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Le Maroc/03

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LE MAROC.

iii.

TÉTOUAN.[1]


Le jour suivant, nous commençâmes nos excursions dans la ville maure. Nous l’avions traversée à cheval en allant au jardin du bacha et en revenant ; mais nous ne nous y étions pas arrêtés. Il s’agissait maintenant de l’explorer en détail ; et c’est ici que la protection de notre garde-du-corps, inutile dans la juiverie, nous devenait indispensable : nous tardâmes peu à nous en apercevoir.

Tétouan passe dans l’empire pour une belle ville, ce qui ne donne pas une haute idée de la beauté des villes du Maroc. Telle qu’elle est cependant, elle ne laisse pas que d’éclipser Tanger, malgré le faste européen des maisons consulaires dont cette dernière cité tire son plus grand lustre. Tétouan a un caractère plus maure, et partant plus original. Beaucoup de rues sont couvertes, et forment de véritables souterrains comme la grotte de Pausilippe ou les sombres galeries du Simplon : on y marche au milieu de ténèbres que l’on ne songe guère à éclairer. Ces sombres couloirs ont des portes ou des grilles qui se ferment la nuit. D’autres rues sont couvertes de treilles, et cette verdure inattendue entretient une fraîcheur précieuse dans cette partie de la ville. Les boutiques s’y trouvent en grand nombre, et presque toutes sont tenues par des Algériens, dont le costume brillant contraste avec la simplicité marocaine. Ces Algériens paraissent beaucoup plus civilisés, et passent pour entendre les affaires et le commerce. La population indigène a pour eux de l’éloignement, peut-être par la seule raison qu’ils lui sont supérieurs ; elle leur reproche leur luxe, leur tiédeur religieuse, et peu s’en faut qu’elle ne les traite comme les Turcs, en hérétiques.

Tout ce quartier, qu’on pourrait appeler le quartier algérien, est assez propre et assez vivant. Il faut rendre à la cité maure cette justice, qu’elle est moins immonde et moins fétide que la juiverie ; les rues sont étroites, tortueuses, pleines de cailloux roulés, et quelques-unes horriblement escarpées ; mais enfin on y peut circuler, ce qui n’est pas toujours facile chez le peuple d’Israël, où des montagnes d’immondices ferment souvent le passage. On vend dans ce bazar, al Caïsseria, des soies écrues, des pantoufles, des ceintures de Fez, et tous les objets de mercerie et de joaillerie à l’usage des habitans. On fabrique bien aussi à Tétouan des ceintures, mais celles de Fez sont plus estimées, soit que la fabrication y ait été plus perfectionnée, ce qui n’est pas difficile à concevoir quand on a vu les métiers de Tétouan, ou que le fil d’or qui entre dans leur composition soit d’une qualité supérieure. Ces tissus, rouge et or, pour la plupart, sont assez riches, et fort du goût des femmes juives et moresques ; cependant elles préfèrent encore les soieries françaises, et Lyon, ou toute autre place, pourrait se créer au Maroc d’importans débouchés.

Les autres produits de l’industrie indigène sont les asulejos, ou briques vernissées qui pavent toutes les cours et les appartemens, et les esteras, nattes de sparte qu’on fait très bien à Tétouan, et à des prix incroyablement bas. On y fabrique aussi de la poudre, du tabac, des vases de terre, et force pantoufles ; mais l’article dont l’amour-propre tétouanais s’enorgueillit le plus, ce sont les fusils. Quoique cette industrie soit, comme toutes les autres, encore bien grossière, elle a quelque renommée dans le pays. Les Marocains sont très jaloux de leurs armes, et ils s’en font une idée ridicule ; la sortie en est sévèrement prohibée ; « car, disent-ils, si les chrétiens parvenaient à s’en procurer, il les imiteraient, et alors quels dangers ne courrait pas l’empire ! » Ils ont sur tout des notions aussi justes et des vues aussi lumineuses. J’avais acheté à Tanger un fusil qui ne put être embarqué que par contrebande, et quelques poignards que je fus obligé de cacher soigneusement dans mon manteau au moment du départ ; malgré la bonne main de rigueur, le capitaine du port n’en eût pas permis l’exportation, à moins d’une licence impériale.

Les ouvriers occupés à la fabrication de ces invincibles fusils ont l’air de cyclopes : ils ne portent, pour la plupart, qu’une simple tunique de toile ; le reste du corps est nu et noirci par le soleil et par la fumée. Rien ne donne mieux l’idée de la forge de Vulcain, telle qu’elle est représentée dans le bizarre tableau de Velasquez, l’un des chefs-d’œuvre de la galerie de Madrid. Ces forges africaines sont d’un effet non moins pittoresque, et toute cette population ouvrière a un caractère singulier. Il y a là des têtes d’une énergie âpre et sauvage, et des formes musculeuses dont la vigueur et la hardiesse rappellent souvent les robustes athlètes qui dorment demi-nus sur le môle de Naples. À défaut de Velasquez, il faudrait pour les peindre le pinceau, moitié espagnol, moitié napolitain, de Ribera.

On se fait une idée générale et collective d’un peuple d’après les premières notions qu’on a reçues ; ainsi, par exemple, accoutumés dès le berceau aux voluptueuses rêveries, aux poétiques magnificences des Mille et une nuits, nous nous représentons tous les musulmans accroupis sur les talons, la pipe à la bouche et plongés dans une éternelle immobilité. Ce n’était pas sans quelque étonnement que je voyais ceux-là forgeant, limant, battant l’enclume. Ils prenaient naïvement ma surprise pour de l’admiration, et ils croyaient sincèrement que jamais pareils chefs-d’œuvre n’avaient frappé mes regards. Instrumens et procédés, tout en est chez eux aux premiers rudimens ; mais leur ignorance persuade à leur orgueil qu’ils ont atteint en tout la perfection, et que pas une nation du monde ne peut lutter avec eux : ils nous montraient, avec une satisfaction puérile, les chiens grossiers qu’ils façonnaient à grands coups de marteau, bien convaincus que l’industrie humaine ne saurait aller plus loin. Ils n’ont pas la première idée des pistons, et quand j’essayai de leur faire comprendre, par mon interprète, qu’on fabrique en Europe des fusils sans batterie, ils crurent que je voulais ajouter un chapitre aux merveilleux récits de Simbad le marin. Au reste, ce ne sont pas les miracles industriels de la Grande-Bretagne et des États-Unis qu’on va chercher en Afrique : on sait bien qu’en passant le détroit de Gibraltar on remonte presque au berceau du monde ; trop heureux quand le paysage dédommage de la barbarie. Tétouan brille surtout par le côté pittoresque ; comme à Grenade et dans les villes suisses, on a, du milieu des rues, de belles vues de montagnes ; ces perspectives inattendues sont d’un effet magique, et l’œil, fatigué de tant de misères, se repose avec bonheur sur ces magnifiques horizons.

Les maisons maures ressemblent aux maisons juives : elles sont bâties sur le même modèle ; mais il est très difficile d’y pénétrer. Quoique les juifs soient particulièrement en proie à l’avarice des gouverneurs, ils ne sont pas seuls exploités, et les Maures ne sont pas à l’abri des concussions. Aussi ont-ils soin, pour cacher leurs richesses, d’affecter tous les dehors de la pauvreté. Nous avons vu que leur costume est des plus simples ; leurs habitations ne le sont guère moins. Les maisons des plus riches sont, comme celles des pauvres, sans apparence extérieure ; la plupart n’ont qu’un seul étage, sans autre jour sur les rues et sur les places que de longues et étroites fissures défendues par de grossières jalousies de bois.

Quoique les intérieurs maures soient d’un accès difficile, surtout pour les chrétiens, Isaac Benchimol, mon interprète, m’aplanit les difficultés ; il me fit connaître au bazar un riche négociant, nommé Arzeny, qui passe pour moins inhospitalier que ses compatriotes. Retenu par ses affaires, il ne put lui-même nous conduire dans sa maison ; mais il nous donna son frère pour nous y accompagner, quoique la commission parût peu du goût de celui-ci. Du vestibule, il nous devança dans la maison et nous fit faire antichambre assez long-temps ; il était allé sans doute prévenir les femmes et les céler. Enfin nous fûmes introduits. Je remarquai que notre hôte marchait devant, et nous précédait partout au lieu de nous suivre, comme c’est l’usage en Europe. Mais, sur ce point, les mœurs africaines sont en contradiction avec les nôtres, et les Maures regardent notre coutume comme le comble de la grossièreté. Les appartemens d’Arzeny me rappelèrent, pour la disposition, ceux de la juiverie, mais ils s’en distinguaient par plus de luxe et d’élégance. La pièce principale, celle où l’on reçoit les étrangers, était couverte de tapis, et pourvue, aux extrémités, de deux lits fort bas, garnis en soie rouge ; des carreaux de même couleur étaient dispersés çà et là pour la commodité des visiteurs : les parois, tapissées comme le sol, étaient ornées, en guise de tableaux, de fusils, de poignards, de bouteilles de verre, d’ustensiles de toute espèce. Cette pièce était longue, étroite, et, à l’exception d’une petite fenêtre haute et carrée, qui laissait passer à peine quelques rayons de lumière, elle ne recevait de jour que par la porte. Toutes les pièces donnent sur une galerie qui fait le tour de la maison.

L’approche du harem, mot qui veut dire, en arabe, lieu sacré, nous fut soigneusement interdite. C’était la seule chose qui excitât ma curiosité. Mais ayant laissé mes gants dans le salon, je revins seul les chercher ; et comme je me baissais pour les ramasser, je vis quelque chose se mouvoir sous un des lits : c’était une des femmes du maître de la maison qui s’était blottie là comme une chatte, pour nous voir sans être vue. Quand elle s’aperçut qu’elle était découverte, la pauvre recluse fut saisie d’une grande peur ; il y allait pour elle de son avenir, car tout mari mahométan a droit de répudier la femme qui a paru le visage découvert devant un homme, surtout devant un infidèle. En vain la suppliai-je par signes de sortir de sa cachette ; elle se garda bien d’en rien faire ; et je dus me contenter de la vue de deux beaux yeux noirs et d’un kaftan rouge. Cette scène, d’ailleurs, ne dura pas long-temps. Le beau-frère revint sur ses pas et rompit le tête-à-tête. Je le rejoignis sans laisser paraître le moindre trouble ; la belle effrayée en fut quitte pour la peur.

Notre visite terminée, nous recommençâmes à errer dans la ville, et nous allâmes tomber au milieu d’un grand tas de décombres. C’est l’ancien Millà. Les juifs l’habitèrent long-temps avant d’être transférés dans la partie de la ville qu’ils occupent aujourd’hui. Depuis la translation, leur ancien quartier est tout-à-fait abandonné ; il passe, parmi la population, pour un lieu souillé ; pas un croyant ne voudrait élever sa maison sur ces ruines maudites, livrées aux immondices et aux chiens errans.

Le préjugé religieux est poussé au plus haut point à Tétouan, et les chrétiens n’y sont pas en beaucoup meilleure odeur que les juifs ; seulement on craint les premiers, et la peur est pour eux une sauve-garde. Quand nous passions dans les rues, les habitans nous suivaient d’un œil fanatique et menaçant ; le mot : ansaran ! ansaran ! retentissait autour de nous comme un cri d’anathème. Il y avait, au milieu de ces groupes, d’atroces figures ; leur regard sinistre décelait les appétits féroces de leur ame, leurs lèvres frémissantes avaient soif de sang infidèle.

Malgré notre escorte, nous eûmes à souffrir plus d’une avanie : lancée par un bras invisible, une pierre vint frapper une fois à côté de nous. Plus loin, comme j’entrais dans une école, un vieux fanatique me tira violemment par derrière, furieux qu’un chien d’infidèle osât souiller de sa présence les tendres rejetons du prophète. Notre garde intervint, et calma d’un coup de plat de sabre appliqué sur les épaules de ce forcené, avec un flegme tout-à-fait oriental, son zèle intempestif. Plus loin, une jeune fille, que je regardais fixement parce qu’elle se laissait voir, prit la chose en mauvaise part, et ramassa un caillou qu’elle allait me jeter à la tête, si le soldat n’eût désarmé sa main. À quelques pas de là, un jeune homme fit, à l’un de mes compagnons, une obscénité qui lui valut, de la part de l’offensé, un coup de cravache à travers la figure. Si juste que fût le châtiment, les spectateurs s’en émurent ; ils s’indignèrent qu’un chrétien se fût permis de porter la main sur un croyant ; ils eussent été moins blessés et fussent restés muets si la correction, au lieu d’être administrée directement, l’eût été par le soldat. La foule nous suivit long-temps en murmurant.

Telles sont encore à cette heure, à l’égard des Européens, les dispositions des populations africaines. Comme ces barbares sont aujourd’hui nos voisins et que le cours des temps ne peut manquer d’amener, entre eux et la nouvelle colonie, de sérieux débats, il importe de les bien connaître, afin de les vaincre quand la guerre éclatera. On ne trouvera jamais chez ces tribus barbares ni sympathie, ni assistance d’aucune sorte. Leur hostilité nous est à jamais acquise ; ils ne soupirent qu’après notre ruine et ils y emploieront tous leurs moyens. Malheur à qui comptera sur leur neutralité et se fiera à leurs protestations de fidélité ; ce sont de vaines paroles, quand ce ne sont pas des piéges. On enverra chez eux agens sur agens ; ils promettront tout ce qu’on voudra, ils jureront par tous les dieux ; que coûte un serment à qui n’a pas d’honneur ? — Me prends-tu pour un infidèle, pour être esclave de ma parole ? Ne suis-je pas maître d’en changer ? — Cette profession de foi, ou plutôt de perfidie, d’un prince marocain fait suffisamment connaître les principes qui président aux relations diplomatiques de la cour africaine.

La première pensée du gouvernement marocain à la prise d’Alger fut un mouvement de joie et de satisfaction ; il se félicitait de l’humiliation d’un voisin qu’il redoutait et qu’il jalousait encore plus. Il ne croyait pas que le vainqueur s’établît dans sa conquête, et il supposait qu’il rentrerait dans ses foyers, après avoir exigé du vaincu un tribut et des ôtages. Quand il reconnut son erreur et vit le pavillon français arboré sur la kassaba d’Alger pour n’en plus descendre, il commença à changer de ton et à craindre pour lui-même les dangers d’un voisinage plus inquiétant que le premier. Dès-lors un vague effroi, de légitimes alarmes s’emparèrent de lui ; le nom français fut d’autant plus haï, qu’il était plus craint, et je tardai peu moi-même à m’apercevoir à quel point j’étais suspect. Le bruit se répandit que j’étais un ingénieur envoyé par le gouvernement pour reconnaître les abordages de l’empire et lever le plan des forteresses. Aussi eut-on grand soin de me tenir éloigné de la kassaba. L’accès m’en fut interdit, sous le prétexte qu’il n’est permis à nul étranger d’y pénétrer. Et comme je demandais au bacha pourquoi le sultan ne rendait pas plus facile aux navires l’abordage de Tétouan, il me répondit ingénument que cette difficulté même était un rempart que la nature leur avait donné, qu’il serait imprudent, impie, de s’en priver, et qu’ils n’en avaient pas d’autres contre les entreprises des Français. Cet état de suspicion me fit surveiller de fort près pendant tout mon séjour, et en revanche respecter davantage. Le barbare cachait sa peur sous des égards captieux ; mais je n’étais pas sa dupe, et je voyais bien que ces prévenances n’étaient que des inquiétudes déguisées.

Tétouan est, m’a-t-on dit, une ville théocratique ; elle compte jusqu’à trente mosquées. La principale est vaste et imposante. Curieux de juger par moi-même de l’empressement des fidèles, je me mis en sentinelle aussi près que je pus de l’entrée, et malgré leurs regards furieux, leurs murmures menaçans, je fis là une longue station. Satan en personne n’eût pas excité plus d’horreur à la porte d’une église au moyen-âge. Les femmes étaient le plus irritées ; et si on m’eût lapidé, la première pierre fût certainement partie d’une main féminine. Les hommes se contenaient un peu mieux par respect pour le sabre nu de mon janissaire. Celui-ci ne remplissait pas de fort bonne grace la mission protectrice dont le bacha l’avait chargé ; mais l’esprit de discipline et mes piastres faisaient taire ses scrupules. Bon gré mal gré, il tenait à distance les dévots. Il s’engageait parfois, entre eux et lui, des colloques passionnés, dont j’étais l’objet sans nul doute, et qui ne me ménageaient probablement pas, car mon interprète ne me traduisait le dialogue qu’avec une ambiguité diplomatique.

Les adoul et les taleb vivent autour des mosquées. Ce sont les érudits. Ils font le métier de scribes, et habitent dans des échoppes, comme nos écrivains publics. Ils professaient pour nous un souverain mépris qu’ils ne se donnaient pas même la peine de dissimuler, et jetaient sur nous des regards profondément dédaigneux. Lumières des fidèles, ils portent en eux la science divine et humaine ; comment ne mépriseraient-ils pas des mécréans ? Accroupis sur leur table comme des tailleurs, ils écrivent avec des tuyaux de paille, et n’ont d’autre pupitre que la main gauche. Malgré ce simple appareil, leurs caractères sont si nets, leurs lignes si droites et leurs pages si propres, que je ne pouvais me lasser d’admirer leur dextérité. Il est impossible de voir de plus beaux manuscrits, et l’imprimerie, art inconnu à Maroc, ne ferait pas mieux. Il est dommage que de si belles mains soient employées à transcrire de si sottes choses. Quand ils ne copient pas des actes ou des contrats, on peut être sûr que ce sont des recettes d’empiriques, des formules théologiques, ou des extravagances tirées de la cabale et de l’astrologie. Presque tous ces taleb sont d’une beauté remarquable, et ils forment l’élite de la population. Il y a parmi eux d’idéales figures, presque toutes empreintes d’une pâleur qui les rend plus belles, et que rehausse la barbe noire et touffue qui flotte sur leur poitrine.

C’est aussi autour des mosquées que se trouvent les écoles (mektib), pour indiquer sans doute que tout le savoir d’un musulman doit se borner au Coran. C’est en effet par là qu’on commence et par là qu’on finit. Des versets du livre sacré sont écrits sur de petites planches où l’on apprend à lire aux enfans. On leur fait répéter la même jusqu’à satiété : il faut non-seulement qu’ils les lisent couramment, mais qu’ils les retiennent par cœur. Quand ils les savent, on les leur fait copier : c’est ainsi qu’ils apprennent à écrire, tout cela par une méthode qui ressemble beaucoup à la méthode lancastrienne, et qui se retrouve en pratique depuis un temps immémorial, non-seulement au Maroc, mais dans une grande partie de l’Orient et jusque dans l’Inde.

Les enfans sortent de ces écoles quand ils savent lire et écrire ; mais beaucoup y restent jusqu’à ce qu’ils possèdent par cœur le Coran tout entier. Alors ils passent aux lycées supérieurs, appelés Mudaris, c’est-à-dire lieux d’enseignement et d’étude. De là on entre à l’université de Fez appelée Dar-el-i’lm, maison de science, nom qui correspond à celui de Sapienza, donné à plusieurs universités d’Italie. On y apprend, Dieu sait comme, la grammaire, la théologie, la poésie, l’arithmétique, l’astrologie, la médecine ; on y explique les traditions et les commentaires du Coran, auxquels on joint l’étude du droit civil et canonique. C’est à l’université de Fez qu’on prend les grades de taleb, licencié, f’kih, docteur, a’lem, savant. C’est de ce dernier mot qu’est dérivé, par corruption, celui d’ulema par lequel on désigne le clergé mahométan. Le chef de ce corps révéré est le mufti, dont la juridiction s’étend sur tout l’empire, non-seulement en ce qui regarde la théologie, mais encore la jurisprudence. Quant à la langue du Maroc, c’est l’arabe mêlé d’idiotismes amazirgues ou berbères, espagnols, et d’autres locutions tirées des langues étrangères.

Qu’on se figure, pour revenir aux écoles de Tétouan, un troupeau de bambins nus, ou couverts de guenilles, couchés pêle-mêle dans une salle obscure et fétide ; un vieux pédagogue en robe sale et en turban froissé, accroupi sur une table, comme le grand Mogol sur son trône, tenant pour sceptre une formidable verge, et passant ses doigts décharnés dans une barbe verdâtre et hérissée, et l’on aura l’idée des aménités scholastiques du Maroc. Les malheureux captifs entassés dans cet antre répètent en chœur jusqu’à extinction les versets du livre saint. À chaque faute, le maître les reprend avec dureté, si même il ne fait intervenir sa verge.

On parle beaucoup des ablutions musulmanes, et j’espérais trouver à Tétouan des bains passables. Mon espoir fut déçu. On nous conduisit dans un infâme bouge, desservi par deux ou trois nègres, dignes du lieu par leur malpropreté. De grandes jarres de terre, scellées dans le mur, servent de baignoires. On ne peut s’y tenir qu’accroupi ; encore n’est-ce pas sans peine, et l’eau y arrive par d’étroites rigoles découvertes comme les chéneaux des toits. Tout cela est loin de l’idée que nous nous faisons en Europe des recherches de volupté et des sensualités orientales ; nous n’eûmes rien de plus pressé que de fuir ce sale réduit. Quelques mois plus tard, je retrouvai à Grenade des bains tout-à-fait semblables ; les mêmes jarres incommodes servaient de baignoires : j’eus là une nouvelle occasion d’admirer la ténacité des usages populaires, qui survivent à la conquête et se perpétuent de siècle en siècle avec une opiniâtreté qui va jusqu’à l’acharnement.

Tétouan est séparé de la Méditerranée par une lande solitaire et triste, où l’on ne découvre pas un toit, pas un arbre. Le fleuve Martil traverse silencieusement ce désert, et va se jeter dans la mer à deux lieues au-dessous de la ville. L’embouchure de ce fleuve est assez large et assez profonde pour recevoir les navires, et quelques faciles travaux suffiraient pour leur permettre de le remonter jusqu’à Tétouan. C’est à quoi l’incurie maure ne songe guère : non-seulement on ne fait rien pour faciliter la navigation de ce canal naturel, mais on laisse le sable et le limon s’accumuler à l’embouchure, au point que les plus petites barques ne pourront bientôt plus y entrer. Cette plage est défendue par une douane fondée sur le plan des douanes espagnoles, et où Achachea introduit toutes les arguties et les rubriques de la fiscalité européenne. On charge là de la laine, des peaux, de la cire, de la gomme, et d’autres produits indigènes. C’est là aussi que la ville de Gibraltar s’approvisionne de bœufs pour la consommation de la garnison. Ces divers objets d’exportation sont soumis à des droits d’autant plus onéreux, qu’ils sont arbitraires, et par conséquent variables. Le commerce étranger est contraire à la loi du Coran ; mais on élude la défense, et l’imagination des casuistes a trouvé un biais merveilleux pour endormir les scrupules des consciences timorées. À chaque transaction, on exige une livre de poudre à canon du contractant européen, car avec la poudre on détruit les infidèles ; ainsi, tout en traitant avec eux, on ne cesse pas de protester, et l’état de guerre est maintenu.

Le commerce intérieur se fait par caravanes et par échange. Les caravanes, appelées caffile ou accabe, pénètrent jusqu’à Tombouctou, d’où elles tirent des plumes d’autruche, de l’ivoire, des esclaves, et surtout de la poudre d’or. Voici la manière de traiter. Les Maures déposent leurs marchandises sur une colline et s’éloignent. Alors les noirs viennent les examiner, et placent sous chaque objet déposé la quantité de poudre d’or qu’ils veulent donner en échange ; ensuite ils se retirent à leur tour. Les Maures reviennent, et si le marché leur agrée, ils emportent la poudre, en laissant leurs produits à la place ; sinon, ils emportent ce qu’ils ont apporté, et tout est rompu. Quand les affaires se sont conclues à la satisfaction des deux parties, les défiances cessent ; noirs et Maures se réunissent, et vivent ensemble plusieurs jours, en signe de confiance et d’amitié. Le centre de ce commerce rudimentaire et digne des premiers âges est l’oasis de Tuat, au centre du désert.

Le commerce européen se fait par mer. Tétouan, Rabatt, Mogodor et autres places maritimes en ont le monopole. La première expédition européenne date de 1551, et fut entreprise par un Anglais nommé Thomas Windham, qui trafiquait sur son propre bâtiment, et apporta d’Agadir un chargement de sucre, de dattes et d’amandes. Depuis cette époque, les divers pavillons européens se succédèrent dans les ports du Maroc, et dès la fin du xvie siècle, la famille génoise des Marini était établie à Rabatt, où elle jouissait de grands priviléges. Il paraît que ces Marini avaient depuis long-temps des relations dans le pays, et nous voyons que dès 1118 ils avaient le monopole des missions au Maroc. Ils en remplirent jusqu’à sept dans le courant du siècle. Un d’eux s’établit même à Fez, y vécut trente ans, et y laissa une postérité riche et honorée. Un fait à noter, c’est qu’une tradition indigène fait descendre la famille royale de la famille génoise.

Nul négociant étranger ne peut se fixer dans l’empire sans une licence de l’empereur, qui ne la refuse à personne, pourvu qu’on ait soin d’appuyer sa demande de riches présens. Mais malgré cette hospitalité intéressée, et les traités de paix et de commerce conclus avec les puissances européennes, il est douteux qu’un chrétien parvienne jamais à faire là une grande fortune ; il y a trop peu de sécurité pour tout ce qui n’est pas croyant, et le préjugé religieux a trop de force encore dans le peuple ; cette hostilité ouverte entrave toutes les transactions. D’ailleurs, les nouveaux venus ont à lutter avec un fisc insatiable, avec les juifs, profondément versés dans la connaissance du pays et du caractère national, et passés maîtres en fait de roueries mercantiles. Plusieurs maisons génoises avaient réussi, il est vrai, à combiner d’assez belles opérations ; mais il en est peu qui n’aient été forcées à la longue de lever leur tente et de se transporter ailleurs. Les contrats commerciaux se font par-devant les adoul.

Il est à jamais déplorable que ces riches contrées soient abandonnées à une avarice inepte qui veut toujours recueillir sans permettre jamais que l’on sème. En d’autres mains, ce pays deviendrait l’un des plus florissans du monde, comme il en est l’un des plus fertiles. Nul n’a été plus libéralement doté par la nature. Mais au lieu d’enrichir les peuples, les largesses de Dieu ne font que les appauvrir, quand l’homme s’endort au bord du sillon que sa paresse se refuse à creuser. Le triste et dur labeur est la loi du monde, c’est l’inflexible condition de toute vie ; l’oisiveté produit le sommeil, et le sommeil c’est la mort. La nature la plus généreuse ne donne jamais tout, et plus elle donne, plus elle veut être aidée, sous peine de convertir ses bienfaits en fléaux.

Une tour de garde s’élève à quelque distance de la douane. C’est un donjon carré et massif, fort pittoresque dans son isolement. Il commande au loin les flots, mais la bouche béante de son canon rouillé est peu redoutable. Le donjon n’a pas de porte ; on y monte par une échelle de corde. Comme je me disposais à en faire l’ascension, afin de mieux jouir du paysage, le soldat de faction se précipita sur l’échelle et la retira à lui, en vociférant contre moi des malédictions effroyables. Sa forteresse était comme une mosquée ; l’accès en était interdit aux infidèles. La présence de mon janissaire ne ralentissait pas ce torrent impétueux. Lui-même fut assez tiède à la réplique, et je vis bien qu’il avait des ordres supérieurs pour ne pas livrer les secrets militaires de l’empire au mécréant suspect. Ne venais-je pas lever le plan des citadelles ?

Cette plage forme une courbe imposante que la vague festonnait d’un ruban d’écume. Au nord se dresse dans la nue l’abrupte montagne des Singes, qui domine Ceuta, et plus loin le grand roc déchiré de Gibraltar. Au midi, la côte du Riff s’étend à perte de vue, toute crénelée de rochers bleuâtres, dernières crêtes de l’Atlas. Le Riff est la partie la plus sauvage, la plus agreste de tout l’empire ; c’en est aussi la province la plus turbulente et la plus indisciplinée. Le sultan n’y règne presque que de nom, et son autorité y est toujours en question. Retranché sur sa montagne, comme le faucon dans son aire, le Riffain n’en descend guère que pour se livrer à des actes de rapine et de violence. Il n’est ni pasteur, ni marchand, ni laboureur ; il est bandit. Sa seule industrie consiste à fabriquer de longs poignards aigus, sa plus douce occupation est d’en faire usage. L’impunité est l’apanage héréditaire de ces peuplades indépendantes.

Leur férocité est un objet d’effroi pour leurs voisins. Les Maures eux-mêmes n’osent s’aventurer dans ces redoutables contrées ; et quant aux chrétiens, jamais aucun n’en sortit vivant. Malheur au vaisseau jeté par la tempête sur cette plage inhospitalière ! Autant vaut pour lui se perdre dans l’Océan. Les Espagnols possèdent sur ces côtes quelques présides, qui leur servent de bagnes. Les malheureux forçats qui réussissent à s’échapper ne tardent pas à regretter leurs chaînes. Éblouis par les brillantes fictions des contes orientaux, pleins d’espoir dans cette hospitalité arabe qui est passée en proverbe dans l’Europe entière, les fugitifs s’en vont frapper hardiment à la tente du montagnard ; mais c’est la mort qui les reçoit au seuil. Guidé par un sentiment d’humanité, le gouvernement espagnol a fait répandre dans le pays qu’il paierait une piastre par tête tous les forçats qu’on lui ramènerait vivans, espérant désarmer par l’appât du gain ces bras cruels. Ce moyen a peu de succès dans le Riff ; il en a davantage autour de Ceuta, et il n’est pas de semaine où l’on ne livre au consul d’Espagne, à Tanger, quelque échappé des galères. Une prison a été construite pour les recevoir, et un bâtiment les transporte à jour fixe au-delà du détroit.

Les sauvages du Riff sont surtout contrebandiers. Depuis que la douane, cette importation malheureuse du sol chrétien, a reçu droit de bourgeoisie dans l’empire, le Riffain n’a pas cessé de protester contre elle par ses agressions. Pirate intrépide, il se hasarde sans sourciller sur de frêles barques, et s’en va porter de plage en plage, à travers les tempêtes, ses cargaisons illégitimes. Le lucre, j’en suis sûr, l’entraîne moins que l’esprit de lutte et d’aventure. Il aime le péril autant que l’argent, et les émotions de la guerre ont plus de douceur pour lui que celles de l’avarice. Nous avons vu, par l’exemple des deux contrebandiers exécutés à Tanger, qu’ils jouent leur tête à ce jeu de hasard. Tout contrebandier est puni de mort sans rémission, comme coupable de lèse-majesté ; on en décapite autant qu’on en prend. Il est triste que l’Afrique doive à l’Europe ce nouveau genre de délits. Il serait à désirer, pour l’honneur du monde occidental, qu’il donnât de meilleurs exemples à ses cadets en civilisation.

Le Riffain porte son ame sur ses traits. Comme je sortais de la ville le matin, pour descendre à la marine, j’avais rencontré un de ces sauvages, dont la vue m’avait frappé, et qui m’est resté dans la mémoire comme un type fidèle de sa race. C’était un homme d’une taille médiocre, mais bien pris et vigoureux : il portait une courte tunique pour tout vêtement ; le reste du corps était nu ; sa tête était entièrement rasée, à l’exception d’une longue mèche de cheveux noirs, qui de l’occiput tombait fouettée par le vent jusqu’au-dessous des reins. La couleur de sa peau cuivrée flottait entre le rouge et le brun. Je n’ai jamais vu de physionomie plus fière et plus décidée. Son œil, quelque peu oblique, brillait d’un feu sinistre, mais intrépide, et sa lèvre arrogante annonçait l’audace et la résolution. Deux rangs de dents blanches et serrées donnaient à sa bouche quelque chose de la bête fauve : du reste, les régions supérieures de la tête étaient déprimées, le nez légèrement épaté, et le menton effilé. Son pied ferme et nu posait par terre comme le sabot d’un cheval et se relevait de même.

Le hardi montagnard portait sur l’épaule un fusil plus long que lui, et un poignard pendait sur sa poitrine comme un agnus. Il tirait derrière lui par la bride une mule caparaçonnée de laines de toutes couleurs et chargée de je ne sais quelle marchandise qu’il venait d’acheter à Tétouan. Il sortait de la ville pour regagner sa montagne et il passait la porte en même temps que nous. Il jeta sur la caravane infidèle un regard de haine et de mépris, et quoique le passage fût étroit, il ne se dérangea point ; nous dûmes pousser nos chevaux contre lui, pour le forcer à nous faire place. Sa colère tomba sur un juif qui ne se déplaçait pas assez promptement pour lui laisser le chemin libre. D’un coup de pied il le jeta au bord de la route. Il nous suivit long-temps avec une fureur concentrée ; et portant alternativement ses regards sur notre caravane et sur les formidables cimes qui se dressaient à l’horizon, son œil semblait nous dire : Ah ! si je vous tenais là-bas !

Tels sont les hommes qui habitent le Riff. Il nous importe particulièrement de les connaître, car ils sont nos plus proches voisins, leur pays touche la frontière d’Alger. On conçoit qu’Abdel-Kader ou tout autre ennemi du nom chrétien recrutera toujours parmi eux des alliés fidèles et dévoués. On aura beau faire des représentations à l’empereur ; l’empereur n’y peut rien. À peine a-t-il assez de pouvoir sur ces peuplades rebelles pour leur arracher chaque année un maigre tribut ; comment parviendrait-il à contenir leur ardeur martiale et leurs inimitiés fanatiques ? On ne traite pas là une province comme on traite chez nous un département ; il ne suffit pas d’une circulaire ministérielle pour réduire au devoir ceux qui s’en sont une fois écartés ; ou bien l’obéissance est passive, absolue, l’abnégation complète, ou l’insubordination est ouverte, permanente, indomptable. Or, le sultan n’a pas pour la France une affection assez profonde, ni un assez grand intérêt à la prospérité de notre colonie, pour aller faire à notre profit la guerre à la portion la plus belliqueuse et la plus brave de ses sujets. On risquerait, en méconnaissant ces faits, de perdre un temps précieux en représentations vaines et en négociations plus vaines encore. En tout ce qui touche aux nouvelles possessions d’Afrique, il faut agir d’après cette donnée, la seule vraie, que les voisins sont aussi hostiles que le vaincu lui-même, qu’ils seront toujours disposés à embrasser sa querelle ; qu’ils se jetteraient sur nous au premier désastre sérieux, et qu’on ne les maintiendra dans leurs limites que par la terreur qui suit la victoire.

Le Riff est inaccessible du côté de la terre, et inabordable du côté de la mer ; de toutes parts, les montagnes l’environnent d’une ceinture de forteresses imprenables : ce sont ces inexpugnables remparts qui inspirent aux naturels leur mépris pour l’autorité, et leur sécurité dans la révolte. Leur amour de l’indépendance s’exalte dans l’isolement ; leurs farouches instincts s’y développent et s’y perpétuent. Allez parler à ces enfans de l’Atlas des bienfaits de la civilisation et des garanties de l’ordre social, ils ne vous comprendront pas ; et si vous essayez de plier au travail leur oisiveté séculaire et de les parquer en départemens, en communes, ils n’y consentiront jamais. À moins de les anéantir tous jusqu’au dernier par le fer, comme les Peaux Rouges d’Amérique, il faudra une longue suite de révolutions et un nombre de siècles incalculable, pour leur persuader que la possession d’un fusil n’est pas le souverain bien, la vengeance le suprême honneur, et pour soumettre au sceptre de l’intelligence leurs appétits sanguinaires. La vue de cette Europe qu’ils ont face à face, au lieu de les rallier à sa civilisation, ne fait que les en éloigner encore davantage en éternisant la réaction. Il est vrai qu’elle ne se présente pas à eux sous des formes bien séduisantes ; j’en avais sous les yeux un triste exemple : un bâtiment de commerce anglais était échoué sur la grève et l’on était occupé au sauvetage de la cargaison. J’appris que ce navire avait été perdu à dessein, après avoir été assuré à Londres bien au-dessus de sa valeur. Ce naufrage volontaire avait été arrangé d’avance entre le capitaine et la maison qui faisait l’expédition. Si telle est la civilisation à laquelle on veut convertir les Barbares, mieux vaut les laisser à leur barbarie ; pour ma part, je préfère à ces ignobles raffinemens de la cupidité européenne tous les excès et toutes les fureurs qui ensanglantent les rochers de l’Atlas.

L’aspect de ces montagnes est pittoresque et grandiose. L’imagination leur prête un caractère encore plus sauvage en associant au paysage les scènes violentes dont il est le théâtre. Le sombre génie de ces terribles contrées plane au-dessus de ces sommets déchirés ; il semble qu’on voie passer sur l’azur du ciel les ames épouvantées de tous ces morts tombés sous le fer assassin ; on entend leurs gémissemens s’élever du fond des vallées invisibles où leur cadavre gît sans sépulture, dans le lit des torrens ou sur la bruyère du désert. C’est à peine si la vue de la Méditerranée réussissait à dissiper l’impression de ces images funèbres ; elle était pourtant d’une limpidité parfaite et d’un bleu si transparent, si pur, si céleste, qu’on ne distinguait pas le point de l’horizon où cessait la mer et où commençait le ciel.

Nous revînmes la nuit à Tétouan. Peu à peu le firmament s’illumina d’étoiles que la Méditerranée réfléchissait dans son miroir paisible. Les ténèbres visibles du poète couvraient la plaine ; le silence y régnait, et les pas des chevaux mouraient étouffés dans l’herbe humide et touffue. De grands oiseaux inconnus s’envolaient devant nous, et allaient s’abattre lourdement au milieu des landes. Parfois un chameau passait et dessinait dans l’ombre les mouvemens désordonnés de son cou gigantesque. Livrés à l’instinct de nos montures, nous arrivâmes sans accident à la porte de la ville. Elle était fermée. Il nous fallut frapper long-temps pour nous faire entendre. Enfin un vieux portier, armé d’une lanterne, vint nous ouvrir. La cité était déserte comme la campagne et non moins silencieuse. Toutes les maisons étaient closes, pas une lumière ne perçait l’obscurité ; nous étions sept à huit cavaliers, et notre passage dans les rues à une pareille heure fit sensation. Peu s’en fallut que les bourgeois, réveillés en sursaut, ne crussent la place surprise et livrée au pillage par quelque tribu révoltée. Plus d’un avare trembla pour son coffre-fort, plus d’un jaloux pour son harem. À l’entrée du Millâ, nouvelle halte, nouvelle attente ; le peuple hébreu était depuis long-temps sous clé. Enfin les verrous se tirèrent, la porte roula pesamment sur ses gonds, la geôle s’ouvrit pour nous recevoir, et se referma sur nous.

Le lendemain était jour de marché : je le passai sur la place, à parcourir les groupes et à étudier les physionomies : c’étaient les mêmes divertissemens et les mêmes scènes qu’au sauk de Tanger, mais sur une plus grande échelle ; et le psylle, qui représentait là les sectateurs de Ben-Aïsa, était un petit nègre barbu qui dansait autour du feu tout en déchirant ses serpens. Le marché de Tétouan est très fréquenté ; c’est une galerie où l’on peut passer en revue les différentes races qui peuplent le Maroc. On en distingue quatre principales : les Berbères ou Amazirgues, les Scelloks, les Maures et les Arabes. Toutes les tribus de l’empire rentrent dans ces quatre grandes divisions.

Les Amazirgues, appelés à tort Berbères, sont les descendans directs des plus anciens habitans, non-seulement du Maroc, mais de toute l’Afrique septentrionale, du Nil à l’Océan : il paraît qu’ils ne sont autres que les antiques Numides ; et c’est d’eux que tirèrent leur origine les peuples primitifs de la Mauritanie, de la Nubie et de la Libye. Amazirgues est leur nom générique ; ils en prennent de particuliers, suivant les lieux qu’ils habitent ; ils se nomment Kabiles dans la régence d’Alger, Zouaves dans celle de Tunis, Adems dans l’état de Tripoli, Touates dans le grand désert. Les Amazirgues du Maroc sont répandus sur toute la région de l’Atlas, depuis le Riff jusqu’à la province de Tedla et au royaume de Tafilet. Ils se subdivisent en tribus ou familles qui tirent leur nom, ou de leur premier chef, ou de leur berceau, ou des lieux occupés par eux. La tribu des Gomères est la plus puissante et la plus célèbre.

Quant au nom de Berbères, sous lequel les historiens les désignent, il a certainement une origine étrangère, probablement arabe ; eux-mêmes ne l’entendent pas, et ils pourraient à peine le prononcer, car la lettre B manque dans leur langue. Ils ne se donnent jamais d’autre nom que celui d’Amazirgues qui veut dire noble, libre, indépendant : c’est tout-à-fait l’analogue du Frank des Germains et du Slav des Moscovites. Les Arabes assurent que ces antiques maîtres de la contrée descendent des Amalécites et des Cananéens chassés de Palestine par Josué et les autres juges d’Israël ; mais ils prétendent que déjà, avant cette époque, ils étaient en possession de l’Afrique septentrionale, et qu’ils parlaient alors la même langue qu’aujourd’hui ; or, cette langue diffère de l’hébreu, du phénicien et de l’arabe. Les orientalistes qui l’ont étudiée, ne lui ont même trouvé aucun rapport avec aucune langue sémitique ; ce qui rendrait probable l’opinion de leur historien Ibnou-Khaldoun qui les fait dériver, non de Sem, mais de Cham.

Les Amazirgues ne reconnaissent guère la loi du sultan qu’autant que cela leur est nécessaire pour se procurer les choses de première nécessité. La plupart des tribus sont indépendantes, et ne souffrent d’autre autorité que celle de leurs anciens (omzargh). Ces anciens sont des espèces de princes héréditaires dont le premier soin est de maintenir intacte leur généalogie ; on les dit plus infatués de leur dignité qu’aucun prince européen. Un de ces chefs, connu sous le nom de Amrgar Mhausce, s’est rendu fameux dans ces derniers temps par son génie militaire ; il suscita en 1819, contre toutes les forces du sultan Suleiman, une insurrection qu’il soutint avec acharnement pendant plusieurs années.

La rareté de la barbe est un des traits distinctifs des Amazirgues, et quoique leur peau soit d’un blanc un peu équivoque, ils ont souvent les cheveux blonds, ce qui les ferait prendre pour des septentrionaux plutôt que pour des Africains. Leur vêtement est une simple chemise sans manches. Ils vivent sous la tente, ou, comme les Troglodites, dans des cavernes creusées aux flancs inaccessibles de leurs âpres montagnes. Ils sont plutôt pasteurs que laboureurs, et ils élèvent beaucoup d’abeilles. Habiles nageurs, marcheurs infatigables, ils aiment passionnément la chasse ; comme leurs frères du Riff, ils tiennent avant tout à leur fusil, et font les plus grands sacrifices pour l’orner d’ivoire et d’argent. Ils sont petits de taille, mais robustes et entreprenans ; fiers, audacieux, implacables dans leurs vengeances, ils portent au nom chrétien une haine qui dépasse en fanatisme l’intolérance des Maures eux-mêmes.

Nous avons vu cependant qu’ils laissent vivre au milieu d’eux un grand nombre de juifs ; cette tolérance est attribuée à la croyance où sont les Amazirgues que beaucoup de leurs ancêtres étaient judaïsans, avant la conquête des Arabes, au viie siècle, et cette opinion est soutenue par plusieurs historiens arabes et espagnols du moyen-âge. Selon quelques-uns, beaucoup de Berbères auraient encore professé le judaïsme au temps de Tarek ; et un historien de Grenade, Abou-Mohammed, qui écrivait au xive siècle l’histoire des rois de Maroc, dit positivement que, parmi les Amazirgues, les uns suivaient la religion chrétienne, les autres la religion hébraïque, d’autres la magie, c’est-à-dire la loi de Zoroastre.

Quant aux Scelloks, ils habitent principalement les parties méridionales de l’Atlas. Bien différens des Amazirgues, ils vivent plutôt de l’agriculture que de leurs troupeaux, se livrent à l’industrie, et versent même dans le commerce européen quelques articles précieux. Au lieu de tentes et de cavernes, ils ont des villages et des villes : leurs maisons, faites de pierre et d’argile, ont des toits de brique ou d’ardoise, et sont armées de tours défensives. Les Scelloks se regardent comme les enfans des habitans primitifs du pays : ils tiennent les Berbères pour Philistins et originaires de la Palestine. Ils ont bien moins d’égards qu’eux pour les juifs, et ils les condamnent à un servage plus humble et plus dur.

Ils diffèrent de leurs voisins par le costume, par une constitution physique moins robuste, et par une disposition naturelle à l’exercice des arts et métiers. Ils sont généralement plus sveltes et plus intelligens. Cette supériorité de civilisation a fait supposer, mais cette opinion n’est pas soutenable, qu’ils descendaient d’une colonie de Portugais qui auraient occupé le pays au moyen-âge, et l’auraient abandonné lors de la découverte de l’Amérique. Il existe près de Demnet, ville toute scellocque, une église couverte d’inscriptions latines, et dont la fondation est attribuée aux Portugais. On la dit fréquentée par les esprits, et cette superstition l’a sauvée de sa ruine : les naturels n’ont pas osé y porter la main.

Quoique voisins des Amazirgues, les Scelloks en vivent tout-à-fait séparés ; ils n’ont avec eux aucun commerce, et il n’y a pas d’exemple d’un seul mariage contracté d’un peuple à l’autre. Quant à la langue, il est certain qu’ils ne s’entendent pas sans interprète : les mots même de première nécessité diffèrent totalement. Cependant les deux idiomes paraissent dériver d’une source commune. Un religieux espagnol, le père don Pedro Martin del Rosario, qui a voyagé chez l’un et l’autre peuple, et étudié les deux langues, assure qu’elles sont l’une à l’autre ce que l’anglais est au hollandais ; et quant au caractère respectif des deux populations, il avait coutume de dire que les Scelloks étaient les Français du Maroc, et que les Berbères en étaient les Belges.

Léon l’Africain fait des premiers le portrait suivant : « Ce sont, dit-il, des hommes terribles et robustes qui méprisent le froid et la neige. Leur vêtement est une simple tunique de laine, par-dessus laquelle ils portent un manteau ; ils s’enveloppent les jambes de bandelettes en guise de bas ; ils vont nu-tête en toute saison ; ils ont beaucoup de troupeaux de mules et d’ânes. Ce sont les plus grands voleurs et assassins du monde. Ils vivent en intimité ouverte avec les Arabes, et les volent la nuit. Toutefois ces montagnards sont vaillans, et en guerre ils ne se rendent jamais vivans. Ils vont au combat à pied, armés de l’épée et du poignard, et on ne réussit à les vaincre qu’à force de cavalerie. »

Cantonnés dans la région des orages et non moins turbulens que les Amazirgues, les Scelloks ne sont guère plus qu’eux soumis à l’autorité du sultan ; ils vivent en pleine indépendance, et prennent les armes sous le moindre prétexte.

Ces deux races sœurs, sinon jumelles, forment à elles seules une grande moitié de la population marocaine ; l’autre moitié est composée de Maures et d’Arabes. Les Maures ont une origine perse, et paraissent n’être qu’un amalgame de peuples asiatiques ; venus au Maroc beaucoup plus tard que les Amazirgues, ils s’y trouvaient cependant établis long-temps déjà avant l’époque historique des Grecs et des Romains. Souvent confondus avec les Amazirgues, ils entrèrent en Afrique par immigrations successives. On fait remonter leur première apparition au temps de Josué, 1,400 ans environ avant l’ère chrétienne ; mais plus tard ils reçurent, par la voie de Carthage, de nouvelles colonies. Les histoires en parlent comme d’un peuple errant, tandis que les Amazirgues sont fixes. La plus grande partie des Maures qui peuplent le pays entre l’Atlas et la mer, descendent de ceux qui furent chassés d’Espagne après la conquête de Grenade, et ces héritiers des Maures européens forment la population la plus riche et la plus puissante des villes : ce sont eux qui occupent les hauts emplois du gouvernement et de l’armée, et les seuls indigènes qui entretiennent des relations directes avec les peuples chrétiens ; ce qui ne les empêche pas de les haïr profondément. Leur langue est l’arabe dit occidental, mélangé de beaucoup de mots amazirgues et espagnols. Les Maures sont généralement minces et bien pris ; mais vers l’âge mûr ils tournent à l’embonpoint, grace à leur vie indolente et oisive. Les femmes sont, dit-on, gracieuses et avenantes : mais bientôt l’embonpoint les défigure aussi. On sait que c’est chez elles un signe de beauté, et afin de la rendre plus parfaite, elles se peignent en noir les sourcils et les paupières.

Le costume des Maures nous est connu ; quant à leur caractère, nous avons vu que l’avarice et la perfidie en sont la base. Voici un trait où ces deux passions nationales se retrouvent combinées avec un art diabolique. Un homme était en prison pour crime d’homicide, il avait la mort en perspective, et d’un jour à l’autre on attendait la sentence impériale. Un de ses amis prit à cœur sa délivrance, et se mit en devoir de le sauver. Il s’adressa à un homme de la prison, qui consentit, moyennant une forte somme d’argent, à couper les liens du prisonnier et à le rendre à la liberté. Il fut convenu qu’il le remettrait à son ami à trois heures du matin. À minuit, l’homme de la prison se rendit chez le plus proche parent du mort, et lui laissa soupçonner l’évasion du meurtrier, en s’engageant toutefois, moyennant une nouvelle somme d’argent, à lui livrer son ennemi à deux heures, s’il voulait venger sur lui l’affront fait à sa famille. La somme est comptée, et à l’heure dite le parent trouve en effet le prisonnier au lieu du rendez-vous ; il le poignarde froidement, et s’en va. Trois heures sonnent ; l’ami arrive, et ne trouve plus que le cadavre de celui qu’il avait voulu sauver. Il se répand en imprécations contre le perfide libérateur, qui lui répond sans se déconcerter : « J’ai rempli ma promesse et mérité ma récompense. N’ai-je pas tiré votre ami de prison ? Tout ce qui est arrivé depuis ne me regarde pas. Une fois libre, c’était à lui de veiller sur sa vie. »

Les Berbères, du moins, ont pour eux l’audace, le courage, la résolution. Les Maures n’ont rien de grand : lâches, pusillanimes, humbles avec les forts, insolens avec les faibles, ils ne connaissent ni le désintéressement, ni la générosité ; ils ignorent également les plaisirs de l’intelligence, et vivent plongés dans la fange d’une volupté brutale. Ils n’ont d’autre ambition que celles des richesses, ils les recherchent par toutes les voies, et quand ils les ont acquises, leur plus grand soin est de les cacher. Frappé de leur insatiable cupidité, un poète indigène composa cet apologue : « Il y avait dans le paradis terrestre des arbres d’or et d’argent ; Adam, cherchant, après sa faute, à se dérober à l’œil de Dieu, s’alla réfugier sous leur ombre ; mais les arbres la lui refusèrent, et le repoussèrent loin d’eux. Alors Dieu leur dit : « Vous avez été fidèles, c’est pourquoi je vais vous assujettir le monde. » À ces mots, il les enfouit dans les entrailles de la terre, et dès-lors les hommes n’eurent plus d’autre occupation que de chercher à les découvrir. »

Les Arabes forment la quatrième race du pays. Ce sont les conquérans venus des déserts de l’Yemen au temps de leurs grandes émigrations guerrières, ils apportèrent et imposèrent au peuple vaincu leur langue et leur religion. Dans la suite des temps, ils se confondirent avec eux. Toutefois, l’union n’est pas si étroite que la race conquérante ne se distingue encore aujourd’hui des autres par des caractères tranchés. Les Arabes sont de mœurs plus douces que les Maures ; ils sont plus braves, plus hospitaliers, et quand ils ont engagé leur foi, on peut y compter. S’ils n’ont pas un respect à toute épreuve pour la propriété d’autrui, ils ne sont du moins ni processifs, ni assassins. Tirent-ils le couteau dans la colère, ces simples paroles : « Pensez à Dieu et au prophète, » suffisent pour les désarmer, et la paix est aussitôt rétablie.

Ils forment, en général, une assez belle race, plus belle de corps cependant que de visage. Ils sont plus grands que les Maures, plus agiles, et ne s’énervent pas comme eux dans les honteuses langueurs d’une indolence éternelle. Leur costume est le haïk blanc ; ils portent les cheveux courts et ceints d’une longue bandelette. Peu font usage du turban, et ils aiment mieux aller pieds nus que de porter des sandales. Ils parlent l’arabe du Coran dans sa pureté primitive, du moins ils s’en vantent ; et nul peuple n’a conservé plus intactes les antiques coutumes. À l’exception de la religion, leurs mœurs sont aujourd’hui ce qu’elles étaient du temps de Job.

Ils sont restés fidèles à cette vie pastorale qui convient à leurs plaines sans bornes, à leurs journées brûlantes, à leurs nuits sereines. Ils vont de campagne en campagne, conduisant avec eux leurs chameaux et les troupeaux qui font toute leur richesse. Ils choisissent d’ordinaire, pour leur résidence passagère, ou les bords d’un ruisseau, ou la source d’un fleuve, ou le voisinage d’un sanctuaire. C’est dans ces lieux frais et sacrés qu’ils dressent de préférence leurs tentes et leurs cabanes. Quand le pâturage, épuisé, ne suffit plus à la nourriture des troupeaux, on lève le camp, on part, on va chercher plus loin l’herbe nourrissante et les eaux limpides. L’amour de l’indépendance et de la vie nomade est tellement dans la nature des Arabes, que rien n’a jamais pu les décider à se fixer dans les villes, ni à bâtir des villages. Ils ont si peu de besoins qu’ils trouvent partout à les satisfaire ; pythagoriciens par goût, ils recherchent peu la chair des animaux, et leur frugalité est passée en proverbe. Le lait et la toison de leurs troupeaux suffisent à ces générations vagabondes : le cheval et la chasse sont leurs plus doux plaisirs. Les femmes participent aux travaux de la communauté : elles élèvent des abeilles et des vers-à-soie ; elles filent la laine qui sert à vêtir la famille et la toile dont on fait la tente. Fraîches et belles dans les premiers jours de l’adolescence, elles perdent de bonne heure leur éclat : le labeur flétrit vite la fleur de leur beauté. D’une année à l’autre, elles sont méconnaissables ; elles sont vieilles avant vingt ans.

Telle est encore, de nos jours, la vie de ces tribus champêtres. On a peine à se figurer que ce soient là des conquérans. Pourtant les instincts guerriers ne sont pas morts dans ces cœurs simples ; ils peuvent sommeiller par momens, mais ils se réveillent au besoin plus puissans, plus forts ; la vie errante les nourrit et les exalte, bien loin de les éteindre. Au premier signal, l’Arabe est sous les armes ; son œil s’allume au cri du combat, comme l’oreille de son coursier se dresse à la voix du clairon. Il faut que cette existence patriarcale ait un bien grand charme, et qu’elle réponde à un besoin bien profond de la nature humaine, pour que ces peuplades valeureuses y aient persisté si long-temps et avec tant d’amour. Reines du pays par la conquête, elles y vivent en étrangères, et comme devant le quitter le lendemain. Il leur suffit d’avoir imposé aux vaincus leur culte et leur loi, elles lui laissent ses trésors et ses villes ; tout ce qu’il leur faut, à elles, c’est un angle de terre pour dresser leurs tentes, et le ciel pour contempler les étoiles et pour adorer Dieu.

Voilà les quatre races qui se partagent aujourd’hui l’empire du Maroc. Pour peu que l’œil soit exercé, il est aisé de les distinguer l’une de l’autre dans les rassemblemens publics, surtout dans les marchés. Celui de Tétouan me frappa sous ce point de vue, et je regrettais de n’être pas peintre, afin de fixer les études que j’eus occasion de faire sur ces étranges physionomies. Les différences organiques n’étaient pas moins saillantes que la diversité des costumes. Le visage mâle et fier du Berbère tranchait encore plus fortement à côté de la figure efféminée et soupçonneuse des Maures, que sa courte tunique à côté de leurs haïks ondoyans, et le cavalier bédouin qui faisait caracoler son cheval au milieu des chameaux, représentait fidèlement, chez le peuple vaincu, l’énergie et l’audace de ses ancêtres les conquérans. Les femmes étaient là en plus grand nombre qu’au sauk de Tanger ; mais, hermétiquement enveloppées dans leurs larges robes, elles ne laissaient voir que les mains et les yeux, qu’elles ont presque toutes fort beaux. Leur taille disparaît dans les vastes plis de leur vêtement, et toutes les formes sont perdues pour l’œil. Ces lourdes masses sont sans grace et sans attrait.


L’usage est que les voyageurs qui séjournent dans une ville maure, ou qui ne font même que la traverser, fassent un cadeau au kaïd, ou au bacha. J’étais depuis plusieurs jours à Tétouan, et Achache n’avait rien encore reçu de moi, quoique j’eusse déjeuné chez lui. Il paraît qu’il s’impatienta d’attendre ; et, pour me rappeler l’usage, il prit l’initiative. Un jour il m’envoya par son nègre et un de ses officiers un bélier et douze coqs qu’il me pria d’accepter, s’excusant de ne m’avoir pas donné à dîner dans son jardin. La provocation était directe : le rusé renard semait un grain pour recueillir un épi. Forcés de rendre cadeaux pour cadeaux, nous étions pris au dépourvu. Nous n’avions rien apporté avec nous, et nous dûmes nous contenter de ce qu’il nous fut possible de trouver dans la juiverie. Nous lui envoyâmes en présent une pièce de drap bleu, une douzaine de pains de sucre, je ne sais combien de boîtes de thé, et des mouchoirs de soie en quantité.

Le présent fut porté en grande pompe par notre hôte Bendélacq, accompagné de deux ou trois autres juifs. Ils ne reçurent pour leur peine que ce que nous leur donnâmes. L’avare Achache n’était pas homme à s’humaniser jusqu’à la bonne main. Les porteurs de son cadeau n’en avaient pas moins réclamé avidement le prix de leur mission, et nos largesses avaient amplement payé et coqs et bélier. Ainsi le barbare met scrupuleusement en pratique le grand principe de ses compatriotes, qui est de recevoir toujours et de toutes mains, mais de ne donner jamais. Salomon Levy, que nous avions consulté sur le don à faire au bacha, nous avait fortement engagés à lui envoyer tout brutalement un sac de piastres, comme la chose la plus agréable à sa cupidité. Nous apprîmes ensuite que le juif avait parlé ainsi par patriotisme et dans l’intérêt de sa nation, l’habitude d’Achache étant de revendre aux boutiquiers du Millâ les cadeaux qui ne sont pas de son goût. Il va sans dire que c’est lui qui en fixe le prix, et que, dans cette évaluation arbitraire, l’équité n’est guère consultée. C’est ce qui advint en cette occasion ; à l’exception du drap et des mouchoirs qui lui plurent, il renvoya tout le reste au marchand, en exigeant de lui deux fois la valeur de la marchandise.

En fait de cadeaux, Achache est gâté : il n’est pas dans tout l’empire un bacha qui en reçoive autant. Il doit cet avantage à la proximité de Gibraltar, dont les officiers viennent souvent chasser sur son territoire ; et la licence ne s’accorde pas gratis. Mais le cas vaut la peine de financer. Ces chasses sont fort abondantes et s’exécutent sur une grande échelle. On envoie d’avance des paysans faire des battues dans les montagnes, et il en sort des armées de sangliers. Les habits rouges, c’est ainsi que les Maures appellent les officiers anglais, en font un carnage épouvantable.

Le moment de notre départ était arrivé. Au lieu de revenir sur mes pas, j’aurais voulu aller directement à Ceuta, pour regagner de là la côte d’Espagne. Cela ne fut pas possible. Une barque chargée d’oranges devait bien partir le lendemain, mais le patron avait l’ordre du gouverneur de Ceuta de ne recevoir à son bord aucun passager. D’ailleurs le voyage était peu attrayant. La mer était grosse, le vent mauvais, et la barque, non pontée, si étroite et si encombrée, qu’à peine aurais-je pu m’y tenir assis. J’avais en perspective, toutes choses allant au mieux, une traversée, c’est-à-dire une agonie de vingt-quatre à trente-six heures.

Il me restait la voie de terre ; mais le bacha me refusa l’escorte nécessaire. Pour aller de Tétouan à Ceuta, je devais sortir de son gouvernement et rentrer dans celui du kaïd de Tanger ; celui-ci pouvait donc seul me donner la licence et l’escorte que je réclamais : quant à lui, Achache, il n’en avait pas le droit ; cela, disait-il, dépassait ses pouvoirs. Repoussé des deux côtés, il fallut bien me résigner à retourner à Tanger.

Le jour du départ, je fus réveillé avant le jour par l’empressé Bendélacq, et j’entendis long-temps la voix du muedzin chanter sur les minarets. Si je ne me conformai pas à l’invitation du vieillard sacré, en invoquant le prophète, je n’en fis pas des vœux moins fervens pour que Dieu me tirât sain et sauf du pays des Barbares, et me rendît à ma vieille Europe dans le plus court délai. J’étais las de tant de misères et d’abjection. Ces mosquées, ces minarets, ces costumes qui m’avaient frappé au débarquement, n’avaient plus pour moi le prestige de la nouveauté ; l’habitude m’avait familiarisé avec eux. Je savais des mœurs africaines tout ce que j’en voulais savoir ; je n’avais plus rien à faire dans cette déplorable contrée. Un voyage à l’Atlas m’eût souri, mais il était impossible ; il fallait se contenter d’admirer de loin la tête du géant fabuleux.

À l’aube, je montai sur la terrasse pour reconnaître le temps ; la mer était terne, le vent humide ; de grandes nuées noires se traînaient sur le mont que nous devions traverser. Cependant le ciel s’éclaircit un peu, les sinistres présages parurent se dissiper, nous partîmes. Notre garde était le même officier qui nous avait escortés pendant notre séjour à Tétouan. La connaissance était faite, et quoiqu’elle fût peu intime, grace à l’humeur sournoise et taciturne du personnage, nous l’avions préféré à un visage nouveau.

Le pays nous était connu, car nous suivions pas à pas la même route qu’en venant. Les premiers milles se firent sans accident. Nous franchîmes la plaine aux palmes, nous repassâmes le fleuve Bonsfika : tout à coup la scène changea. Le temps s’obscurcit de nouveau, les nuées reparurent sur la montagne, et le vent commençait à nous fouetter au visage de grosses gouttes de pluie ; nous persistâmes néanmoins, espérant que ce ne serait qu’une ondée printanière et que le soleil vaincrait l’orage.

J’ai bien couru le monde, traversé bien des contrées sauvages, essuyé bien des tempêtes ; mais je tiens cette journée pour la plus rude et la plus laborieuse de tous mes voyages. Nous n’avions pas atteint le pied du mont Akbar, que la pluie tombait déjà par torrens. Ce fut bien pis sur la montagne. La tourmente était effroyable ; les grands chênes gémissaient et craquaient sous les coups redoublés du vent ; le ciel était noir et terrible ; l’étroit sentier était converti en fleuve, et, la pluie redoublant toujours, ce fut bientôt une cascade. Perdus dans cet affreux tourbillon, nous marchions en silence, et nul abri ne s’offrait à nous. Nous n’avions même pas la ressource d’échapper à l’orage par la vitesse de nos montures, car leur sabot se perdait dans la boue : il leur fallait, à chaque pas, un effort violent pour le retirer.

Nous fatiguions beaucoup, nous avancions peu. Un dernier espoir nous soutenait : c’était de retrouver le beau temps de l’autre côté de la montagne et de laisser la tempête derrière nous. Mais hélas ! il n’en fut rien. Le ciel était plus sombre encore de ce côté que de l’autre, le vent plus furieux, la pluie plus impétueuse et plus serrée. Aussi loin que nos yeux pouvaient porter, nous ne distinguions que des nuages et de l’eau. L’horizon était implacable ; et, tout le jour, invisible dans les profondeurs des cieux, le soleil ne fit pas une seule percée à travers ce voile immense. Parvenus sur le revers opposé, nous cherchâmes avidement du regard le bassin de Tanger : nous ne vîmes sous nos pieds qu’un vaste lac. Il était trop tard pour revenir sur nos pas ; nous nous armâmes de tout notre courage, et nous descendîmes résolument la montagne pour nous aller plonger dans cette mer sans rivage. Nos chevaux y entrèrent jusqu’à mi-jambe, et nous continuâmes à naviguer ainsi jusqu’au soir.

Nous revîmes la fontaine où nous avions déjeuné, le saule qui nous avait prêté son ombre ; mais l’oasis avait disparu : ce n’était plus qu’un grand marécage. Nos montures, accoutumées à faire halte en cet endroit, refusèrent de passer outre : elles se mirent à ruer dans l’eau, et une petite mule rétive que montait un de mes compagnons se coucha au beau milieu du lac. Enfin la victoire nous resta, et nous poursuivîmes le cours de notre marche aquatique.

Ce qui me frappa le plus dans cette journée désastreuse, ce fut la constance et l’imperturbable sang-froid de notre garde. Il avait ramené sur son turban le capuchon de son bournous bleu, attaché son fusil au travers de sa selle, et il allait tout droit devant lui sans proférer une plainte, un murmure. Il montait un grand cheval blanc aussi calme, aussi flegmatique que son cavalier, et qui avait dix fois plus de jambes que les nôtres ; aussi avait-il sur nous une avance considérable. Quand nous restions trop en arrière et que nous étions près de le perdre de vue, il s’arrêtait, poussait un cri sauvage pour nous rallier, et, sans même se retourner, il attendait immobile sous la pluie que nous l’eussions rejoint ; puis bientôt il nous devançait de nouveau, s’arrêtait encore pour nous attendre, et ce manège se renouvelait dix fois par heure, sans que l’impassible Africain en témoignât la moindre humeur.

Cependant la pluie n’avait pas cessé une seconde. Nous étions trempés jusqu’aux os. Un vent froid et impétueux nous glaçait le visage et nous pénétrait jusqu’à la moelle. Pour surcroît de calamité, nous étions à jeun : la mule qui portait nos vivres était restée en arrière, perdue dans les boues du mont Akbar. À l’exception d’un fonctionnaire italien qui était de la partie et qui pleurait naïvement, nous faisions bonne contenance. L’honneur européen y était engagé, nous eussions rougi de faiblir en présence du soldat qui nous donnait un si bel exemple de courage et de patience.

Je tais les mille obstacles, les mille dangers de la route, et les ravins convertis en torrens, et les boues mouvantes, et les fondrières inextricables. Mon cheval, qui n’était pas le meilleur de la caravane, avait des accès de découragement et des défaillances subites ; il s’arrêtait tout d’un coup, mettait sa tête entre les jambes et poussait des hennissemens lamentables. Je ne pouvais mettre pied à terre pour le soulager, sans avoir de l’eau jusqu’à mi-jambe, et j’étais condamné à rester en selle. Je le ranimais de la voix et de l’éperon ; le courage lui revenait, et il repartait bravement. Les mules n’avaient pas ces désespoirs passagers, mais elles n’avaient pas non plus ces nobles retours, ces réactions courageuses. Résignées à leur sort, elles marchaient d’un pas égal et lent, avec un flegme inaltérable.

Le froid était si intense, qu’il devenait insupportable ; mais le moyen de faire du feu sur une terre inondée ? Ayant aperçu une hutte au milieu des champs, nous nous y dirigeâmes. Un fagot d’épines la fermait ; on l’écarte, on entre. À peine avions-nous fait un pas dans l’intérieur, que nous fûmes couverts de myriades de puces, qui n’étaient pas, il est vrai, fort redoutables dans l’état où nous nous trouvions. Ce qui fut plus désagréable, c’est que l’orage avait fait brèche au chaume ; la pluie avait pénétré dans la hutte et tout envahi. Pour du feu, il nous fut impossible d’en allumer ; nous n’avions pas de briquet ; et la poudre du soldat était si humide, qu’elle ne voulut jamais s’enflammer. Un berger, le seul visage humain que nous eussions vu de la journée, passait à quelque distance. Nous pensâmes que peut-être il aurait du feu, ou le secret d’en faire ; nous l’appelons, il s’enfuit. Le soldat le poursuit au galop, le ramène de force ; mais le malheureux sauvage était aussi dénué que nous : nous n’en pûmes rien tirer. Ce fut là la seule halte de la journée. Nous remontâmes à cheval comme nous en étions descendus.

Une inquiétude vint s’ajouter encore à tant d’infortunes. La nuit approchait, Tanger fuyait devant nous ; il était à craindre que la porte ne fût close à notre arrivée ; et si nous ne pouvions réussir à la faire ouvrir, quelle perspective s’ouvrait devant nous ! quelle nuit pour la passer à la belle étoile ! Presser nos montures était inutile : épuisées de fatigue et de faim, elles n’avaient plus de jambes, et nous devions nous estimer heureux qu’elles ne succombassent pas avant la fin du voyage. Nous les laissâmes donc aller comme elles purent, nous abandonnant à la Providence.

C’est dans ces jours d’épreuve que le voyageur sent fléchir son courage et maudit ses instincts errans ; c’est alors que son ame s’envole vers la patrie absente, et qu’il se reporte par la pensée au milieu des amis qu’il y a laissés. Les découvertes dédommagent-elles des déceptions ? Le but vaut-il la poursuite ? Et si, frappé du sceau de la tristesse, miné par l’ennui, cette incurable lèpre de notre temps, il a quitté la famille et le toit paternel, pour s’échapper à lui-même et pour retremper son ame en des émotions nouvelles, son espérance est-elle réalisée ? Avant qu’il prît en main le bâton de voyage, le poète ne lui avait-il pas dit que changer de ciel n’est pas changer d’ame ? Que rapporte-t-il de ses longs pèlerinages ? Des sens émoussés, un cœur blasé, et trop souvent l’ennui qu’il avait voulu fuir. Que lui revient-il de ses âpres luttes avec les élémens, et quel est le prix de tant de privations et de tant de périls ? Son corps est affaibli, sans que son ame en soit plus forte ; et lorsqu’après bien des années de solitude et d’excursions lointaines, il revient enfin au foyer domestique, son père est mort en l’attendant, et ceux qui l’aimaient l’ont oublié. Quelques souvenirs des contrées lointaines, voilà tout ce qui lui reste pour le consoler dans son précoce isolement.

Tandis que je me plaignais ainsi en moi-même de l’inclémence du ciel, la nuit était venue et l’orage ne s’était pas calmé. La pluie tombait toujours, et les ténèbres rendaient plus lugubres encore les voix sinistres de l’ouragan. Une nouvelle voix vint tout à coup s’unir à elles : c’était la mer qui battait les dunes. Nous avions enfin atteint la plage du vieux Tanger. Des bateaux de pêcheurs portugais, égarés dans le détroit, allumaient des signaux pour se reconnaître, et ces feux sinistres brillaient seuls dans l’ombre comme des étoiles rougeâtres.

Telle fut la fin de cette journée d’épreuves. Nous arrivâmes à la porte de Tanger au moment où elle se fermait. La tempête durait depuis douze heures sans interruption ; nous en avions passé quatorze à cheval.


Charles Didier.
  1. Dernière partie. Voyez la livraison du 1er novembre