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Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page86

La bibliothèque libre.
Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
De la déduction du concept de l’âme chez Kant. Que la seule substance est la substance matérielle. 
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La réfutation de la Psychologie rationnelle est beaucoup plus détaillée, beaucoup plus approfondie dans la première édition de la Critique de la Raison pure que dans la seconde et dans les suivantes ; aussi est-ce uniquement la première édition que chacun doit consulter sur ce point. Cette réfutation est, dans son ensemble, un morceau d’une très grande valeur ; elle contient une part considérable de vérité. Cependant je fais mes réserves : selon moi c’est uniquement pour l’amour de la symétrie que Kant déduit du paralogisme précédent le concept de l’âme, en appliquant le concept soi-disant nécessaire de l’inconditionné à celui de la substance, lequel est la première catégorie de la relation ; puis, en partant de là, il affirme que dans toute raison spéculative telle doit être la genèse du concept de l’âme. Si ce concept avait réellement son origine dans l’hypothèse du sujet dernier de tous les prédicats possibles d’une chose, dans ce cas on aurait admis l’existence d’une âme non seulement chez l’homme, mais encore et avec une égale nécessité dans toute chose inanimée ; car toute chose sans vie suppose un sujet dernier de tous ses prédicats. Mais Kant se sert d’une expression tout à fait impropre, toutes les fois qu’il parle d’une chose ne pouvant exister qu’à titre de sujet, non à titre de prédicat[1] ; toutefois il y avait déjà un exemple de cette impropriété dans la métaphysique d’{{lié|Aristote[2]. Rien n’existe comme sujet ou comme prédicat : ce sont là des expressions qui appartiennent exclusivement à la logique et qui désignent les rapports des concepts abstraits entre eux. Toutefois le sujet et le prédicat ont, dans le monde intuitif, leurs corrélatifs, leurs termes correspondants : la substance et l’accident. Or nous n’avons pas à chercher bien loin pour trouver la substance, ce qui existe toujours à titre de substance, jamais à titre d’accident : la substance nous est directement donnée dans la matière. La matière est substance au regard de toutes les propriétés des choses ; et celles-ci sont ses accidents. La matière est réellement, pour employer l’expression kantienne que nous avons citée, le sujet dernier de tous les prédicats se rapportant à une chose quelconque donnée empiriquement ; autrement dit, elle est ce quelque chose qui subsiste, lorsqu’on a fait abstraction de toutes les propriétés possibles d’une chose. Or il existe quelque chose de tel dans l’homme, comme dans l’animal, dans la plante ou dans la pierre, et cela est si évident que, pour ne point le voir, il faut y mettre une mauvaise foi insigne. Du reste la matière est le prototype du concept de substance, ainsi que je le montrerai bientôt. Maintenant voyons ce que c’est que sujet et prédicat. Le sujet et le prédicat sont à la substance et à l’accident ce qu’est le principe de raison suffisante à la loi de causalité, ce qu’est un principe de logique à une loi de la nature ; principe de raison suffisante, loi de causalité, voilà deux termes qui ne sont ni convertibles, ni identiques. Le sujet et la substance, le prédicat et l’accident, eux non plus ne sont ni convertibles, ni identiques. Or Kant s’est manifestement permis de les convertir et de les identifier dans ses Prolégomènes[3], alors qu’il s’agissait, étant donnés le sujet dernier de tous les prédicats et la forme du raisonnement catégorique, d’en faire dériver le concept de l’âme. Pour démasquer le sophisme qu’il y a dans ce paragraphe, il suffit de réfléchir un peu, et l’on s’aperçoit que le sujet et le prédicat sont des déterminations purement logiques, concernant uniquement et exclusivement les concepts abstraits ou plutôt les rapports des concepts abstraits entre eux dans le jugement : la substance et l’accident au contraire appartiennent au monde intuitif et à son aperception par l’entendement : ce sont des termes identiques à ceux de matière et de forme (ou qualité).

L’antithèse, qui a donné lieu à la théorie des deux susbtances radicalement différentes, le corps et l’âme, est en réalité l’antithèse de l’objectif et du subjectif. Quand l’homme se perçoit objectivement par l’intuition extérieure, il perçoit un être étendu dans l’espace et parfaitement corporel ; si au contraire il se perçoit par la simple conscience, c’est-à-dire d’une manière purement subjective, il perçoit un être composé uniquement de volonté et de représentation, affranchi de toutes les formes de l’intuition, dépourvu aussi de toutes les propriétés inhérentes au corps. Alors il crée le concept de l’âme ; il le crée, comme l’on crée tous les concepts transcendants que Kant appelle des Idées : il applique le principe de raison, forme de tout objet, à ce qui n’est point un objet, c’est-à-dire dans l’espèce au sujet de la connaissance et de la volonté. C’est qu’en effet l’homme considère la connaissance, la pensée, la volonté comme des effets ; il cherche la cause des effets en question, et ne la pouvant trouver dans le corps, il invente une cause tout à fait différente du corps. C’est ainsi que tous les dogmatiques, depuis le premier jusqu’au dernier, démontrent l’existence de l’âme : ainsi procédait Platon dans le Phèdre, ainsi procède Wolf ; ils considèrent la pensée et la volonté comme des effets, et de ces effets ils remontent à une cause : l’âme. C’est de cette manière, c’est en érigeant en hypostase une cause correspondant à cet effet, que l’on a créé ce concept d’un être immatériel, simple et indestructible ; c’est seulement après que ce concept fut formé, que l’école voulut l’expliquer et en démontrer la légitimité au moyen du concept de substance. Mais le concept de substance lui-même, l’école venait justement de le confectionner pour les besoins de la cause ; et il est intéressant de voir par quel artifice.

Dans ma première classe de représentations, c’est-à-dire parmi les représentations du monde intuitif et réel, je range également la représentation de la matière ; en effet, la loi de causalité qui règne sur la matière détermine le changement des états ; or les états, qui changent, supposent une chose qui demeure et dont ils sont eux-mêmes les modifications. Plus haut, dans mon paragraphe sur le principe de permanence de la substance, j’ai fait voir, en me référant à des passages antérieurs, quelle est la genèse de la représentation de matière ; la matière existe exclusivement pour l’entendement ; or la loi de causalité — unique forme de l’entendement — unit intimement dans l’entendement le temps et l’espace ; dans le résultat ainsi produit la part prise par l’espace correspond à la permanence de la matière, la part prise par le temps correspond aux changements d’état de cette même matière. La matière pure, la matière en soi, ne peut être que pensée abstraitement ; elle ne peut être perçue par intuition ; car, dès que la matière se manifeste à l’intuition, elle a une forme, une qualité. Or à son tour, ce concept de matière a donné naissance à un nouveau concept, celui de substance ; ce nouveau concept était une abstraction, et soi-disant un genre dont la matière était une espèce ; on l’avait formé en ne laissant au concept de la matière qu’un seul prédicat, celui de la permanence ; quant aux autres prédicats, propriétés essentielles de la matière, tels qu’étendue, impénétrabilité, divisibilité, etc., on en avait fait abstraction. Le concept de substance a, en sa qualité de genre, une compréhension moindre, mais — et c’est en cela qu’il diffère des autres genres — il n’a pas une extension plus vaste que le concept de matière, il n’embrasse point, outre la matière, d’autres espèces ; la matière est l’unique espèce du genre « substance », elle en est l’unique contenu possible ; donc le contenu du concept de substance se trouve d’un seul coup effectivement donné et vérifié. Or, à l’ordinaire, lorsque la raison recourt à l’abstraction pour créer le concept d’un genre, elle a pour but de réunir sous une même pensée plusieurs espèces différant entre elles par des caractères secondaires. Mais ici ce but n’avait pas à être poursuivi. J’en conclus : de deux choses l’une, ou bien le travail d’abstraction que l’on a entrepris était oiseux et inopportun ; ou bien ceux qui l’ont entrepris avaient une secrète arrière-pensée. Cette arrière-pensée, la voici : il s’agissait de ranger dans le concept de substance, à côté de la matière, à côté de la seule et unique espèce qui constituait le genre, une seconde espèce, l’âme, substance immatérielle, simple et indestructible. Si ce nouveau concept de l’âme a pu s’insinuer, cela tient à ce que, en enveloppant la matière sous le concept soi-disant plus étendu de la substance, l’on avait déjà procédé d’une manière irrégulière et illogique. Lorsque la raison, dans sa marche régulière, forme le concept d’un genre, toujours elle rapproche les uns des autres les concepts de plusieurs espèces, puis elle procède par voie comparative et discursive, elle fait abstraction des différences, elle ne s’attache qu’aux ressemblances, et enfin elle obtient le concept du genre, concept qui résume ceux de toutes les espèces, mais qui leur est inférieur en compréhension. D’où il suit que les concepts des espèces doivent toujours être antérieurs à celui du genre. Dans le cas présent la marche est inverse. Il n’y a que le concept de matière qui ait précédé le soi-disant concept du genre, c’est-à-dire celui de substance ; le second a été formé au moyen du premier sans nécessité, par suite sans raison, d’une manière parfaitement oiseuse ; ce concept de substance est tout simplement celui de matière, dépouillé de toutes ses déterminations sauf une. C’est seulement après cela qu’à côté du concept de matière l’on a placé et insinué une prétendue deuxième espèce qui en réalité n’en est pas une. Il suffisait désormais pour former le concept de l’âme de nier explicitement, ce que tout à l’heure, lors de la formation du concept de substance, on avait implicitement négligé, je veux dire l’étendue, l’impénétrabilité, la divisibilité. Ainsi le concept de substance n’avait eu d’autre raison d’être que celle-ci : servir de véhicule pour faire passer le concept de la substance immatérielle. Par suite le concept de substance, loin d’être une catégorie ou une fonction nécessaire de l’entendement, n’est au contraire qu’un concept des plus, superflus : tout son vrai contenu se trouve déjà dans le concept de matière ; à part le concept de matière, il ne contient pour ainsi dire, qu’un grand vide ; et ce vide il ne parvient à le remplir qu’en introduisant subrepticement l’espèce dite substance immatérielle ; or c’était justement pour servir de véhicule à la substance immatérielle qu’on avait inventé la substance en général. Voilà pourquoi, rigoureusement parlant, l’on doit rejeter le concept de substance et le remplacer partout par celui de matière.

  1. Par exemple, Critique de la raison pure, p. 323,5e éd., p. 412. Prolégomènes, §§ 4 et 46.
  2. Livre IV}}, cap. 8.
  3. § 46.