il éprouvait pour elle un sentiment qui n’était plus banal. — Déjà il l’aimait un peu par le cœur……

Il se souvenait de son frère Georges, — de celui que les Tahitiens appelaient Rouéri, qui avait emporté de ce pays d’ineffaçables souvenirs, — et il sentait qu’il en serait ainsi de lui-même. — Il semblait très possible à Loti que cette aventure commencée au hasard par un caprice de Tétouara, laissât des traces profondes et durables sur sa vie tout entière……

Très jeune encore, Loti avait été lancé dans les agitations de l’existence européenne ; de très bonne heure il avait soulevé le voile qui cache aux enfants la scène du monde ; — lancé brusquement, à seize ans, dans le tourbillon de Londres et de Paris, il avait souffert à un âge où d’ordinaire on commence à peine à penser……

Loti était revenu très fatigué de cette campagne faite si matin dans la vie, — et se croyait déjà fort blasé. — Il avait été profondément écœuré et déçu, — parce que, avant de devenir un garçon semblable aux autres jeunes hommes, il avait commencé par être un petit enfant pur et rêveur, élevé dans la douce paix de la famille ; lui aussi avait été un petit sauvage, sur le cœur duquel s’inscrivaient dans l’isolement une foule d’idées fraîches et d’illusions radieuses. — Avant d’aller rêver dans les bois d’Océanie, tout enfant il avait longtemps rêvé seul dans les bois du Yorkshire……

Il y avait une foule d’affinités mystérieuses entre Loti et Rarahu, nés aux deux extrémités du monde. — Tous deux avaient l’habitude de l’isolement et de la contemplation, l’habitude des bois et des solitudes de la nature ; tous deux s’arrangeaient de passer de longues heures en silence, étendus sur l’herbe et la mousse ; — tous deux aimaient passionnément la rêverie, la musique, — les beaux fruits, les fleurs et l’eau fraîche……

XXXIX

… Il n’y avait pour le moment aucun nuage à notre horizon……

Encore cinq grands mois à passer ensemble… — Il était bien inutile de se préoccuper de l’avenir……

XL

On était charmé quand Rarahu chantait……

Quand elle chantait seule, elle avait dans la voix des notes si fraîches et si douces, que les oiseaux seuls ou les petits enfants en peuvent produire de semblables.

Quand elle chantait en parties, elle brodait, par-dessus le chant des autres, des variations extravagantes, prises dans les notes les plus élevées de la gamme, — très compliquées toujours et admirablement justes……

Il y avait à Apiré, comme dans tous les districts tahitiens, un chœur appelé « himéné », lequel fonctionnait régulièrement sous la conduite d’un chef, et se faisait entendre dans toutes les fêtes indigènes. — Rarahu en était un des principaux sujets, et le dominait tout entier de sa voix pure ; — le chœur qui l’accompagnait était rauque et sombre ; les hommes surtout y mêlaient des sons bas et métalliques, sortes de rugissements qui marquaient les dominantes et semblaient plutôt les sons de quelque instrument sauvage que ceux de la voix humaine. — L’ensemble avait une précision à dépiter les choristes du Conservatoire, et produisait le soir dans les bois des impressions qui ne se peuvent décrire……

XLI

… C’était l’heure de la tombée du jour ; j’étais seul au bord de la mer, sur une plage du district d’Apiré. — Dans ce lieu isolé, j’attendais Taïmaha, — et j’éprouvais un sentiment singulier à l’idée que cette femme allait venir……

Taïmaha, m’avait-on dit, était depuis la veille à Tahiti. Une vieille créature qui jadis l’avait connue dans la case de Rouéri, m’avait assigné ce lieu de rendez-vous, et s’était chargée de l’y faire venir……


Une femme parut bientôt, qui m’aperçut sous les cocotiers et s’avança vers moi… C’était déjà la nuit ; quand elle fut tout près, je distinguai une horrible figure qui me regardait en riant, d’un rire de sauvagesse :

« — Tu es Taïmaha ? lui dis-je……

« — Taïmaha ?… Non. — Je m’appelle Tevaruefaipotuaiahutu, du district de Papetoaï ; je viens de pêcher des porcelaines sur le récif, et du corail rose. — Veux-tu m’en acheter ?… »

J’attendis encore là jusqu’à minuit. — Je sus le lendemain qu’au petit jour la vraie Taïmaha était repartie pour son île ; ma commission n’avait pas été faite ; elle s’en était allée sans se douter que pendant plusieurs heures elle avait été attendue sur la plage par le frère de Rouéri……

XLII

LOTI À JOHN B., À BORD DU RENDEER.

Taravao, 1872.
Mon bon frère John,

Le messager qui te portera cette lettre est chargé en même temps de te remettre une foule de présents que je t’envoie. — C’est d’abord un plumet, en queues de phaétons rouges, objet très précieux, don de mon hôte le chef de Tehaupoo ; ensuite un collier à trois rangs de petites coquilles blanches, don de la chefesse, — et enfin deux touffes de reva-reva, — qu’une grande dame du district de Papéouriri avait mises hier sur ma tête à la fête de Taravao.

Je resterai quelques jours encore ici, chez le chef qui était un ami de mon frère ; j’userai jusqu’au bout de la permission de l’amiral.

Il ne me manque que ta présence, frère, pour être absolument charmé de mon séjour à Taravao. Les environs de Papeete ne peuvent te donner une idée de cette région ignorée qui s’appelle la presqu’île de Taravao : un coin paisible, ombreux, enchanteur, — des bois d’orangers gigantesques, dont les fruits et les fleurs jonchent un sol délicieux, tapissé d’herbes fines et de pervenches roses……

… Là-dessous sont disséminées quelques cases en bois de citronnier, où vivent immobiles des maoris d’autrefois ; là-dessous on trouve la vieille hospitalité indigène : des repas de fruits, sous des tendelets de verdure tressée et de fleurs ; de la musique, des unissons plaintifs de vivo de roseaux, des chœurs d’himéné, des chants et des danses.

J’habite seul une case isolée, bâtie sur pilotis, au-dessus de la mer et des coraux. De mon lit de nattes blanches, en me penchant un peu, je vois s’agiter au-dessous de moi tout ce petit monde à part qui est le monde du corail. — Au milieu des rameaux blancs ou roses, — dans les branchages compliqués des madrépores, circulent des milliers de petits poissons dont les couleurs ne peuvent se comparer qu’à celles des pierres précieuses ou des colibris : des rouges de géranium, des verts chinois, des bleus qu’on ne saurait peindre, — et une foule de petits êtres bariolés de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, — ayant forme de tout excepté forme de poisson… Le jour, aux heures tranquilles de la sieste, absorbé dans mes contemplations, j’admire tout cela qui est presque inconnu, même aux naturalistes et aux observateurs.

La nuit, mon cœur se serre un peu dans cet isolement de Robinson. — Quand le vent siffle au dehors, quand la mer fait entendre dans l’obscurité sa grande voix sinistre, alors j’éprouve comme une sorte d’angoisse de la solitude, là, à la pointe la plus australe et la plus perdue de cette île lointaine, — devant cette immensité du Pacifique, — immensité des immensités de la terre, qui s’en va tout droit jusqu’aux rives mystérieuses du continent polaire.

Dans une excursion de deux jours, en compagnie du chef de Tehaupoo, j’ai vu ce lac de Vaïria qui inspire aux indigènes une superstitieuse frayeur. — Une nuit nous avons campé sur ses bords. C’est un site étrange que peu de gens ont contemplé ; de loin en loin quelques Européens y viennent par curiosité ; la route est longue et difficile, les abords sauvages et déserts. — Figure-toi, à mille mètres de haut, une mer morte, perdue dans les montagnes du centre ; — tout autour, des mornes hauts et sévères, découpant leurs silhouettes aiguës dans le ciel clair du soir. — Une eau froide et profonde, que rien n’anime, ni un souffle de vent, ni un bruit, ni un être vivant, ni seulement un poisson… — « Autrefois, dit le chef de Tehaupoo, des Toupapahous d’une race particulière, descendaient la nuit des Montagnes, et « battaient l’eau de leurs grandes ailes d’albatros ».

… Si tu vas chez le gouverneur, à la soirée du mercredi, tu y verras la princesse Ariitéa : dis-lui que je ne l’oublie point dans ma solitude, et que j’espère la semaine prochaine danser avec elle au bal de la reine. — Si, dans les jardins, tu rencontrais Faïmana ou Téria, tu pourrais de ma part leur dire tout ce qui te passerait par la tête……

Cher petit frère, fais-moi le plaisir d’aller au ruisseau de Fataoua, donner de mes nouvelles à la petite Rarahu, d’Apiré… Fais cela pour moi, je t’en prie ; tu es trop bon pour ne pas tout comprendre, et ne pas nous pardonner à tous deux… Vrai, la pauvre petite, je te jure que je l’aime de tout mon cœur…

XLIII

… Rarahu ne connaissait pas du tout le Dieu Taaroa, non plus que les nombreuses déesses de sa suite ; elle n’avait même jamais entendu parler d’aucun de ces personnages de la mythologie polynésienne. — La reine Pomaré seule, par respect pour les traditions de son pays, avait appris les noms de ces divinités d’autrefois et conservait dans sa mémoire les étranges légendes des anciens temps……

… Mais tous ces mots bizarres de la langue polynésienne qui m’avaient frappé, tous ces mots au sens vague ou mystique, sans équivalents dans nos langues d’Europe, étaient familiers à Rarahu qui les employait ou me les expliquait avec une rare et singulière poésie…

— Si tu restais plus souvent à Apiré la nuit, me disait-elle, tu apprendrais avec moi beaucoup plus vite une foule de mots que ces filles qui vivent à Papeete ne savent pas… Quand nous aurons eu peur ensemble, je t’enseignerai, en ce qui concerne les Toupapahous, des choses très effrayantes que tu ignores… —

En effet, il est dans la langue maorie beaucoup de mots et d’images qui ne deviennent intelligibles qu’à la longue, quand on a vécu avec les indigènes, la nuit dans les bois, écoutant gémir le vent et la mer, — l’oreille tendue à tous les bruits mystérieux de la nature.

XLIV

… On n’entend aucun chant d’oiseaux dans les bois tahitiens ; les oreilles des maoris ignorent cette musique naïve qui, dans d’autres climats, remplit les bois de gaieté et de vie.

Sous cette ombre épaisse, dans les lianes et les grandes fougères, rien ne vole, rien ne bouge, c’est toujours ce même silence étrange qui semble régner aussi dans l’imagination mélancolique des naturels……

On voit seulement planer dans les gorges, à d’effrayantes hauteurs, le phaéton, un petit oiseau blanc qui porte à la queue une longue plume blanche ou rose.

Les chefs attachaient autrefois à leurs coiffures une touffe de ces plumes ; aussi leur fallait-il beaucoup de temps et de persévérance pour composer cet ornement aristocratique……

XLV

INQUALIFIABLE.

… Il est certaines nécessités de notre triste nature humaine qui semblent faites tout exprès pour nous rappeler combien nous sommes imparfaits et matériels — nécessités auxquelles sont soumises les reines comme les bergères, — « la garde qui veille aux barrières du Louvre, etc… »

Lorsque la reine Pomaré est aux prises avec ces situations pénibles, trois femmes entrent à sa suite dans certain réduit mystérieux dissimulé sous les bananiers……

La première de ces initiées a mission de soutenir pendant l’opération la lourde personne royale. La seconde tient à la main des feuilles de bourao, choisies soigneusement parmi les plus fraîches et les plus tendres… La troisième qui commence son office lorsque les deux premières ont achevé le leur, — porte une fiole d’huile de cocotier parfumée au sandal (monoï), dont elle est chargée d’oindre les parties que le frottement des feuilles de bourao aurait pu momentanément irriter ou endolorir……

La séance levée, — le cortège rentre gravement au palais……

XLVI

… Rarahu et Tiahoui s’étaient invectivées d’une manière extrêmement violente. — De leurs bouches fraîches étaient sorties pendant plusieurs minutes, sans interruption ni embarras, les injures les plus enfantines et les plus saugrenues, — les plus inconvenantes aussi (le tahitien, comme le latin « dans les mots bravant l’honnêteté »).

C’était la première dispute entre les deux petites, et cela amusait beaucoup la galerie ; toutes les jeunes femmes étendues au bord du ruisseau de Fataoua riaient à gorge déployée et les excitaient :

— Tu es heureux, Loti, disait Tétouara, c’est pour toi qu’on se dispute !……

Le fait est que c’était pour moi en effet ; Rarahu avait eu un mouvement de jalousie contre Tiahoui, et là était l’origine de la discussion.

Comme deux chattes qui vont se rouler et s’égratigner, les deux petites se regardaient, blêmes, immobiles, tremblantes de colère :

Tinito oufa ! cria Tiahoui, à bout d’arguments, en faisant une allusion sanglante à la belle tapa de gaze verte (mignonne de Chinois) !

Oviri, Amutaata ! (sauvagesse, cannibale) ! riposta Rarahu qui savait que son amie était venue toute petite d’une des plus lointaines îles Pomotous, — et que si Tiahoui elle-même n’était point cannibale, assurément on l’avait été dans sa famille.

Des deux côtés l’injure avait porté, et les deux petites, se prenant aux cheveux, s’égratignèrent et se mordirent.

On les sépara ; elles se mirent à pleurer, et puis, Rarahu s’étant jetée dans les bras de Tiahoui, toutes deux, qui s’adoraient finirent par s’embrasser de tout leur cœur……

XLVII

Tiahoui, dans son effusion, avait embrassé Rarahu avec le nez, — suivant une vieille habitude oubliée de la race maorie, — habitude qui lui était revenue de son enfance et de son île barbare ; elle avait embrassé son amie en posant son petit nez sur la joue ronde de Rarahu, et en aspirant très fort.

C’est ainsi, en reniflant, que s’embrassaient jadis les maoris, — et le baiser des lèvres leur est venu d’Europe……

Et Rarahu, malgré ses larmes, eut encore en me regardant un sourire d’intelligence comique, qui voulait dire à peu près ceci :

— Vois-tu, cette petite sauvage !… que j’avais bien raison, Loti, de l’appeler ainsi !… mais je l’aime bien tout de même !……

Et de toutes leurs forces les deux petites s’embrassaient, et, l’instant d’après, tout était oublié.

XLVIII

En suivant sous les minces cocotiers les blanches plages tahitiennes, — sur quelque pointe solitaire regardant l’immensité bleue, en quelque lieu choisi avec un goût mélancolique par des hommes des générations passées, — de loin en loin on rencontre les monticules funèbres, les grands tumulus de corail… Ce sont les maraé, les sépultures des chefs d’autrefois ; et l’histoire de ces morts qui dorment là-dessous se perd dans le passé fabuleux et inconnu qui précéda la découverte des archipels de la Polynésie. — Dans toutes les îles habitées par les maoris, les maraé se retrouvent sur les plages. Les insulaires mystérieux de Rapa-Nui ornaient ces tombeaux de statues gigantesques au masque horrible ; les Tahitiens y plantaient seulement des bouquets d’arbres de fer. L’arbre de fer est le cyprès de là-bas, son feuillage est sombre et triste ; le vent de la mer a un sifflement particulier en passant dans ses branches rigides… Ces tumulus restés blancs, malgré les années, de la blancheur du corail, et surmontés de grands arbres noirs, — évoquent les souvenirs de la terrible religion du passé ; c’étaient aussi les autels où les victimes humaines étaient immolées à la mémoire des morts.

— Tahiti, disait Pomaré, était la seule île où, même dans les plus anciens temps, les victimes n’étaient pas mangées après le sacrifice ; on faisait seulement le simulacre du repas macabre ; les yeux, enlevés de leurs orbites, étaient mis ensemble sur un plat et servis à la reine, — horrible prérogative de la souveraineté. (Recueilli de la bouche de Pomaré.)

XLIX

Tahaapaïru, le père adoptif de Rarahu exerçait une industrie tellement originale que dans notre Europe, si féconde en inventions de tous genres, on n’a certes encore rien imaginé de semblable.

Il était fort vieux, ce qui en Océanie n’est pas chose commune ; de plus il avait de la barbe et de la barbe blanche, objet des plus rares là-bas. Aux îles Marquises la barbe blanche est une denrée presque introuvable qui sert à fabriquer des ornements précieux pour la coiffure et les oreilles de certains chefs, — et quelques vieillards y sont soigneusement entretenus et conservés pour l’exploitation en coupes réglées de cette partie de leur personne.

Deux fois par an, le vieux Tahaapaïru coupait la sienne, et l’expédiait à Hivaoa, la plus barbare des îles Marquises, où elle se vendait au prix de l’or.

L

… Rarahu examinait avec beaucoup d’attention et de terreur une tête de mort que je tenais sur mes genoux.

Nous étions assis tout en haut d’un tumulus de corail, au pied des grands bois de fer. C’était le soir, dans le district perdu de Papenoo ; le soleil plongeait lentement dans le grand Océan vert, au milieu d’un étonnant silence de la nature.

Ce soir-là, je regardais Rarahu avec plus de tendresse ; c’était la veille d’un départ ; le Rendeer allait s’éloigner pour un temps, et visiter au nord l’archipel des Marquises.

Rarahu, sérieuse et recueillie, était plongée dans une de ses rêveries d’enfant que je ne savais jamais qu’imparfaitement pénétrer. Un moment elle avait été tout illuminée de lumière dorée, et puis, le radieux soleil s’étant abîmé dans la mer, elle se profilait maintenant en silhouette svelte et gracieuse sur le ciel du couchant……


Rarahu n’avait jamais regardé d’aussi près cet objet lugubre qui était posé là sur mes genoux et qui, pour elle comme pour tous les Polynésiens, était un horrible épouvantail.

On voyait que cette chose sinistre éveillait dans son esprit inculte une foule d’idées nouvelles, — sans qu’elle pût leur donner une forme précise……

Cette tête devait être fort ancienne ; elle était presque fossile, — et teinte de cette nuance rouge que la terre de ce pays donne aux pierres et aux ossements…… La mort a perdu de son horreur quand elle remonte aussi loin……

… « Riaria ! » disait Rarahu… Riaria, mot tahitien qui ne se traduit qu’imparfaitement par le mot épouvantable, — parce qu’il désigne là-bas cette terreur particulièrement sombre qui vient des spectres ou des morts……

— « Qu’est-ce qui peut tant t’effrayer dans ce pauvre crâne ? » demandai-je à Rarahu……

Elle répondit en montrant du doigt la bouche édentée :

— « C’est son rire, Loti ; c’est son rire de Toupapahou…… »

… Il était une heure très avancée de la nuit quand nous fûmes de retour à Apiré, et Rarahu avait éprouvé tout le long du chemin des frayeurs très grandes… Dans ce pays où l’on n’a absolument rien à redouter, ni des plantes, ni des bêtes, ni des hommes ; où on peut n’importe où s’endormir en plein air, seul et sans une arme, les indigènes ont peur de la nuit, et tremblent devant les fantômes……

Dans les lieux découverts, sur les plages, cela allait encore ; Rarahu tenait ma main serrée dans la sienne, et chantait des himéné pour se donner du courage……


Mais il y eut un certain grand bois de cocotiers qui fut très pénible à traverser……

Rarahu y marchait devant moi, en me donnant les deux mains par derrière, — procédé peu commode pour aller vite, — elle se sentait plus protégée ainsi, et plus sûre de n’être point traîtreusement saisie aux cheveux par la tête de mort couleur de brique……

Il faisait une complète obscurité dans ce bois, et on y sentait une bonne odeur répandue par les plantes tahitiennes… Le sol était jonché de grandes palmes desséchées qui craquaient sous nos pas. On entendait en l’air ce bruit particulier aux bois de cocotiers, le son métallique des feuilles qui se froissent ; on entendait derrière les arbres des rires de Toupapahous ; et à terre, c’était un grouillement repoussant et horrible : la fuite précipitée de toute une population de crabes bleus, qui à notre approche se hâtaient de rentrer dans leurs demeures souterraines……

LI

… Le lendemain fut une journée d’adieux fort agitée……

Le soir je comptais voir enfin Taïmaha ; elle était revenue à Taïti, m’avait-on dit, et je lui avais fait donner rendez-vous par l’intermédiaire d’une des suivantes de la reine, sur la plage de Fareute à la tombée de la nuit……

Quand, à l’heure fixée, j’arrivai dans ce lieu isolé, j’aperçus une femme immobile qui semblait attendre, la tête couverte d’un épais, voile blanc…

Je m’approchai et j’appelai, Taïmaha ! — La femme voilée me laissa plusieurs fois répéter ce nom sans répondre ; elle détournait la tête, et riait sous les plis de la mousseline……

J’écartai le voile, et découvris la figure connue de Faïmana, qui se sauva en éclatant de rire……

Faïmana ne me dit point quelle aventure amoureuse l’avait amenée dans cet endroit où elle était vexée de m’avoir rencontré ; elle n’avait jamais entendu parler de Taïmaha, et ne put me donner sur elle aucun renseignement……

Force me fut de remettre à mon retour une tentative nouvelle pour la voir ; il semblait que cette femme fût un mythe, ou qu’une puissance mystérieuse prit plaisir à nous éloigner l’un de l’autre, nous réservant pour plus tard une entrevue plus saisissante……


Nous partîmes le lendemain matin un peu avant le jour ; Tiahoui et Rarahu vinrent à l’heure des dernières étoiles m’accompagner jusqu’à la plage……

Rarahu pleura abondamment, — bien que la durée du voyage du Rendeer ne dût pas dépasser un mois ; elle avait le pressentiment peut-être que le temps délicieux que nous venions de passer tous deux ne se retrouverait plus……

L’idylle était finie… Contre nos prévisions humaines, ces heures de paix et de frais bonheur écoulées au bord du ruisseau de Fataoua, s’en étaient allées pour ne plus revenir……

  1. Vivo, flûte de roseau.