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Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/VIII

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Le Roi (1p. 166-200).


CHAPITRE VIII.

Leçon de théologie transcendante.


Après déjeûner, ils partirent, le bissac bien fourni, l’outre pleine jusqu’aux bords (le vilain avait pour eux tué ses poules et vidé son broc), le moine sur la mule, Laurette sur un âne, et le vilain à pied ; il avait voulu les conduire à la ville voisine, et leur prêter son âne : cette ville, c’était Nîmes, dont le nom est si doux aux cœurs dévots.

Aux environs de Nîmes, le moine eut une heureuse idée. Frère, dit-il à Laurette, vous êtes bien mieux sur un âne que sur une mule hargneuse. Notre Seigneur ne montait que des ânes ; ils étaient les chevaux des prophètes, et portaient la cavalerie d’Israël. Une divinité comme vous (le compliment nous paraît trop fort), mérite une bête divine. La théologie m’enseigne le moyen de l’enlever à ce vilain, et de recevoir sur ses épaules la flagellation prescrite par l’abbé.

Vilain, dit-il au paysan, que ne te sers-tu d’une mule au lieu d’un âne ! c’est, répondit-il, que j’ai un âne et n’ai pas de mule ; eh bien ! reprit le moine, j’ai un péché de trop et une mule de reste ; veux-tu les échanger contre ton âne ? Il suffît que mon jeune frère soit à l’aise ; moi, j’ai force chapelles à visiter, madones à adorer, saints à prier, reliques à baiser ; d’ailleurs le trajet est court d’ici à la mer, et j’ai fait vœu de le parcourir à pied.

Le troc était bon ; le vilain ne se sentait pas de plaisir. Au lieu d’un péché, il en aurait accepté deux, mais il ne concevait pas comment il pourrait se charger du péché d’un autre. — Cela passe tes connaissances, lui dit le moine ; tu n’as jamais lu les livres saints et tu as bien fait : c’est une mauvaise lecture ; mais moi, je les ai lus, et j’y ai vu que le peuple de Dieu, tout couvert de crimes, s’en déchargeait sur un bouc, le maudissait, et le chassait à coups de bâton dans les bois ; dès-lors Israël était sans tache, et le diable ne pouvait emporter qu’un vieux coquin de bouc. Je suis Israël, tu seras le mari de la chèvre ; le Père Éternel sera bien plus flatté du sacrifice d’un vilain que d’un bouc ; c’est-à-dire d’un animal raisonnable, mais auquel il est défendu de raisonner, et qui ne raisonne pas, plutôt que d’un animal dépourvu de raison. Le diable ne pourra t’emporter, car, au lieu de te maudire, tu expieras de suite mon péché, devenu le tien, et nous serons sauvés tous les deux ; après quoi je te bénirai et te donnerai l’absolution et la mule ; le tout, moyennant soixante-dix-neuf coups de discipline que tu t’appliqueras sur tes grosses épaules[1].

Point de plaisir sans peine ; il y a partout une lieue de mauvais chemin : telles étaient les réflexions du manant ; il couvait la mule des yeux : elle était belle, fringante et leste ; avec elle il ne serait plus obligé de porter le faix ou de traîner la charrue ; il la prêterait au voisin moyennant un prix raisonnable ; de cet argent, il achèterait maint outil ; son champ, mieux travaillé, lui rapporterait au double ; le voilà riche, lui, sa femme et ses enfans ; et puis, au bout de quelques dix ans, il la donnerait en dot à sa fille ; c’est encore le conte de Perrette et du pot au lait ; à la vérité, la mule avait peut-être bien certains défauts qu’on aurait remarqués en foire, mais y a-t-il une mule parfaite ? Les défauts ne le dégoûtaient donc pas de la mule, mais soixante-dix-neuf coups de discipline !… il en frémissait de toute la largeur de ses épaules… Heureusement il se souvint d’une demi-douzaine de soufflets dont, l’autre jour, l’avait régalé monseigneur, et qu’il avait reçus barrette ou bonnet à la main, de quelques coups de pied ajoutés aux soufflets par les laquais de monseigneur, et qu’il avait endurés sans souffler, et des coups de dents ajoutés aux soufflets et aux coups de pied, par les chiens de monseigneur, excités par monseigneur et ses laquais, et contre lesquels il n’avait osé se défendre, et il en conclut, fort sensément, que s’il avait été rossé, souffletté et mordu l’autre fois, et pouvait l’être à tout moment par monseigneur, ses valets et leurs chiens, et cela sans utilité pour lui et malgré lui, il serait bien sot de ne pas consentir à quelques coups d’étrivières qui devaient lui faire gagner d’abord une mule, ensuite du pain, enfin le dispenser de travailler, et contribuer à marier sa fille ; il hésitait encore, mais certain qu’il se fustigerait lui-même : le marché est conclu ! s’écria-t-il ; je me donnerai soixante-dix-neuf coups de discipline, mais parbleu je suis un de mes bons amis, et je sais à quoi l’amitié nous engage. Le moine se prit à rire ; il détacha sa discipline et la remit au vilain ; et le vilain, les yeux fixés sur la mule, et repassant dans sa tête tous ses beaux projets, se déshabilla jusqu’à la ceinture. Les pélerins récitaient leurs patenôtres et se préparaient à compter les coups expiatoires par les grains de leurs chapelets.

Au second coup, le vilain fit une réflexion nouvelle ; il avait vécu longues années avec son âne ; ils s’aimaient : sa femme le gronderait s’il revenait sans lui. D’ailleurs, qui porterait ses petits enfans ? deux paniers en travers sur la tranquille monture les contenaient tous quatre, et Javote au milieu. Tout bien considéré, il ne pouvait se passer de son âne, même il lui devenait beaucoup plus nécessaire depuis qu’il avait une mule… Ô cœur de l’homme ! Le vilain ne voulut pas continuer l’expiation, s’il ne ramenait son âne au logis. À cela ne tienne, répondit le moine, tu auras, tu emmeneras l’âne comme la mule.

Le vilain continua donc à se fustiger. À mesure que les coups tombaient sur ses épaules, le front sourcilleux du saint homme s’éclaircissait ; mais ce front, à moitié serein, se rembrunit de nouveau ; la main du patient s’était affaiblie ; la discipline tombait ou plutôt se reposait mollement sur ses épaules. Qu’est-ce donc ! s’écria le moine, je te donne une mule et un âne pour que tu me remettes dans le sentier du Paradis, et tu me laisses en enfer et tu y vas toi-même ! La charité m’ordonne de te sauver malgré toi ; tu entreras et j’entrerai à ta suite. — Mon frère, dit-il alors à Laurette, forçons-le d’entrer : c’est une œuvre pie. Aussitôt il détache la corde qui ceignait ses larges reins, pousse le serf contre un arbre, le lie au tronc ; prend sa discipline, arme Laurette d’un bâton remarquable par sa molle élasticité, et dit au vilain :

« Mon frère, Dieu dit aux apôtres : allez, et instruisez la terre.

« Je suis un successeur des apôtres, vous avez besoin d’instruction, et je vais vous dire de quoi il s’agit ; vous profiterez de mes leçons ; car, si je suis devant vous, dans la chaire évangélique, vous êtes devant moi, pieds et poings liés, mes mains sont armées d’une bonne discipline, et je vous en donnerai sur le dos jusqu’à ce que vous soyez dedans ; mes confrères ne peuvent pas toujours traiter ainsi les hérétiques, les infidèles et les philosophes ; aussi vont-ils en enfer, et vous irez au ciel en récompense de votre docilité. »

« Dieu nous a donc institués, comme je vous l’ai déjà dit, pour vous intimer ses ordres, et ensuite, comme votre pasteur ne vous l’a pas caché, pour dîmer dans vos terres et vivre du produit de vos travaux. Donc il résulte, du cas où nous nous trouvons, un droit pour vous et un droit pour moi, un devoir pour moi et un devoir pour vous. Il y a égalité parfaite, car l’Évangile proscrit les contrats léonins.

« Voici nos droits et nos devoirs :

« Premier principe. Tout appartient à l’Église. Conséquence, votre âne fait partie du tout, donc il appartient à l’Église ; je représente ici l’Église, comme l’Église représente Dieu ; donc votre âne est à moi. Tel est mon droit. »

« Si vous êtes bon catholique, vous êtes obligé d’en convenir ; si vous êtes hérétique, vous direz que j’en ai menti ; dans tous les cas, je prendrai toujours votre âne ; car, si vous êtes catholique, vous me le laisserez prendre, et si vous êtes hérétique, je vous exterminerai, je mettrai vos biens en proie, je confisquerai tout ce que je pourrai enlever, et je brûlerai ou détruirai tout le reste. »

« Deuxième principe. Nous avons été institués pour vous annoncer la parole de Dieu. Conséquence, vous pouvez me demander de vous la faire connaître. Voilà votre droit. »

« Je suis obligé de vous l’annoncer, Voilà mon devoir ; vous êtes obligé de me croire, voilà le vôtre. »

« C’est admirable. La sainte mère Église est une bonne mère, comme vous voyez bien, et nous de bien bons pères, comme vous voyez encore mieux. »

« J’ai pris votre âne, je vous ai attaché à l’arbre d’après mon droit ; je vais remplir mon devoir en vous expliquant la sainte parole du Dieu d’Isaac et de Jacob. »

« Notre traité nous lie, non d’après cet axiôme, un honnête homme n’a que sa parole ; décision mal sonnante (a) ; mais d’après le Lévitique, chap. 19, versets 35 et 36, où il est dit : vous aurez des poids et des balances justes, et, au chapitre précédent, verset 11 : « vous ne dénierez point la chose à qui elle appartient, » il m’appartient que vous vous appliquiez soixante et dix-neuf coups de discipline ; mais vos poids doivent être justes, c’est-à-dire, vos épaules doivent être fustigées comme celles d’un pécheur, et non pas seulement pour la forme. Il vous appartient, à vous, que je vous donne ma mule et mon âne. »

« Si vous les emmeniez chez vous, sans vous être acquitté de vos engagemens, ce serait comme si vous m’aviez donné de la fausse monnaie, vous commettriez un vol ; vous seriez damné. »

« Les crimes se suivent, vous vous ingérez d’interpréter les écritures, et vous les interprétez mal ; c’est pourquoi je suis, en conscience, obligé de vous brûler, et je vous brûlerais [si] j’avais un fagot, afin de venger la gloire de Dieu outragée, et les lois de l’Église méconnues. Vous avez dit : il faut faire du bien à ses ennemis, à plus forte raison, en faut-il faire à ses amis ; or, je suis mon ami, donc, je dois me fustiger légèrement. Anathême !…mon frère, n’est-il pas écrit : qui bien aime bien châtie ? N’est-il pas écrit : aimez votre prochain comme vous-même, c’est la loi et les prophètes ? Donc, puisque mon péché est devenu le vôtre, que pour en obtenir le pardon, vous devez vous châtier rudement, et ne le faites pas ; moi, je dois vous châtier, vous, mon prochain, par amour pour vous. Me préserve le Ciel d’oublier jamais ni les prophètes, ni la loi ! »

« Tels sont, mon frère, nos droits et nos devoirs, et continuant à accomplir mes obligations envers Dieu et envers vous, je vais, après avoir employé le glaive de la parole, employer la douce violence dont parlait Notre Seigneur pour obliger d’entrer dans la salle du festin ceux qui erraient devant la porte. La salle du festin, c’est l’Église ; vous, vous êtes au nombre des errans. Moi, en ma qualité de moine, je suis au nombre des apôtres ou des conviés, je suis de la compagnie de Jésus ; et puisque vous n’avez pas voulu entrer volontairement, je vais vous battre pour vous forcer d’entrer, et jusqu’à ce que vous soyez bien entré. »

Il dit, et fustige le vilain. Le vilain crie, pleure, blasphême ; ces blasphêmes troublent le bon moine, il oublie le nombre des coups donnés ; il recommence crainte d’erreur. Enfin la pénitence est accomplie, le vilain a perdu connaissance, mais son âme est sauvée. On l’a forcé d’entrer, et nos pélerins eux-mêmes sont rentrés dans leur pureté primitive.

Laurette se voyait pourtant avec peine obligée de poursuivre sa route à pied. Son compagnon la remonta sur l’âne, se mit sur la mule, et ils détalèrent emmenant la mule et l’âne, au grand étonnement de Laurette.

La théologie est une chose merveilleuse, lui dit le Casuiste. Si l’on savait quels trésors renferme cette science, on abandonnerait toute autre étude. Mais, pour s’en occuper fructueusement, il faut être soutenu par la grâce, je le suis ; je veux faire un traité sur la conscience. Je montrerai comment, en biaisant, on peut marcher dans la route des plaisirs sans tomber dans l’abîme dont elle est bordée ; je ferai voir le point jusqu’où l’on peut aller dans le péché véniel sans toucher au péché mortel, qui lui est uni ; j’enseignerai l’art de ne rien faire de contraire à nos intérêts ou à nos plaisirs, ou plutôt l’art de faire tout ce que nous inspirent nos plaisirs et nos intérêts, sans être retenus par nos sermens, les écritures, ni les commandemens de Dieu.

laurette.

Quoi, mon frère ! si j’entendais cela d’une autre bouche, je croirais entendre le diable, et je me signerais.

le moine.

Vous feriez bien : c’est aussi le langage du diable ; mais Satan mène dans l’abîme, et je conduis au ciel.

laurette.

Comment cela !

le moine.

Par le moyen de la théologie. Je veux faire de vous un sujet ; je veux vous mettre à même de prêcher une mission pour votre compte.

Quand j’ai dit, continua le moine, malgré nos sermens, les écritures et les commandemens de Dieu, j’ai voulu dire en apparence, malgré : ou bien mieux encore ; en conséquence de nos sermens, des écritures et des commandemens de Dieu ; car ni les uns ni les autres ne signifient jamais pour nous et le doux agneau, ce qu’ils signifient pour le vulgaire et les parties intéressées.

laurette.

Mais, mon frère, on pourra vous taxer de perfidie.

le moine.

Qui ? les philosophes : Qu’importe ! tout ce que nous faisons est, ad majorem Dei gloriam, à la plus grande gloire de Dieu ; et nous ne sommes nullement perfides, car tout le monde est averti.

laurette.

Avez-vous dit au vilain que vous garderiez son âne ?

le moine.

L’Église le lui avait dit pour moi. Cette sainte mère a publié et publie par des millions de bouches que les traités faits avec les hérétiques sont nuls et n’engagent jamais les fidèles[3].

laurette.

Il n’était pas hérétique.

le moine.

Il l’était, puisqu’il osait interpréter un passage des écritures ; il l’était, puisqu’il osait traiter avec moi. Ceci vous étonne, et en étonnerait bien d’autres ; je suis ferme sur les principes, et j’en déduis rigidement les conséquences. L’Église ne les avoue pas toutes. Moi, je ne vous cache rien ; car je vous élève pour la propagande.

L’Église soutient qu’elle représente Dieu ; or, traiter avec elle, lui accorder telle ou telle chose, n’est-ce pas la dépouiller de la chose qu’on lui refuse ?

laurette.

Mais, si elle fait un traité, elle consent.

le moine.

Anathême ! elle ne peut consentir. Si elle consentait, elle serait l’hérésie, et non l’Église, puisqu’elle détrônerait Dieu, en quelque manière, en mettant des bornes à son pouvoir. Elle est toute puissante, reine des rois, maîtresse absolue de la terre. Ni les peuples, ni les rois, ni elle, ne peuvent faire que cela ne soit pas. Donc, tout traité avec elle est un guet-à-pens, un assassinat, une spoliation, auquel elle consent comme le voyageur qui, de ses propres mains, remet son or aux brigands qui lui tiennent la dague sur la gorge, consent à être volé. Croyez-vous que ce voyageur, eût-il signé un acte par lequel il donnerait son bien aux brigands, ne pourrait pas le reprendre dans l’occasion ? Croyez-vous que sa signature constituerait un acte valide, et ses sermens un engagement véritable ?

laurette.

Je ne le crois pas.

le moine.

Tout est dit. Donc l’Église n’est jamais liée par les traités. Avec les hérétiques, parce que nul ne doit garder la foi aux hérétiques ; avec les prétendus fidèles, parce qu’elle ne peut renoncer aux droits de Dieu, c’est-à-dire à la toute-puissance, au despotisme, à l’arbitraire, et que vouloir l’y faire renoncer est un crime de lèze-majesté divine ; et ceux qui le commettent sont, pour le moins, hérétiques. Donc je n’avais rien promis et ne pouvais rien promettre ; donc j’ai dû garder l’âne et la mule.

laurette.

Oui, si vous étiez l’Église.

le moine.

Est-ce vous qui l’êtes ?… Répondez.

laurette.

Non.

le moine.

Est-ce le vilain ?…

laurette.

Non.

le moine.

Est-ce votre âne !… Répondez… Est-ce votre âne ?…

laurette.

Eh non !…

le moine.

Qui donc est ici l’Église !

laurette.

Je l’ignore.

le moine.

Il faut pourtant bien qu’elle y soit, puisqu’elle est partout : c’est sans réplique.

Elle est partout, car elle est catholique, ou universelle ; dans les pays chrétiens, elle y est de fait ; dans les pays infidèles, elle y est de droit ; là, elle est comme un monarque légitime, chassé de son royaume, est toujours dans son royaume ; quoiqu’à mille lieues de son peuple, il ne l’a pourtant pas quitté ; le peuple d’un autre est toujours sien : il règne toujours ; arrive-t-il dans le royaume un envoyé du maître, cet envoyé prend les rênes du gouvernement de fait, il est le maître même. Or, si l’Église est universelle parce qu’elle est partout, elle est nommée aussi romaine parce qu’elle est visible à Rome dans la personne du Saint-Père. Donc, puisqu’elle est partout, elle est ici ; et n’y ayant ici que ma mule, vous, votre âne et moi ; et n’étant l’Église, ni vous, ni la mule, ni l’âne, c’est moi, Jérôme Pancrace, prêtre, par conséquent successeur des apôtres ; moine, par conséquent envoyé du pape ; missionnaire, par conséquent envoyé de Dieu, et chargé d’établir, partout où je porterai mes pas, le gouvernement de fait. C’est moi qui suis l’Église !

laurette.

Vous, mon frère ?

le moine.

Oui, certes, ma sœur ; car le Pape est visible en moi, comme l’Église est visible en lui ; l’Église représente Dieu, le Pape représente l’Église, je représente le Pape, donc…

laurette.

Donc… vous seriez Dieu !

le moine.

C’est toi qui l’as dit.

laurette.

Anathême !

le moine.

Que diable me demandez-vous aussi ! est-ce ma faute ; si de conséquence en conséquence la raison arrive à cette conclusion ! Je suis aux droits de Dieu, voilà tout ; mais, sans contestation, je suis plus qu’un homme ; je suis une divinité ; j’ai mon brevet dans ma capuche. Le Saint-Père nous a déifiés à Nîmes ; il a élevé tous les moines au rang des anges ; que dis-je, des anges ! il nous a déclarés séraphins (b) : je vous montrerai ma patente. Revenons à notre sujet : je suis donc l’Église pour vous et les simples mortels, c’est-à-dire les laïques ; mais pour l’Église elle-même, je suis un soldat dévoué prêt à prendre la torche ou le glaive pour brûler ou exterminer les ennemis de mon maître, c’est-à-dire de Dieu, c’est-à-dire de la sainte-mère, c’est-à-dire du saint-père, c’est-à-dire du général de mon ordre, de mon provincial, de mon abbé, et de tous ceux qui sont placés avant moi dans les rangs de l’armée céleste, autrement dite l’Église militante.

laurette.

Que répondriez-vous, si je vous disais que…

le moine.

Que vous êtes une hérétique.

laurette.

Je me tais.

le moine.

Vous serez sauvée : je vais ôter tous vos doutes. Indépendamment des règles générales d’après lesquelles l’Église n’est pas obligée de tenir ses promesses, apprenez que je ne me suis pas engagé à donner au vilain ni l’âne ni la mule ; j’ai, par une restriction mentale, ajouté : je te les donnerai, quand je ne saurai plus qu’en faire. Vous voyez donc que je suis fidèle au contrat.

laurette.

Le vilain, vous a-t-il entendu ?

le moine.

Dieu entend tout ; pourvu que je fasse mon salut, le reste m’est indiffèrent.

laurette.

On appelle cela de la morale relâchée ; et beaucoup de théologiens, dit-on, la condamnent.

le moine.

Il le faut ; mais voulez-vous savoir la vérité ? Voyez la conduite du Saint-Père ; un roi propose-t-il un concordat ? le Pape se fait long-temps tirer les oreilles sur tel ou tel article : on lui donne des raisons bonnes ou mauvaises ; enfin, il fait lui-même des propositions : on les accepte, on est d’accord, on signe. Qu’arrive-t-il ? le roi est bien engagé, mais le Pape ne l’est pas ; il a, tout en signant, fait une protestation secrète : elle paraît quand il en est temps, et prouve que le Pape n’a consenti à rien. N’est-ce pas là une restriction mentale, et douterez-vous maintenant des principes de l’Église ?

laurette.

Non, mon frère ; vous vous êtes conduit très-conséquemment ; mais si l’on n’est pas lié par les sermens, on l’est par les écritures.

le moine.

Oui et non : oui, parce que les écritures sont la loi commune ; non, parce qu’ayant le droit de les expliquer, nous les expliquons comme nous voulons, c’est-à-dire d’après les lumières du Saint-Esprit ; car il faut toujours bien déterminer le sens de nos paroles, à cause des philosophes. Notre volonté est donc, en définitif, notre seule loi : c’est notre loi particulière.

laurette.

J’en conviens, quant aux écritures, mais du moins les commandemens de Dieu vous obligent.

le moine.

Oui, quand ils ne sont pas contraires aux commandemens de l’Église, puisque Dieu ne commande que ce que l’Église ordonne.

laurette.

Mon frère, quand on n’est pas théologien, on pourrait être effrayé des conséquences de ces principes catholiques ; et je suis étonnée qu’il n’y ait pas des hommes inspirés par Satan qui cherchent à vous chasser de l’Univers.

le moine.

C’est bien ce que voudraient faire les infidèles, mais nous leur faisons la guerre et nous les exterminons.

laurette.

Qu’il n’y en ait pas d’autres qui refusent de vous croire.

le moine.

Il y en a : ce sont les hérétiques. Nous les emprisonnons et les brûlons.

laurette.

D’autres, enfin, qui raisonnent contre votre théologie et vos théologiens.

le moine.

Il y en aurait beaucoup, mais dès qu’ils ouvrent la bouche, nous les bâillonnons, et s’ils se fâchent nous les assommons : ce sont les philosophes, race maudite, qui nous donnera bien de la peine.

laurette.

Je dois être missionnaire ; vous devez donc tout me dire, qu’en pensez-vous ? trouvez-vous cela juste et raisonnable ?

le moine.

Oui, pour un chrétien ; tellement juste et raisonnable, qu’il est impossible que cela soit autrement, chrétiennement parlant.

Toute la religion est dans le vœu que vous exprimez en récitant votre chapelet : vous dites à Dieu, Pater noster, que votre volonté soit faite. Une fois que vous avez convenu que l’Église représente Dieu, et qu’elle est visible dans le Pape, vous devez convenir que la volonté du Pape doit être faite. Il ne doit donc y avoir sur la terre de loi que sa volonté. Tout ce qu’il veut est légitime ; tout ce qu’il fait est bien : il n’en doit compte à personne, pas même à Dieu ; ils sont un en volonté ; ce que le Pape fait sur la terre, Dieu est obligé de le faire dans le ciel. Si le Pape se trompait, Dieu serait obligé de se tromper. Dieu ne peut se tromper, donc le Pape est infaillible.

Tous ceux qui le contrarient sont donc des misérables, rebelles à Dieu : on les nomme hérétiques ; ils sont hors de l’Église, conséquemment excommuniés ; ils doivent être retranchés de l’humanité, selon l’expression des livres saints ; et, en attendant, tous les moyens sont bons pour les forcer à faire la volonté du maître.

Tout est au Pape, soit parce qu’il représente Dieu, soit d’après cette parole de Jésus : Il n’y a qu’un pasteur et qu’un troupeau.

Il s’ensuit que les hommes sont des moutons, et que la terre est un pâturage.

Le pasteur, c’est le Pape, et nous sommes ses aides-bergers.

Le pasteur est propriétaire du pâturage ; donc la terre où l’homme pâture est au Pape.

Le troupeau est également la propriété du pasteur ; donc les hommes sont la propriété du Pape.

Le pasteur et ses aides ont le droit de traire, de tondre ou de tuer leurs bêtes ; donc nous avons le droit de traire, de tondre ou de tuer les nôtres, selon que cela nous est le plus avantageux.

Par exemple : une brebis, c’est-à-dire un hérétique ou un philosophe, refuse-t-elle de nous donner son lait ou sa laine, de se laisser tondre et traire, nous avons le droit incontestable de l’assommer, nous le devons même, pour le bien de tout le troupeau. L’exemple, s’il n’était puni, deviendrait contagieux ; il se formerait plusieurs troupeaux ; vous connaissez l’habitude des moutons : un de ces messieurs saute-t-il un fossé, tous les autres le sautent après lui. Voilà pourquoi l’Église extirpe les hérétiques, les philosophes et les infidèles, et cela est fort raisonnable, juste et naturel.

Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que l’Église a trouvé le moyen de faire tuer les moutons par les moutons ; et c’est ici qu’il faut admirer le Saint-Esprit qui l’inspire, et Jehovah qui la protège, et Dieu le fils qui marche à sa tête ; et chanter les louanges de la très-sainte Trinité, sans oublier celles de la mère de Dieu.

À ces mots, le dévot personnage se mit à chanter tendrement les louanges du Seigneur ; et Laurette, édifiée, cherchait à inculquer dans sa mémoire, malheureusement trop rebelle, les discours orthodoxes du bon moine.




  1. La flagellation volontaire, pour expier les péchés d’autrui, peut avoir été inspirée par l’exemple de Jésus-Christ, mourant pour expier le péché du premier homme.

    En 1260, pendant les guerres des Guelphes et des Gibelins, le dominicain Rainier se flagellait pour apaiser Dieu.

    Saint Dominique l’encuirassé se distingua le plus dans cette partie. Vingt psautiers récités, en se donnant la discipline, acquittaient cent ans de pénitence.

    Trois mille coups valent un an, mille pour dix psaumes.

    Il acquittait cette dette en six jours ; ainsi, selon ses calculs, il pouvait en un an sauver soixante âmes de l’enfer.

  2. (a) Mal sonnante, car d’après elle on ne pourrait manquer de foi aux hérétiques, c’est-à-dire, le ciel pourrait être lié par l’enfer.
  3. En 755, on commence à croire que tout excommunié est infâme, et qu’on ne peut traiter avec lui sans partager son infamie ; ce n’est qu’une opinion, mais voici la loi :

    Alexandre IIIe excommunie les hérétiques par une bulle, et déclare libres de leurs engagemens ceux qui en ont pris avec eux.

    Les parlemens avaient pour jurisprudence, que les traités avec les hérétiques, faits par les Rois, n’étaient pas obligatoires.

    Les Parlemens ordonnèrent de courir sus contre les hérétiques, et de les tuer partout où on les trouverait. L’Histoire de France n’est pas écrite encore. Il est à désirer qu’une plume courageuse flétrisse enfin tous les misérables qui, pendant de si longs siècles, firent les destinées d’une nation si malheureuse.

    Les Papes prétendent avoir le droit de délier les sujets du serment de fidélité ; mais ils s’attribuent aussi le droit de délier les Rois de leurs sermens envers les peuples.

    Ferdinand y fut dispensé par le Pape du serment qu’il avait fait d’observer les constitutions de l’Aragon.

    La cour de Rome dissimule, mais n’abandonne jamais ses prétentions. Elle se croirait certainement le droit de dispenser un Roi de France de tenir son serment de fidélité à la Charte.

    Est-il rien de plus immoral que l’existence d’une autorité qui a le prétendu droit de permettre de violer ses sermens et ses devoirs ?

  4. (b) Historique. (Voyez la troisième partie.)