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Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/XI

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Le Roi (1p. 215-225).


CHAPITRE XI.

Suite de la théologie transcendante.


L’extermination terminée, la justice d’Alais reprit le chemin des montagnes, et les pélerins partirent pour Aigues-mortes.

La mule et le moine, Laurette et l’âne se trouvant enfin réunis, le plus savant prit la parole : Mon frère, dit le baudet (il parla) ; mon frère, Dieu protège ceux qui font vœu d’être siens ; j’y pensais, répondit le moine ; je commets un péché, l’on me condamne à me donner soixante-dix-neuf coups de fouet, un vilain n’a pas assez d’un âne, et veut avoir une mule ; eh bien, je consulte la théologie, et je trouve le moyen de m’emparer de l’âne, de garder la mule, de me délivrer de mon crime, et de donner cent coups de fouet et plus à celui qui n’avait pas péché ; son fils veut prendre sa défense, je le tue ; ses amis demandent justice, on les pend ; et tandis que les morts sont en enfer, que le vilain, moulu de coups, gémit sur son fumier, moi, sain et sauf, je m’en vais à la conquête de la Palestine. Je ne vous cacherai point, ajouta Laurette, que je tremblais pour vous, et que je m’attendais à un tout autre jugement ; et même il me semble que je n’aurais pas ainsi jugé. — J’en suis sûr, vous vous seriez laissée conduire par la raison, mais l’Éternel a, pour le triomphe de la bonne cause, suscité ces cinq imbécilles, se disant la justice d’Alais. Ceci vous étonne, mais tout est mystère ; ces ignorans ont été les interprètes du Ciel. À l’œuvre, reconnaissez l’ouvrier. Si Dieu se conduisait raisonnablement, il se ravalerait jusques à nous ; aussi, en matière de foi, il y a une règle sûre : cela est absurde, donc cela est vrai[1]. L’homme comprend l’homme, et ne peut comprendre Dieu. Le jugement des imbécilles d’Alais est absurde, donc il est divin. Dieu s’est exprimé par leur bouche, comme autrefois il s’exprima par celle de l’ânesse de Balaam. L’Éternel ne fait jamais parler les savans ; faites-y attention, vous verrez toujours les gens instruits crier contre les moines. L’Éternel se méfie de la science, il dit en propres termes : heureux les pauvres d’esprit, le royaume des cieux est à eux ; c’est comme s’il disait : anathême contre les gens d’esprit ; ils iront en enfer. Il dit aussi : laissez venir à moi ces petits enfans ; c’est-à-dire, ces créatures ignorantes et hors d’état de raisonner, et auxquelles on peut donner le fouet pour leur prouver le catéchisme.

Je comprends, répondit la pélerine, l’utilité de la règle : c’est absurde, donc c’est vrai ; mais les infidèles pourraient en dire autant. Non, riposta le moine, parce que leur religion est fausse ; la nôtre seule est vraie. Donc ce qui est absurde dans le mahométisme est une preuve de la folie de Mahomet : ce qui est absurde dans le christianisme est une preuve de la divinité du christianisme. D’ailleurs, tous les peuples nous ont pillés. Les Gentils ont eu connaissance de nos livres, mais il y a dans les canons, c’est-à-dire dans les livres sacrés, expliqués par les conciles et les docteurs en théologie, de grandes absurdités, des absurdités extraordinaires, que vous ne trouverez pas ailleurs, et qui prouvent à elles seules l’excellence de notre religion. — Et pourquoi, mon frère, n’ont-ils pas copié ces absurdités, puisqu’ils ont eu connaissance de nos livres ? — C’est qu’elles n’y sont pas matériellement, mais en esprit ; le texte n’est pas absurde, c’est l’explication qui l’est : c’est ici la plus forte preuve de la divinité du christianisme, je la gardais pour la dernière, personne n’en a fait usage, mais elle restera. Les absurdités qui sont textuellement dans les livres ont été copiées, il ne fallait pour cela que savoir lire et écrire : mais les passages qui présentent un sens raisonnable, les Gentils les ont admis raisonnablement, c’est-à-dire, en hommes abandonnés aux fausses lumières de la raison ; au contraire, les docteurs et les pères des conciles, éclairés par le Saint-Esprit, selon cette promesse de Notre Seigneur : quand trois personnes seront assemblées en mon nom, je serai au milieu d’elles ; les ont expliquées d’une manière absurde, et cette explication forme une double preuve : 1o que Dieu était au milieu des conciles, puisqu’ils ont découvert une absurdité, là où les hommes seuls, les hérétiques, par exemple, n’ont vu qu’une chose raisonnable. 2o Puisque l’explication donnée par les conciles est absurde, elle est vraie ; donc Dieu était avec les pères du concile ; donc Dieu n’était pas avec les hérétiques ; donc notre religion seule est divine. Appliquez la règle à la justice d’Alais ; et chantons en son honneur ces saintes et prophétiques paroles : beati pauperes spiritu… Heureux les pauvres d’esprit, trois fois heureux les pauvres d’esprit !

Le moine chantait, son front rayonnait de bonheur, mais tout-à-coup, il se rembrunit, et le saint homme s’écria : hélas ! je l’avais oublié, l’Église a horreur du sang, et j’ai versé le sang. — Ah ! mon frère, répondit Laurette, que je vous aime avec ces remords ! Vous avez tué un homme, et vous en gémissez. Votre cœur est sensible et compâtissant. Je craignais de le trouver impitoyable et cruel. Grâce à Dieu ! la théologie n’exclut pas l’humanité, et je me réconcilie avec elle, car je ne vous cache pas que vos discours m’étonnent et quelquefois me révoltent. Mais si votre cœur est bon, qu’importent vos discours : ou plutôt, je les approuve, s’ils vous rendent bienfaisant et charitable. Qu’entends-je ! répliqua le moine… Comment expliquez-vous mes remords ?… Je sème donc le bon grain dans une terre ingrate ! je vous ai déjà dévoilé tous les mystères de la science, et vous en êtes encore à l’alphabet ! Vous voulez faire une mission pour votre propre compte, et vous ne pouvez vous inculquer les premiers principes ! N’importe ; je suis complaisant, vous êtes docile ; je ne désespère pas de vous.

Je me repens, non pas d’avoir tué le vilain, c’était un hérétique, il devait donc être mis à mort ; mais je me repens d’avoir versé le sang. En cela, j’ai commis un péché. Je devais l’assommer, ainsi que le pratiquent les prêtres[2], telle est la règle. Je cherche toujours à vous donner deux leçons en une : observez donc, ma sœur, que cette règle : l’Église a horreur du sang, prouve aussi que par l’Église, il ne faut entendre que les prêtres, car il n’est défendu qu’à nous de répandre le sang. L’Église n’a nullement horreur de celui que les fidèles répandent pour elle ; donc les prêtres sont l’Église, donc les prêtres sont ou doivent être les ministres partout. Je défie les philosophes de me répondre en raisonnant chrétiennement.

À ces mots le théologien arrête sa mule, descend, se jette à genoux, croise les mains, lève au ciel ses yeux baignés de larmes, et s’écrie :

Ô comment pourrai-je obtenir le pardon de ma maladresse ; anges, archanges, trônes, dominations, chérubins, séraphins, chantez sur vos harpes d’or mes douleurs et mon repentir !

Ô saint Pierre ! qui coupâtes l’oreille à Malchus par le tranchant de l’épée, et fûtes de cela grondé par votre divin maître, j’ai, comme vous, erré par trop de zèle : je me repens et n’attends pas le troisième chant du coq. Priez pour moi !

Ô vous, sainte mère Église catholique et militante qui, par horreur du sang, ne nous permettez que d’assommer, pardonnez-moi !

J’assommerai, je brûlerai, je ferai assommer et brûler, pendre ou étouffer tous les hérétiques qui seront plus faibles que moi ; mais je jure de n’ensanglanter jamais mes mains orthodoxes, et de garder sans tache la robe de lin dont, en ma qualité de moine, je suis censé revêtu. Pour expier mon péché, je me ferai donner la discipline tous les soirs, pendant huit jours, par ma sœur que voilà, par cette chère sœur que j’élève comme une nouvelle Judith pour couper la tête à un nouvel Holopherne, comme une nouvelle Clotilde pour convertir un nouveau Clovis, c’est-à-dire, quelque Roi barbare qui, après avoir commis beaucoup de crimes, voudrait être sanctifié en donnant son bien aux moines.

Sa prière achevée, il remonte sur sa mule, et continue sa route vers Aigues-mortes, sans mot dire, mais récitant dévotement son pater. Laurette le suivait dans une surprise extrême. La grâce commençait à opérer en elle. La règle, c’est absurde, donc c’est vrai, levait tous ses doutes ; dès ce moment elle cessa de raisonner et de contredire son directeur. Elle crut en aveugle. Le soir elle lui donna la discipline ; ensuite ils cherchèrent la gloire de Dieu, la virent, et s’endormirent après être entrés en oraison de quiétude.




  1. Ce n’est pas une plaisanterie ; on n’ignore pas que c’est une des preuves données par les théologiens. Je crois cela, dit saint Augustin, parce que cela est absurde. Credo, quod absurdum.
  2. Voyez l’Histoire du cardinal de la Rovère, Jules II. L’évêque de Paris, pendant le siége de cette ville par les Normands, combattait armé d’une massue, et assommait les ennemis qu’il ne pouvait percer avec le fer ; l’Église, disait-il, ayant horreur du sang.