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Le Mariage de Loti : Rarahu/03

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 207-274).


TROISIÈME PARTIE


I

Vingt jours plus tard, le Rendeer fit à Honolulu, capitale des îles Sandwich, une relâche fort gaie qui dura deux mois.

Là, c’était la race maorie arrivée déjà à un degré de civilisation relative plus avancé qu’à Tahiti.

Toute une cour très luxueuse ; un roi lépreux et doré ; des fêtes à l’européenne, des ministres et des généraux empanachés et légèrement grotesques ; tout un personnel drôle, — repoussoir multiple sur lequel se détachait la figure gracieuse de la reine Emma. Des dames de la suite très élégantes et parées. Des jeunes filles du même sang que Rarahu transformées en misses ; des jeunes filles qui avaient son type, son air un peu sauvage et ses grands cheveux, — mais qui faisaient venir de France, par la voie des paquebots du Japon, leurs gants à plusieurs boutons et leurs toilettes parisiennes.

Honolulu, une grande ville avec des tramways, un bizarre mélange de population ; des Hawaïens tatoués dans les rues, des commerçants américains et des marchands chinois.

Un beau pays, une belle nature ; une belle végétation, rappelant de loin celle de Tahiti, mais moins fraîche et moins puissante pourtant que celle de l’île aux vallées profondes et aux grandes fougères.

Encore la langue maorie, ou plutôt un idiome dur, issu de la même origine ; quelques mots cependant étaient les mêmes, et les indigènes me comprenaient encore. Je me sentis là moins loin de l’île chérie, que plus tard, lorsque je fus sur la côte d’Amérique.

II

À San-Francisco de Californie, notre seconde relâche, — où nous arrivâmes après un mois de traversée, je trouvai cette première lettre de Rarahu qui m’attendait. (Elle avait été remise au consulat d’Angleterre par un bâtiment américain chargé de nacre, qui avait quitté Tahiti quelques jours après notre départ.)


I te Loti, taata huero tave tave no te atimarara peretani no te pahi auai Rendeer.

(À Loti, homme porte-aiguillettes de l’amiral anglais du navire à vapeur Rendeer.)


E tau here iti e ! Ô mon cher petit ami !
E tau tiare noanoa no te ahiahi e ! Ô ma fleur parfumée du soir !
E tau tiare noanoa no te ahiahi e ! Ô ma fleur parfumée du soir !
e mea roa te mauiui no tau mafatu mon mal est grand dans mon cœur
no te mea e aita hio au ia oe… de ne plus te voir…
E tau fetia taiao e ! Ô mon étoile du matin !
te oto tia nei ra tau mata mes yeux se fondent dans les pleurs
no te mea e aita hoi oe amuri noa tu !… de ce que tu ne reviens plus !…
.......... ..........
.......... ..........
Ia ora na oe i te Atua mau. Je te salue par le vrai Dieu, dans la foi chrétienne.
Na to oe hoa iti, Ta petite amie,
Rarahu. Rarahu.


Je répondis à Rarahu par une longue lettre, écrite dans un tahitien correct et classique, — qu’un bâtiment baleinier fut chargé de lui faire parvenir, par l’intermédiaire de la reine Pomaré.

Je lui donnais l’assurance de mon retour pour les derniers mois de l’année, et la priais d’en informer Taïmaha, en lui rappelant ses serments.

III

HORS-D’ŒUVRE CHINOIS.

Un souvenir saugrenu, qui n’a rien de commun avec ce qui précède, encore moins avec ce qui va suivre, — qui n’a avec cette histoire qu’un simple lien chronologique, un rapport de dates :


La scène se passait à minuit, — en mai 1873, — dans un théâtre du quartier chinois de San-Francisco de Californie.

Vêtus de costumes de circonstance, Willam et moi, nous avions gravement pris place au parterre. Acteurs, spectateurs, machinistes, — tout le monde était Chinois, excepté nous.

On était à un moment pathétique d’un grand drame lyrique que nous ne comprenions point. Les dames des galeries cachaient derrière leurs éventails leurs tout petits yeux retroussés en amande, et minaudaient sous le coup de leur émotion comme des figurines de potiches. Les artistes, revêtus de costumes de l’époque des dynasties éteintes, poussaient des hurlements surprenants, inimaginables, avec des voix de chats de gouttières ; — l’orchestre, composé de gongs et de guitares, faisait entendre des sons extravagants, des accords inouïs.

Effet de nuit. Les lumières étaient baissées. — Devant nous, le public du parterre, — un alignement de têtes rasées, ornées d’impayables queues que terminaient des tresses de soie.

Il nous vint une idée satanique, — dont l’exécution rapide fut favorisée par la disposition des sièges, l’obscurité, la tension des esprits : attacher les queues deux à deux, et déguerpir……

Ô Confucius !……

IV

… La Californie, Quadra et Vancouver, l’Amérique russe… Six mois d’expéditions et d’aventures qui ne tiennent en rien à cette histoire.

Dans ces pays, on se sentait plus près de l’Europe et déjà bien loin de l’Océanie.

Tout ce passé tahitien semblait un rêve, un rêve auprès duquel la réalité présente n’intéressait plus.

En septembre il fut fortement question de rentrer en Europe par l’Australie et le Japon ; « l’amiral à cheveux blancs » voulait traverser l’Océan Pacifique dans l’hémisphère nord, en laissant à d’effroyables distances dans le sud l’île délicieuse.

Je ne pouvais rien contre ce projet, qui me mettait l’angoisse au cœur… Rarahu avait dû m’écrire plusieurs lettres, mais la vie errante que nous menions sur les côtes d’Amérique les empêchait de me parvenir, et je ne recevais plus rien d’elle…

V

… Dix mois ont passé.

… Le Rendeer, parti le 1er novembre de San-Francisco, se dirige à toute vitesse vers le sud. Il s’est engagé depuis deux jours dans cette zone qui sépare les régions tempérées des régions chaudes, et qui s’appelle : zone des calmes tropicaux.

Hier, c’était un calme morne, avec un ciel gris qui rappelait encore les régions tempérées ; l’air était froid, un rideau de nuages immobiles et tout d’une pièce nous voilait le soleil.

Ce matin nous avons passé le tropique, et la mise en scène a brusquement changé ; c’est bien ce ciel étonnamment pur, cet air vif, tiède, délicieux, de la région des alisés, et cette mer si bleue, asile des poissons volants et des dorades.

Les plans sont changés, nous revenons en Europe par le sud de l’Amérique, le cap Horn et l’océan Atlantique ; Tahiti est sur notre route dans le Pacifique, et l’amiral a décidé qu’il s’y arrêterait en passant. Ce sera peu, rien qu’une relâche de quelques jours, quand après, tout sera fini pour jamais ; mais quel bonheur d’arriver, surtout après avoir craint de ne pas revenir !…

… J’étais accoudé sur les bastingages, regardant la mer. Le vieux docteur du Rendeer s’approcha de moi, en me frappant doucement sur l’épaule :

— « Eh bien, Loti, dit-il, je sais bien à quoi vous rêvez : nous y serons bientôt, dans votre île, et même nous allons si vite que ce sont, je pense, vos amies tahitiennes qui nous tirent à elles… »

— « Il est incontestable, docteur, répondis-je, que si elles s’y mettaient toutes… »

VI

26 novembre 1873.


En mer. — Nous avons passé hier par un grand vent au milieu des îles Pomotous.

La brise tropicale souffle avec force, le ciel est nuageux.

À midi, la terre (Tahiti) par babord devant.

C’est John qui l’a vue le premier ; une forme indécise au milieu des nuages : la pointe de Faaa.

Quelques minutes plus tard, les pics de Moorea se dessinent par tribord, au-dessus d’une panne transparente.

Les poissons volants se lèvent par centaines.

L’île délicieuse est là tout près… Impression singulière, qui ne peut se traduire…


Cependant la brise apporte déjà les parfums tahitiens, des bouffées d’orangers et de gardénias en fleurs.

Une masse énorme de nuages pèse sur toute l’île. On commence à distinguer sous ce rideau sombre la verdure et les cocotiers. Les montagnes défilent rapidement : Papenoo, le grand morne de Mahéna, Fataoua, et puis la pointe Vénus, Fare-ute, et la baie de Papeete.

J’avais peur d’une désillusion, mais l’aspect de Papeete est enchanteur. Toute cette verdure dorée fait de loin un effet magique au soleil du soir.


Il est sept heures quand nous arrivons au mouillage ; personne sur la plage, à nous regarder arriver. Quand je mets pied à terre, il fait nuit…

On est comme enivré de ce parfum tahitien qui se condense le soir sous le feuillage épais… Cette ombre est enchanteresse. C’est un bonheur étrange de se retrouver dans ce pays…


…… Je prends l’avenue qui mène au palais. Ce soir elle est déserte. Les bouraos l’ont jonchée de leurs grandes fleurs jaune-pâle et de leurs feuilles mortes. Il fait sous ces arbres une obscurité profonde. Une tristesse inquiète, sans cause connue, me pénètre peu à peu au milieu de ce silence inattendu ; on dirait que ce pays est mort…

J’approche de l’habitation de Pomaré… Les filles de la reine sont là, assises et silencieuses… Quel caprice bizarre a retenu là ces créatures indolentes, qui en d’autres temps fussent venues joyeusement au-devant de nous… Cependant elles se sont parées ; elles ont mis de longues tuniques blanches, et des fleurs dans leurs cheveux ; elles attendent…

Une jeune femme qui se tient debout à l’écart, une forme plus svelte que les autres, attire mon regard, et instinctivement je me dirige vers elle.

— « Aue ! Loti !… » dit-elle, en me serrant de toutes ses forces dans ses bras… et je rencontre dans l’obscurité les joues douces et les lèvres fraîches de Rarahu…

VII

Rarahu et moi, nous passâmes la soirée à errer sans but dans les avenues de Papeete ou dans les jardins de la reine ; tantôt nous marchions au hasard dans les allées qui se présentaient à nous ; tantôt nous nous étendions sur l’herbe odorante, dans les fouillis épais des plantes… Il est de ces heures d’ivresses qui passent, et qu’on se rappelle ensuite toute une vie ; — ivresses du cœur, ivresses des sens, sur lesquelles la nature d’Océanie jetait son charme indéfinissable, et son étrange prestige.

Et pourtant nous étions tristes, tous deux, au milieu de ce bonheur de nous revoir ; tous deux nous sentions que c’était la fin, que bientôt nos destinées seraient séparées pour jamais…

Rarahu avait changé ; dans l’obscurité je la sentais plus frêle, et la petite toux si redoutée sortait souvent de sa poitrine. Le lendemain, au jour, je vis sa figure plus pâle et plus accentuée ; elle avait près de seize ans ; elle était toujours adorablement jeune et enfant ; seulement elle avait pris plus que jamais ce quelque chose qu’en Europe on est convenu d’appeler distinction ; elle avait dans sa petite physionomie sauvage une distinction fine et suprême. Il semblait que son visage eût pris ce charme ultra-terrestre de ceux qui vont mourir…

Par une fantaisie bien inattendue, elle s’était fait admettre au nombre des suivantes du palais ; elle avait précisément demandé d’être au service d’Ariitéa, à laquelle elle appartenait en ce moment, et qui s’était prise à beaucoup l’aimer. Dans ce milieu, elle avait puisé certaines notions de la vie des femmes européennes ; elle avait appris, surtout à mon intention, l’anglais qu’elle commençait presque à savoir ; elle le parlait avec un petit accent singulier, enfantin et naïf ; sa voix semblait plus douce encore dans ces mots inusités, dont elle ne pouvait pas prononcer les syllabes dures.

C’était bizarre d’entendre ces phrases de la vieille langue anglaise sortir de la bouche de Rarahu ; je l’écoutais avec étonnement, il semblait que ce fût une autre femme…

Nous passâmes tous deux, en nous donnant la main comme autrefois, dans la grande rue qui jadis était pleine de mouvement et d’animation.

Mais, ce soir, plus de chants, plus de jeunes femmes, plus de couronnes étalées sous les vérandahs. Là même tout était désert. Je ne sais quel vent de tristesse, depuis notre départ, avait soufflé sur Tahiti…


C’était jour de réception chez le gouverneur français ; nous nous approchâmes de sa demeure. Par les fenêtres ouvertes, on plongeait dans les salons éclairés ; il y avait là tous mes camarades du Rendeer, et toutes les femmes de la cour ; la reine Pomaré, la reine Moé, et la princesse Ariitéa. On se demanda plus d’une fois sans doute : où donc est Harry Grant ?… Et Ariitéa put répondre avec son sourire tranquille : « Il est certainement avec Rarahu, qui est maintenant ma suivante pour rire, et qui l’attendait depuis le coucher du soleil devant le jardin de la reine. »

Le fait est que Loti était avec Rarahu, et que pour l’instant le reste n’existait plus pour lui……


Une petite créature qu’on tenait sur les genoux dans le coin le plus tranquille du salon, m’avait seule aperçu et reconnu ; sa voix d’enfant, déjà bien affaiblie et presque mourante, cria :

« Ia ora na, Loti ! » (Je te salue, Loti !) C’était la petite princesse Pomaré V, la fille adorée de la vieille reine.

J’embrassai par la fenêtre sa petite main qu’elle me tendait, et l’incident passa inaperçu du public…


Nous continuâmes à errer tous deux ; nous n’avions plus de gîte où nous retirer ensemble ; Rarahu était influencée comme moi par la tristesse des choses, le silence et la nuit.


À minuit elle voulut rentrer au palais, pour faire son service auprès de la reine et d’Ariitéa. Nous ouvrîmes sans bruit la barrière du jardin et nous avançâmes avec précaution pour examiner les lieux. C’est qu’il fallait éviter les regards du vieil Ariifaité, le mari de la reine, qui rôde souvent le soir sous les vérandahs de ses domaines.

Le palais s’élevait isolé, au fond du vaste enclos ; sa masse blanche se dessinait clairement à la faible clarté des étoiles ; on n’entendait nulle part aucun bruit. Au milieu de ce silence, le palais de Pomaré prenait ce même aspect qu’il avait autrefois, quand je le voyais dans mes rêves d’enfance. Tout était endormi à l’entour ; Rarahu, rassurée, monta par le grand perron, en me disant adieu.

Je descendis à la plage, prendre mon canot pour rentrer à bord ; tout ce pays me semblait ce soir-là d’une tristesse désolée.

Pourtant c’était une belle nuit tahitienne, et les étoiles australes resplendissaient…

VIII

Le lendemain Rarahu quitta le service d’Ariitéa qui ne s’y opposa point.

Notre case sous les grands cocotiers, qui était restée déserte en mon absence, se rouvrit pour nous. Le jardin était plus fouillis que jamais, et tout envahi par les herbes folles et les goyaviers ; les pervenches roses avaient poussé et fleuri jusque dans notre chambre… Nous reprîmes possession du logis abandonné avec une joie triste. Rarahu y rapporta son vieux chat fidèle, qui était demeuré son meilleur ami et qui s’y retrouva en pays connu.

…… Et tout fut encore comme aux anciens jours…

IX

Les oiseaux commandés par la petite princesse m’avaient donné la plus grande peine en route, la plus grande peine que des oiseaux puissent donner. — Une vingtaine survivaient, sur trente qu’ils avaient été d’abord, encore se trouvaient-ils très fatigués de leur traversée, — une vingtaine de petits êtres dépeignés, gluants, piteux, qui avaient été autrefois des pinsons, des linottes et des chardonnerets. — Cependant ils furent agréés par l’enfant malade, dont les grands yeux noirs s’éclairèrent à leur vue d’une joie très vive.

— « Mea maitai ! » — c’est bien, dit-elle, c’est bien, Loti !

Les oiseaux avaient conservé un de leurs plus grands charmes ; — déplumés, souffreteux, ils chantaient tout de même, — et la petite reine les écoutait avec ravissement.

X

Papeete, 28 novembre 1873.


À sept heures du matin, — heure délicieuse entre toutes dans les pays du soleil, — j’attendais, dans le jardin de la reine, Taïmaha, à qui j’avais fait donner rendez-vous.

De l’avis même de Rarahu, Taïmaha était une incompréhensible créature qu’elle avait à peine pu voir depuis mon départ et qui ne lui avait jamais donné que des réponses vagues ou incohérentes au sujet des enfants de Rouéri.

À l’heure dite, Taïmaha parut en souriant, et vint s’asseoir près de moi. Pour la première fois je voyais en plein jour cette femme qui, l’année précédente, m’était apparue d’une manière à moitié fantastique, la nuit, et à l’instant du départ.

— « Me voici, Loti, dit-elle, — en allant au-devant de mes premières questions, mais mon fils Taamari n’est pas avec moi ; deux fois j’avais chargé le chef de son district de l’amener ici ; mais il a peur de la mer, et il a refusé de venir.

» Atario, lui, n’est plus à Tahiti ; la vieille Huahara l’a fait partir pour l’île de Raiatéa ; où une de ses sœurs désirait un fils. »

Je me heurtais encore contre l’impossible, — contre l’inertie et les inexplicables bizarreries du caractère maori.

Taïmaha souriait. — Je sentais qu’aucun reproche, aucune Supplication ne la toucherait plus. Je savais que ni prières, ni menaces, ni intervention de la reine, ne pourraient obtenir que dans des délais si courts on me fît venir de si loin cet enfant que je voulais connaître. Et je ne pouvais prendre mon parti de m’éloigner pour toujours sans l’avoir vu.

— Taïmaha, dis-je, après un moment de réflexion silencieuse, nous allons partir ensemble pour l’île de Moorea. Tu ne peux pas refuser au frère de Rouéri de l’accompagner dans son voyage chez ta vieille mère, pour lui montrer ton fils…

Et pourtant j’étais bien avare de ces quelques jours derniers passés à Papeete, bien jaloux de ces dernières heures d’amour et d’étrange bonheur…

XI

Papeete, 29 novembre.


Encore le chant rapide, et le bruit et la frénésie de la Upa-Upa ; encore la foule des Tahitiennes devant le palais de Pomaré ; une dernière grande fête au clair des étoiles comme autrefois.

Assis sous la vérandah de la reine, je tenais dans ma main la main amaigrie de Rarahu qui portait dans ses cheveux une profusion inusitée de fleurs et de feuillage. Près de nous était assise Taïmaha, qui nous contait sa vie d’autrefois, sa vie avec Rouéri. Elle avait ses heures de souvenir et de douce sensibilité ; elle avait versé des larmes vraies, en reconnaissant certain pareo bleu, — pauvre relique du passé que mon frère avait jadis rapportée au foyer, et que moi j’avais trouvé plaisir à ramener en Océanie.

Notre voyage à Moorea était décidé en principe ; il n’y avait plus que les difficultés matérielles qui en retardaient l’exécution.

XII

1er décembre 1873.


Le départ pour Moorea s’organisa de grand matin sur la plage.

Le chef Tatari, qui rejoignait son île, donnait passage à Taïmaha et à moi sur la recommandation de la reine. — Il emmenait aussi deux jeunes hommes de son district, et deux petites filles qui tenaient des chats en laisse. Ce fut en face même de la case abandonnée de Rouéri que nous vînmes nous embarquer ; le hasard avait amené ce rapprochement.

Ce n’était pas sans grand’peine que ce voyage avait pu s’arranger, l’amiral ne comprenait point quelle nouvelle fantaisie me prenait d’aller courir dans cette île de Moorea, et, en raison du peu de temps que le Rendeer devait passer à Papeete, il m’avait pendant deux jours refusé l’autorisation de partir. — De plus, les vents régnants rendaient les communications difficiles entre les deux pays, et la date du retour à Tahiti restait problématique.


On mettait à l’eau la baleinière de Tatari ; les passagers apportaient leur léger bagage et prenaient gaiement congé de leurs amis ; nous allions partir.

À la dernière minute, Taïmaha, changeant brusquement d’idée, refusa de me suivre ; elle alla s’appuyer contre la case de Rouéri, et, cachant sa tête dans ses mains, elle se mit à pleurer.

Ni mes prières, ni les conseils de Tatari ne purent rien contre la décision inattendue de cette femme, et force nous fut de nous éloigner sans elle.

XIII

La traversée dura près de quatre heures ; au large, le vent était fort et la mer grosse, la baleinière se remplit d’eau.

Les deux chats passagers, fatigués de crier, s’étaient couchés tout mouillés auprès des deux petites filles qui ne donnaient plus signe de vie,

Tout trempés, nous abordâmes loin du point que nous voulions atteindre, dans une baie voisine du district de Papetoaï, — pays sauvage et enchanteur, où nous tirâmes la baleinière au sec sur le corail.


Il y avait très loin de ce lieu au district de Mataveri, qu’habitaient les parents de Taïmaha et le fils de mon frère.

Le chef Tauïro me donna pour guide son fils Tatari, et nous partîmes tous deux par un sentier à peine visible, sous une voûte admirable de palmiers et de pandanus.


De loin en loin nous traversions des villages bâtis sous bois, où les indigènes assis à l’ombre, immobiles et rêveurs comme toujours, nous regardaient passer. — Des jeunes filles se détachaient des groupes, et venaient en riant nous offrir des cocos ouverts et de l’eau fraîche.

À mi-chemin, nous fîmes halte chez le vieux chef Taïrapa, du district de Téharoa. — C’était un grave vieillard à cheveux blancs, qui vint au-devant de nous appuyé sur l’épaule d’une petite fille délicieusement jolie.

Jadis il avait vu l’Europe, et la cour du roi Louis-Philippe. Il nous conta ses impressions d’alors et ses étonnements ; on eût cru entendre le vieux Chactas contant aux Natchez sa visite au Roi-Soleil.

XIV

Vers trois heures de l’après-midi, je fis mes adieux au chef Taïrapa, et continuai ma route.

Nous marchâmes encore une heure environ, dans des sentiers sablonneux, sur des terrains que Tatari me dit appartenir à la reine Pomaré.

Puis nous arrivâmes à une baie admirable, où des milliers de cocotiers balançaient leur tête au vent de la mer.

On se sentait sous ces grands arbres aussi écrasé, aussi infime, qu’un insecte microscopique circulant sous de grands roseaux. — Toutes ces hautes tiges grêles étaient, comme le sol, d’une monotone couleur de cendre ; et, de loin en loin, un pandanus ou un laurier-rose chargé de fleurs jetait une nuance éclatante sous cette immense colonnade grise. — La terre nue était semée de débris de madrépores, de palmes desséchées, de feuilles mortes, — La mer, d’un bleu foncé, déferlait sur une plage de coraux brisés d’une blancheur de neige ; à l’horizon apparaissait Tahiti, à demi perdu dans la vapeur, baigné dans la grande lumière tropicale.

Le vent sifflait tristement là-dessous, comme parmi des tuyaux d’orgues gigantesques ; ma tête s’emplissait de pensées sombres, d’impressions étranges, — et ces souvenirs de mon frère, que j’étais venu là évoquer, revivaient comme ceux de mon enfance, à travers la nuit du passé…

XV

— « Voici, dit Tatari, les personnes de la famille de Taïmaha ; l’enfant que tu cherches doit être là, ainsi que sa vieille grand’mère Hapoto. »

Nous apercevions en effet devant nous un groupe d’indigènes assis à l’ombre, c’étaient des enfants et des femmes, dont les silhouettes obscures se profilaient sur la mer étincelante.

Mon cœur battait fort en approchant d’eux, à la pensée que j’allais voir cet enfant inconnu, déjà aimé, — pauvre petit sauvage, lié à moi-même par les puissants liens du sang.

« Celui-ci est Loti, le frère de Rouéri, — celle-ci est Hapoto, la mère de Taïmaha, » dit Tatari en me montrant une vieille femme qui me tendit sa main tatouée.

« Et voici Taamari, » continua-t-il, — en désignant un enfant qui était assis à mes pieds.

J’avais pris dans mes bras avec amour cet enfant de mon frère ; — je le regardais, cherchant à reconnaître en lui les traits déjà lointains de Rouéri. C’était un délicieux enfant, mais je retrouvais dans sa figure ronde les traits seuls de sa mère, le regard noir et velouté de Taïmaha.

Il me semblait bien jeune aussi : dans ce pays, où les hommes et les plantes poussent si vite, j’attendais un grand garçon de treize ans, au regard profond comme celui de Georges, et pour la première fois un doute amèrement triste me traversa l’esprit…

XVI

Vérifier l’époque de la naissance de Taamari était chose difficile, — et j’interrogeai inutilement les femmes. Là-bas où les saisons passent inaperçues, dans un éternel été, la notion des dates est incomplète, — et les années se comptent à peine.


— « Cependant, dit Hapoto, — on avait remis au chef des écrits qui étaient comme les actes de naissance de tous les enfants de la famille, — et ces papiers étaient conservés dans le farehau du district. »

Une jeune fille, à ma prière, partit pour les chercher, au village de Tehapeu, en demandant deux heures pour aller et revenir.


Ce site où nous étions avait quelque chose de magnifique et de terrible ; rien dans les pays d’Europe ne peut faire concevoir l’idée de ces paysages de la Polynésie ; ces splendeurs et cette tristesse ont été créées pour d’autres imaginations que les nôtres.

Derrière nous, les grands pics s’élançaient dans le ciel clair et profond. Dans toute l’étendue de cette baie, déployée en cercle immense, les cocotiers s’agitaient sur leurs grandes tiges ; la puissante lumière tropicale étincelait partout. — Le vent du large soufflait avec violence, les feuilles mortes voltigeaient en tourbillons ; la mer et le corail faisaient grand bruit……


J’examinai ces gens qui m’entouraient ; ils me semblaient différents de ceux de Tahiti ; leurs figures graves avaient une expression plus sauvage.

L’esprit s’endort avec l’habitude des voyages ; on se fait à tout, — aux sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extraordinaires. À certaines heures pourtant, quand l’esprit s’éveille et se retrouve lui-même, on est frappé tout à coup de l’étrangeté de ce qui vous entoure.

Je regardais ces indigènes comme des inconnus, — pénétré pour la première fois des différences radicales de nos races, de nos idées et de nos impressions ; bien que je fusse vêtu comme eux, et que je comprisse leur langage, j’étais isolé au milieu d’eux tous, autant que dans l’île du monde la plus déserte.

Je sentais lourdement l’effroyable distance qui me séparait de ce petit coin de la terre qui est le mien, l’immensité de la mer, et ma profonde solitude…

Je regardai Taamari et l’appelai près de moi ; il appuya familièrement sur mes genoux sa petite tête brune. Et je pensai à mon frère Georges qui dormait à cette heure du sommeil éternel, couché dans les profondeurs de la mer, là-bas, sur la côte lointaine du Bengale. — Cet enfant était son fils, et une famille issue de notre sang se perpétuerait dans ces îles perdues…


— « Loti, dit en se levant la vieille Hapoto, viens te reposer dans ma case, qui est à cinq cents pas d’ici sur l’autre plage. Tu y trouveras de quoi manger et dormir ; tu y verras mon fils Téharo, et vous conviendrez ensemble des moyens de retourner à Tahiti, avec cet enfant que tu veux emmener. »

XVII

La case de la vieille Hapoto était à quelques pas de la mer ; c’était la classique case maorie, avec les vieux pavés de galets noirs, la muraille à jours, et le toit de pandanus, repaire des scorpions et des cent-pieds. — Des pièces de bois massives soutenaient de grands lits d’une forme antique, dont les rideaux étaient faits de l’écorce distendue et assouplie du mûrier à papier. — Une table grossière composait avec ces lits primitifs tout l’ameublement du logis ; mais sur cette table était posée une bible tahitienne, qui venait rappeler au visiteur que la religion du Christ était en honneur dans cette chaumière perdue.


Téharo, le frère de Taïmaha, était un homme de vingt-cinq ans, à la figure intelligente et douce ; il avait conservé de mon frère un souvenir mêlé de respect et d’affection, et me reçut avec joie.

Il avait à sa disposition la baleinière du chef du district, et nous convînmes de repartir pour Tahiti dès que le vent et l’état de la mer nous le permettraient.


J’avais dit que j’étais habitué à la nourriture indigène, et que je me contenterais comme le reste de la famille des fruits de l’arbre à pain. Mais la veille Hapoto avait ordonné de grands préparatifs pour mon repas du soir, qui devait être un festin. On poursuivit plusieurs poules pour les étrangler, et on alluma sur l’herbe un grand feu, destiné à cuire pour moi le feii et les fruits de l’arbre à pain.

XVIII

Cependant le temps s’écoulait lentement. Il fallait plus d’une heure encore avant que la jeune fille qui était allée chercher les actes de naissance des enfants de Taïmaha pût être revenue.

En l’attendant, je fis au bord de la mer, avec mes nouveaux amis, une promenade qui m’a laissé un souvenir fantastique comme celui d’un rêve.

Depuis cet endroit jusqu’au district d’Afareahitu vers lequel nous nous dirigions, le pays n’est plus qu’une étroite bande de terrain, longue et sinueuse, resserrée entre la mer et les mornes à pie, — au flanc desquels sont accrochées d’impénétrables forêts.

Autour de moi, tout semblait de plus en plus s’assombrir. Le soir, l’isolement, la tristesse inquiète qui me pénétrait, prêtaient à ces paysages quelque chose de désolé.

C’étaient toujours des cocotiers, des lauriers-roses en fleurs et des pandanus, — tout cela étonnamment haut et frêle, et courbé par le vent, Les longues tiges des palmiers, penchées en tous sens, portaient çà et là des touffes de lichen qui pendaient comme des chevelures grises. — Et puis, sous nos pieds, toujours cette même terre nue et cendrée, criblée de trous de crabes.

Le sentier que nous suivions semblait abandonné ; les crabes bleus avaient tout envahi ; ils fuyaient devant nous, avec ce bruit particulier qu’ils font le soir. — La montagne était déjà pleine d’ombres.

Le grand Téharo marchait près de moi, rêveur et silencieux comme un Maori, et je tenais par la main l’enfant de mon frère.

De temps à autre, la voix douce de Taamari s’élevait au milieu de tous les grands bruits monotones de la nature ; ses questions d’enfant étaient incohérentes et singulières. — J’entendais cependant sans difficulté le langage de ce petit être, que bien des gens qui parlent à Tahiti le dialecte de la plage n’eussent pas compris ; il parlait la vieille langue maorie à peu près pure.


Nous vîmes poindre sur la mer une pirogue voilée, qui revenait imprudemment de Tahiti ; elle entra bientôt dans les bassins intérieurs du récif, presque couchée sous ce grand vent d’alizé.

Il en sortit quelques indigènes, deux jeunes filles qui se mirent à courir toutes mouillées, jetant au vent triste la note inattendue de leurs éclats de rire.

Il en sortit aussi un vieux Chinois en robe noire, qui s’arrêta pour caresser le petit Taamari, et tira de son sac des gâteaux qu’il lui donna.

— Cette prévenance de ce vieux pour cet enfant, et son regard, me donnèrent une idée horrible…


Le jour baissait, les cocotiers s’agitaient au-dessus de nos têtes, secouant sur nous leurs cent-pieds et leurs scorpions. — Il passait des rafales qui courbaient ces grands arbres comme un champ de roseaux ; les feuilles mortes voltigeaient follement sur la terre nue……

Je fis cette réflexion naturelle, qu’il faudrait sans doute rester plusieurs jours dans cette île avant qu’il fût possible à une pirogue de prendre la mer ; cela arrive fréquemment entre Tahiti et Moorea. — Le départ du Rendeer était fixé aux premiers jours de la semaine suivante ; mon absence ne le retarderait pas d’une heure, — et les derniers moments que j’aurais pu passer avec Rarahu, — les derniers de la vie, — s’envoleraient ainsi loin d’elle.


Quand nous revînmes, la nuit tombait tout à fait. — Je n’avais pas prévu cette nuit, ni l’impression sinistre que me causait son approche.

Je commençais à sentir aussi l’engourdissement et la soif ardente de la fièvre ; — les impressions si vives de cette journée l’avaient déterminée sans doute, en même temps qu’un grand excès de fatigue.

Nous nous assîmes devant la case de la vieille Hapoto.

Il y avait là plusieurs jeunes filles couronnées de fleurs, qui étaient venues des cases voisines pour voir le « paoupa » (l’étranger) — car il en vient rarement dans ce district.

— « Tiens ! dit l’une d’elles, en s’approchant de moi, — c’est toi, Matareva !… »

Depuis longtemps je n’avais pas entendu prononcer ce nom que Rarahu m’avait donné jadis et contre lequel avait prévalu celui de Loti,

Elle avait appris ce nom dans le district d’Apiré, au bord du ruisseau de Fataoua, où l’année précédente elle m’avait vu.


La nature et toutes choses prenaient pour moi des aspects étranges et imprévus, sous l’influence de la fièvre et de la nuit. — On entendait dans les bois de la montagne le son plaintif et monotone des flûtes de roseau.

À quelques pas de là, sous un toit de chaume soutenu par des pieux de bourao, on faisait la cuisine à mon intention. — Le vent balayait terriblement cette cuisine ; des hommes nus, avec de grands cheveux ébouriffés, étaient accroupis là, comme des gnômes, autour d’une épaisse fumée. — Le mot « Toupapahou ! », prononcé près de moi, résonnait étrangement à mes oreilles……

XIX

Cependant la jeune fille qui avait été envoyée chez le chef du district arriva, — et je pus encore lire à cette dernière lueur du jour les quelques phrases tahitiennes qui rétablissaient la vérité par des dates :


« Ua fanau o Taamari i te Taïmaha,
Est né le Taamari de la Taimaha,
I te mahana pae no Tiurai 1864…
le jour cinq de juillet 1864…
« Ua fanau o Atario à te Taïmaha.
Est né le Atario de la Taïmaha
I te mahana pití no Aote 1865…
le jour deux de août 1865… »


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Un grand effondrement venait de se faire, un grand vide dans mon cœur, — et je ne voulais pas voir, je ne voulais pas croire. — Chose étrange, je m’étais attaché à l’idée de cette famille tahitienne, — et ce vide qui se faisait là me causait une douleur mystérieuse et profonde ; c’était quelque chose comme si mon frère perdu eût été plongé plus avant et pour jamais dans le néant ; tout ce qui était lui s’enfonçait dans la nuit profonde, c’était comme s’il fût mort une seconde fois. — Et il semblait que ces îles fussent devenues subitement désertes, — que tout le charme de l’Océanie fût mort du même coup, et que rien ne m’attachât plus à ce pays.

— « Es-tu bien sûr, Loti, disait d’une voix tremblante la mère de Taïmaha, pauvre vieille femme à moitié sauvage, — es-tu bien sûr, Loti, des choses que tu viens nous dire ?… »

Je leur affirmai à tous ce mensonge — Taïmaha avait fait ce que font plus d’une incompréhensible Tahitienne ; après le départ de Rouéri, elle avait pris un autre amant européen ; on ne voyage guère, entre le district de Matavéri et Papeete ; elle avait pu tromper sa mère, son frère et ses sœurs, en leur cachant pendant deux ans le départ de celui auquel ils l’avaient confiée, — après quoi elle était venue le pleurer à Moorea. — Elle l’avait réellement pleuré pourtant, et peut-être n’avait-elle aimé que lui,

— Le petit Taamari était encore près de moi, la tête appuyée sur mes genoux. — La vieille Hapoto le tira rudement par le bras. — Elle se cacha la figure dans ses mains ridées et couvertes de tatouages ; un peu après, je l’entendis pleurer…

XX

Je restai là longtemps assis, tenant toujours en main les papiers du chef, et cherchant à rassembler mes idées embrouillées par la fièvre.

Je m’étais laissé abuser comme un enfant naïf par la parole de cette femme ; je maudissais cette créature, qui m’avait poussé dans cette île désolée, tandis qu’à Tahiti Rarahu m’attendait, et que le temps irréparable s’envolait pour nous deux.

Les jeunes filles étaient toujours là assises, avec leurs couronnes de gardénias qui répandaient leur parfum du soir ; tous étaient immobiles, la tête tournée vers la forêt, groupés, comme pour s’unir contre l’obscurité envahissante, contre la solitude et le voisinage des bois.

Le vent gémissait plus fort, il faisait froid et il faisait nuit…

XXI

Je fis peu d’honneur au souper qui m’était offert, et, Téharo m’ayant abandonné son lit, je m’étendis sur les nattes blanches, essayant du sommeil pour calmer ma tête troublée.

Lui, Téharo, s’engageait à veiller jusqu’au jour, afin que rien ne retardât notre départ pour Tahiti, si, vers le matin, le vent venait à s’apaiser.

La famille prit son repas du soir, — et tous s’étendirent silencieusement sur leurs lits de chaume, roulés comme des momies d’Égypte dans leurs pareos sombres, — la nuque reposant à l’antique sur des supports en bois de bambou.

La lampe d’huile de cocotier, tourmentée par le vent, ne tarda pas à mourir, et l’obscurité devint profonde.

XXII

Alors commença une nuit étrange, toute remplie de visions fantastiques et d’épouvante.

Les draperies d’écorce de mûrier voltigeaient autour de moi avec des frôlements d’ailes de chauves-souris, le terrible vent de la mer passait sur ma tête. Je tremblais de froid sous mon pareo ; — je sentais toutes les terreurs, toutes les angoisses des enfants abandonnés…

Où trouver en français des mots qui traduisent quelque chose de cette nuit polynésienne, de ces bruits désolés de la nature, — de ces grands bois sonores, de cette solitude dans l’immensité de cet Océan, — de ces forêts remplies de sifflements et de rumeurs étranges, peuplées de fantômes, — les Toupapahous de la légende océanienne, courant dans les bois avec des cris lamentables, — des visages bleus, — des dents aiguës et de grandes chevelures…


Vers minuit, j’entendis au dehors un bruit distinct de voix humaines qui me fit du bien ; et puis une main prit doucement la mienne :

C’était Téharo qui venait voir si j’avais encore la fièvre.

Je lui dis que j’avais aussi le délire par instants, et d’étranges visions, — et le priai de rester près de moi. — Ces choses sont familières aux Maoris, et ne les étonnent jamais.

Il garda ma main dans la sienne, et sa présence apporta du calme à mon imagination.

Il arriva aussi que, la fièvre suivant son cours, j’eus moins froid, — et finis par m’endormir.

XXIII

À trois heures du matin, Téharo m’éveilla. — À ce moment je me crus là-bas, — à Brightbury, couché dans ma chambre d’enfant, sous le toit béni de la vieille maison paternelle ; je crus entendre les vieux tilleuls de la cour remuer sous ma fenêtre leurs branches moussues, — et le bruit familier du ruisseau sous les peupliers……

Mais c’étaient les grandes palmes des cocotiers qui se froissaient au dehors, — et la mer qui rendait sa plainte éternelle sur les récifs de corail.

Téharo m’éveillait pour partir ; le temps s’était calmé, et on apprêtait la pirogue.


Quand je fus dehors, j’en éprouvai du bien ; — mais j’avais la fièvre encore, et la tête me tournait un peu.

Les Maoris allaient et venaient sur la plage, apportant dans l’obscurité les mâts, les voiles et les pagayes.

Je m’étendis, épuisé, dans l’embarcation, et nous partîmes.

XXIV

C’était une nuit sans lune. — Cependant à la lueur diffuse des étoiles on distinguait nettement les forêts suspendues au-dessus de nos têtes, — et les tiges blanches des grands cocotiers penchés.

Nous avions pris sous l’impulsion du vent une vitesse imprudente, au moment de passer en pleine nuit la ceinture des récifs ; les Maoris exprimaient tout bas leur frayeur, de courir ainsi par mauvais temps dans l’obscurité.

La pirogue, en effet, toucha plusieurs fois sur le corail. — Les redoutables rameaux blancs écorchèrent sa quille avec un bruit sourd, — mais ils se brisèrent, et nous passâmes.

Au large, la brise tomba ; — subitement le calme se fit. Ballottés par une houle énorme, dans une nuit profonde, nous n’avancions plus ; il fallut pagayer.

Cependant la fièvre était passée ; j’avais pu me lever, et prendre en main le gouvernail. — Je vis alors qu’une vieille femme était étendue au fond de la pirogue ; c’était Hapoto, qui nous avait suivis pour aller parler à Taïmaha.

Quand la mer se fut calmée comme le vent, le jour était près de paraître.

Nous aperçûmes bientôt les premières lueurs de l’aube ; — et les hauts pics de Moorea, qui déjà s’éloignaient, prirent une légère teinte rose.

La vieille femme étendue à mes pieds était immobile et semblait évanouie ; — mais les Maoris respectaient ce sommeil, voisin de la mort, que lui avaient donné la fatigue et l’excès de la frayeur ; ils parlaient bas pour ne point la troubler.

Chacun de nous procéda sans bruit à sa toilette, en se plongeant dans l’eau de la mer. — Après quoi nous fîmes des cigarettes de pandanus en attendant le soleil,

Le lever du jour fut calme et splendide ; tous les fantômes de la nuit s’étaient envolés ; je m’éveillais de ces rêves sinistres avec une intime sensation de bien-être physique.

Et bientôt, quand j’aperçus Tahiti, Papeete, la case de la reine, celle de mon frère, au beau soleil du matin ; — Moorea, non plus sombre et fantastique, mais baignée de lumière, je vis combien j’aimais encore ce pays, malgré ce vide qui venait de se faire pour moi, et ces liens du sang qui n’existaient plus ; — et je pris en courant le chemin de la chère petite case où Rarahu m’attendait……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXV

… Le jour fixé par la petite princesse pour lâcher dans la campagne les oiseaux chanteurs était arrivé.

Nous étions cinq personnes qui devions procéder à cette importante opération, et, une voiture partie de chez la reine nous ayant déposés à l’entrée des sentiers de Fataoua, nous nous enfonçâmes sous bois.

La petite Pomaré qu’on nous avait confiée marchait tout doucement entre Rarahu et moi qui, tous deux, lui donnions la main ; deux suivantes venaient par derrière, portant sur un bâton la cage et ses précieux habitants.

Ce fut dans un recoin délicieux du bois de Fataoua, loin de toute habitation humaine, que l’enfant désira s’arrêter.

C’était le soir ; le soleil déjà très bas ne pénétrait plus guère sous l’épais couvert de la forêt ; au-dessus de toute cette végétation, il y avait encore les grands mornes qui jetaient sur nous leurs ombres. — Une lumière bleuâtre, qui descendait d’en haut comme dans les caves, tombait à terre sur un tapis de fougères fines et exquises ; sous les grands arbres s’étalaient des citronniers tout blancs de fleurs. — On entendait de loin dans l’air humide le bruit de la grande cascade ; — autrement, c’était toujours ce silence des bois de la Polynésie, — sombre pays enchanté, auquel il semble qu’il manque la vie.

La petite fille de Pomaré, grave et sérieuse, ouvrit elle-même la porte aux oiseaux, — et puis nous nous retirâmes tous pour ne point troubler ce départ.

Mais les petites bêtes avaient l’air peu disposées à prendre la volée. — Celle qui la première passa la tête à la porte, — une grosse linotte sans queue, — parut examiner attentivement les lieux, — et puis elle rentra, effrayée de ce silence et de cet air solennel, — pour dire aux autres sans doute : « Vous vous trouverez mal dans ce pays ; le Créateur n’y avait point mis d’oiseaux ; ces ombrages ne sont pas faits pour nous. »

Il fallut les prendre tous à la main pour les décider à sortir, et quand toute la bande fut dehors, sautillant de branche en branche d’un air inquiet, — nous retournâmes sur nos pas.

Il faisait déjà presque nuit, — et il semblait que les pauvres petits nous suivissent en piaulant dans la verdure. — Nous les entendîmes derrière nous jusqu’au moment où nous fûmes hors des grands bois……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXVI

… Je ne puis exprimer l’effet étrange que me produisait Rarahu lorsqu’elle me parlait anglais. Elle avait conscience de cette impression, et n’employait ce langage que lorsqu’elle était sûre de ce qu’elle allait dire, et désirait que j’en fusse particulièrement frappé. Sa voix avait alors une douceur indéfinissable, un bizarre charme de pénétration et de tristesse ; il y avait des mots, des phrases qu’elle prononçait bien ; — et alors il semblait que ce fût une jeune fille de ma race et de mon sang ; il semblait que tout à coup cela nous rapprochât l’un de l’autre, d’une manière mystérieuse et inattendue……


Elle voyait maintenant qu’il ne fallait plus songer à me garder auprès d’elle, que ce projet d’autrefois était abandonné comme un rêve d’enfant, que tout cela était bien impossible et bien fini pour jamais. Nos jours étaient comptés. — Tout au plus parlais-je de revenir, et encore, elle n’y croyait pas. En mon absence, je ne sais ce qu’avait fait la pauvre petite ; on ne lui avait pas connu d’amants européens, c’était tout ce que j’avais désiré apprendre. — J’avais conservé au moins sur son imagination une sorte de prestige que la séparation ne m’avait pas enlevé, et qu’aucun autre que moi n’avait pu avoir ; à mon retour, tout l’amour que peut donner une petite fille passionnée de seize ans, elle me l’avait prodigué sans mesure, — et pourtant, je le voyais bien, — en même temps que nos derniers jours s’envolaient, Rarahu s’éloignait de moi ; elle souriait toujours de son même sourire tranquille, mais je sentais que son cœur se remplissait d’amertume, de désenchantement, de sourde irritation, et de toutes les passions effrénées des enfants sauvages.

Je l’aimais bien, mon Dieu, pourtant !

Quelle angoisse de la quitter, et de la quitter perdue……

— « Oh ! ma chère petite amie, lui disais-je, ô ma bien-aimée, tu seras sage, après mon départ. Et moi, je reviendrai si Dieu le permet. Tu crois en Dieu, toi aussi ; prie, au moins, — et nous nous reverrons encore dans l’éternité.

« Pars, toi aussi, lui disais-je, à genoux ; va, loin de cette ville de Papeete ; va vivre avec Tiahoui, ta petite amie, dans un district éloigné où ne viennent pas les Européens ; — tu te marieras comme elle, tu auras une famille comme les femmes chrétiennes ; — avec de petits enfants qui t’appartiendront et que tu garderas près de toi, tu seras heureuse… »

Alors et toujours, ce même incompréhensible sourire paraissait sur ses lèvres ; — elle baissait la tête et ne répondait plus. — Et je comprenais bien qu’après mon départ elle serait une des petites filles les plus folles, et les plus perdues de Papeete.

Quelle angoisse c’était, mon Dieu, quand elle, silencieuse et distraite, — à tout ce que je trouvais de suppliant et de passionné à lui dire, — souriait de son même sourire de sombre insouciance, de doute et d’ironie……

Y a-t-il une souffrance comparable à celle-là : … aimer, et sentir qu’on ne vous écoute plus ? — que ce cœur qui vous appartenait se ferme, quoi que vous fassiez ? — que le côté sombre et inexplicable de sa nature reprend sur lui sa force et ses droits ?……

Et pourtant on aime de toute son âme cette âme qui vous échappe. Et puis, la mort est là qui attend ; elle va prendre bientôt ce corps adoré, qui est la chair de votre chair. La mort sans résurrection, sans espoir, — puisque celle-là même qui va mourir ne croit plus à rien de ce qui sauve et fait revivre……

Si cette âme était tout à fait mauvaise et perdue, — on en ferait le sacrifice comme d’une chose impure… Mais, sentir qu’elle souffre, savoir qu’elle a été douce, aimante, et pure !… — C’est comme un voile de ténèbres qui l’enveloppe, — une mort anticipée qui l’étreint et qui la glace. Peut-être ne serait-il pas impossible de la sauver encore, — mais il faut partir, s’en aller pour toujours, — et le temps passe et on ne peut rien !……

Alors ce sont des transports d’amour, d’amour et de larmes ; — on veut s’enivrer à la dernière heure de tout ce qui va vous être enlevé sans retour, — et prendre encore, avant la fin qui va venir, tout ce qu’on peut arracher à la vie de joies délirantes et de sensations fièvreuses……

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXVII

…… Nous cheminions, Rarahu et moi, en nous donnant la main, sur la route d’Apiré. — C’était l’avant-veille du départ.

Il faisait une accablante chaleur d’orage. — L’air était chargé de senteurs de goyaves mûres ; toutes les plantes étaient énervées. De jeunes cocotiers d’un jaune d’or dessinaient leurs palmes immobiles sur un ciel noir et plombé ; le morne de Fataoua montrait dans les nuages ses cornes et ses dents ; ces montagnes de basalte semblaient peser lourdes et chaudes sur nos têtes, et oppresser nos pensées comme nos sens.

Deux femmes, qui paraissaient nous attendre au bord du chemin, se levèrent à notre approche et s’avancèrent vers nous.

L’une qui était vieille, cassée, tatouée, entraînait par la main l’autre, qui était encore belle et jeune ; — c’était Hapoto, et sa fille Taïmaha.

— « Loti, dit humblement la vieille femme, pardonne à Taïmaha…… »

Taïmaha souriait de son éternel sourire en baissant les yeux comme un enfant pris en faute, mais qui n’a pas conscience du mal qu’il a fait et n’en éprouve aucun remords.

— « Loti, dit Rarahu en anglais, Loti pardonne-lui ! »

Je pardonnai à cette femme, et pris sa main qu’elle me tendait. — Il ne nous est pas possible, à nous qui sommes nés sur l’autre face du monde, de juger ou seulement de comprendre ces natures incomplètes, si différentes des nôtres, chez qui le fond demeure mystérieux et sauvage, et où l’on trouve pourtant, à certaines heures, tant de charme, d’amour, et d’exquise sensibilité.

Taïmaha avait à me remettre un objet bien précieux, — une relique d’autrefois, — le pareo de Rouéri que, sur sa demande, je lui avais confié.

Elle l’avait blanchi et réparé avec un soin extrême. — Elle parut émue cependant, et une larme trembla dans ses yeux quand elle me remit ce souvenir — qui allait retourner avec moi là-bas, à Brightbury d’où je l’avais emporté.

XXVIII

Dans une dernière visite que je fis à Pomaré, je lui recommandai Rarahu.

La vieille reine secoua la tête :

— « …… Et quand même, Loti, dit-elle, maintenant, qu’en ferais-tu ?… »

— « Je reviendrai, » répondis-je, en hésitant.

— « Loti !…, ton frère aussi devait revenir !…

« Vous dites tous cela, continua-t-elle lentement, comme repassant ses propres souvenirs. — Quand vous quittez mon pays, vous dites tous cela. — Mais la terre britannique (te fenua piritania) est loin de la Polynésie ; de tous ceux que j’ai vus partir, il en est bien peu qui soient revenus… »


— « En tout cas, embrasse celle-ci, dit-elle en me montrant sa petite-fille. — Car celle-ci, tu ne la retrouveras plus… »

XXIX

Le soir, Rarahu et moi, nous étions assis sous la véranda de notre case ; on entendait partout dans l’herbe les bruits de cigales des soirs d’été. — Les branches non émondées des orangers et des hibiscus donnaient à notre demeure un air d’abandon et de ruine ; nous étions à moitié cachés sous leurs masses capricieuses et touffues.

— « Rarahu, disais-je, ne veux-tu plus croire au Dieu de ton enfance, qu’autrefois tu savais prier avec amour ? »

— « Quand l’homme est mort, répondit lentement Rarahu, — et enfoui sous la terre, quelqu’un pourrait-il l’en faire sortir ? »

— « Pourtant, dis-je encore, en me rattachant à certaines croyances sombres qu’elle n’avait pas perdues, — pourtant tu as peur des fantômes ; tu sais bien qu’à cette heure même, autour de nous, dans ces arbres, peut-être il y en a… »

— « Ah ! oui, dit-elle avec un frisson, — après, il y a peut-être le Toupapahou ; après la mort, il y a le fantôme qui, quelque temps, paraît encore, et rôde incertain dans les bois ; — mais je pense que le Toupapahou s’éteint aussi, quand, à la longue, il n’a plus de forme sous la terre, — et qu’alors c’est la fin… »

Je n’oublierai jamais cette voix fraîche d’enfant, prononçant dans sa langue douce et singulière d’aussi sombres choses……

XXX

C’était le dernier jour……

Le soleil d’Océanie s’était levé aussi radieux qu’à l’ordinaire sur « Tahiti la délicieuse » ; — ce que souffrent dans leur cœur les hommes qui passent et disparaissent n’a rien de commun avec l’éternelle nature, et n’entrave jamais ses fêtes inconscientes.


Depuis le matin nous étions debout tous deux, et bien empressés. — Les préparatifs du départ apportent souvent une diversion heureuse à la tristesse de ceux qui vont se quitter, — et ce cas était le nôtre…

Il nous fallait emballer le produit de toutes nos pêches, de toutes nos expéditions sur les récifs ; tous nos coquillages, tous nos madrépores rares, qui, en mon absence, avaient séché sur l’herbe du jardin, et ressemblaient maintenant à de grands lichens fins et compliqués, plus blancs que de la neige.

Rarahu déployait une activité extrême, et faisait beaucoup d’ouvrage, ce qui n’est point habituel aux femmes tahitiennes ; tout ce mouvement trompait sa douleur. — Je sentais bien que son cœur se déchirait en me voyant partir ; je la retrouvais elle-même, et je reprenais un peu de confiance et d’espoir……

Nous avions à emballer une quantité d’objets, — une foule de choses qui eussent fait sourire beaucoup de gens : des branches des goyaviers d’Apiré, des branches des arbres de notre jardin, des morceaux de l’écorce des grands cocotiers qui ombrageaient notre case…

Plusieurs couronnes fanées de Rarahu, — toutes celles des derniers jours, — faisaient aussi partie de mon bagage, — avec des gerbes de fougères, et des gerbes de fleurs. Rarahu y ajoutait encore des touffes de reva-reva, renfermées dans des boîtes de bois odorant, et de délicates couronnes en paille de peïa, qu’elle avait fait tresser pour moi.

Et tout cela emplissait des caisses en quantité, tout cela constituait un train de départ énorme…

XXXI

Vers deux heures nous eûmes terminé ces grands préparatifs. Rarahu mit sa plus belle tapa de mousseline blanche, plaça des gardénias dans ses cheveux dénoués, — et nous sortîmes de chez nous.

Je voulais avant de partir revoir une dernière fois Faa, les grands cocotiers et les grandes plages de corail ; je voulais jeter un coup d’œil dernier sur tous ces paysages tahitiens ; je voulais revoir Apiré, et me baigner encore avec ma petite amie dans le ruisseau de Fataoua ; je désirais dire adieu à une foule d’amis indigènes ; je voulais voir tout et tout le monde, je ne pouvais prendre mon parti de tout quitter… Et l’heure passait, et nous ne savions plus auquel courir……

Ceux-là seuls qui ont dû abandonner pour toujours des lieux et des êtres chéris peuvent comprendre cette agitation du départ, et cette tristesse inquiète, qui oppresse comme une souffrance physique……


Il était déjà tard quand nous arrivâmes à Apiré, au ruisseau de Fataoua.

Mais tout était encore là comme dans le bon vieux temps ; au bord de l’eau, la société était nombreuse et choisie ; il y avait toujours Tétouara la négresse, qui trônait au milieu de sa cour, et une foule de jeunes femmes qui plongeaient et nageaient comme des poissons, avec la plus insouciante gaieté du monde.

Nous passâmes tous deux, — nous donnant la main comme autrefois, et disant doucement bonjour de droite et de gauche à tous ces visages connus et amis. À notre approche les éclats de rire avaient cessé ; la petite figure douce et profondément sérieuse de Rarahu, sa robe blanche traînante comme celle d’une mariée, son regard triste avaient imposé le silence……

Les Tahitiens comprennent tous les sentiments du cœur et respectent la douleur. On savait que Rarahu était la « petite femme de Loti » ; on savait que le sentiment qui nous unissait n’était point une chose banale et ordinaire ; — on savait surtout qu’on nous voyait pour la dernière fois.


Nous tournâmes à droite, par un étroit sentier bien connu. — À quelques pas plus loin, sous l’ombrage triste des goyaviers, était ce bassin plus isolé où s’était passée l’enfance de Rarahu, et qu’autrefois nous considérions un peu comme notre propriété particulière.


Nous trouvâmes là deux jeunes filles inconnues, très belles, malgré la dureté farouche de leurs traits : elles étaient vêtues, l’une de rose, l’autre de vert tendre ; leurs cheveux aussi noirs que la nuit étaient crêpés comme ceux des femmes de Nuka-Hiva, dont elles avaient aussi l’expression de sauvage ironie.

Assises sur des pierres, au milieu du ruisseau, les pieds baignant dans l’eau vive, elles chantaient d’une voix rauque un air de l’archipel des Marquises.

Elles se sauvèrent en nous voyant paraître, et, comme nous l’avions désiré, nous restâmes seuls.

XXXII

Nous n’étions pas revenus là depuis le retour du Rendeer à Tahiti. — En nous retrouvant dans ce petit recoin qui jadis était à nous, nous éprouvâmes une émotion vive, — et aussi une sensation délicieuse, qu’aucun autre lieu au monde n’eût été capable de nous causer.

Tout était bien resté tel qu’autrefois, dans cet endroit où l’air avait toujours la fraîcheur de l’eau courante ; nous connaissions là toutes les pierres, toutes les branches, — tout, jusqu’aux moindres mousses. — Rien n’avait changé ; c’étaient bien ces mêmes herbes, et cette même odeur, — mélangée de plantes aromatiques et de goyaves mûres.


Nous suspendîmes nos vêtements aux branches, — et puis nous nous assîmes dans l’eau, savourant le plaisir de nous retrouver encore, et pour la dernière fois, en pareo, au baisser du soleil, dans le ruisseau de Fataoua.


Cette eau, claire, délicieuse, arrivait de l’Oroena par la grande cascade. — Le ruisseau courait sur de grosses pierres luisantes, entre lesquelles sortaient les troncs frêles des goyaviers. — Les branches de ces arbustes se penchaient en voûte au-dessus de nos têtes, et dessinaient sur ce miroir légèrement agité les mille découpures de leur feuillage. — Les fruits mûrs tombaient dans l’eau ; le ruisseau en roulait ; son lit était semé de goyaves, d’oranges et de citrons.


Nous ne nous disions rien tous deux ; — assis près l’un de l’autre, nous devinions mutuellement nos pensées tristes, sans avoir besoin de troubler ce silence pour nous les communiquer. — Les frêles poissons et les tout petits lézards bleus se promenaient aussi tranquillement que s’il n’y eût eu là aucun être humain ; nous étions tellement immobiles, que les varos, si craintifs, sortaient des pierres et circulaient autour de nous.

Le soleil qui baissait déjà, — le dernier soleil de mon dernier soir d’Océanie, — éclairait certaines branches de lueurs chaudes et dorées : j’admirais toutes ces choses pour la dernière fois. Les sensitives commençaient à replier pour la nuit leurs feuilles délicates ; — les mimosas légers, les goyaviers noirs, avaient déjà pris leurs teintes du soir, — et ce soir était le dernier, — et demain, au lever du soleil, j’allais partir pour toujours…… Tout ce pays et ma petite amie bien-aimée allaient disparaître, comme s’évanouit le décor de l’acte qui vient de finir……

Celui-là était un acte de féerie au milieu de ma vie, — mais il était fini sans retour !… Finis les rêves, les émotions douces, enivrantes, ou poignantes de tristesse, — tout était fini, était mort……

Et je regardai Rarahu dont je tenais la main dans les miennes… De grosses larmes coulaient sur ses joues ; des larmes silencieuses, qui tombaient pressées, comme d’un vase trop plein……

— « Loti, dit-elle, je suis à toi… je suis ta petite femme, n’est-ce pas ?… N’aie pas peur, je crois en Dieu ; je prie, et je prierai… Va, tout ce que tu m’as demandé, je le ferai… Demain je quitterai Papeete en même temps que toi, et on ne m’y reverra plus… J’irai vivre avec Tiahoui, je n’aurai point d’autre époux, et, jusqu’à ce que je meure, je prierai pour toi…… »

Alors les sanglots coupèrent les paroles de Rarahu, qui passa ses deux bras autour de moi et appuya sa tête sur mes genoux… Je pleurai aussi, mais des larmes douces ; — j’avais retrouvé ma petite amie, elle était brisée, elle était sauvée. Je pouvais la quitter maintenant, puisque nos destinées nous séparaient d’une manière irrévocable et fatale ; ce départ aurait moins d’amertume, moins d’angoisse déchirante ; je pouvais m’en aller au moins avec d’incertaines mais consolantes pensées de retour, — peut-être aussi avec de vagues espérances dans l’éternité !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXXIII

Le soir il y avait grand bal chez Pomaré, — bal d’adieu offert aux officiers du Rendeer. — On devait danser jusqu’à l’heure de l’appareillage, que « l’amiral à cheveux blancs » avait fixée pour le lever du jour.

Et Rarahu et moi, nous avions décidé d’y assister.

Il y avait énormément de monde à ce bal, pour un bal de Papeete : toutes les Tahitiennes de la cour ; — quelques femmes européennes, — tout ce qu’avait pu fournir le personnel de la colonie, — et puis tous les officiers du Rendeer', et tous les fonctionnaires français.

Rarahu naturellement n’était point admise dans le salon de la fête ; mais, pendant que la foule dansait fiévreusement la upa-upa dans les jardins, elle et quelques autres jeunes femmes dans une situation semblable, privilégiées de la reine, avaient été invitées à prendre place sous la véranda, sur une banquette d’où elles pouvaient, tout aussi bien qu’à l’intérieur, voir et être vues. — Et, avec le laisser-aller tahitien, on trouvait tout naturel que je vinsse souvent m’accouder à la fenêtre, pour causer avec ma petite amie.

En dansant, je rencontrais constamment son regard grave ; elle était éclairée comme une vision, par la lueur rouge des lampes, mêlée aux rayons bleus de la lune ; sa robe blanche et son collier de perles brillaient sur le fond sombre du dehors.


Vers minuit, la reine m’appela d’un signe. — On emportait sa petite-fille malade qui avait exigé qu’on l’habillât pour ce bal. — La petite Pomaré avait voulu me dire adieu avant de se laisser endormir.


Malgré tout, ce bal était triste ; les officiers du Rendeer, qui y étaient en majorité, y jetaient une impression de départ et de séparation contre laquelle on ne pouvait réagir. — Il y avait là de jeunes hommes, qui allaient dire adieu à leurs maîtresses, à leur vie de nonchalance et de plaisirs ; — il y avait de vieux marins aussi, qui deux ou trois fois dans le courant de leur existence étaient venus à Tahiti, qui savaient que maintenant leur carrière était finie, et dont le cœur se serrait en songeant qu’ils ne reviendraient plus……

La princesse Ariitéa vint à moi, plus animée que de coutume, et parlant plus vite :

— « La reine vous prie, Loti, dit-elle, de vous mettre au piano ; de jouer la valse la plus bruyante que vous pourrez, de la jouer très vite ; de la continuer sans interruption par une autre danse, — et puis encore par une troisième, — afin de ranimer un peu ce bal qui a l’air de mourir…… »

Je jouai avec fièvre, en m’étourdissant moi-même, tout ce que je trouvai au hasard sur le piano. — Je réussis pour une heure à ranimer le bal ; mais c’était une animation factice, — et je ne pouvais pas plus longtemps la soutenir.

XXXIV

Vers trois heures du matin, quand le salon fut vide, j’étais encore au piano, jouant je ne sais quels airs insensés, accompagnés dans le lointain par la upa-upa qui râlait au dehors.

J’étais seul avec la vieille reine, qui était restée pensive et immobile dans son grand fauteuil doré. — Elle avait l’air d’une idole incorrecte et sombre, parée avec un luxe encore sauvage,

Le salon de Pomaré avait cet aspect triste des fins de bal : un grand désordre, une grande salle vide ; des bougies s’éteignant dans les torchères, tourmentées par le vent de la nuit.

La reine se leva péniblement, dans les plis de sa robe de velours cramoisi. — Elle vit Rarahu qui se tenait près de la porte, debout et silencieuse. — Elle comprit et lui fit signe d’entrer.

Rarahu entra… timide, les yeux baissés, et s’approcha de la reine, — Apparaissant après ce bal, dans cette salle déserte, dans ce silence, — avec sa longue traîne de mousseline blanche, ses pieds nus, ses longs cheveux flottants, sa couronne de gardénias blancs, — et ses yeux agrandis par les larmes, — elle avait l’air d’une willi, d’une vision délicieuse de la nuit.

— « Tu as à me parler, Loti, sans doute ; tu veux me demander de veiller sur elle, dit la vieille reine avec bienveillance. — Mais c’est elle, je le crains, qui ne le voudra pas…… »

— « Madame, répondis-je, elle va partir demain pour Papeouriri, demander l’hospitalité à Tiahoui son amie. — Là-bas comme ici, je vous supplie de ne pas l’abandonner, — on ne la reverra plus à Papeete. »

— « Ah !… dit la reine, de sa grosse voix étonnée, et visiblement émue… C’est bien, cela, mon enfant ; c’est bien… à Papeete tu aurais été bien vite une petite fille perdue…… »


Nous pleurions tous les deux, ou pour mieux dire, tous les trois : la vieille reine nous tenait les mains, et ses yeux d’ordinaire si durs se mouillaient de larmes.

— « Eh bien, mon enfant, dit-elle, il ne faut pas différer ce départ. — Si tes préparatifs, comme je le pense, ne sont pas longs à faire, veux-tu partir ce matin même, un peu après le soleil, vers sept heures, dans la voiture qui emmènera ma belle-fille Moé ?

Moé s’en va à Atimaono, prendre le navire qui doit la conduire dans sa possession de Raïatéa. — Vous coucherez la nuit prochaine à Maraa, et demain matin vous serez à Papéouriri, où, en passant, la voiture te déposera. »


Rarahu sourit à travers ses larmes, à cette idée qui lui causait une joie d’enfant, de partir avec la jeune reine de Raïatéa.

Il y avait entre Rarahu et Moé une affinité mystérieuse ; — étrangement malheureuses toutes deux, et brisées, elles avaient le même caractère, les mêmes allures et le même genre de charme.


Rarahu répondit qu’elle serait prête. — La pauvre petite en effet n’avait guère à emporter que quelques robes de mousseline de diverses couleurs, — et son fidèle vieux chat gris……


Et nous prîmes congé de Pomaré, en serrant avec effusion et de tout notre cœur ses vieilles mains royales. — La princesse Ariitéa, qui avait reparu dans le salon, vint en tenue de bal nous accompagner jusqu’à la porte du jardin ; elle disait à Rarahu pour la consoler des choses aussi douces que si elle eût été sa sœur… Et pour la dernière fois nous descendîmes à la plage……

XXXV

Il faisait nuit close encore.

Au bord de la mer, des groupes nombreux stationnaient ; toutes les filles de la cour, dans leurs toilettes de la veille au soir, avaient suivi les officiers du Rendeer. — À part qu’on entendait quelques jeunes femmes pleurer, on eût dit plutôt une fête qu’un départ.

Et ce fut là que, un peu avant le jour, j’embrassai pour la dernière fois ma petite amie…


En même temps que le Rendeer quittait l’île délicieuse, la voiture qui emportait Rarahu et Moé quittait Papeete, — et longtemps Rarahu put voir, par les échappées des cocotiers, à travers les rideaux de verdure, — le Rendeer s’éloigner sur l’immensité bleue.......

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