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Le Martyre de l'obèse/XXI

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Albin Michel (p. 229-234).

XXI

M’aime-t-elle ? Suis-je mystifié ? Il n’est plus temps de chercher à le savoir. Vous me voyez à bout de raisons. Tous mes souvenirs se confondent. Nos voyages, les allées et venues du mari, la scène du Russel, mes amis qui me croient mort et ma maîtresse qui m’a remplacé, le film policier de notre course entre les Pyramides et les quais de Port-Saïd, la visite aux bustes des empereurs romains, la petite gare allemande, le banc de M. Canabol, tout cela ne forme, désormais, qu’un ensemble confus de tableaux sans intérêt pour l’homme que je deviens. Sous l’ample et rassurante rondeur du corps que vous voyez ici, il n’y a plus qu’un mâle, rien qu’un mâle. Je souffre à crier. La nuit, je m’éveille tout en sueur, et du fond des matelas écrabouillés je me demande si je ne vais pas barrir d’amour comme un éléphant dans une clairière.

Sur ma couche, je me dresse pareil à un dormeur qu’appellent des voix. Je m’habille et, quelle que soit l’heure je tire de son lit, pour qu’il m’ouvre la porte de l’hôtel, le malheureux gardien nocturne.

Ne prenez pas cet air entendu. Non, monsieur, non ce n’est pas cela… À Dieu plaise qu’une nuit je sorte pour aller où vous pensez. Ce serait peut-être la fin de mes tourments. Mais hélas ! je me suis laissé prendre au piège du désir insatisfait. Il me faut cette femme, et nulle autre !

Non seulement j’écarte avec horreur la pensée de me consoler chez les filles, mais que la plus noble, la plus chaste et la plus ardente des amoureuses, par le miracle d’un incroyable aveuglement, vienne à s’éprendre de moi et, me voyant sous l’aspect d’un prince séraphique, m’offre le vierge délice d’un corps de roses et de fraises ; que la plus belle femme du département follement éprise de mes avantages s’introduise nue dans mon lit, grâce à la complicité des larbins ; qu’une rosière fraîche et caressante comme une matinée d’avril s’amourache de votre serviteur au point de venir, un soir, le régaler des danses les plus lascivement orientales, cela ne changerait rien à rien.

Je n’en aime qu’une, je n’en veux plus qu’une, c’est elle.

Elle le sent. Je crois que cela l’effraie. C’est une de ces blondes qui, durant les orages, tremblent comme de petites filles. Je me demande si elle ne me céderait pas plus volontiers si je la désirais avec moins de fureur. Sans doute, appréhende-t-elle, la chère petite, de s’élancer sur cet océan convulsif. Misère de moi ! Malgré tout, elle ne peut s’empêcher de l’attiser, ce désir qui lui fait peur. Elle apporte au choix de ses corsages, un soin diabolique. À chaque instant, elle me frôle la main de son bras nu. Elle va s’asseoir devant l’unique piano dans le petit salon de l’hôtel ; elle m’appelle, j’arrive et elle me place à sa droite de telle manière que, pour tourner les pages, je suis obligé de me pencher sur sa nuque chaude et capiteuse.. Je pâlis, il m’arrive de chanceler. La volonté me fuit ; un gros soufflet de forge gronde dans ma poitrine… nous sommes seuls… malgré moi, mes bras se soulèvent ; mes grosses mains se tendent vers sa taille, je m’approche, je respire le cou doré et embaumé… Elle se lève d’un bond en battant des mains et en riant. Et je n’ai ni la force de rire, ni le courage de m’en aller — ou de lui donner la fessée.

Il y a mieux ou pis. Comme si elle craignait de ne point assez m’échauffer le sang, elle a entrepris de me parler d’amour. Ah ! non pas lorsque nous nous trouvons seuls. Elle choisit ses moments, allez ! C’est à table ou bien en voiture découverte. Ne m’a-t-elle pas, hier, demandé si j’avais quelquefois fait l’amour avec une vraie blonde. Elle attendait ma réponse, les coudes sur la table, le menton posé sur ses mains croisées.

— Vous ferez tant, lui dis-je brutalement, que je finirai par entrer chez vous de force. Et alors !…

Elle a baissé les mains vers la nappe et, me regardant en dessous avec une fixité et une attention extraordinaire elle a dit — écoutez cela, elle a dit :

— Si je vous appartiens, ce sera dans votre chambre…

Voilà ce qu’elle a dit. Je vous laisse à votre surprise. Pour moi, rien ne me surprend plus.